Insaniyat n° 96, avril-juin 2022, p. 79-86
Nicola DI MAURO: Université de Naples L’Orientale, Naples, Italie.
L’objectif de cette contribution est de présenter ma thèse de doctorat qui traite principalement du rôle de la communauté marocaine en Italie et du dispositif institutionnel marocain en charge des MRE (Marocains Résidents à l’Étranger) dans la gestion du champ religieux islamique italien et transnational. Nous avons étudié la relation entre MRE et le dispositif institutionnel marocain au travers d’une perspective historique. Notre but a été celui de faire émerger les tendances et les changements dans la manière selon laquelle est vécue l’expérience religieuse islamique ainsi que dans l’organisation des musulmans en Italie et dans l’espace transnational. Avec cette contribution, nous mettrons en lumière les points critiques et les problématiques affrontées, la méthodologie utilisée (notamment l’histoire croisée), les résultats obtenus et les possibles développements de la recherche.
La Méditerranée, cet espace maritime entrelacé de terres dominées par des civilisations et des religiosités diverses, est l’entité historique qui, plus que toute autre, nous a permis de saisir l’interférence entre des espaces et des échelles multiples. Elle nous permet de cerner des processus de transformations qui brisent les frontières politiques
et conceptuelles, créant ainsi des réseaux de relations et des significations nouvelles. En d’autres termes, c’est autour de cette mer que s’est révélée, de la façon la plus évidente, la dimension transnationale des processus historiques. Celle-ci n’est pas le résultat de la seule relation entre deux espaces nationaux mais davantage de l’interférence entre différentes échelles - le local, le régional, le national, l’international- et entre différentes réalités sociales -juridiques, administratives, politiques, religieuses - (Vertovec, 2009 ; Capello, 2008 ; Lacroix, 2003, 2013). La dimension transnationale de l’époque contemporaine est modelée de manière évidente par les migrants. En traversant la Méditerranée sur un canot pneumatique ou à bord d’un avion, ils emportent avec eux des outils et des instruments pour être dans la société. Ces outils sont prêts à être modifiés et à être utilisés pour, à leur tour, transformer les espaces et les réalités sociales.
C’est en partant de cette prémisse que nous avons procédé à l’élaboration de la thèse de doctorat, nous présenterons ici les problématiques affrontées, la méthodologie utilisée, les résultats obtenus et ses possibles développements. Ces premières considérations sont le fruit non seulement de l’étude de la production académique dans ce domaine mais aussi et surtout d’un travail de terrain multi-situé qui a fait émerger avec plus de clarté les relations et les interconnexions entre sujets et espaces. Parmi les enchevêtrements de l’histoire contemporaine de la Méditerranée, un des processus les plus significatifs est celui de la formation de minorités musulmanes en Europe produite par la forte émigration des pays à majorité musulmane et des pays composés d’importantes minorités musulmanes depuis l’après-guerre.
Notre thèse de doctorat a couvert deux sujets abordés au travers de leur dimension historique : les communautés de marocains musulmans résidents en Italie et le dispositif institutionnel marocain en charge de la gestion des MRE (Marocains Résidents à l’Étranger). De quelle manière ces deux sujets se sont-ils modifiés mutuellement et quel a été le résultat de leur relation et de leur action dans la gestion du champ religieux islamique en Italie ? Pour répondre à cette principale problématique de recherche, nous avons opté pour une perspective interdisciplinaire. Bien que nous ayons fait ce choix et en dépit de l’utilisation de techniques d’enquêtes appartenant à diverses disciplines, cette thèse est avant tout une recherche historique. Notre principale référence méthodologique a été celle de l’histoire croisée.
- Histoire croisée
L’histoire croisée considère le croisement, l’intersection entre deux ou plusieurs sujets historiques comme moteur de l’histoire. Avec le procédé méthodologique proposé par Werner et Zimmermann, les points d’intersection sont pris en considération en tant que producteurs d’histoires nouvelles. On procède alors à l’historisation des sujets en amont et en aval de leur rencontre. En d’autres termes, l’objectif est de reconstruire la dimension historique entre les sujets identifiés puis celle de leur relation mutuelle. De cette manière, le devenir historique est le résultat de cette relation, de ce rapport dialogique. On cherche ainsi à résoudre une question très débattue parmi les historiens, celle relative à la capacité des sujets à influencer le devenir historique. En partant de cette perspective, personne n’est victime de l’histoire.
Nous avons ainsi reconstruit l’histoire de la présence des marocains en Italie en cherchant à identifier dans le temps long les raisons de l’émigration de masse des XXème et XXIème siècles des pays de majorité musulmane, d’abord, vers l’Europe du Nord-Ouest puis vers l’aire euro-méditerranéenne. Nous avons réinséré le dispositif institutionnel marocain en charge des MRE dans son contexte historique, en suivant les tendances et les changements de la phase post-coloniale jusqu’aux dernières années du processus de constitutionnalisation du rôle des marocains résidents à l’étranger. Ces deux trajectoires historiques se rencontrent dans l’espace transnational et dans le champ religieux islamique italien. La rencontre entre la communauté marocaine en Italie et le dispositif institutionnel marocain en charge de la gestion des MRE donne vie, en 2012, à la Confédération Islamique Italienne. Cette nouvelle organisation des musulmans en Italie est principalement structurée par la communauté marocaine sur le territoire national avec une forte référence au Royaume du Maroc dans son élaboration politico-religieuse. Les précédentes trajectoires historiques décrites s’engouffrent alors au sein de la Confédération et, en elle, le résultat d’une relation complexe capable d’influencer le devenir historique devient évident. Plus précisément encore pour ce qui nous intéresse : la gestion du champ religieux islamique en Italie.
À propos de la méthodologie appliquée, il nous faut dire qu’au cours de notre recherche, l’acquisition d’une technique d’enquête propre à la sociologie et à l’anthropologie s’est révélée nécessaire pour procéder aux entretiens qui sont devenus partie intégrante des sources primaires utilisées. Nous avons choisi l’observation participante (Kaufmann, 2009 ; Semi, 2010), une méthode qualitative faite d’entretiens semi-structurés qui permettent de comprendre plus que de décrire ou de mesurer. L’élaboration théorique et la construction conceptuelle et analytique se sont déroulées de manière simultanée au travail de terrain. Plus que d’une méthode inductive classique qui va du particulier au général, de l’expérience empirique à la théorisation et à la généralisation ; il a été question d’un effort continu de modélisation de l’hypothèse, de la théorie et du terrain étroitement reliés entre-deux. Nous avons effectué des entretiens avec le personnel du dispositif institutionnel marocain en charge de la gestion des MRE, avec des représentants des mouvements et associations, avec les membres de la Confédération Islamique Italienne et en particulier avec les responsables de son organisation de jeunesse. Ces entretiens se sont déroulés au Maroc et en Italie. C’est également au travers de ce type de travail multi-situé que la dimension transnationale de l’islam marocain s’est clairement révélée.
La rencontre précédemment évoquée n’a pas pour unique aboutissement la Confédération Islamique Italienne. En effet, le résultat de cette rencontre peut être, en fonction des forces en présence, plus ou moins conflictuel. La Confédération n’est pas l’organisation de référence de tous les marocains musulmans en Italie. Au contraire, ces derniers peuvent choisir, en fonction de leur propre histoire et de leurs positionnements respectifs, entre différentes organisations et autant d’orientations religieuses et de perspectives politiques. Dans cette thèse, nous avons considéré particulièrement significative la double impulsion qui se croise non seulement dans l’histoire mais aussi dans les finalités de nos sujets. D’une part, les communautés marocaines en Italie veulent être des interlocuteurs reconnaissables et privilégiés des institutions italiennes, mais aussi protagonistes parmi les musulmans en Italie. D’autre part, le dispositif institutionnel marocain cherche le consensus auprès des marocains à l’étranger et, à travers eux, un certain crédit auprès des gouvernements européens et italien. Cette double impulsion se concrétise dans la rencontre entre les deux sujets historiquement déterminés qui, en se fournissant réciproquement des instruments et des opportunités, participent à la gestion du champ religieux italien.
- L’islam marocain en Italie
Par islam marocain, nous entendons la compétition dans l’expérience religieuse entre des positions et des orientations multiples qui ont le Maroc pour champ de formation et d’expression principal mais qui agissent sur plusieurs échelles. L’islam marocain en Italie est sa déclinaison dans l’espace italien. Il n’est pas une reproduction égale ou en moindre mesure de la compétition au Maroc, mais une confrontation entre différents sujets qui, par leur autonomie et leur subjectivité, redéfinissent les relations, les méthodes et les objectifs sur la base de considérations diverses - à partir de celle de minorité et de pluralité de la communauté de croyants - avec des résultats divers et nouveaux.
Les marocains en Italie forment, en termes numériques, la première communauté nationale parmi les musulmans. L’Italie est un des plus importants espaces d’intervention pour le Royaume du Maroc qui, comme ailleurs mais fort du nombre de marocains résidents, y décline son action en termes politiques et diplomatiques mais également, et c’est ici ce qui nous intéresse, en termes religieux. Aux marocains en Italie, le Maroc propose des instruments (organisation, financement, formation, etc.) ainsi que sa version de l’islam. Une partie des marocains en Italie s’approprie de ces instruments tout comme de l’islam d’État marocain afin d’être protagoniste dans le champ religieux islamique italien, comme le fait la Confédération Islamique Italienne. En revanche, une autre partie des marocains en Italie reste dans des organisations diverses et autonomes ou parfois en opposition au Royaume, c’est le cas respectivement de l’Union des Communautés Islamiques d’Italie (UCOII) et de Participation et Spiritualité Musulmane (PSM). Les institutions italiennes ont facilité l’ouverture d’un espace de représentativité pour les marocains qui ont choisi comme référence religieuse le Royaume du Maroc et sa version de l’islam considéré modéré, tolérant et donc compatible avec le champ religieux italien traversé, comme ailleurs, par des processus de securitization.
Un des résultats de la recherche a été l’émergence de ce que nous avons défini une progressive marocanisation du champ religieux islamique en Italie. En 2014, Bartolomeo Conti, dans son ouvrage intitulé L’Islam en Italie. Les leaders musulmans entre intégration et séparation, a parlé du retard de l’islam marocain : « À partir de la fin des années 1990, les salles de prière ouvertes par des travailleurs sont de plus en plus nombreuses, faisant souvent référence à un groupe idéologique, national ou linguistique particulière. La majorité des mosquées à caractère national marocain ont, par contre, été ouvertes au cours de la dernière décennie. Le « retard » de l’islam marocain peut s’expliquer, d’une part, par le fait que pendant longtemps, la dimension religieuse n’était pas une priorité pour les migrants marocains, et de l’autre, par la nouvelle politique du Maroc en Italie, notamment avec l’objectif de les soustraire à l’influence de l’UCOII. Mais c’est plus encore le processus d’insertion dans la société italienne qui distingue les étudiants des travailleurs et, plus généralement, les Moyen-orientaux, liés à l’UCOII, des Maghrébins, généralement marocains. Les premiers ont reçu un accueil bien plus « chaleureux » et se sont intégrés bien plus facilement que ceux qui sont arrivés plus tard à la recherche d’un travail, dans un environnement déjà dominé par un discours islamophobe et/ou anti-islamique ».
Si d’un côté il est vrai que la dimension religieuse est devenue prioritaire pour les marocains seulement après un certain temps, il faut néanmoins dire que les transformations et les ambitions des communautés marocaines en Italie n’ont pas été suffisamment prises en compte. Ce sont en particulier les soi-disant secondes générations de marocains qui ont rempli un rôle toujours plus important dans les organisations islamiques en Italie, en les transformant de manière significative et en gagnant dans certains cas un leadership de premier plan, que ce soit en collaborant avec le pays d’origine des parents, le Royaume du Maroc, ou de manière autonome. C’est de cette seconde manière que l’UCOII en 2018 élit son président Yassine Lafram. Ce dernier né en 1985, d’origine marocaine, contribue à effacer l’ancien caractère moyen-oriental de l’organisation.
Les jeunes de la Confédération Islamique Italienne, en revanche, décrochent des positions et des opportunités en se servant des instruments mis à disposition par le dispositif institutionnel marocain qui s’occupe de la gestion des MRE. À ce propos, un autre des résultats significatifs de la recherche a été l’émergence de leur capacité d’agency. On peut dire que les Marocains en Italie qui ont adhéré à la Confédération Islamique Italienne se reconnaissent dans l’islam d’État marocain, cependant, ce processus d’adhésion n’est pas unidirectionnel. Il ne s’agit pas seulement d’une cooptation de la part du dispositif institutionnel marocain d’une partie de la communauté marocaine en Italie dans le système politico-religieux élaboré par le Royaume. Il s’agit plutôt d’un échange. C’est dans ce sens que les Marocains en Italie qui se reconnaissent dans la Confédération, notamment les jeunes, s’approprient les instruments matériels et symboliques fournis par le dispositif institutionnel marocain pour être protagonistes dans l’espace et dans la gestion du champ religieux islamique en Italie. À cet égard, ces mots recueillis lors d’un de nos entretiens avec un des dirigeants de l’organisation de jeunesse de la Confédération, sont particulièrement significatifs. En effet, en plus de reconnaître l’appartenance à une histoire bien plus longue que celle de sa propre existence, il précise quelles en sont les perspectives : « La première génération, nous la remercions pour son travail, qu’il soit petit ou grand. Ils ont contribué autant qu’ils ont pu à l’ouverture des centres de cultes, au regroupement des musulmans. Le travail le plus important sera celui de la nouvelle génération. Celui de reprendre l’héritage des anciens et de le proposer à l’Italie dans un mode islamique italien. Donc, comme nous l’avons dit précédemment, le point de départ est un islam moderne et tolérant avec sa spécificité européenne, italienne ».
III. Perspectives
Le choix de focaliser l’attention sur les communautés marocaines en Italie et sur le dispositif institutionnel marocain en charge de la gestion des MRE a été dicté par la volonté de faire émerger leur relation et de comprendre de quelle manière cette dernière a pu modifier la gestion du champ religieux islamique en Italie. Les sujets choisis ne sont pas les seuls à avoir agi sur le processus de transformation qui nous a intéressé et qui intéresse encore notre recherche. Au contraire, les sujets impliqués sont nombreux et très différents les uns des autres, entre autres, le dispositif institutionnel italien. Nous avons traité ce dernier sujet de manière partielle, en revanche, nous nous sommes plus précisément concentrés sur la relation entre les communautés marocaines en Italie et le dispositif marocain en charge de la gestion des MRE. Si d’un côté, nous avons sacrifié une partie de l’analyse, de l’autre, nous avons atteint des résultats que nous considérons significatifs. En termes de perspectives futures, il s’agira d’élargir progressivement l’analyse en procédant à une accumulation capable de donner un sens prospectif au champ religieux islamique italien. En attendant, le focus de notre recherche nous a permis de distinguer et de reconnaître quelques-uns de ses mécanismes significatifs, de ses tendances et changements avec une attention particulière portée à l’islam marocain dans l’espace transnational.
Bibliographie
Anievas, A., Matin, K. [ed. by] (2016). Historical Sociology and World History. Uneven and Combined Development over the Longue Durée. London: Rowman and Littlefield International.
Braudel, F. (1973). Scritti sulla storia. Milano: Mondadori.
Capello, C. (2008). Le prigioni invisibili. Etnografia multisituata della migrazione marocchina. Milano: Franco Angeli.
Cesari, J. (2012). Securitization of Islam in Europe. Die Welt des Islams (1)52, 430-449.
Conti, B. (2014). L'Islam en Italie: Les leaders musulmans entre intégration et séparation. Paris : l'Harmattan.
Di Fiore, L., Meriggi, M. (2014). World History: le nuove rotte della storia. Bari: Edizioni Laterza.
Di Mauro, N. (2018). Marocchini verso l’Europa: storiografia, approcci e prospettive d’analisi. Studi Magrebini N.S., Vol. XVI, 59-86.
Foucault, M. (1978). La volontà di sapere. Milano: Feltrinelli.
Kaufmann, J. (2009). L’intervista. Bologna: Il Mulino.
Lacroix, T. (2003). Espace transnational et territoires. Les réseaux marocains du développement. Thèse, Université de Poitiers, France.
Lacroix, T. (2013). Deux décennies de transnationalisme associatif: continuités et changement. Hommes & Migrations, 1303, 101-110.
McGerr, M. (1991). The Price of the “New Transnational History”. The American Historical Review, 96(4), 1056-1067.
Pavone, C. (2007). Prima Lezione di Storia Contemporanea. Roma-Bari: Edizioni Laterza.
Semi, G. (2010). L’osservazione partecipante. Una guida pratica. Bologna: Il Mulino.
Wallerstein, I. (2012). Capitalismo storico e civiltà capitalistica. Trieste: Asterios.
Vertovec, S. (2009). Transnationalism. New York : Routledge.
Werner, M., Zimmermann, B. (2003). Penser l’histoire croisée: entre empirie et réflexivité. Annales. Histoire, Sciences Sociales, 58(1), 7-36.
Werner, M., Zimmermann, B. (2006). Beyond Comparison: Histoire Croisée and The Challenge of Reflexivity. History and Theory, (45), 30-50.