Etude socio-onomastique des modèles dénominatifs : références prénominatives en Algérie


Insaniyat 98, octobre-décembre 2022, p. 29-47

Yasmina BAGHBAGHA: Université Alger 2, Abou El Kacem Saàd Allah, Département de français, 16 000, Alger, Algérie.
                                        Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.


La désignation des personnes est l’un des éléments constitutifs de l’identité, de la culture des individus et des populations, dont le patronyme en est le représentant le plus expressif. Il est un signe d’identification à l’espace de référence du groupe, la marque d’appartenance à une lignée et l’inscription de cette même lignée dans cet espace de référence. Il sous-tend à la fois une logique filiationnelle et un champ territorial, « c’est par son nom que l’homme acquiert, à la fois une existence métaphysique et une existence sociale » (Halff, 1963, p. 63). Le prénom est un nom personnel qui sert à désigner une personne de manière unique par rapport au patronyme qui est partagé et hérité.

L’intérêt que nous portons aux prénoms est motivé par leur importance. En effet, ils « constituent l’armature véritable de la personne […], résument le statut social et le destin symbolique de l’individu. L’être humain résulte de l’association d’un corps, d’un souffle vital, ou âme, et de son nom » (Zonabend, 2001, p. 41).

Le prénom a fait l’objet d’études sous diverses approches. Citons l’approche historique[1], sémantique et sociolinguistique de Ben Rajeb, dans son article « À propos de la prénomination », (2003). À travers les résultats d’enquêtes de terrain, cet auteur a mis en évidence les croyances et les pratiques maghrébines relatives aux prénoms à partir du cas de la Tunisie ainsi que le processus de prénomination par rapport à l’inconscient. Citons également l’article de Sini, « Des Algériens face à leurs prénoms. Eléments pour un protocole d’enquête sociolinguistique », (2005). À partir d’une enquête réalisée à Tizi Ouzou, Sini rend compte que le choix du prénom par le nommant n’est jamais fortuit mais qu’il est déterminé par des références sociales et idéologiques et qu’il se présente parfois comme un acte de résistance et de contre-pouvoir à une idéologie en place. Dadoua Hadria Boumedini et Belkacem Boumedini, dans leur article « Les prénoms à Mascara : étude anthropologique et morphologique d’un corpus choisi » (2013), à travers l’analyse d’un corpus constitué de prénoms extraits des registres d’état civil de la ville de Mascara, ont montré que les prénoms composés à bases anthroponymiques prophétiques relatives aux noms des saints de la région de Mascara font légion. L’œuvre littéraire La maison de lumière de Noureddine Saadi est revisitée dans « Quelques observations onomastiques dans La maison de lumière », (2015) par Ameziane qui a fait ressortir les préoccupations identitaires du récit généalogique en abordant les prénoms des personnages romanesques. Akir, dans son article intitulé « Les prénoms dans l’œuvre de Jean Sénac : l’expression d’un nationalisme et d’une discrimination raciale », (2015) a mis en avant les fonctions descriptive, classificatoire, symbolique et désignative du prénom permettant à Sénac d’affirmer son engagement auprès du peuple algérien.

Dans notre contribution, nous  tenterons de rendre compte de la manière dont les Algériens prénomment et affichent leur identité onomastique au sein de l’espace urbain. Nous nous assignons comme objectif de comprendre les systèmes de dénomination et le contexte socioculturel dans lequel ils se trouvent. Nous visons également à approfondir l'étude du prénom en tant que bien symbolique.

Quels sont les modes de constructions prénominales utilisés pour s’inscrire dans l’espace urbain? Que véhicule la nomenclature prénominale ?

Approches théorique et méthodologique

Nous nous intéressons aux comportements dénominatifs des acteurs de l’espace urbain de deux quartiers d’Alger : Ben Aknoun et Bachjarah, lieux où nous avons circonscrit nos enquêtes réalisées en 2017, dans le cadre de notre thèse de doctorat[2]. Nous centrons notre analyse sur les enseignes commerciales lesquelles, suite aux travaux de Bulot (2001, 2002) et Calvet (1994, 2002), sont considérées par Lebon Eyquem comme étant de véritables indicateurs linguistiques et culturelles (2008, p. 134). Nous avons photographié celles comportant des prénoms, les avons classées et regroupées en fonction des différentes stratégies communicatives mobilisées par les commerçants. Nous avons questionné ces derniers afin de connaître les motivations de leurs choix. Quant à l’interprétation étymologique des prénoms, nous nous sommes référées principalement à l’ouvrage de Bel Hamdi et Salvetat, (2002). Pour des besoins méthodologiques, afin de répondre aux exigences structurelles d’un article scientifique et mieux cerner notre corpus, nous analysons un ensemble de 33 devantures de magasins des deux quartiers sus nommés. Nous privilégions une orientation significative des données prélevées, puisque, comme le souligne Blanchet, « la compréhension du terrain relève du principe de significativité et non de principe de représentativité » (2012, p. 56).

Le paysage linguistique de Bachjarah est un lieu propice à étudier, compte tenu de la concentration des usages onomastiques mercatiques, favorisés par la présence de trois centres commerciaux : Hamza, Taiba, Chaoui. Pour comprendre l’environnement urbain dans lequel se trouvent les systèmes de dénominations et avoir une vue d’ensemble du paysage graphique algérois, nous procèderons également à l’analyse des enseignes de magasins de Ben Aknoun. Chacun des deux terrains d’investigation a ses propres caractéristiques (Baghbagha, 2020, p. 306). L’approche scientifique que nous entretenons se lance dans une lignée socio-onomastique. Notre perspective onomastique, science du nom propre, est adossée à la sociolinguistique urbaine, science de la ville. La sociolinguistique urbaine considère les actes linguistiques comme des pratiques sociales qui s’inscrivent dans des espaces pour les dire et les marquer (Lajarge & Moïse, 2005, p. 99) en interrogeant les noms propres. 

Caractéristiques linguistiques des enseignes commerciales

Nous procéderons d’abord à une analyse morphosyntaxique des enseignes ; toutes constituées de syntagmes nominaux aussi bien dans le quartier de Bachjarah que celui de Ben Aknoun. Nous établirons, ensuite, une typologie référentielle des prénoms qui figurent sur ces enseignes.

Structure syntaxique des enseignes et stratégie commerciale

La forme nominale des enseignes commerciales désignant la personne se présente dans Boutique Krimou Levis BOSS Lotto (BA)[3], Studio Sofiane (Bch) et TABACS COSMETIQUES Chez Sami (BA, voir Figure 6), « àl qofʈan àδahabi القفطان الذهبي » Casablanca chez Brahim (Bch). Nous remarquons que les prénoms se placent après le nom du magasin, cette postposition témoigne d’une centration et d’une mise en avant de la fonction du magasin. Elle se fait de deux manières, implicitement Boutique Krimou Levis BOSS Lotto sous le mode "la boutique est celle de Krimou". En effet, le magasin porte le prénom du fils du propriétaire. Krimou, diminutif d’Abdelkrim  est un hypocoristique à valeur affective fréquemment usité dans le langage quotidien algérois. L’initiateur du message fait référence à la culture algéroise en transcrivant une telle forme de prénom (Baghbagha, 2018, p. 170), comme le soulignent Sautot et Lucci « les composantes de l'identité mises en jeu dans les enseignes de commerce sont à rechercher dans le choix du nom lui-même, celui-ci est un caractérisant d’appartenance identitaire » (2004, p. 30).

Dans les deux derniers énoncés, la postposition du prénom Sami et Brahim se fait explicitement par l’emploi de la préposition "chez", en caractères plus réduit. Cette précision sert l’orientation et au repérage facile du commerce. Nous dénombrons trois vendeurs, exerçant la même activité : "tabac et cosmétique", à Ben Aknoun. Ils ne sont pas loin l’un de l’autre[4] et afin de se distinguer de ses voisins, le propriétaire ajoute son prénom Sami. La stratégie du marquage prénominal est plus récurrente à Bachjarah, vu le nombre important de magasins[5]. Ce comportement linguistique crée une sorte de familiarité avec les clients et les acteurs sociaux du même espace.

De plus, l’examen des énoncés comportant des prénoms au sein des deux terrains révèle qu’ils sont tous postposés, à Ben Aknoun, alors que des vingt-trois relevés à Bachjarah, cinq sont antéposés : Samy Classe, NINA SHOSE[6], SIRINE SHOES, CHRISTINA Shoose et Youba FORT. Dans ces constructions dénominatives, le prénom précède le thème. Au lieu de dénommer le métier, l’initiateur se focalise sur le produit vendu lui-même, recourant à la structure syntaxique de la phrase en anglais. « L’antéposition affirme la primauté identificatoire du commerçant et prend une valeur de reconnaissance sociale et de distinction spatiale » (Baghbagha, 2018, p. 168).

D’autres traits distinguent cet écrit. Le caractérisant qui accompagne la mention générique se présente de deux façons à Ben Aknoun. Il est nominal et identitaire, comme dans Lingerie H&S  Ets. Hichem et Sirine, avec la présence des initiaux et des prénoms des deux propriétaires, ou nominal, par la simple mention des initiaux BENNA FOOD S&N « bena food بنة فود ». Toutefois, ce type de dénomination à anonymat partiel est écarté à Bachjarah.

Nous enregistrons la rareté des prénoms féminins à Ben Aknoun (30%). Cela peut s’expliquer par le type d’activité : le nombre de magasins destinés à la vente des articles pour hommes, du commerce de vêtements et du tabac (voir Figure 6). Inversement, ce sont les noms féminins qui sont à l’honneur à Bachjarah (voir Figures 3, 4, 5), représentant 58% de la totalité, grâce à une spécialisation en lingerie, en vente et location de tenues traditionnelles, de robes de soirée et de mariée.

Le prénom, nom singulier en analyse onomastique

Le prénom permet d’identifier et de situer l’individu au sein de son groupe, voire de différents groupes sociaux peuplant la capitale. Le socle dénominatif prénominal offre d’autres pistes d’analyse qui seront sériées en nous inspirant du modèle de «  L’évolution anthroponymique depuis l’indépendance » de Sadat-Yermeche, (2015)[7] que nous avons enrichi.

Prénom construit sur la base d’un vocabulaire référent à la religion musulmane

Les bases : Allah, Haj, Abd

Les patronymes d’obédience religieuse marquent leur apparition, comme dans : « ʃej el ħaʒ belʢid شاي الحاج بلعيد  » (BA, Figure 1)
et « moʒawhara:t ʢabd àlah مجوهرات عبد الله » (Bch, Figure 2). "El Haj Belaïd" est composé lexicalement, il est constitué de trois unités El Haj/ Ben/ El aïd. El Haj est un titre honorifique religieux, "pèlerin". C’est une marque de distinction appliquée à la base Belaïd pour l’honorer, elle vient déterminer et compléter le sens[8]. Le prénom Belaïd exprime un rapport de filiation, il est issu de Ben El aïd "fils de" El aïd, obtenu par contraction des différentes parties du syntagme prénominal. Ici El aïd, littéralement "la fête", réfère à un prénom. « Nommer les personnes à partir des noms de fêtes religieuses est une pratique ordinaire chez les peuples musulmans […] pour reconstituer le passé religieux d’un peuple » (Maghraoui, 2015, p. 138). Il s’agit du salon de thé d’El Haj Belaïd réputé pour son art à préparer cette boisson.

Quant à « ʢabd àlah عبد الله » ; Abdellah, ce théophore[9] s’emploie à base de la particule à connotation religieuse Abd signifiant "serviteur, esclave de, créature de Dieu" combinée avec le lexème arabe àlah : "Dieu". Ce dernier est précédé par l’article défini "àl". Nous assistons à une transformation phonétique lors du passage de la prononciation arabe classique à la prononciation dialectale, orale, le "à" chute. Il s’agit d’une voyelle intermédiaire dans cette réalisation. Ce type de prénom permet « d’affirmer la croyance du musulman, sa soumission et sa vénération de Dieu, entité à laquelle s’adresse le plus la dévotion populaire. […] (il est) pour tout croyant, une forme d’invocation de Dieu et de rapprochement vers son créateur » (Sadat-Yermeche, 2013, p. 234-235).

Figure 1 : « ʃej el ħaʒ belʢid»

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

Figure 2 : « moʒawhara:t ʢabd àlah »

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

Les bases : titres de sourates, sunna, noms de prophètes

BOUTIQUE KAWTAR et Bijouterie El Kawthar font référence à la 108e sourate[10], la plus courte du Coran, et le nom de l’un des quatre fleuves du Paradis. Donc, nous sommes face à un hydronyme dans le sens mystique, nom traduit généralement par "abondance". Nous avons relevé le nom du site de pèlerinage la Médine, dans Boutique Madina, signifiant "ville". La sunna[11] marque sa présence à travers les noms de proches du prophète[12] : son oncle paternel ayant un tempérament vigoureux et passionné, dans Boutique Hamza l’blanc et son cousin éloigné, l’un des dirigeants de la tribu qoraychite, dans Studio Sofiane. Selon Ben Rejeb (2003), le prophète était sensible à cette dimension sémantique des prénoms, il intervenait au niveau du choix du ism[13] pour nommer les nouveau-nés. La désignation se fait par les anciens noms bibliques également : « àl qofʈan àδahabi القفطان الذهبي » Casablanca chez Brahim et « maàkule:t ʢami ismaʢil مأكولات عمي اسماعيل ». Brahim[14], père de la multitude, considéré comme premier croyant et père commun des trois religions monothéistes : judaïsme, christianisme et islam. L’ancêtre mythique de tous les Arabes, Ismaïl au sens "Dieu a entendu" (Bel Hamdi & Salvetat, 2002, p. 240), est le fils, premier-né de Brahim. Sur l’affiche, Ismaïl est précédé par le lexème ʢamiعمي  "oncle", titre honorifique incarnant le respect. Il est adressé à une personne plus âgée que soi, créant une sorte de familiarité en le considérant comme son oncle, donc proche. L’attribution des noms de prophètes « à des enfants est, dans les croyances populaires, une manière de leur transmettre, déjà à la naissance, les qualités et les vertus de ceux-ci. Ils les mettent, en quelque sorte, sous la protection et la bénédiction de ces prophètes » (Sadat-Yermeche, 2013, p. 240).

Prénom de personnages historiques

Les prénoms représentant cette catégorie recensée à Bachjarah apparaissent dans les affiches : « maktabet àl ka:hina مكتبة الكاهنة » (Figure 3), Fantaisie Massinissa et Youba FORT. Par le nom mythique choisi àl kahina, le commerçant semble vouloir proposer un modèle urbain en s’appropriant l’espace et affiche ses références ancestrales et historiques. De son vrai nom Dihya, El Kahina – fille de Matiya Ben Tifan – est une reine guerrière berbère des Aurès. Elle a combattu vers la fin du VIIème siècle les troupes arabes lors de l’expansion islamique en Afrique du Nord[15]. El Kahina est un surnom. Cette reine  est considérée comme le symbole de la résistance, de la bravoure et « la façon la plus naturelle de déterminer l’individu n’est-elle pas de le désigner par une de ses qualités propres, une de ses habitudes les plus marquées, une de ses touches de couleur les plus originales, le trait le plus suggestif de son personnage » (Boillot, 1910, p. 54 cité par Dauzat, 1925, p. 165). Au fil du temps, ce surnom devient prénom. Il est d’origine sémitique ancien : en hébreu "kohn" et "kohen" (deux termes qui dérivent de "cohen") et en arabe "kahina" signifient "prédire l’avenir ; prêtresse".

En remontant un peu plus loin sur l’axe des temps, nous donnons deux autres exemples de personnages historiques figurant sur les affiches Bijouterie Massinissa[16] et Youba[17] FORT. Dans la bijouterie, il y a une exposition harmonieuse de couleurs jaune, bleu, vert et rouge sur des pièces en argent soigneusement confectionnées. Ces couleurs et ces dessins sont reproduits sur des écharpes en soie qui ornent les quatre coins du petit espace intérieur. L’environnement sonore complète ce décor et nous fait voyager dans le grand sud par une chanson targui. Par ces différents constituants, cet espace véhicule une charge symbolique à vocation identitaire (Baghbagha, 2021, p. 39).   

En lisant l’affiche du magasin Youba FORT, le lecteur peut s’interroger sur l’activité commerciale. Il s’agit de la fabrication et de la vente de galettes « kesra », pâtes, gâteaux traditionnels algériens. Ecrit en majuscule, l’adjectif FORT connote la bonne qualité de la « kesra, mħaʒeb, maʈloʢ, braʒ, reʃta… » et autres produits préparés à base de semoule par la mère du propriétaire Youba. Ce type de commerce est une valorisation du patrimoine culinaire algérien.         

Prénoms faisant référence à des croyances maghrébines

Nous décelons la symbolique de trois autres prénoms MehrezKhemssa et Henna à travers les écrits : BOUTIQUE INES Spécialite Marocain Chez Mehraz, Boutique Khemssa (Figure 4) et Boutique Hanna spécialité Grand taille relevés à Bachjarah. Porté depuis les débuts de l’Islam, le prénom Mehrez/Mahrez évoque la solidité et la sûreté d’un bon protecteur. Il découlerait du saint personnage Sidi Mehrez ; Abou Muhammad Mahrez Assiddiq "saint Mehrez le Juste", le saint patron de Tunis vers la fin du Xème siècle. Il désigne aussi le nom du capitaine de l'équipe nationale de football, champion d'Afrique en 2019 : Ryad Mahrez. Quant au nom endogène Khemssa, il aurait trois pistes significatives. Désignant le jeudi, cinquième jour de la semaine musulmane, ce prénom est attribué à la fille née ce jour-là, une manière de retenir le jour de sa naissance, ou à la cinquième des enfants de la famille. Ainsi, la prénomination à base d’un adjectif numéral indique le rang dans l’hérédité familiale. Comme il peut dériver de Khammes, le fermier qui touchait en salaire le cinquième des bénéfices d’une récolte. « La fréquence de ce prénom au Maghreb est sans doute en relation avec le rôle social du fermier » (Bel Hamdi et Salvetat, 2002, p. 83). Enfin, nous rapportons ce prénom à la symbolique de la khemssa[18], utilisée comme talisman et bijou par les Maghrébines pour se protéger du mauvais œil. Le prénom Hanna de "henné" est une coutume, une pratique ancestrale symbolisant la fécondité, l’harmonie, l’abondance et la sérénité.

Figure 3 : « maktabet àl ka:hina »

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

Figure 4 : Boutique Khemssa

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

Prénom symbole   

Dans Boucherie chez Fodil (BA), Boutique Madina Bijoux Plaqué Français Or Garantie Vente & Location Tachlal fantaisie chez Oussama (Bch) et Boutique Racha & Yasser (Bch), trois noms de personnalités artistiques et politiques sont à l’honneur : Fodil, et Yasser. Le premier Fodil/Faudel désigne le petit prince du raï, prénom formé sur le mot fadhl "honnête" : "celui qui ne trompe jamais". Il est aussi l’homme vertueux et méritant, alors que le dernier se rapporte à l’ancien président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat. La figure emblématique de la résistance palestinienne Muhammad Abd al-Rahman ar-Rauf al-Qudwah al-Husayni (1929-2004) était lauréat du prix Nobel de la paix, en 1994, pour ses efforts après les accords d’Oslo. Yasser revêt le sens d’ "opulent, prospère et aisé". Les prénoms symboles renvoient à des personnes incarnant certaines qualités de façon exemplaire. Le choix d’afficher ces prénoms est une identification à ces hommes, un signe d’admiration, voire une adhésion à leurs idées, leurs positions et leurs actes, d’après les précisions des propriétaires des trois magasins.

Prénom passe-partout

Les prénoms passe-partout ont un usage très large. Ils sont généralement courts. Exemples : à Bachjarah ; BOUTIQUE INES Spécialite Marocain, Boutique LYNA (Figure 5), NINA SHOSE et « àzjaà nada doʢaà أزياء ندى دعاء ». Même s’il ne donne pas cette impression, LYNA est un prénom féminin à consonance orientale. Il est issu de la racine lana : "s’adoucir, s’assouplir", désignant une fille douce, complaisante et gentille. Aussi, nada dans le doublet anthroponymique nada doʢa est la "rosée matinale" en arabe, ce qui connote la générosité et la liberté.

Toutefois, il est à signaler la présence de deux graphies pour un même prénom : TABACS COSMETIQUES Chez Sami (BA, Figure 6) et Samy Classe (Bch). Ecrit différemment en français, cette dénomination correspond à une seule forme phonétique en arabe « sa:mi: سامي », les deux consonnes sont suivies de voyelles longues. La variation orthographique arabe/française est liée à l’écart de transcription/translittération des patronymes dans les deux langues mais aussi à la dimension socioculturelle du prénom. La réalisation Samy peut se justifier par un souci d’intégration dans la culture du pays d’accueil, pratique fréquente chez les parents immigrés ou descendants d’immigrés, comme le rappellent Coulmont et Simon. La convergence entre population majoritaire et descendants d’immigrés se fait par des prénoms internationaux auxquels tous et toutes peuvent s’identifier (2019, p. 4). En effet, il est question d’un prénom étymologiquement mixte d’origine arabe et hébraïque, donc, nous sommes face à un prénom générant une représentation onomastique plus universelle que locale.

Notre enquêté précise que son prénom Sami est issu de l’arabe « àssoumow, sama », c’est-à-dire "se dresser, s’élever, se hausser", transcender au ciel, indiquant les qualités d’éminent, sublime, élevé, suprême, supérieur. Mais il peut être aussi le diminutif du nom Samuel[19], un allonyme, une variante d’un nom propre issu de la même racine étymologique.

Figure 5 : Boutique LYNA

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

Figure 6 : TABACS COSMETIQUES Chez Sami

Source : Auteur, Ben Aknoun, (2017).

Prénom exogène

Dans la continuité des effets de la transmutation de l’environnement socio-économico-politique, ce modèle des usages onomastiques prénominaux se trouve aussi bien sur les enseignes de Ben Aknoun que celles de Bachdjrah. Les prénoms exogènes sont soit d’origine occidentale, soit d’origine orientale. Exemples : 

- Combinaison de prénoms d’origine occidentale et orientale à la fois : Lingerie H&S Ets. Hichem et Sirine, Boutique Samir et Sandra ;

- Prénoms occidentaux : SIRINE SHOES, Boutique MARIA, CHRISTINA Shoose. Cette forme fait appel à des univers référentiels onomastiques étrangers, à caractère exotique de provenance lointaine reflétant la mutation sociale. À ce titre, l’influence des chaines satellitaires et des feuilletons turcs et syriens se perçoit à travers :

- Prénoms orientaux : LABO PHOTO DJOUMANA «ostodjo ʈaswir ʒomana أستوديو التصوير جمانة» SERVICES NUMERIQUES EN QUALITE HD (BA, Figure 7), Cosmétique Nour[20] (BA), Magasin Aymen (Bch, Figure 8), « taʂli:ħ àsa:ʢa:t hajϴem تصليح الساعات هيثم » (Bch). DJOUMANA est "la perle", elle signifie "la préciosité". C’est dire d’une personne précieuse, irremplaçable mais sans accentuer la beauté et Aymen est la forme superlative de la racine amn : "fidélité, confiance, assurance et sécurité".  

Les prénoms, ci-dessus évoqués, ne relèvent pas de la désignation nominale algérienne puisqu’ « une tendance à une universalisation des choix parénominaux se dessine de plus en plus entrainant l’apparition de prénoms moins connotés culturellement » (Sadat-Yermeche, 2015,
p. 150).

Figure 7 : LABO PHOTO DJOUMANA

Source : Auteur, Ben Aknoun, (2017).

Figure 8 : Magasin Aymen

 

 

 

Source : Auteur, Bachjarah, (2017).

En effet, le prénom est le lieu d’identités individuelles et collectives, octroyé par les parents à leur enfant, il est chargé de « croyances
et projections futures du porteur ou de celui qui l’attribue, s’associent où ‘affrontent’ les modèles représentationnels ambiant dans chacun des groupes sociaux » (Sini, 2005, p. 52). En somme, par l’affichage du prénom, le commerçant étant le sujet d’énonciation, s’identifie et s’impose dans l’espace urbain en partageant les composantes de sa mémoire individuelle avec autrui. À ce propos, Lucci écrit : « le locuteur, par l’enseigne du magasin, offre – ou impose – dans l’espace public son univers de référence culturel, personnel et intime, façon de s’approprier l’espace, d’en dessiner les contours » (1998, p. 168-170).

Conclusion

Notre étude a montré que le socle prénominal offre deux principales orientations à portée sémantique et symbolique. La structure syntaxique de l’écrit du magasin véhicule une stratégie communicative par la mise en évidence de l’activité commerciale ou par l’affichage du prénom, ce qui créé une certaine familiarité avec les occupants de l’espace urbain.

Les noms d’obédience religieuse se présentent sous différents types : prénommer par le nom d’une sourate, du site de pèlerinage, de noms du prophète, d'anciens noms bibliques et de théophores, évoquant un rituel musulman.

La prénomination par les noms des personnages historiques est une évocation mythique renvoyant au passé lointain du pays, restituant l’origine et déterrant l’histoire. Il est, selon les propriétaires des magasins, soumis à notre enquête, un acte de revendication identitaire. Le troisième type a une valeur magique, toujours selon la conception des propriétaires des magasins. Par superstition, la main de Fatma protège du mauvais œil. Quant au prénom symbole, correspondance analogique, il est une identification et une adhésion au positionnement de la personnalité concernée. Les prénoms exogènes d’obédience occidentale/orientale ainsi que les prénoms passe-partout, leur usage semble être une  conséquence à la mondialisation.

Le prénom avec les différentes tendances qu’il propose est un lieu de connotations culturelles et linguistiques, il participe à la construction de l’identité individuelle. Par l’affichage du prénom, le commerçant vise à créer un rapport intime avec ses clients éventuels. Il s’approprie l’espace à travers la matérialisation de son identité individuelle. L’ancien embrasse le moderne pour tracer une évolution sociale, celle de l’état civil algérien et une démocratisation anthroponymique urbaine. En perspective, nous envisageons de mener une réflexion sur un autre type de nom propre que nous avons observé sur les affiches des magasins : les toponymes.

Bibliographie

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Notes 

[1] Grace à une approche diachronique, Djebbes démontre les significations qui interviennent dans l’orientation de l’imaginaire nominatif constantinois, à travers un article écrit en langue arabe « Le prénom : identité et patrimoine, approche anthropologique de la signification des prénoms à Constantine (1901-2001) », (2005). 

[2] Intitulé : Identité(s) et appropriation de l’espace : étude écolinguistique et onomastique des enseignes commerciales des deux quartiers Ben Aknoun et Bachjarah, soutenue au Département de français de l’Université Alger 2.

[3] Pour des raisons de cohérence, nous adoptons l’abréviation (BA) pour désigner Ben Aknoun et (Bch) pour Bachjarah et transcrivons les noms des écrits commerciaux en italique.

[4] Ils se situent au niveau du carrefour du Ministère des Travaux publics. Nous avons éliminé les formes génériques simples de notre corpus.

[5] Notamment au sein du bazar Hamza, comptant plus de 400 magasins.

[6] Désignation relevée, telle quelle, avec son incorrection orthographique.

[7] L’auteur mène une réflexion sur les changements et l’évolution du système de dénomination algérien d’un point de vue diachronique.

[8] Ce titre honorifique est attribué à l’homme qui a fait le pèlerinage de la Mecque. Il est utilisé également pour désigner un homme d’un certain âge, voire vieux. Généralement, c’est cette catégorie d’âge qui est concernée par une telle pratique religieuse.  

[9] Le nom dit théophore ou ism coranique est un nom composé, il se répartit en trois sous-catégories. D’abord, le nom composé dont le second composant est Allah "Dieu". Ensuite, le nom composé, dont le premier élément est le nominal arabe Abd, le second composant est un des attributs de Dieu. La troisième catégorie est celle dont le second composant est la base Dine/Eddine "religion, foi" (Sadat-Yermeche, 2013, p. 234).

[10] Ensemble de versets qui constitue un chapitre du Coran.

[11] Paroles (hadiths), actions, croyances, morales du prophète Mohamed.

[12] Ce qui est dû à la diffusion du film "Arrissala" sur la chaine de télévision algérienne à maintes reprises, depuis sa sortie en 1977.

[13] Signifie le prénom en arabe.

[14] « Avram vient de av, le père, et ram, haut. Cela donne le sens de Père élevé […]. Père Haut s’appellera désormais Père d’une multitude qui est le sens même de Avrahamet avec ce nom, sa destinée prend une autre ampleur » (Bouville, 2012, p. 49).

[15] Voir également (Idir, 2016, p. 194).

[16] Fils de Gala et roi de Numidie. Il installa sa capitale à Cirta (actuel Constantine) où il régna pendant un demi-siècle (203-148 av. J.-C).

[17] Juba fut un prince berbère de l’époque de la première conquête romaine de la Numidie.

[18] Elle est également associée à Tanit, déesse berbère et punique de la fertilité, la naissance et la croissance.

[19] Ismaïl déjà traité dans la première catégorie : nom traditionnel/religieux. Précisons que Sam est également le diminutif de Samuel.

[20] En référence au feuilleton turc portant ce prénom.

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