La motivation onomastique à l’épreuve de la traduction. Le cas du roman dibien : Comme un bruit d’abeilles


Insaniyat 98, octobre-décembre 2022, p. 67-84

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Asma SLIMANI: Université M'hamed Bougara, Département de langue française, Faculté de lettres et langues, 35 000, Boumerdès, Algérie.


L’onomastique de l’œuvre littéraire est intimement liée à la pratique poétique et sa motivation ne cesse d’investir, dans le texte de ce genre, des signifiés profonds dans des signifiants qui leur soient appropriés.

La présente étude s’articule autour de la possibilité de restituer en traduction arabe cette particularité inhérente à la littérature algérienne d’expression française qui recèle de désignateurs puisant dans différentes langues et cultures.

De fait, le roman Comme un bruit d’abeilles de Mohammed Dib qui témoigne de ce brassage linguistico-culturel est l’objet de notre analyse comparative, où nous nous intéressons aux modalités traductives traitant la densité onomastique en tant qu’ancrage (inter-) culturel.

Nous nous interrogeons sur le pouvoir symbolique de l’onomastique littéraire de construire un sens, une signifiance et de refléter une identité dans le roman dibien. Nous cherchons également à parcourir le devenir de cette motivation dans la version arabe de Comme un bruit d’abeilles afin d’en déduire les modalités mises en œuvre en traduction, face à ce foisonnement onomastique.

Pour apporter des éclaircissements à cette question, nous nous adossons aux fondements théoriques de Michel Ballard (2001, 2005), dont l’apport à la traductologie est indéniable, grâce à son approche consacrée à la traduction du nom propre (désormais NP) et des désignateurs culturels.

À cette fin, notre Plan est axé sur les points suivants : de prime abord, il nous impose de définir les notions phares qui nous seront utiles. Puis, nous esquissons les enjeux de la traduction de l’onomastique. Nous tenons également à passer en revue les difficultés liées à l’identification des noms propres. Nous nous attardons, par la suite, sur le panorama des stratégies traductives contrastées. Finalement, nous comparons les différentes options qui s’offraient au moment de la traduction, tout en décelant les facteurs influençant ces choix.

L’onomastique et la littérature algérienne d’expression française

L’œuvre algérienne d’expression française est certes, française par sa langue d’écriture mais, algérienne par son esprit, pour reprendre les propos de  Myriam Suchet (2009, p. 9) « Le texte maghrébin est un palimpseste ». Le palimpseste désigne, dans ce contexte, les œuvres postcoloniales, où des rémanences de la langue-mère des écrivains sont toujours perceptibles derrière la langue d’écriture.

Les chefs-d’œuvre postcoloniaux dibiens, notamment ses romans n’y font pas l’exception. Bien au contraire, ils puisent dans une multitude de langues-cultures véhiculées par des désignateurs culturels, y compris les NP qui revêtent le rôle d’un vecteur identitaire. Dib (2003a) énonce cet aspect dans le dernier volet de sa trilogie nordique Neiges de marbre  en disant : « Ce ciel est une écriture qui en recouvre une autre » (p. 68).

Les noms propres acquièrent, alors, une place importante dans la littérarité du roman algérien d’expression française. En effet, nous ne pouvons pas ignorer la place primordiale qu’occupe le NP dans le fonctionnement de la trame romanesque. Cette motivation le transforme en support des connotés.

De ce fait, le nom propre s’offre à une nouvelle lecture et induit un nombre important d’interférences d’ordre culturel. Et la discipline linguistique qui s’occupe de l’étude de la configuration, du fonctionnement et du sémantisme des NP est l’onomastique littéraire, selon laquelle le NP est considéré comme étant un signe motivé plutôt qu’arbitraire.

Le NP : acception et typologie

En linguistique, trouver une acception commune du NP paraît impossible, car « le nom propre n’a pas de signification véritable, de définition; il se rattache à ce qu’il désigne par un lien qui n’est pas sémantique, mais par une convention qui lui est particulière » (Grevisse & Goosse, 1986, p. 751). Donc, selon la théorie classique, les NP diffèrent des noms communs ; ils se construisent sans déterminant, dépourvus de sens et ils se caractérisent par une majuscule initiale.

D’autre part, en traductologie, Ballard (2001) note que le NP se singularise du nom commun par sa différence d’extension. Le nom commun renvoie à une classe d’objets dont il représente le concept. En revanche, sous sa forme prototypique, le NP renvoie à un référent extralinguistique.

Quant à la typologie de cette catégorie diversifiée, nous tenons à indiquer que la classification varie en fonction des perspectives des différents champs d’étude. Mais, nous allons essentiellement nous appuyer sur la typologie du traductologue Michel Ballard que nous jugeons intéressante. En effet, il tient compte de trois sous-catégories de la classe des noms propres : les anthroponymes, les toponymes et les référents culturels (2001, p. 51-62) que nous explorons comme suit :

Les toponymes : cette sous-catégorie englobe les noms de pays, de villes, de monuments, de parcs, de places, etc., composés d’un nom propre et d’un nom commun, précédés d’un article défini, par exemple : le Palais Bourbon.

Les anthroponymes : ce sont des NP désignant particulièrement des personnes. Ils ne sont pas accompagnés d’un déterminant. Ils sont envisagés comme étant des prototypes de NP (Molino, 1982 ; Jonasson, 1994).

Autrement dit, cette sous-catégorie est la plus représentative des NP dont l’aspect sémantique a trait exclusivement à l’être humain.

Les référents culturels : ce sont des NP spéciaux ayant un caractère culturel, à l’exemple des acronymes utilisés avec déterminant (L’Unicef) et des noms des fêtes, etc.

Mais réflexion faite, la troisième sous-catégorie comprend, souvent, les deux premières dans le texte littéraire. Elle devient, donc, exhaustive qui intervient dans le sens et par, conséquent, la traduction.

Spécificité du NP dans le roman dibien

Le nom de Mohammed Dib (1920-2003) bruissait pour l’attribution du prix Nobel de littérature. On le considère comme le premier maghrébin qui remporte le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 1994.

Après l’indépendance, sa production littéraire ne se limite plus à la cause algérienne, mais elle s’intéresse aussi à la cause humaine. Il traite, alors, d’une thématique ayant rapport à l’exil, l’engagement, l’amour, la peur et la haine. Sa production est universelle par excellence.

Cet écrivain de la première génération est prolifique ; il produit abondamment dans plusieurs genres, à savoir : le roman, la nouvelle, la poésie et le conte, dans lesquels il travaille simultanément ou en alternance.

Dib écrit dans une langue hybride qu’il confectionne avec raffinement, une langue alimentée d’aventures culturelles, sociales et littéraires, grâce à laquelle son écriture devient polymorphe portant sur une thématique plurivoque. Écrire dans la langue de l’Autre ne signifie, donc, pas abdiquer sa propre langue mais conquérir l’Autre. À cet égard, Dib déclare :

« La langue française n’est pas une menace pour la culture arabe mais une incitation à enrichir la culture, par une connaissance plus poussée de la langue arabe. Oui, l’approfondissement de la langue arabe est toujours plus grand chez ceux qui ont une bonne culture française. C’est logique, parce qu’une culture enfermée sur elle-même pourrait se contenter du minimum sans stimulant extérieur. La langue française est ce stimulant » (Adjil, 1995, p. 20).

Suite à l’indépendance, Dib écrivant en langue française, s’exprime beaucoup plus en faveur de la reconnaissance de la valeur interlinguistique et interculturelle de la langue littéraire. L’œuvre dibienne est, de ce fait, « un jardin splendide. Un espace créé par Dib dans lequel, furtif, il se meut comme une ombre entre le passé et le présent, entre les différentes cultures de l’Orient et de l’occident» (Belaskri, 2017, p. 81). Il est un écrivain novateur, mais aussi ayant l’esprit ouvert sur l’Autre dans sa différence, dans son étrangéité ; il commente  cette rencontre en ces termes :

« … au long de mes pérégrinations, il m’arriverait de rencontrer l’Autre, et plus je me trouverais face à ce que je suis, un inconnu, semblable à l’autre et différent. Et qu’au bout de la route sans bout, ce serait mon identité qui en viendrait à m’être révélée en tant qu’altérité » (Dib, 1994, p. 69).

Dib est aussi un auteur polyglotte ; son roman Comme un bruit d’abeilles (2001), l’objet de cette étude, l’illustre parfaitement. En effet, il y introduit l’arabe (académique : salam aleïkom et dialectal : haïk), le grec (Pythie), le russe (Tsar, Barinya), l’anglais (road runner) et le tchèque (Maltétzské namesti). En outre, il puise son inspiration dans des modèles d’expression variés : théâtre, folklore, roman héroïque, mythologie grecque, et même patrimoine oriental.

Auréolé de toutes ces caractéristiques, le roman dibien regorge d’une densité onomastique à forte charge identitaire à la lisière des cultures de l’Orient et de l’Occident qui constellent la trme textuelle. Ainsi, tandis que les NP ne cessent de passer d’une configuration symbolique à une autre, ils ne perturbent point leur fonction de désignation, car le contexte littéraire les élucide au lecteur. L’exemple édifiant à ce sujet est le roman L’Arbre à dires (1998), où Dib veille à expliciter les NP étrangers à l’aide de l’intégration de leurs correspondants dans la langue d’écriture, et/ou par une glose, après les avoir marqués en italique : « bou burnous, l’homme au burnous, cette grande cape dont se couvrent les Bédouins » (Dib, 1998, p. 51), ou encore dans l’exemple suivant : « Bism’illah, au nom d’Allah, équivalent de allons-y » (Dib, 1998, p. 11).

À la lumière de ce qui précède, nous évoquons la citation de Slimani Asma (2019) qui résume les particularités susmentionnées en disant : « Dib enrichit constamment le lexique et l’onomastique littéraire avec des créativités inédites qui subissent le métissage avec d’autres langues ; ce qui transforme souvent les unités dénominatives, à l’instar des anthroponymes en culturèmes » (p. 54).

En somme, ce sont des témoignages émouvants et instructifs exaltant l’œuvre de Dib qui s’en donne à cœur joie de construire un système de NP, qui lui est propre pour exprimer sa profonde réflexion sur l’Homme. Par ailleurs, ce système foisonnant fait de l’onomastique une pierre d’achoppement de la traduction littéraire.

Les prismes de la traduction de l’onomastique littéraire

Le traitement de la traduction du NP nous amène à nous interroger sur son rapport au sens qui a déclenché des débats contradictoires. La conception traditionnelle est le non-respect du NP en traduction : « les noms propres en général ne se traduisent pas.» (Leroy, 2004, p. 7).

Cette tendance provient de la particularité de cette unité qui renvoie uniquement à un seul référent sans équivalent. De fait, Il est dénué de sens et par conséquent intraduisible.

Cependant, Gary-Prieur (1994) développe une autre opinion et affirme que « la façon dont la langue désigne l’individu mérite d’être étudiée : la description des emplois du nom propre permet d’envisager une spécificité en français » (p. 24).

Du point de vue traductologique, on accorde une grande attention au lien établi entre le NP et sa signification ainsi qu’aux choix traductifs résultant de ce lien : «Tous les noms propres, quelque imprononçables qu’ils soient, doivent être rigidement respectés » (Ballard, 2001, p. 11).

Autrement dit, le NP n’échappe pas à l’emprise de la signification. L’enjeu devient, alors, connotatif et symbolique, étant donné qu’il désigne un référent extralinguistique. Il pourrait acquérir une signification, une signifiance dans le contexte, et faire référence à une culture donnée. Il est donc traduisible et envisagé en tant que référent culturel, tel qu’il est indiqué dans la définition suivante : « Les désignateurs culturels, ou culturèmes, sont des signes renvoyant à des référents culturels, c'est-à-dire des éléments ou traits dont l’ensemble constitue une civilisation ou une culture. Ces désignateurs peuvent être des noms propres (The Wild West) ou des noms communs (Porridge) » (Ballard, 2005, p. 26).

La traduction du NP implique une difficulté fort répandue dans le texte littéraire due à la difficulté d’identification provenant de son caractère monoculturel et relatif. À ce niveau, nous parlons de motivation, c’est-à-dire de relation établie par le locuteur entre le signifiant du NP et la réalité à laquelle il renvoie.

Ballard (2001, p. 143) utilise le terme « Métasémie » qu’il emprunte à Jean Tournier pour décrire le changement du sens des NP, issu du changement de catégorie vers la catégorie des noms communs ou de l’intégration des NP dans des expressions idiomatiques. Nous illustrons cette spécificité littéraire par les exemples qui suivent :

  • « En voiture, Simone ! »; Simone est le prénom de la première femme à avoir le permis de conduire en France (1929), employé dans cette expression pour signifier Allons-y (Robert Jean, s.d., p. 214). Pour aller plus loin, Ballard (2001, p. 186) examine ce cas qu’il appelle et le dénomme « métonymie anthroponymique ». Ce procédé permet selon lui, de construire à partir d’un anthroponyme (autrement appelé éponyme) une expression où il désigne une notion ou un objet.
  • « Une robe isabelle » est une robe de couleur jaune sable, évoquant selon Robert Jean (s.-d., p. 214) la reine d’Espagne qui, lors du siège de Grenade en 1491, a refusé de changer de robe avant la prise de la ville.

Un autre phénomène signalé par Ballard (2001, p. 186) est celui de la « synecdoque » ; un procédé qui sert à évoquer un trait spécifique ou une qualité de l’individu, à l’exemple du personnage fictif : Le petit poucet connoté pour désigner tout enfant jeune de petite taille. Nous observons, alors, qu’à l’inverse du phénomène de la métonymie, le nom commun subit une transformation pour devenir un NP descriptif.

Dans les cas examinés ci-avant, le NP ne réfère plus à un référent extralinguistique unique, mais il est l’objet des tropes qui lui fait perdre sa fonction fondamentale. Par conséquent, il désigne un concept, une espèce ou encore une classe d’objets. De même, il est à noter que ces cas de NP acquièrent une valeur symbolique qui puise dans la réalité historique ou dans les fictions culturelles ; ils revêtent le statut d’allusion culturelle significative.

À cet effet, la traduction du NP ne manque pas d’être intéressante et révélatrice ; c’est pourquoi nous évoquons la dichotomie ballardienne qui consiste à la préservation des signifiants (étrangéité) et au primat aux signifiés (sens). Ballard (2001, p. 109) distingue les cas de figure de chacune de ces stratégies que nous allons parcourir ci-dessous :

Préservation de l’étrangéité 

Cette tendance aboutit à la traduction au degré zéro qui favorise la conservation du NP dans son intégrité selon le principe du moindre effort. Sa pratique se concrétise par l’emploi des procédés suivants :

Le report : ce procédé consiste à transférer intégralement le NP de la langue source à la langue cible. Ce transfert a pour effet d’enrichir la culture cible de certains éléments exotiques. On en dénombre trois types :

  • Le report pur et simple : c’est intégrer la graphie étrangère telle quelle dans le texte cible sans s’inquiéter du sens, à l’exemple du traducteur du roman dibien le sommeil d’Eve (1989), qui a reporté le NP allemand Jugendstil (Dib, 1989, p. 84) désignant l’art européen moderne dans la traduction arabe (ساري، 2011 ب، ص. 77), en le rendant ainsi élément opaque.
  • L’Assimilation graphique et phonétique: ce procédé tire le signe étranger vers la langue-cible. Si ce procédé se fait en direction de l’arabe, nous parlons de l’arabisation (التعريب). Nous citons l’exemple du NP finnois Saga (Dib, 1989, p. 219) qui représente un célèbre tableau du peintre Hugo Simberg. Ce référent culturel a été arabisé en :  ساغـة (ساري، 2011 ب، ص. 206).  
  • La traduction littérale: Elle n’ajoute pas de signification. Elle est employée lorsque les NP désignent des réalités plus ou moins semblables dans les deux langues-cultures. A ce sujet, nous évoquons le processus métasémique ; la synecdoque employée par Dib dans le même roman : la Fiancée du Loup (Dib, 1989, p. 219) qui renvoie à un mythe finnois, traduit littéralement par : الذئب خطيبة (ساري، 2011 ب، ص. 206).  

L’Incrémentialisation : c’est l’insertion de la signifiance du NP à travers un mot ou une glose dans le corps du texte. Nous illustrons ce procédé par le NP Saint-Jean (Dib, 1989, p. 50), qui est en réalité un métonyme anthroponymique désignant une fête chrétienne pour célébrer les moissons d’été. Il a été rendu en arabe par un report associé à une incrémentialisation : عيـد القديس يوحنا (ساري، 2011 ب، ص. 48).

La note : elle est plus accessible lorsqu’elle apparaît en bas de page, comme elle pourrait être décalée en fin de volume quand les notes sont nombreuses. Elle pourrait être sous forme d’une définition ou une périphrase explicative. Cette solution est jugée judicieuse puisqu’elle est le résultat d’un traitement honnête d’un contrat avec la culture de l’Autre, bien que la majorité des traducteurs l’évite, comme le cas du traducteur de la trilogie nordique dibienne, en la considérant, à notre sens, comme un aveu d’impuissance. 

Primat au sens

Cette stratégie représente une réflexion qui tire parti de l’approche naturalisante qui tend à abolir l’exotisme, voire bannir l’un des traits spécifiques de l’original. Cette stratégie préconise :

L’hyperonymisation : on remplace selon cette technique un NP par un autre mot qui englobe sa signification et considéré étant plus familier au lecteur-cible. On mentionne, dans ce cas, le NP Smoking du premier volet de la trilogie nordique dibienne : Terrasses d’Orsol (1985, p. 27), traduit par un mot indiquant la nature du NP: البـدل (ساري، 2011 ج، ص. 26).

La substitution : on insère un mot, ou encore une expression explicative dans le texte cible à la place du mot d’origine. Ce principe est applicable dans la traduction des sigles. Le premier cas est employé dans la traduction arabe du roman dibien, le dernier volet de sa trilogie nordique intitulé : Neiges de Marbre pour restituer le NP connoté Maure (2003, p. 22), traduit par : أسـمر .(ساري، 2011 أ، ص. 24) Et le deuxième cas existe dans la même traduction pour rendre la signifiance du NP: Mélusine (Dib, 2003, p. 195), nom d’une fée active et personnage fictif du folklore européen, reproduit dans le texte cible par une longue expression ambiguë : اللبـادة صاحبــة الشعر الطويل (ساري،2011 أ، ص. 195).

L’équivalence : cette option se réalise par la mise en œuvre des moyens stylistiques et structuraux variés pour rendre la même réalité extralinguistique. L’exemple illustrant ce procédé se trouve dans la traduction arabe du même roman dibien. Il a été utilisé pour expliciter le sens du NP : Olibrius (Dib, 2003, p. 195). Cet anthroponyme renvoie, à l’origine, à un sénateur romain, descendu de son trône après trois mois de règne. Il a subi un processus métasémique pour désigner une personne étourdie qui veut faire l’important. Le traducteur privilégie le mot arabe متعنتـر (ساري، 2011 أ، ص. 195) comme équivalent à ce NP.

En conclusion, nous sommes parvenus à repérer plusieurs itinéraires offrant au traducteur de l’onomastique littéraire différentes options aboutissant à des traductions polymorphes.

En substance, opter pour la préservation des signifiants mène à une traduction authentique, mais obscure à cause des éléments exotiques. À cet égard, nous reprenons une interrogation de première importance découlant de cette option: « …on se demande si ces Npr-c.[1] seraient reconnaissables ou, au contraire, méconnaissables pour un lecteur qui n’y peut accéder que par le biais de la traduction? » (Slimani, 2018, p. 130).

Néanmoins, expliciter la signifiance aboutit à une traduction accessible, mais tronque l’essentiel culturel de l’œuvre littéraire. Il revient, donc, au traducteur de combler le fossé culturel sans le sauter, pour rejoindre l’avis de notre auteur Dib (1998) qui dit : « La traversée de culture à culture n’est pas d’une difficulté surhumaine, il suffit de vouloir l’entreprendre, et l’on découvre que c’est une aventure passionnante». (p. 17).

Analyse du corpus

Comme un bruit d’abeilles se présente comme un roman, tel qu’il est indiqué sur la première page de sa couverture, mais il se compose de dix nouvelles s’agençant autour du récit d’ouverture « le sourire de l’icône », ce qui rend difficile de classer ce travail dans un genre littéraire précis.

Ce travail s’illustre par sa construction et sa thématique. Il représente un creuset où se mêlent plusieurs langues reflétant plusieurs identités : le russe, l’anglais, l’arabe et le tchèque. Cette interaction qualifiée d’interculturelle est fondée sur le dialogue et la reconnaissance de l’Autre. Au fait, c’est un travail où l’arabesque romanesque dibienne émerge le plus, inspirant son titre des derniers mots de ce recueil : « comme un essaim d’abeilles » (Dib, 2001, p. 278). Une expression qui s’offre à plusieurs interprétations : les abeilles comme métaphore des mouvements hésitants de l'âme humaine.

L’analyse du corpus nous a permis de dénombrer un nombre important de référents culturels, entre autres des NP motivés faisant partie des catégories des anthroponymes et des toponymes représentant différentes identités, dont l’identité algérienne. Le repérage de cette catégorie s’est fait grâce à l’écriture en italique.

Et pour mener cette étude comparative, nous avons adopté comme méthode de travail la classification des NP dans des tableaux, en distinguant les anthroponymes des toponymes, tout en séparant ceux qui désignent l’identité de ceux qui se réfèrent à l’altérité.

Il est à signaler que nous avons sélectionné pour l’analyse 12 NP pris dans leur contexte et mis en relief (soulignés) dans les passages tirés du corpus. Les extraits sont sélectionnés en fonction des cas de figure de traduction développés dans la partie théorique de cet article. L’échantillonnage se répartit à pied d’égalité en deux volets ; identité et altérité, à raison de trois anthroponymes et trois toponymes pour chacun.

La démarche de l’étude comparative des NP consiste, de prime abord, à indiquer leur étymologie et dénoter leur motivation. Ensuite, Nous commentons les choix traductifs, pour enfin, évaluer la version arabe et s’il y’a lieu, nous proposons l’alternative.

IDENTITE

Anthroponymes

Exemple 1

01

Source

Cible

Un de ces terribles cauchemars où tu te vois aux prises avec des bouloulous (p. 47).

إنه واحد من تلك الكوابيس الرهيبة حيث ترى نفسك في صراع مع أوهام تخيفك (ص. 47).

L’auteur inclut dans l’extrait ci-avant un anthroponyme d’une créature imaginaire et maléfique connue dans la société algérienne. Il s’agit de (Bouloulou) raconté aux enfants pour les effrayer et les obliger à dormir. L’auteur met en exergue ce référent culturel en l’intégrant en italique.

Dans la traduction arabe, nous constatons que la traductrice s’est documentée sur la signifiance de ce NP, et a essayé de le rendre en arabe académique par une hyperonymisation « أوهام » accompagnée d’une incrémentialisation « تخيفك ». Ce dernier procédé est, à notre avis, bénéfique car il offre un surcroît de sens au NP, sans pourtant signaler la référence culturelle. Nous proposons, à cet effet, de rapatrier cet anthroponyme comme suit : « بولولو ».

Exemple 2

 

Source

Cible

Vieux bâtard de fellagha, que n’as-tu laissé tes os dans les montagnes ? Tu as eu tort. Soi-disant vous êtes allés, armes à la main, chercher la justice pour tous (p. 141).

أيها الثائر العجوز ابن اللئيمة، لم لم تترك عظامك في الجبال؟ لقد أخطأت في ذلك. حملتم السلاح وذهبتم تحاربون مدّعين أنكم تسعون إلى تحقيق العدالة للجميع (ص. 148).

Le NP susmentionné "fellagha" ou "fellaga" (les deux graphies sont admises et intégrées dans le dictionnaire Larousse) est un anthroponyme historique revêtu d’une connotation péjorative. Il a été donné par l’armée française coloniale pour désigner les maquisards algériens et pour indiquer que ces derniers n’étaient que des coupeurs de route.

La traductrice a rendu le contresens de cet emprunt d’origine arabe par :ثائـر, équivalent à "maquisard". Par conséquent, ce mot est dépourvu de sa signifiance historique.

Exemple 3

 

Source

Cible

Mais tu n’as rien perdu pour attendre, barbe de bouc (p. 141).

 لكنك كنت ستعاقب عاجلا أم آجلا، أيّها التيس العجوز (ص. 148).

Le NP indiqué dans le troisième exemple est sous forme d’une métasémie englobant un sens figuré, désignant chez les Algériens un musulman non pratiquant, voire hypocrite.

À cet égard, la traductrice se trouve contrainte de recourir à un mot-à-mot pour « bouc » en ajoutant un autre mot inapproprié « العجوز » par méconnaissance de la culture algérienne. De ce fait, nous disons que cette traduction pose un problème de taille.

Par contre, la traductrice pourrait tout simplement rendre le sens ainsi que la signifiance de ce désignateur culturel en optant pour la traduction littérale, qui serait plutôt une traduction rapatriante de : « لحية العتروس ».

Toponymes

Exemple 1

Source

Cible

…les brebis, les vaches des chromos là où il y en a d’accroché, -y compris ce tapis de Boukhara et sa splendeur incongrue, au mur aussi (p. 12).

والنعاج والأبقار تلك المطبوعة على أحجار ملونة ضمن المجموعات المعلقة على الجدار- وذلك يشمل سجادة بخارى تلك ببهائها الفظّ والمعروضة على الجدار هي أيضا
(ص. 10).

Boukhara, une ville située en Ouzbékistan, en Asie centrale, considérée comme un centre important pour la religion et la culture islamiques à l'époque médiévale. La ville possède encore des centaines de mosquées, de médersas, de bazars et de caravansérails bien préservés, bâtis pour la plupart entre le IXème et le XVIIème siècle (Sourdel, 1996,
p. 45).

La traductrice favorise l’assimilation graphique et phonétique en arabisant ce toponyme. Ce choix est jugé judicieux, car le contexte explicite les caractéristiques de cette ville.

Exemple 2

Source

Cible

…, quand ce serait dans mon état comme de vouloir partir à pied pour Jérusalem (p. 25).

إذ سيعد في حالتي كإرادة الذهاب مشيا إلى أورشليم (ص. 25).

Le toponyme employé dans l’extrait ci-dessus est le nom d’une ville sainte, qui est la capitale de Palestine. Diala Taouk favorise l’équivalence comme procédé de traduction de ce toponyme, dont l’histoire a plusieurs versions, selon les religions.

C’est pourquoi, nous disons, dans ce cas, que cette traduction a tendance à christianiser ce toponyme en employant un nom figurant selon certains dans la Bible, soit : « أورشليم ». Cette tendance naturalisante revêt, ainsi, un aspect idéologique.

Nous proposons, alors, un équivalent que pourrait choisir Dib, lui-même : « القـدس ».

Exemple 3

Source

Cible

Me gorgeant de la griserie de cette matinée, j’allais comme si un coin du Jardin d’Eden m’était réservé à titre personnel…(p. 38).

كنت أسير مفعما بنشوة هذا الصباح، وكأن زاوية من جنة عدن في انتظاري محجوزة باسمي... (ص. 37).

Dans ce passage, Dib évoque le nom d’un paradis existant dans les livres saints : le Coran et la Bible. La traductrice n’a pas déployé un grand effort pour reproduire ce toponyme religieux par le biais d’une équivalence qui a rendu le sens et la connotation religieuse.

ALTERITE 

Anthroponymes

Exemple 1

Source

Cible

Et quel visage leur présenter pour leur dire, pour leur confesser que nous n’avons été que des Tchitchikov parcourant les cinq continents…? (p. 23)

وبأي وجه تظهرون أمامهم لتقولوا لهم ذلك، لتعترفوا لهم بأننا لم نكن سوى أشباه تشيشكوف نجوب القارات الخمس...؟ (ص ص 23-24)

Nous allons, d’abord, éclaircir les zones d’ombre autour de l’anthroponyme « Tchitchikov ». Au fait, ce NP renvoie originellement à un personnage littéraire de l’une des œuvres maîtresses de la littérature russe : « les Ames mortes ». Ce dernier est un roman de l’auteur russe Nicolas Gogol paru en 1842 où il raconte sur un ton ironique les mésaventures de Tchitchikov, un escroc de l’empire russe des années 1820.

Cet anthroponyme est employé dans ce passage en tant que métasémie anthroponymique pour qualifier toute personne maladroite et médiocre. Dans la version arabe, ce NP constitue un cas de report associé à une incrémentialisation, un choix qui ne paraît pas convenable, notamment si le lecteur arabe ne possède pas une bonne culture littéraire russe. À ce sujet, nous suggérons d’élargir l’incrémentialisation afin de montrer le caractère voulu par l’auteur en ajoutant : "في طيشه ورعونته".

 

Exemple 2

Source

Cible

Pour son salut, chargés de leurs chaînes d’ascètes, les fous-en-dieu se sont remis à courir les monastères… (p. 32).

ومن أجل خلاصها، عاد المجانين بالله يترددون على الأديرة حاملين سلاسل النّساك ...(ص. 34).

L’expression « fol en Christ » est issue de christianisme et consacrée par les Russes (yourodivy). Elle désigne toute personne en quête de Dieu, loin des vanités d’ici-bas (Corre, 2014).

La traductrice a escamoté ce fait religieux historique par son choix de traduction littérale, bien que le sens soit rendu et compréhensible selon le contexte. Elle fait une sorte de pari sur la capacité du lecteur à décoder le signe étranger importé grâce au contexte.

Il fallait, donc, mettre en valeur cette symbolique par l’emploi d’une glose pour éclairer la lanterne du lecteur arabe.

Exemple 3

Source

Cible

Ce ne sera certes pas le moment de chanter  la vie pour le Tsar. Mais pour la Tsarine, qui sait ? (p. 118).

ولن يكون الوقت بالطبع مناسبا حينذاك للمناداة بحياة القيصر، إنما بحياة الإمبراطورة. فمن يدري؟ (ص. 119). 

Tout d’abord, nous notons que « La vie pour le Tsar » est un opéra russe du 19e siècle composée par Mikhaïl Glinka (Larousse, 2020).

Dib a écrit cet anthroponyme en italique pour mettre en relief son étrangéité, tout en dévoilant sa nature par le verbe « chanter ». Quant au deuxième NP, c’est un anthroponyme indiquant le féminin de « Tsar », qui signifie en Russie : Empereur de Russie.

L’équivalence survient comme un procédé approprié et la traduction a de fortes chances d’être éclairante, en particulier pour le deuxième anthroponyme. Mais, on a perdu de vue que Tsar fait partie du nom d’un opéra russe. De ce fait, la traduction est vouée à une perte de sens. En contrepartie, nous proposons d’éclaircir ce référent culturel en disant : ."لأداء الأوبيرا الروسية: فليحيا القيصر".

Toponymes  

Exemple 1

Source

Cible

…il n’y a plus la police politique ! fini tout ça ! il n’y a plus d’URSS (p. 32).

الشرطة السياسية لم تعد موجودة ! لقد انتهى كل ذلك ! واتحاد الجمهوريات الاشتراكية السوفياتية لم يعد موجودا (ص. 33-34).

« L’U.R.S.S. » est un sigle représentant l’état fédéral russe formé de 15 républiques soviétiques. La traductrice a substitué ce NP dont la symbolique est somme toute internationale selon une tendance exotisante bien appropriée et incontournable.

De fait, le sens a été rendu et l’effet d’évocation original a été reproduit.

Exemple 2

Source

Cible

À l’heure où Œdipe a tué son père et où, pour Thèbes, l’heure sera venue de découvrir ses crimes... (p. 118).

ساعة قتل أوديب أباه وساعة يحين وقت اكتشاف طيبـة للجرائم التي حصلت على أرضها...( ص. 122).

« Thèbes » est une ville grecque de Béotie de l'Antiquité et un creuset de multiples mythes, dont celui d’Œdipe (Mythologica, 2020).

Diala Taouk choisit de préserver ce toponyme culturel en l’arabisant, car l’effet d’étrangéité est remarquable. Nous signalons, à cet égard, que ce procédé poserait problème d’interprétation chez le lecteur arabe en le considérant comme étant une ville arabe. Nous percevons bien à quel point le goût de l’exotisme peut nuire à la qualité de la lecture et à la compréhension du texte.

Exemple 3

Source

Cible

…on se renvoye des gnons avec les cafards d’en face, des cafards sortis de Jurassic Park debout, maousses qu’y sont dans leur carapace (p. 207).

ونتبادل الضربات مع الحشرات قبالتنا، حشرات خرجت منتصبة من الحديقة الجوراسية بهيئاتها الضخمة داخل قوقعاتها (ص. 219).

Dans ce passage, l’auteur fait appel à un lieu fictif « Jurassic Parc » faisant l’objet du titre d’un roman de Michael Crichton (1990), adapté  en film américain d'aventure et de science-fiction de Steven Spielberg réalisé en 1993. Ce toponyme a été mentionné en italique, et la traductrice a conservé le même style d’écriture en arabe, tout en privilégiant la traduction littérale suivie d’une assimilation graphique
 et phonétique.

Par ailleurs, nous indiquons que cette technique semble correcte, mais elle ne permet pas d’expliciter le référent culturel, car Dib évoque un toponyme fictif d’un film connu pour montrer que les cafards étaient gigantesques. Donc, le correspondant arabe risque fort de ne pas être significatif, et la motivation onomastique est aussi perdue. Par ailleurs, cette motivation aurait été atteinte en procédant à l’incrémentialisation : ."صراصير من الفيلم الأمريكي منتزه جوراسي "

Conclusion

À l’issue de cette recherche, nous disons que la problématique de la traduction de la motivation onomastique dans la littérature algérienne d’expression française réside dans la difficulté d’identifier le NP et, par conséquent, de saisir sa signification et de restituer sa puissance évocatrice. En effet, la décision de réduire ou de préserver cette motivation dépend de l’intentionnalité de l’auteur, de l’éthique du traducteur et du confort de lecture.

En somme, adopter une « Stratégie exhaustive » englobant les différentes tendances de traductions, rapatriante, exotisante et naturalisante, émerge comme une solution adéquate pour la traduction d'un roman où l’identité est au contact de l’altérité. Cette stratégie a pour objectif d’apporter la culture de l’Autre sans inonder le lecteur de référents opaques, tel est le sort réservé par la traductrice de notre corpus. De surcroît, il est recommandé de consulter un dictionnaire des NP, ou encore des encyclopédies pour pouvoir éviter l’opacification de l’onomastique.

Pour finir, nous considérons que la traductrice a réussi, à maintes reprises, à rendre la motivation des NP envisagés comme désignateurs culturels. En parallèle, elle a aussi préféré garder un peu de la poussière d’or pour inciter le lecteur à s’ouvrir à l’Autre, et par conséquent, de l’inviter à découvrir son étrangéité dans un contexte interculturel ressemblant à celui de l’œuvre originale.

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Sitographie

Larousse. https://bit.ly/3OpFGVU

Mytologica. https://bit.ly/3yjenqE

Notes : 

[1] Npr-c. : renvoie au nom propre-culturème

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