Divorce et domination masculine. Réalités et représentations chez les Algériens


Insaniyat n° 102, octobre-décembre 2023, p. 11-26


Tassadit YACINE : École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Laboratoire d'anthropologie sociale (LAS) 75006, Paris, France.


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Peut-on étudier la problématique du divorce en faisant l’économie de la sociologie de la famille et de son histoire, en particulier, son évolution depuis les années cinquante ? La famille (au sens large et étroit du terme) est une image grossie de ce qui se produit dans une société algérienne secouée par différents traumatismes, en particulier, celui de la colonisation (1830), de la guerre (1954-1962) et après l’indépendance.

La politique coloniale a été à l’origine de la désagrégation des confédérations de tribus, des tribus et des familles qui les composent. Maillon faible du groupe, la famille a constitué le segment le plus petit ayant ébranlé toute l’architecture sociale. La famille étant ici une unité plurielle, polyvalente : unité politique, de production, de reproduction. La colonisation et sa politique de dépossession (des terres, des titres) et de répression (emprisonnements, massacres et mort) a mis en question l’ordre social, politique et moral ainsi que les règles de transmission qui ne se sont pas effectuées dans leur cadre (espace / temps) naturel.

Pourquoi revenir au passé (et surtout au passé colonial et précolonial de l’Algérie) pour comprendre des situations présentes ?

En effet, la connaissance du passé est déterminante pour saisir les phénomènes actuels en Algérie et que l’on retrouve au sein de la diaspora, en Europe et en Amérique du Nord ; l’émigration algérienne est ici le résultat de la politique coloniale programmée. Suite aux expropriations, dépossessions et séquestration des terres, à partir du milieu du XIXème, les paysans, pour survivre, ont pris les chemins de l’émigration vers la métropole.

Dans cette contribution, nous essaierons, dans un premier temps, de revenir sur le passé, pour mieux appréhender le divorce dans les pratiques et les représentations ; ce qui, dans un deuxième temps, permettra d’examiner le recours au rapport de forces inspiré de la culture ancestrale.

En effet, dans les sociétés actuelles, deux perceptions s’affrontent (l’ancienne et la « moderne ») et laissent poindre nombre de contradictions, voire même de régression au niveau de la violence psychologique quand cette violence n’est pas physique. Il s’est agi de savoir ce qui s’est noué (se noue encore) lorsqu’un homme ou une femme entreprend de rompre le lien du mariage.

Qu’est ce qui se cristallise autour de ce déchirement ? Est-ce la séparation qui est dure au niveau affectif, au niveau matériel et financier ou bien est-ce la dimension symbolique dans laquelle un des membres du couple semble avoir beaucoup investi ? Ne s’agirait-il pas d’une confrontation de deux identités, de la perpétuation de soi qui renvoie presque à la non vie quand il y a des enfants ? Quelle règle adopter ? Quelle est cette loi qui va marquer de son empreinte l’enfant et par-delà, son groupe d’appartenance ?

Une notion capitale qui n’a pas été étudiée jusque-là dans les rapports ressort avec force, elle consiste précisément à utiliser une arme symbolique (celle du temps et de l’espace) qui consiste à jouer les prolongations, à jouer sur la loi du sol (et donc de la culture) afin de ne pas libérer l’autre.

Historique : sens et rituels

La société algérienne d’autrefois méconnait la notion de couple, car ce dernier est inséré dans la grande famille patriarcale (aila, familia, tawacult). Indissociable de son groupe, le couple joue un rôle important, il assure la reproduction des différents capitaux : économique, social et symbolique. Les femmes ne sont pas exclues même si le pouvoir de décision revient aux membres les plus âgés de la famille, ici le père, les frères aînés appelés dadda ou sidi (selon les régions) et parfois la grand-mère, la mère, la sœur ainée (relais du pouvoir masculin et intermédiaires entre les femmes et les hommes). La rupture de ces liens si forts, établis sur des bases pensées comme infaillibles est très mal perçue car elle est à l’origine du désordre social et augure d’un mauvais présage surtout pour les femmes censées apporter le bonheur et la prospérité au clan du mari  (le‘mara, rrbeh sa‘d). Parmi les ingrédients que l’on met dans le henné (lors des cérémonies de fiançailles ou de mariage) citons les grenades, les noix auxquelles on rajoute un œuf, symboles qui renvoient à la fructification, à la prolifération des choses, des biens et des êtres. En Kabylie, les femmes disent lorsque la mariée franchit le seuil de la demeure de son mari : irgazen imehrazen (littéralement : hommes et décalitres) La jeune épousée est censée apporter dans son sillage des « mâles » et des décalitres de blé.

Qu’est-ce que ttlaq ou berru ?

On ne peut comprendre véritablement ce que signifie la notion de divorce (ttlaq, berru : lâcher, relâcher dans les langues parlées) qu’en l’opposant à celle de mariage (zzwadj, etc.) qui elle, renvoie au lien, à l’attache. Le divorce consisterait à dénouer, à délier, quelque chose qui est par d’ailleurs nouée, liée, socialement « tricotée » dans l’intérêt du groupe social. On le constate de manière significative dans les rituels. Toujours dans la tradition kabyle lors de l’application du henné : la mariée doit être « bottée » et « gantée », c’est-à-dire que le henné doit couvrir tout le pied jusqu’au-dessus de la cheville et la main jusqu’au poignet. Cette manière de procéder s’appelle acekkel, le fait d’attacher, (on le dit également pour les animaux, on leur met une corde qui les relie à un pieu, à un pilier ou autre pour éviter qu’ils s’éloignent de la maison ou du champ, etc.). Le lendemain de ses noces, la mariée doit également planter un épieu dans le sol en terre battue et dire : fasse le ciel que je sois plantée comme cet épieu dans le sol ! C’est une manière pour elle de s’inscrire durablement dans son « couple ».

Ces rituels signifient qu’elle est attachée à son mari et à son groupe. Il en est de même des fiançailles qu’on appelle lemlak (de malaka : posséder, se dit des esprits qui peuvent prendre possession d’un malade) qui n’est rien d’autre que le fait de s’approprier un bien matériel. D’une personne qui a des biens : on dit yes‘a lmelk, la terre se dit lmelk, bien, patrimoine. Mohammed Naji dans un excellent ouvrage Le corps enchainé (Ennaji, 2018, p. 247) s’est penché sur cette question en montrant comment en Arabie, après l’islam, cette relation au corps de l’autre (de la femme) est importante, le mariage dans la culture  anté-islamique, n’est rien d’autre qu’une transaction économique qui puise ses origines dans l’esclavage. Il en est arrivé à cette conclusion en s’appuyant sur la philologie et l’analyse sémantique.

Dans la société algérienne (d’autrefois et même au sein de la société actuelle), le mariage est très important, c’est un passage obligé pour l’individu car il n’y a pas de place pour le célibat. Chargé de sens à la fois réellement et symboliquement, il incarne la reproduction du groupe nécessaire à sa survie comme le décrit si bien Bourdieu (Reproduction interdite) en Béarn (Bourdieu, 1989). Les transformations sociales ont été si importantes qu’elles ont impacté le groupe qui s’est trouvé dans l’incapacité de se reproduire « biologiquement » et culturellement s’entend faute de trouver mari ou femme (donc de mariage) et de reproduction. Les célibataires héritiers vivent et meurent célibataires et, du coup, le patrimoine change de main et c’est toute la logique économique, culturelle et sociale qui en est affectée. On peut comprendre alors pourquoi la société paysanne d’autrefois en Algérie accordait une importance à la terre et à sa transmission par filiation paternelle. La terre s’hérite de père en fils et c’est la raison pour laquelle on évite de ne pas vendre le patrimoine foncier.

On peut, dès lors, comprendre que lorsque survient le divorce, il se produit une véritable secousse qui met à terre tout ce que le groupe a construit, en particulier, si elle est le fait du membre dominé (la femme). Il se produit, selon les schèmes de la pensée commune, une banqueroute des différents capitaux (social et surtout symbolique) détenus par l’époux et de sa parentèle car la valeur d’un homme est pérenne, elle ne se dévalue pas avec le temps, ni même avec la perte de ses avoirs. Un homme n’a pas de tare, dit-on, même s’il vole, commet un crime ou devient handicapé. Le groupe est toujours enclin à lui pardonner et à le défendre, ce n’est pas le cas des femmes toujours soumises au regard du groupe. Ainsi, lorsqu’il arrive qu’une femme demande le divorce, on assiste alors à un effondrement des valeurs ci-dessus, ce qui relève de l’inadmissible, de l’impensable et d’une inversion des rapports de forces et de sens au niveau symbolique et de toutes les représentations sociales. Cette possession de l’autre (de son corps, de sa vie) est très significative pour l’homme, elle est la conception de son pouvoir, de son honneur, de son capital social et de son pouvoir symbolique dont il porte les valeurs familiales et collectives que représente la virilité méditerranéenne hautement célébrée depuis des millénaires. Le corps de la femme permet à l’homme de se reproduire et de reproduire l’héritage matériel et symbolique.

À l’origine de cet anéantissement de la philosophie du groupe, le divorce n’a pas lieu d’être sauf si c’est dans l’intérêt du mari : se séparer d’une femme stérile ou handicapée, par exemple.

Le divorce pouvait également émaner (le plus souvent) des parents de l’époux. Autrefois les parents du « garçon » (le marié) étaient largement impliqués dans le choix de leur bru. Elle est perçue comme un « placement », une « valeur » pour la famille du candidat (Bourdieu  et Mammeri, 1985). Un laps temps est nécessaire pour l’examen (anqad) de la jeune fille (l’observer dans ses faits et gestes : sa connaissance de la cuisine, des savoir-faire en général, son éducation, sa moralité, sa patience, son endurance), il est, d’ailleurs, significatif que les mariages s’organisent dans le monde paysan surtout (à l’automne après les récoltes) pour agrandir la famille et bénéficier de la force de travail de la jeune mariée pour les travaux à venir : récolte des olives et préparation de l’hiver. Cette tradition va changer à partir des années 1970, en raison de la crise de la paysannerie, la fin de l’indivision, l’exode rural après la guerre, ont permis à ce que le choix de l’épouse (et de l’époux pas souvent) devienne l’affaire des intéressés (et de plus en plus les jeunes filles, malgré la résistance des parents dans les campagnes, ont également leur mot à dire).

Quand le divorce est le fait de la femme, l’élément dominant met en place des stratégies fondées sur tout un arsenal pour empêcher l’autre de rompre le lien (jouer sur le temps, les lieux, la législation, les retards administratifs, etc.). Le dominant perd ses repères, dévalorisé au sein du groupe, il développe toute une batterie de coups bas pour empêcher la libération du conjoint, libération perçue comme un désaveu, une transgression.

Les années mille neuf cent cinquante, avec l’éclatement de la famille (la division du patrimoine foncier, le départ des hommes en ville ou en émigration), la prise de décision du divorce incombe le plus souvent au seul mari. Dans ce cas, la séparation ne fait pas de problème puisque les épouses sont renvoyées dans leurs familles sans leurs enfants (quand il y en a) car le groupe considère qu’ils « appartiennent » au seul père. Certaines familles vont jusqu’à arracher des enfants au sein de leur mère (contrairement à la loi musulmane). Il en est ainsi de Fatna (à Sidi Aissa, en 1966), et de Louiza, (Cherfa), en 1960, qui ont vécu cette situation. Dans les villages de montagne et les campagnes, cette façon de procéder a été courante et, pour les hommes, elles procèdent de la virilité. Depuis les années 80 (dans les groupes que nous avons étudiés), les femmes se rendent au tribunal contrairement aux périodes antérieures où ce sont les villageois qui font pression sur les femmes et leurs familles.

Fatna, jeune mère d’une petite fille (6 mois), son propre père lui a arraché le bébé pour le donner (le rendre, rred) à son père. Louiza a rendu son bébé à son mari, 40 jours après sa naissance. Zahia, dans la région de Sétif, n’a « pris » aucun de ses quatre enfants (âgés entre 2 et 6 ans). T., a « laissé » son fils de six ans à sa belle- mère. Cette façon de procéder les dispense de la nafaqa (« pension » alimentaire), ce point est important car souvent les pères refusent de verser une pension à leur ex ni même aux enfants. Le mari d’Ourida (voir plus loin) préférait ne pas travailler pour ne pas verser de pension alimentaire à sa femme  (ils vivent en émigration). Zohra a accepté de ne rien recevoir de son mari (la pension) pourvu qu’il accepte le divorce (vécu comme une véritable libération) après plusieurs années de discussions.

Redd restituer la « marchandise » non conforme

En règle générale, dans la stricte observation de la tradition patriarcale « locale », la séparation est expéditive, le mari détient tous les droits de « jeter » (luh en arabe, red, err ou degger, en kabyle) sa femme lorsqu’il y a désaccord. Il faut s’arrêter sur le terme « rendre », « restituer » et en expliquer le sens : il désigne un instrument, un objet que l’on a emprunté que l’on restitue après usage ou parce qu’il n’est pas conforme à la norme… red et err signifient également vomir, la femme divorcée est un vomi, un crachat1 ; dans une telle situation, ce n’est même pas le tribunal qui décide du sort de la femme, c’est le mari (et sa famille) : le juge ne fait qu’entériner les usages. Se rendre au tribunal était très mal vu, les divorces se réglaient entre soi dans le groupe et par le groupe. D’ailleurs, le verbe rendre (par opposition à prendre une épouse, en arabe xda2, en kabyle agh, « prendre » mais aussi « acheter » selon le contexte) est intéressant pour comprendre comment les structures sociales et les structures mentales réifient les femmes conçues comme la propriété de leurs parents « responsables » et « coupables » à la fois lorsqu’elles ne conviennent pas à la famille de l’époux (éducation, fertilité, soumission, obéissance, etc.).

Il arrive cependant que cela soit le fait des épouses. Sans revenir de façon exhaustive à l’histoire de l’évolution des familles, je me limiterai à reprendre les grands moments qui ont caractérisé la société algérienne. C’est précisément dans ce cadre et surtout avec les effets de la colonisation et de la guerre qu’il convient d’étudier ce phénomène car il a marqué à jamais les structures profondes de la société algérienne. D’après une enquête menée au sein des familles d’immigrés traditionnelles (c’est-à-dire des émigrés « économiques ») des couples appartenant à la vague des années 90, des francophones issus de classes moyennes réfugiés en France… Sur une cinquantaine de personnes de notre échantillon, le recours à l’espace mais aussi au temps était une arme qui revenait le plus souvent et qui n’a jamais été perçue comme un « dommage » pour les femmes. Ce sont davantage les mariages mixtes qui la pointent du doigt car l’espace est déterminant ainsi que la loi (culture) du sol où vit le couple. Le membre dominant utilise le lieu (les frontières) comme barrière et frein à la libération du conjoint.

De l’appropriation de l’autre à son refus

Les mariages franco-algériens dits mixtes sont nés de cette relation «inqualifiable » entre des femmes issues du monde colonial et des hommes colonisés, c’est-à-dire qu’il se produit métaphoriquement une union des inconciliables, comme pour annuler la guerre et produire une possibilité, une promesse de vie, une hybridation sociale et culturelle entre les deux univers (Les romans francophones relatent souvent cette relation : Mouloud Féraoun, Mouloud Mammeri).

Or, comme dans tout conflit, il faut passer par un processus, une transformation des mentalités, cela ne peut s’effectuer, pour beaucoup, que dans la douleur. Le masculin dominé s’appropriant le féminin dominant comme le décrit si bien Leila Sebbar dans « la langue de mon père, un chant secret » où la mère bourreau (française) épouse le père victime (algérien) (Sanson, 2015). Dans ce cas, il est inutile de préciser que ce sont les femmes qui sont du côté du masculin colonial et leurs époux renvoyés à leur statut fondé dans ce que peut appeler le fameux code de l’indigénat, qui n’a malheureusement pas disparu dans la domesticité car il a été longtemps la référence des dominateurs européens.

Dans une de ses conférences, après 1962 à l’Université d’Alger, Pierre Bourdieu aimait rappeler que l’Algérien ayant épousé une Française, en période coloniale, considérait avoir vaincu symboliquement le colonisateur, c’est comme s’il s’appropriait le corps dominant en épousant la femme issue de ce même monde. Il faut aussi préciser que, pour une certaine élite, épouser une Française participait également d’une promotion sociale, certains ont dû vivre cette situation comme une « élection ». Des cadres des années 70 ont tenu à préciser que c’était parce que les femmes algériennes n’étaient pas lettrées3.

Puis vint le temps (après les années 70) où les femmes victimes du monde colonisé commencent à briser les tabous et épouser ce qui était autrefois l’interdit social et religieux (haram disait-on), c’est-à-dire le colonisateur bourreau inversant ainsi les rapports de force mais aussi les rapports de sens.

Du coup, métaphoriquement s’entend, les significations ne sont plus les mêmes, ce sont les femmes, les dominées des dominés qui s’approprient l’autre en le reconvertissant à leur culture et à leur religion, ce qui n’était pas l’obligation pour les femmes françaises pour épouser un musulman. Fatouma, originaire de Béni Saf qui épouse René. Elle n’a pas converti René à la religion (René est athée), mais à sa culture : alimentation « hallal », (pas de porc, pas d’alcool) et à sa culture : observer les fêtes algériennes.

Keltouma (1950, née à Oran) a épousé Claude (coopérant en Algérie, 1965-1972), qui s’est converti pour l’épouser (mariage réalisé après l’indépendance, Keltouma est cadre dans une entreprise), il ne pratique pas l’islam, mais n’a pas échappé à l’obligation de circoncision. S’il y a acceptation de la religion et / ou culture de l’autre au moment du mariage, ce n’est pas le cas au moment du divorce, car cela devient le motif numéro un de la séparation. La religion devient un véritable mur qui se dresse entre les deux.

Les critères religieux, culturels sont avancés comme marqueurs identitaires, et donc la « différence » constitue un enjeu fondamental dans la rupture.

D’autres exemples ont existé, en Algérie, comme le mariage des Algériens avec des femmes du bloc Est (allemandes, tchèques, russes, polonaises, etc.) qui, malgré les apparences, opposent, elles aussi, cette dimension civilisationnelle : la supériorité du monde dit « développé » par rapport à l’Algérie alors en voie de développement et surtout l’Algérie « arabe » et « musulmane » en reprenant les clichés coloniaux. S’ ils se disaient proches politiquement de l’Algérie, les gens du bloc Est (russe, allemand de l’Est, Tchèque bulgare etc.), se sentaient différents et supérieurs aux Algériens4. La jeune industrie algérienne avait besoin d’ingénieurs et de techniciens en provenance des pays de l’Est. À cette occasion, des Algériens rencontraient des femmes de ces pays, d’où ces unions. Mohammed s’est vu reprocher par sa femme toutes les « tares » de l’Algérie, (même les routes mal faites en 1980), il n’avait guère le choix entre partir ou rester. Il a fini par suivre sa femme et « la culture » de sa femme (nécessaire à l’éducation de Jacqueline, leur fille, la langue et les valeurs allemandes sont placées au summum de la culture) mais ce n’était qu’illusion, ils divorcèrent un an après avoir quitté l’Algérie (en 1982). C’est sous ce rapport ; celui de la transmission culturelle qu’il faut étudier le divorce. C’est par ce biais que s’effectue une reproduction à la fois « biologique » et sociale. N’oublions pas que dans les sociétés patriarcales « méditerranéennes » dont fait partie l’Algérie, un homme n’est « homme » que s’il a « planté » un arbre, « écrit » un libre ou a mis au monde « un enfant ». Dans le monde paysan, le premier cas est le plus important, celui qui consiste à donner un enfant « mâle » aux siens, en fait une reproduction de l’homme par l’homme, le « mâle » se reproduisant lui-même, en passant par le corps de la femme.

En cas de divorce, se brise donc un ordre réel et surtout sa représentation. Cette dernière interroge la transmission et les lois qui la fondent. Par-delà la loi, il y a la culture au double sens du terme : la culture ethnologique (l‘adda, la coutume, la langue régionale, la religion) et la culture savante // culture et langue dominantes.

La question fondamentale, même si les hommes, du fait qu’ils sont colonisés, donc dominés, ne renoncent pourtant pas si facilement à leur culture et à leur identité, concerne, en outre, la pérennité de la famille, du groupe, du pays. L’homme se sent investi de cette responsabilité qui l’honore et qu’il doit, en retour, honorer par la perpétuation des valeurs intrinsèques à son genre et à son sexe. Ils tiennent à ce que leurs enfants portent un nom algérien. Pour certains (Akli), il a été très difficile d’imposer le prénom de Farid à sa compagne. La langue, même si elle n’est pas absente des discours du parent dominé, ne reste qu’un souhait en raison de la force du groupe dominant ; ce qui va poser problème, c’est la religion. Les mères algériennes n’ont pas de difficulté à le faire, par contre les pères algériens doivent livrer un véritable combat pour espérer transmettre la religion islamique.

La « culture » à l’origine des inversions de genre

Autour des années 70, des familles « traditionnelles » se sont retrouvées face à un environnement différent : l’éclatement des familles à l’adolescence des filles, comme le décrit si bien Abdelmalek Sayad dans les trois âges de l’immigration. Une dizaine de cas appartiennent à ces familles d’origine villageoise (du monde rural) ou à la périphérie de grandes cités (Alger) ou encore d’anciens villages de colonisation dont les époux ont émigré en premier. Les épouses ont suivi dans les années 70 malgré le fait qu’il y a pu avoir des cas avant comme celui d’Ourida. Dans l’impossibilité de citer plusieurs cas, je me réfère à cet exemple qui me paraît emblématique. Ourida dont il a été question précédemment est arrivée, en réalité, en 1958, à Nanterre. La cause du divorce provient du fait qu’elle fume, qu’elle travaille. Ourida rencontre des femmes françaises, elle côtoie des hommes dans son travail (elle est syndicaliste) et surtout dans l’organisation clandestine du FLN. Le mari et ses alliés forment, rapporte-elle, une « compagnie » pour défendre l’époux bafoué en s’appuyant sur le code traditionnel de l’honneur. Une femme doit rester une femme, ne rien changer à sa nature, cette nature faite « culture »… le but de « la compagnie des hommes » consiste à restaurer la tradition menacée de déperdition par la conduite transgressive d’Ourida. Ce n’est pas manquer seulement de respect à son mari, mais c’est surtout ne pas observer « la culture » du monde traditionnel (considéré comme une forme d’attachement au pays) et ainsi jeter l’opprobre sur toute une civilisation censée définir la future nation.

Or, Ourida est celle qui défend le mieux cette future nation en y consacrant sa vie (corps et âme) et ne peut faire autrement, sinon fuir les tâches assignées à son genre. Ce sont les mêmes reproches que l’on fait plus ou moins dans de nombreux exemples. Ourida, par son courage, sa force, sa ténacité, a pu mettre en évidence l’impuissance des hommes. Sa prise de conscience, son obstination à se conformer à la justice « humaine »5 (naturelle et non conventionnelle) a participé à dévaluer toutes leurs théories mal acquises. Elle n’est pas lettrée, certes mais elle a pu s’informer sur ses droits en rappelant que l’enfant (la fille) appartient à la mère puis à toute la lignée maternelle et non au père, par exemple.

En immigration et en temps de guerre, c’est affaiblir d’une certaine manière le clan des hommes reproduit dans le bidonville. Elle est donc désignée de façon péjorative comme une femme-homme (Aicha radjel), c’est- à-dire qu’elle s’est « masculinisée », elle est démunie de tous les attributs féminins. Ce sont les hommes qui donnent à la féminité son identité. Ils ont ainsi le pouvoir de désignation et d’assignation.

Le temps du divorce est important à analyser. Dans ces deux cas, on peut analyser le lien entre temporalité et pouvoir. Comment le dominant joue avec le temps, pour ne pas dire la vie des dominés. On peut percevoir également -sans que cela soit explicite- la relation consciente ou inconsciente des institutions (française et algérienne) en faveur de la domination masculine, élément qu’Ourida va découvrir et qu’elle va dénoncer. Après plusieurs années de lutte, nous passons sur les détails, Ourida parvient à divorcer. Sa propre fille S. lui rend un vibrant hommage en prenant le nom de la mère. Ses propres filles (les petites filles d’Ourida) ont également pris le nom de leur grand-mère comme pour perpétuer la mémoire maternelle. L’histoire d’Ourida et son combat illustrent parfaitement l’idée selon laquelle dans le divorce se joue une relation très forte à l’égo et à des valeurs symboliques, émotionnelles non dites. Le conflit fait voler en éclat cet ordre produit par la volonté unilatérale masculine.

Ourida mettra pourtant plus de dix ans sans pouvoir divorcer ; elle mettra à contribution les lois algériennes et françaises, rien n’y fait. Elle a vécu ainsi pendant des années durant dans l’angoisse de voir son mari lui ravir sa fille.

T. Sardi (née en 1930, en Kabylie) a également, pour des raisons culturelles (en apparence du moins), subi le même sort qu’Ourida. Elle a huit filles dont 4 qui sont artistes. Adaptation difficile en France, mari jaloux qui l’a enfermée pendant des années. Elle a vécu dans une prison sans « grille » ne sachant ni lire, ni écrire. Elle ne cesse de répéter (comme une de ses compatriotes), qu’elle est venue comme un chat dans un panier signifiant par là qu’elle était totalement ignorante, y compris du lieu, car dans la tradition, on bande les yeux au chat pour qu’il ne revienne pas au domicile. Son mari était ses yeux, son intelligence, sa boussole, son traducteur… jusqu’au moment où filles et mère se sont retrouvées dans le même camp. T. n’était pas dominée parce que peu cultivée, elle était dominée parce que « femme »… c’est ce qu’elle va percevoir avec ses filles et qui la poussera à se libérer. Les filles vont, en quelque sorte, remplacer leur mère.

La discorde est née à propos de l’éducation des filles : le père de famille voudrait continuer à exercer la loi patriarcale du village en France. Il a la conviction qu’il ne peut être un homme-parmi sa parentèle, son voisinage- que s’il partage la même vision. Il s’est senti indigne de retourner au village. Il fallait, pour ainsi dire, soit couper avec l’Algérie soit couper avec la France. Pour couper avec la France, il fallait alors partir définitivement en Algérie et « enterrer » vivante sa famille. « Ils sont morts pour moi », je n’ai plus de femme, ni d’enfants, car ma femme m’a tué, elle m’a désobéi, humilié devant les miens, mes enfants
et devant tous les villageois.

S. est parti sans libérer sa femme, il a refait sa vie puisque la loi musulmane le lui permet. Un divorce dans les faits, mais pas au niveau du droit. Plusieurs cas de femmes qui se sont retrouvées dans cette situation d’abandon suivi ou non par un divorce.

Notes

1 Un homme (B) ayant divorcé un an auparavant croise un de ses cousins (A) qui lui apprend la nouvelle : « tu sais, j’ai pris pour épouse ton ex. » Sans réfléchir, ni féliciter le cousin, B répond à A : « maintenant que c’est fait : mange qui veut mon vomi ».

2 Xda en arabe signifie prendre mais aussi avoir, ou tromper dans le langage populaire.

3 Un des collègues, pour justifier ce choix me dit, pour l’époque il n’y avait que des cyclopes (mis pour les femmes voilées qui n’utilisaient qu’un seul œil pour voir appelé buwina).

4 La chaine Arte a passé un documentaire sur la Russie au moment de l’intégration des « régions » musulmanes du Sud, montrant comment la violence avec laquelle elles vont être annexées à la grande Union Soviétique. Les arguments étaient ceux-là mêmes que les colonisateurs utilisèrent en Algérie et dans d’autres pays colonisés par elle : retard culturel, le voile des femmes, l’islam, modes de vie. On peut retrouver les principales caractéristiques de cette colonisation dans Carrère d'Encausse (1963).

5 Voir à ce sujet la position du grand visionnaire Cheikh Mohand qui a lutté contre cette tradition immonde qui a suspendu les femmes des années durant. Yacine, (2011).

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