Hugh ROBERTS, (2023). Gouvernement berbère, la cité kabyle, dans l’Algérie précoloniale, Alger : Éditions Barzakh, 500 p.


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Le titre du livre de Hugh Roberts, Gouvernement berbère, la cité kabyle dans l’Algérie précoloniale, reflète bien le contenu de l’ouvrage. Ce remarquable travail nous offre en effet une analyse concrète de la morphologie, et des caractéristiques de l’organisation interne des villages kabyles, et des règles qui régissent leur insertion permanente ou occasionnelle dans des ensembles plus vastes, tels que le « arsh » ou « thaqbilt ». Le progrès dans la connaissance anthropologique de la Kabylie que représente cette analyse, tient en particulier au fait que celle-ci ne rompt pas avec l’ancrage historique des structures étudiées. Cette historicité des modèles d’organisation sociopolitique du village kabyle,  et des rapports aux ensembles sociaux qui l’environnent, permet de mettre en lumière aussi bien les changements affectant ces modèles, que leur continuité. « …des caractéristiques centrales de l’organisation sociopolitique traditionnelle de la Kabylie continuaient d’avoir une signification importante dans l’Algérie indépendante » (p. 13). La théorie segmentaire d’Ernest Gellner, et son application sans discernement à la Kabylie, « …implique de se dispenser de l’histoire », note ainsi l’auteur.

L’ouvrage de H. Roberts comprend ainsi deux grandes parties qui ne sont hétérogènes qu’en apparence. La première est plutôt analytique  et pourrait-on dire structurale, la seconde est essentiellement historique, et porte sur les relations complexes entre les différents territoires kabyles et la Régence ottomane. Le lien profond entre ces deux parties de l’ouvrage réside dans le fait que l’histoire de ces relations, est dans une mesure considérable, révélatrice d’aspects importants de l’organisation des villages kabyles et de leurs rapports à d’autres villages ou grandes fédérations.

La première partie de ce livre est dans une grande mesure construite autour de la critique qu’adresse H. Roberts aux auteurs du XXe siècle, qui tournant le dos aux démarches adoptées par les auteurs du XIXe siècle pour étudier les structures sociales kabyles, ont cru pouvoir déduire celles-ci de variantes de la théorie segmentaire, telle que, s’inspirant d’Evans-Pritchard, Ernest Gellner l’a appliquée aux ensembles villageois du Haut Atlas Central marocain. « Ni Pierre Bourdieu, ni Jeanne Favret, ni Ernest Gellner, n’ont partagé les opinions de Hanoteau et Letouneux, ou de Masqueray. Chacun d’entre eux, quoique pour des raisons différentes a nié la conception antérieure du village kabyle et de la djem’a. » (p. 53).

Pour Hanoteau et Letourneux, et aussi Masqueray, le village était l’unité fondamentale sur laquelle reposait le système des relations sociopolitiques rendant possible le maintien d’une cohésion politique en quelque sorte horizontale, assurant à un degré suffisant la paix, et la vie économique et sociale dans l’ensemble de la Kabylie. H. Roberts cite Hanoteau et Letourneux, qui écrivent : « Comment ces populations - indépendantes du pouvoir central - parviennent-elles à se gouverner ? 

H. Roberts, reproche aux différentes variantes de la théorie segmentaire, d’expliquer toutes les règles régissant les relations entre les groupes, par la prévalence des structures parentales. « …parce qu’elle conçoit la structure sociale comme une structure de parenté qui existe simplement en vertu des liens de sang en vigueur dans ces populations… ». En plus de réduire la prise en compte de la dimension historique de la société kabyle, la conception segmentaire ne conduit guère à donner la place qui leur revient à l’émergence de fortes personnalités et plus généralement au rôle social des individus. Se fondant essentiellement sur les relations entre les lignages familiaux, la théorie segmentaire ignore l’importance sociopolitique du rôle des sfûf et de la djem’a.

Cette mise au point d’ordre théorique à laquelle H. Roberts consacre le premier chapitre de son livre, lui ouvre la voie à une anthropologie historique de la société kabyle durant sa période précoloniale. Les structures de la cité kabyle et des relations entre ces cités, sont situées dans leur historicité.

La vie économique en Kabylie, en particulier durant la période ottomane de l’histoire de l’Algérie est ainsi considérée dans ses rapports avec les structures sociopolitiques qui équilibrent les relations entre les différents groupements de collectivités de la région. H. Roberts s’efforce ainsi de montrer que pour une part importante, la vie économique de la Kabylie était marquée durant cette période par la prépondérance de la grande confédération des Igawawen. La prépondérance de ce grand ensemble de tribus, reposait sur une activité économique spécifique. « Ce développement, note H. Roberts, a été celui d’une économie caractérisée par un artisanat commercial intense, en même temps que très diversifié  et par une tradition de migration commerciale et de main d’œuvre tout aussi diversifiée » (p. 77).

Bien qu’elle ait été remarquablement diversifiée, dans l’agriculture comme dans l’artisanat, l’économie de la Kabylie dépendait néanmoins, pour beaucoup de biens, des autres régions de l’Algérie. « …on dépendait de régions arabophones au sud pour l’approvisionnement en blé et en orge, sur lesquels les habitants comptaient pour l’alimentation, le pain et le seksou (couscous) » (p. 81). Cette interdépendance économique de la Kabylie et d’autres régions de l’Algérie, est bien représentée par la figure du colporteur (‘attar), qui faisait circuler une partie des biens échangés.

Dans ce deuxième chapitre, qui à première vue peut paraître hétérogène, H. Roberts juxtapose un exposé des activités économiques et commerciales de la Kabylie précoloniale, et une ample analyse, nourrie de la connaissance exceptionnelle qu’il possède des villages kabyles, des modes de groupement et de relations entre groupements de la société kabyle ; la solidarité et la sécurité que l’organisation sociale de cette région procure, ont un lien avec son économie et surtout ses relations commerciales avec d’autres régions et avec l’évolution de l’émigration , qui connaît une amplification importante au début du XXe siècle.

Dans son analyse du « droit kabyle », H. Roberts commence par faire la remarque importante que les quawanin qui n’existaient dans la grande majorité des cas que sous forme orale, n’ont reçu une forme écrite qu’à la suite de transcriptions que faisaient Hanoteau et Letourneux de leurs entretiens avec leurs interlocuteurs kabyles. Ce passage de l’oral à l’écrit n’était pas sans effet sur les contenus et les significations réelles des dispositions de ces corpus de règles. «Tous les quawanin ou presque note ainsi H. Roberts, relatés par Hanoteau et Letourneux, ont en fait été rédigés à leur instigation. » « … ils ont détaillé, poursuit-il, les divers éléments du continu des quawanin dans un exposé organisé en fonction de catégories légales européennes » (p. 127).

Dans le droit fil de sa critique de la thèse de la segmentarité des collectivités berbères, H. Roberts, s’efforce d’établir que celle-ci a en quelque sorte faussé la perception de la nature des quawanin kabyles,
et surtout du rapport des lois et des coutumes, chez les auteurs du XX
e siècle de travaux sur la Kabylie. Cette interprétation biaisée de la législation kabyle, apparaît en particulier, dans la conviction chez ces derniers de l’inexistence d’instance d’application des lois, c’est-à- dire de l’équivalent de tribunaux. « La thèse selon laquelle les Kabyles possédaient des lois implique qu’ils aient également eu des corps législatifs, c’est-à- dire des institutions législatives spécialisées et des tribunaux. Un des principaux présupposés de la thèse de la segmentarité est précisément l’absence radicale des uns, comme des autres, note l’auteur (p. 137). Pour H. Roberts, c’est la djem’a du village qui fait office d’instance législative et de tribunal. La conviction selon laquelle les collectivités kabyles comprennent un ordre de fonctionnement politique qui ne se confond pas avec l’ordre familial, conduit H. Roberts à écrire que « … l’affirmation de Favret selon laquelle « le droit de lignage prime sur celui du village » est une « contrevérité… » (p. 156), ou encore que « l’affirmation de Bourdieu que « jusqu’à une date relativement récente, le clan était le cadre dans lequel se déroulait la vie sociale », était aussi dénuée de sens que fausse. » (p. 158).

Selon H. Roberts, deux institutions permettent à la djem’a d’être à la fois relativement autonome par rapport aux différentes formes de groupement (la famille, la lignée, le clan), et représentative de l’ensemble du village, celles du tamen et des sfuffs. Pour l’auteur, le tamen n’est pas comme sont portés à le penser les tenants de la théorie de la segmentarité, un représentant, mais plutôt, comme d’ailleurs l’indique l’étymologie du mot, le garant de son lignage. « Le tamen ne représente pas son lignage, il se porte garant de celui-ci. » (p. 175). Distinction subtile que l’auteur s’efforce d’établir, en s’appuyant sur sa profonde connaissance d’un grand nombre de villages kabyles, en particulier des villages appartenant à la confédération des Igawawen. La deuxième institution est celle du Saff, (pluriel Sfuf). Le Saff ne doit pas être perçu comme un simple groupement de lignages (idherman). Il peut comprendre des lignages appartenant à d’autres villages. Le saff correspondrait à un regroupement de quartiers plutôt que de lignages. (p. 189). Le saff apparaît ainsi, à travers la longue et complexe analyse que H. Roberts lui consacre, comme une structure souple, aux fonctions multiples, dont les effets peuvent porter aussi bien sur la djem’a du village que sur celle du ‘arsh ou de la confédération.

C’est dans une grande mesure, à la lumière de son analyse minutieuse des structures de la gestion politique du village kabyle, que sont étudiées plusieurs problématiques sociologiques et historiques propres à la Kabylie. L’auteur s’efforce ainsi de préciser les caractéristiques des rapports des Kabyles à l’Islam, de démêler au mieux l’écheveau complexe des relations de cette région avec le pouvoir ottoman, en situant dans ce cadre l’analyse de l’émergence puis de la disparition du « royaume » de Koukou et de celui des Ath Abbas.

H. Roberts s’efforce d’établir que la solidité et la longévité du système sociopolitique kabyle, sont dans une certaine mesure tributaires de son insertion dans la foi islamique. « La religion était un élément fondamental du terrain d’entente sur lequel le conflit politique relatif à d’autres problèmes pouvait être mené » (p. 234). Cette adhésion unanime à l’islam malékite, adhésion allant de soi en quelque sorte, n’en faisait pas un sujet de discussion ou de controverse, et le mettait à l’abri des désaccords politiques ; cette situation a été à l’origine de l’illusion entretenue par nombre d’observateurs de la période coloniale, selon laquelle la ferveur religieuse des Kabyles serait faible, donnant lieu à ce que l’on a appelé plus tard le « mythe kabyle ».

Cette sorte de dénominateur commun qu’était pour toutes les communautés se côtoyant en Algérie, hormis les populations juives et les occupants espagnols de Bougie et d’Oran, a fait aussi que les relations des Kabyles avec les turcs, n’aient guère pris une tournure religieuse.

H. Roberts observe que le soutien qu’Ahmed Ould Qadi a apporté, en accord avec les Hafsides de Tunis, aux opérations des frères Aroudj menées contre les Espagnols installés à Bejaia et sur le penon d’Alger, se référait à l’obligation du djihad ; ce soutien n’a été retiré aux ottomans, que lorsque ces derniers ont donné le primat à la consolidation de leur installation à Alger, et à l’extension de leur pouvoir à l’ouest du pays. Les relations des ottomans avec la Kabylie ont longtemps été médiatisées par l’action des Ould Qadi de Koukou et par les Ath Abbas de la Kabylie de l’est. Les structures fondamentales de la société kabyle, n’ont ainsi nullement été remises en cause ou sérieusement perturbées, par le pouvoir ottoman solidement installé à Alger.

Le royaume de Koukou, qui s’est maintenu en Kabylie durant plus d’un siècle (1515-1639), s’est constitué selon un processus distinct des modalités de fonctionnement sociopolitiques des villages kabyles et des relations entre eux. On peut espérer mieux comprendre ce fonctionnement, en quelque sorte par contraste avec la genèse du royaume de Koukou. « …même si sa capitale était un village igawawen, le royaume n’était en aucun cas une émanation de la société du Jurjura central, mais une greffe ou une imposition étrangère sur cette société » (p. 264).

H. Roberts montre bien, en se fondant sur une lecture critique de sources de deuxième main, les seules disponibles, que, beaucoup de données historiques et anthropologiques restent à élucider pour comprendre les conditions de la formation de cette structure relativement exogène aux règles de la vie sociopolitique kabyle. L’auteur se livre à un travail rigoureux d’historien, pour établir la nature des liens des Ou l – Qadi avec les Hafsides, les Ottomans, les Espagnols, les arshs kabyles et aussi le maraboutisme. L’auteur formule une hypothèse à l’étayage de laquelle il consacre une longue investigation historique, selon laquelle « l’ascension au pouvoir des Ath –l Qadi a été intimement tributaire de leurs liens avec les Hafsides d’une part, et du contexte de djihad contre les Espagnols d’autre part » (p. 274). A leurs relations tumultueuses avec les Ottomans et les Espagnols s’ajoutait la complexité de leurs rapports avec la « seigneurerie » des Ath Abbas installés à l’est de la Kabylie. Il arriva aussi que les Turcs d’Alger s’allient aux Ath l qadi pour combattre les Ath Abbas (p. 302).

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, H. Roberts traite principalement de la question de savoir comment ont évolué les rapports de la société kabyle avec l’slam, et avec les Ottomans désormais solidement installés en Algérie. Ces deux sujets sont d’abord examinés à travers l’œuvre de sheikh Hussein El Warthilânî, auteur de la Rihla, ouvrage achevé en 1768. Pour étudier la question ders rapports de la Kabylie à l’Islam, l’auteur s’appuie également sur l’ouvrage de Houari Touati Entre Dieu et les hommes, lettrés saints et sorciers au Maghreb XVIIe siècle, (EHESS 1994).

H. Roberts est ainsi conduit à s’engager dans une analyse fine de la position complexe d’El Warrthilani sur les rapports des Kabyles à la shari’a, et aussi par leur tendance à préserver leur autonomie par rapport au pouvoir turc auquel il est nécessaire à ses yeux de se soumettre, malgré tous ses défauts, en application « … de l’enseignement sunnite classique; il insistait sur le devoir religieux d’obéir à ceux qui détiennent l’autorité, et, en Algérie, elle est détenue par les Ottomans » (p. 346).

La fameuse question de l’exhérédation des femmes, explicitement établie en Kabylie, dès le milieu du XVIIIe siècle, n’a cessé de nourrir les débats, sur les relations des Kabyles avec la Shari’a. En s’appuyant sur sa très vaste connaissance de l’organisation sociale kabyle, et de son histoire, H. Roberts propose une analyse de cette question, qui, en particulier, permet de remettre en cause, bien des explications simplistes ou hâtives.

C’est également avec beaucoup d’érudition , et de rigueur historique qu’est étudiée, sur une longue période, l’évolution du maraboutisme en Kabylie, celle des caractéristiques de son insertion dans les structures sociopolitiques des villages, et du rôle important joué par plusieurs chefs de lignages maraboutiques, dans les relations des Kabyles avec les ottomans.

Cet ouvrage prend ainsi en compte l’ensemble des travaux réalisés sur la société kabyle depuis le milieu du XIXe siècle, pour à la fois tirer le meilleur parti possible de leur contenu, mais aussi pour les soumettre à des analyses critiques sans complaisance. Pour ce faire, Hugh Roberts s’appuie sur une profonde connaissance d’un très grand nombre de villages kabyles, de leur organisation, de leurs relations avec différents types de groupements de villages et avec le pouvoir central, et aussi de leur histoire. Cette connaissance repose en particulier sur une longue fréquentation de ces communautés, à laquelle s’est astreint l’auteur durant de longues années.

Cet ouvrage offre ainsi au lecteur à la fois une somme importante de connaissances anthropologiques et historiques, mais il renferme aussi nombre de précieuses hypothèses qui peuvent être le point de départ de fécondes investigations.

Mustapha HADDAB

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