Insaniyat N°57-58| 2012 | Algérie 50 ans après l’indépendance (1962-2012) permanences et changements | p.27-38 | Texte intégral
The social sciences in Algeria face of change Abstract: How the issue of social change is tackled in the social sciences in Algeria? How duality modernity and tradition have taken place in this debate? This text attempts to account, not the ins and outs of debates on the issue of social change, but rather to make an inventory. Keywords: change, modernity, tradition, culture, development, Algeria |
Belakhdar MEZOUAR: Université de Tlemcen, 13000, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
C’est un truisme de rappeler que dans les années 1970, les sciences sociales en Algérie étaient à l’écoute du politique. Aussi, se sont-elles livrées à une réflexion sans fin sur les questions économiques. Beaucoup de chercheurs se sont focalisés sur l’identification et la qualification du mode(le) de développement de l’Algérie : il était alors question de « Tâches d’édification nationale », de « Voie de développement non-capitaliste », de « Capitalisme d’État », etc. Moins nombreux, mais sans doute plus audacieux, sont ceux qui se sont penchés sur le politique, précisément sur la nature du pouvoir politique : il était alors question d’« État national », d’« État socialiste », de « Bourgeoisie d’État », etc.
Il a fallu attendre les années 1980, et au-delà, les années 1990 et 2000 pour voir les sciences sociales quitter le giron développementaliste dans lequel elles ont été (se sont) confinées, et s’engager dans le traitement de la problématique du lien social en Algérie ; autrement dit, dans l’exploration du vivre-ensemble. Il faut dire que les événements dramatiques qui se passaient en Algérie astreignaient les chercheurs à l’écoute de la société, de ses éruptions et convulsions. C’est donc en consonance avec l’air du temps que les sciences sociales se mettent à étudier le mode de socialité et à questionner les valeurs véhiculées et par la société et par l’individu algériens. Ce sont là, en fait, des questionnements éminemment sociologiques que les sciences sociales n’auraient jamais dû quitter, mais….
1. La dialectique tradition/modernité dans la société algérienne
Dans cette contribution, j’essaierai d’élaborer une synthèse des travaux de cette dichotomie, d’en présenter une typologie qui, sans doute comme toute autre, n’est pas exempte d’oppositions trop tranchées ; et elle est forcément réductrice de la diversité des écrits. Bref, à la lecture des essais sur le lien social, émerge un certain nombre de thèses (d’hypothèses ?) assez différenciées. La première d’entre elles estime que la société algérienne connait un redéploiement des valeurs culturelles anciennes ; c’est la thèse de la traditionalité de la société. Pour la seconde thèse, les valeurs traditionnelles ne caractériseraient qu’une seule partie des Algériens, l’autre partie serait moderne ; c’est la thèse dualiste. La troisième, c’est celle de l’ambivalence culturelle qui affirme que la société algérienne est en même temps et à la fois traditionnelle et moderne. La quatrième et dernière thèse est incarnée par Abdelkader Djeghloul qui pense que bien que les Algériens s’inscrivent « inexorablement » dans la modernité, les traditions sont ménagées, voire préservées.
Avant de dérouler ces thèses pour en discuter le contenu, observons deux choses. D’abord qu’elles émanent non seulement de travaux académiques comme les thèses de doctorat[1] et les mémoires de magister, mais aussi de travaux extra-universitaires publiés dans des ouvrages, des périodiques et même dans les journaux. Ensuite, ces travaux (s’) intéressent tous (à) la dynamique du changement social en Algérie, et c’est à ce titre qu’ils sont convoqués ici.
2. La traditionalité et la question du développement
S’agissant de la thèse de la traditionalité de la société, elle est défendue dans beaucoup de travaux, de valeur inégale du reste. Plus près de nous, en 2008, à l’université d’Oran, Ahmed Yalaoui y consacra sa thèse de doctorat en sociologie[2] ; et il n’est pas le seul. Toutefois, le travail le plus abouti sur la question, revient au psychosociologue algérois Slimane Medhar. Celui-ci en a fait son thème de prédilection en lui consacrant au moins trois ouvrages. Dès 1992, la traditionalité de la société algérienne est annoncée dans le titre même de son premier livre Tradition contre développement. Depuis, et toujours fidèle à un discours plutôt essayiste, Medhar ne cesse de réitérer la même position notamment dans une deuxième publication où il écrit « La culture traditionnelle régit la société. Son emprise sociale est évidente : il suffit de tendre l’oreille pour distinguer son bruissement et de se pencher par la fenêtre pour constater son influence. Aussi continuer à l’occulter et à ignorer son impact sur l’agencement, le fonctionnement et le devenir de la société, c’est opter pour un présent problématique et un avenir incertain »[3]. Se sentant sommé de définir ce qu’est cette culture traditionnelle qui présiderait à la destinée de la société algérienne, il précise « La structuration sociale traditionnelle est le corollaire de l’incapacité des individus à assurer leur survie et à subvenir à leurs besoins[4] ».
Cette thèse ne manque pas de susciter des questions à commencer par les indicateurs attribués au concept même de tradition par notre auteur. En effet, ailleurs, le sociologue Mohamed Boukhobza utilise quasiment les mêmes indicateurs, mais cette fois pour définir non pas la tradition mais le sous-développement. « Le propre du sous-développement, écrit-il, c’est précisément une situation chronique de non-satisfaction des besoins sociaux[5] ». Manifestement, il y a télescopage conceptuel entre la définition de la tradition chez Medhar et celle du sous-développement chez Boukhobza. D’où la question : Est-il légitime d’assimiler purement et simplement tradition et sous-développement ? Le lecteur des travaux de Medhar ne manque pas d’être interpelé par une autre confusion, celle qu’il commet entre incivilités et comportements traditionnels. Les incivilités urbaines, pratiques répréhensibles, trop fréquentes dans nos cités, déplaisantes à voir et surtout à subir. L’auteur les vilipende tout au long de ses écrits non sans les imputer toutes - indûment de notre point de vue - à l’emprise de la tradition sur les Algériens. Ne sont-elles pas au contraire la conséquence manifeste de l’abandon de la tradition en tant que régulateur social et de la défaillance des institutions de socialisation, étatiques et non étatiques ; le tout traduisant plutôt une anomie sociale ?
À ces premières questions succède une autre : Qu’en est-il du phénomène d’acculturation des Algériens dû à la colonisation et même à l’indépendance, relevé du reste par toute une littérature sociologique et assimilée. Parlant de sa ville natale, Constantine, Malek Bennabi déplorait déjà en son temps le phénomène en ces termes :
« …On gardait l’apparence mais on perdait la substance. La colonisation de peuplement avait complètement perverti l’ancien mode de vie, les traditions, les usages de la vielle ville. Les structures sociales et mentales établies par la culture arabo-islamique depuis plus de mille ans commençaient à céder après un demi-siècle d’agression et de déculturation. Elles étaient méticuleusement démantelées par l’administration coloniale…[6] Bennabi en parle comme une « agression », tandis que le penseur tunisien Hamadi Redissi qualifie le phénomène de « contamination » dans son livre L’exception islamique[7]. Ne pouvant éluder totalement la question, Medhar en parle en faisant référence explicitement et nommément aux travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad relatifs à l’opération coloniale de déracinement et de dépaysannisation des Algériens lorsqu’il écrit « Des chercheurs ont postulé une déculturation en Algérie, terme dont nous récusons l’emploi comme concept[8] ». Inutile de dire que cette façon de réfuter le processus d’acculturation des Algériens tient plus d’une résolution verbale que d’une véritable démonstration. La troisième question est celle-ci : la traditionalité de la société algérienne ne serait-elle pas un « luxe » (si je peux m’exprimer ainsi) que n’autorisent plus ni l’espace, ni le temps, ni le nombre ? L’espace, c’est-à-dire, la proximité spatiale, voire la mitoyenneté avec une Europe envahissante, culturellement notamment. Le temps, c’est le 21ème siècle, l’époque de la modernité, et pour certains, celle de la postmodernité et même de la surmodernité. Le nombre, dans le dernier recensement les Algériens frôlent les 40 millions de personnes ; une population qui se compte en millions ne pourra jamais être intégrée dans des communautés traditionnelles tant celles-ci sont naturellement étroites, et restreintes par définition (anthropologique). Voilà pour ce qui est de la première thèse.
3. La dualité de la société algérienne
La deuxième thèse à examiner est celle de la dualité de la société algérienne défendue par le sociologue oranais Djamel Guerid. Le schéma dual de la société est un paradigme ancien auquel la sociologie a renoncé depuis longtemps en raison de son inadéquation aux réalités observées, et présentées invariablement comme fractionnées continûment en deux secteurs contigus mais étanches et sans rapport aucun. Toutefois, on le retrouve chez Bertrand Badie et Pierre Birnbaum qui, après avoir pris acte de l’« échec de la greffe étatique » dans les pays du tiers monde, soulignent que le développement politique qui en a résulté a été à l’origine d’un éclatement de la société en deux zones, l’une tirant sa légitimité d’une volonté de modernisation, l’autre s’appliquant, au contraire, à conserver sans adaptation ni réforme la tradition nationale. Ils ajoutent, que cette dualité fut très sensible dans l’Égypte du khédive Ismaël, dans l’empire ottoman du 19ème siècle, comme dans le système politique de la Turquie kémaliste qui ne put fonctionner qu’en excluant les masses paysannes du processus de modernisation[9].
Cela dit, la thèse avancée par Guerid convoque l’histoire passée et récente de la société algérienne et y projette un regard simultanément rétrospectif et actuel. Son ouvrage publié en 2007 porte le titre évocateur : L’exception algérienne. La modernisation à l’épreuve de la société. Si l’on s’en tient à la seule période de l’indépendance, et pour faire excessivement bref, on constate que l’auteur relève que dans les années 1970, l’État s’est lancé dans un programme de développement tout azimut avec comme fer de lance l’industrialisation du pays. Outre l’objectif de rattrapage économique des pays occidentaux, l’État tablait sur l’industrie pour acculturer les Algériens et faire ainsi accéder la société à la modernité. Les textes officiels dont la Charte Nationale ne cessaient d’appeler à la création de l’« homme nouveau » et à l’avènement de la « société nouvelle ».
L’échec de l’industrialisation du pays devenu désormais patent, il s’en est suivit, selon notre auteur, un changement à deux vitesses, créant un décalage sociétal majeur entre une étroite minorité privilégiée et une masse importante de laissés -pour- compte traditionaliste ou pour le moins rétive à toute modernisation. Bref, la société algérienne serait bipolaire, divisée en deux camps irréductiblement opposés, distincts et dont l’unité n’est ni envisagée ni envisageable. Un dédoublement de la société que l’auteur qualifie d’« Algérie des deux sociétés » et qu’il explicite en ces termes :
« La division la plus profonde et la plus lourde de conséquence reste, (…), celle qui ordonne les Algériens en deux ensembles culturellement homogènes ; le premier s’inscrit dans la culture arabo-islamique et récuse toute autre alternative ; le second fonctionne à l’intérieur du système occidental de normes et valeurs et, en dehors de lui, il n’imagine aucune autre vie individuelle ou collective[10] ».
Cette thèse, non plus, ne manque pas de soulever foule de questions dont celle-ci : l’échec de l’industrialisation du pays pour réel qu’il soit invalide-t-il vraiment l’acculturation des Algériens ? Le revers de l’industrialisation au niveau économique ne signifie pas nécessairement son échec au plan social et culturel à moins qu’on réduise indûment la diversité des formes d’acculturation à la seule prolétarisation du dix-neuvième siècle européen. S’ajoute à cette première réserve ce qui suit : bien qu’elle ait duré, la colonisation française de l’Algérie a finalement échoué. Toutefois, la société algérienne en est sortie profondément altérée et en reste marquée indélébilement. Évoquant au début de son ouvrage l’histoire contemporaine de l’Algérie et l’impact de l’occupation du pays, Guerid recommande, et à juste titre, de parler d’un avant et d’un après colonisation. Toutes proportions gardées, et s’agissant plus singulièrement des changements socioculturels dans l’Algérie indépendante, ne peut-on pas en faire de même et parler là aussi d’un avant et d’un après industrialisation, quand bien même celle-ci serait défaillante ? Par ailleurs, plus globalement et sans doute plus radicalement, n’est-il pas grand temps d’abandonner définitivement le couple industrialisation/acculturation et lui substituer le couple – certainement plus fécond – de tertiairisation/acculturation tant les algériens ont (se sont) investi(s) dans les activités tertiaires de services et ont déserté l’industrie ? Le recensement économique réalisé en 2011 par l’Office National des Statistiques (ONS) vient confirmer la tendance observée depuis longtemps, à savoir la réduction drastique de la part de l’industrie dans l’économie algérienne au profit du commerce et des services dont les unités représentent quasiment 90 % du tissu économique national. En cela au moins, l’Algérie s’aligne sur le reste du monde moderne et il n’y a pas d’exception algérienne[11]. Et puis, après tout, si le secteur tertiaire connait une si forte poussée, voire une croissance exponentielle et sans précédent, ne sommes-nous pas fondés légitimement à nous demander s’il ne s’agit pas là d’un phénomène acculturatif en soi et pour soi.
Une dernière remarque s’impose ; dans une perspective comparative ; si la thèse de la traditionalité de la société algérienne fait des traditions une entrave dirimante au développement économique et même politique, à l’inverse la thèse de la dualité fait de la tradition la conséquence, ou pour le moins l’effet pervers, du développement économique, précisément du projet industrialiste. C’est dire qu’ici derrière un langage fonctionnaliste transparait l’approche marxiste du lien social en Algérie.
4. L’ambivalence de la société algérienne
La troisième thèse est celle de l’ambivalence culturelle de la société algérienne. Alors là, il y a foule, et des noms célèbres à commencer par Mustapha Lacheraf qui estime que culturellement, les Algériens sont frappés d’une double impossibilité : « L’impossible retour au passé et l’impossible présence à ce temps vécu du progrès…[12]». Dans son Portrait du colonisé, Albert Memmi parle lui de « douloureux décalage avec soi ». Le prix Nobel de littérature, l’Égyptien Naguib Mahfouz relève le « dédoublement de la personnalité » du Cairote dont « une moitié de son être est croyante, prie, jeune, et va en pèlerinage. L’autre moitié frappe ses valeurs de nullité dans les banques, devant les tribunaux et dans les rues, dans les cinémas et les théâtres, voire même chez lui, parmi les siens, devant la télévision[13] ». Malek Chebel parle de « schizophrénies algériennes[14] ». Le philosophe marocain. Abed Jabiri relève el Inchitar (fission ou implosion) de l’homme arabe.
Toutefois, celui qui a le mieux défendu cette thèse tout au long de ses recherches est incontestablement le psychosociologue algérois Nourredine Toualbi. Pratiquement, tous ses ouvrages portent directement sur l’ambivalence culturelle. Selon lui, la société algérienne est hybride, prise entre deux modèles : le traditionnel et le moderne. Ces modèles cohabitent, mais dans la douleur, puisqu’ils sont dans un affrontement, ou plutôt, dans une confrontation permanente. Dans ces conditions, les valeurs culturelles et sociales des Algériens tiennent à égalité de la tradition et de la modernité. Une posture d’« entre-deux » aussi instable qu’inconfortable, pesante même pour des Algériens condamnés à pratiquer continuellement le grand écart ayant en permanence un pied dedans et un pied dehors ; constamment engagés, mais toujours sur la réserve. Au changement social correspond quasi-automatiquement un regain de la tradition. C’est dire in fine que les Algériens adoptent les valeurs traditionnelles pour se déculpabiliser d’avoir (à) cédé(r) à la modernité. D’ailleurs Toualbi ne manque pas de le relever en ces termes« De même, et toujours en réaction au changement – et à ce qui est considéré comme étant ses méfaits - les exigences traditionalistes urbaines sont plus vindicatives que celles des ruraux… plus confiants en la solidité de leurs institutions[15] », précise-t-il.
Dans ces conditions, la nature de la tradition dont il est question mérite qu’on s’y attarde : Il s’agit de toute évidence d’une tradition réactive et défensive, une tradition qui ne s’exerce qu’en situation, une espèce de sens pratique dans l’acception de Bourdieu. D’où la question suivante : ces velléités traditionalistes intermittentes et par certains aspects erratiques, activées à l’occasion de l’adversité le plus souvent, peut-on les considérer au même titre qu’une tradition établie, spontanée et allant de soi, structurée et structurante, revendiquée et au besoin défendue ? Autrement dit, une ambivalence culturelle dont l’ordre des termes est aussi variable qu’instable est-elle crédible ? La deuxième question qui complète la première est celle d’identifier le registre existentiel ou les valeurs modernes sont activées et celui où se sont plutôt les valeurs traditionnelles qui sont convoquées. Formulée autrement, la question serait celle d’identifier les valeurs auxquelles l’Algérien recourt s’agissant de ses intérêts vitaux. Les travaux de Toualbi laissent penser que se sont les valeurs modernes qui prévalent dans de telles situations ; impressions que confirment deux enquêtes de terrain : La première, datée de 2004[16] révèle que bien que voilées, les étudiantes algéroises adoptent dans leur quasi-totalité les valeurs modernes en souhaitant travailler et en refusant catégoriquement la polygamie. La seconde enquête, encore plus récente, de 2010, montre entre autres que les étudiantes tlemceniennes préfèrent toutes – une fois mariées – vivre loin de la famille élargie[17].
Au vu de ce qui précède, il est clair que les Algériennes, et sans doute les Algériens, savent tenir à distance la tradition quand il le faut - quitte à recourir aux consonances cognitives toujours déculpabilisantes. Dans ces conditions ne faut-il pas plutôt parler de comportement stratégique et rationnel au lieu et place de l’ambivalence culturelle ? Voilà pour ce qui est de la troisième thèse.
5. Le changement social à l’épreuve de la modernité
Enfin on arrive à la thèse de la modernité de la société algérienne. Les porteurs de cette thèse sont beaucoup moins nombreux. Parlant du monde arabe, le politiste syrien Burhan Ghalioun se montre catégorique lorsqu’il écrit : « En dépit d’un discours trompeur, malgré les apparences, il n’y a pas plus ‘séculières’, matérialistes, individualistes et areligieuses que les sociétés orientales en général, arabes en particulier[18] » ; faisant d’elles des sociétés vivant dans une modernité bien particulière, précisément une « sous-modernité » ou une « lumpen modernité ». Mais l’auteur qui nous intéresse le plus, c’est bien le sociologue Abdelkader Djeghloul et qui arrive avec deux textes courts mais denses. Le premier, c’est une communication présentée en novembre 1997, publiée en 2000 dans la revue Al Dafatir du département de sociologie de l’Université d’Alger, et intitulée « Quand les algériennes inventent leur modernité ». Le second texte est publié en mai 2004 par Le Quotidien d’Oran sous le titre : « L’intellectuel Maghrébin face aux paradoxes de son espace socioculturel, à l’heure de la nouvelle modernité ». On aura remarqué l’emploi itératif du concept de modernité dans les intitulés des deux textes, pourtant distants de plus de six années. C’est dire tout l’intérêt que portait Djeghloul à la question de la nature du lien social en Algérie.
À la lecture des deux textes, on comprend assez rapidement que pour Djeghloul, la société occidentale n’a pas le monopole de la modernité et partant, on se rend compte - rétrospectivement - que les thèses évoquées précédemment pèchent par leur eurocentrisme. Elles n’arrivent pas à s’en départir du fait de l’omniprésence de la référence à la modernité européenne ; de manière implicite certes, très probablement à l’insu des auteurs eux-mêmes. Dans cet ordre d’idée, le changement social en Algérie y est évalué à l’aune occidentale. Djeghloul s’en démarque d’emblée en recommandant qu’« un découplage des notions de modernité et de rattrapage est indispensable » ; ce faisant il s’attèle à expurger la modernité de ses contingences historiques, européennes en l’occurrence. Aussi la modernité de la société algérienne se décline différente et différemment. Une modernité présente, déjà-là, mais aussi à-venir que l’auteur qualifie de « nouvelle modernité », et qui ne se compare qu’abusivement à la vielle modernité, celle de la vieille Europe bien évidemment et plus généralement celle de l’Occident. Voici donc, selon Djeghloul, les Algériennes et les Algériens embarqués dans une dynamique sociale inédite ; originale en ce sens qu’elle conjugue « socle anthropologique maghrébin » et « modernité »; bref « un processus (qui) ne va pas dans le sens de ce qui se produit en Europe, celui de l’exacerbation du mythe de l'individu éternellement beau, jeune, financièrement aisé, libre de toute attache non consentie et presque asexué[19] ».
Djeghloul croit toucher du doigt les effets de cette modernité singulière, j’allais dire contingente, dans l’urbanisation, dans l’expansion du salariat, dans la promotion de la femme, précisément par la scolarisation. À propos des femmes algériennes justement, l’auteur récuse vigoureusement la représentation qui en est faite, celle les présentant comme clivées en deux groupes étanches et de surcroit opposés : les Mutahajibate (voilées) qui seraient conservatrices et les Mutabarijate (non voilées), qui elles, seraient elles progressistes. Faux ! clame Djeghloul, cette altérité culturelle entre les deux camps est factice, trompeuse. Et pour ne pas rester vague et étayer son affirmation, il puise dans une étude de 1994 menée par deux chercheures femmes, Djedjiga Imache et Ines Nour, intitulée Algériennes entre islam et islamisme[20]. Il ressort des résultats de leur enquête de terrain, une quasi convergence des aspirations des étudiantes et une égale ouverture à la modernité, qu’elles soient voilées ou non[21]. Exit donc la bipolarité culturelle des Algérien(ne)s et par là même la dualité de la société. La société algérienne n’est pas non plus traditionnelle, ni d’ailleurs ambivalente ; elle est moderne d’une modernité aux couleurs locales. Et que la teneur de cette modernité ne soit pas prédéfinie et ne réponde pas en tous points aux canons de la définition occidentale, c’est naturel et en tout cas n’est pas pour la disqualifier encore moins l’invalider, pense Djeghloul. Cette façon bien inattendue d’aller chercher la modernité ne semble pas être l’apanage des seules Algériennes puisqu’on la retrouve ailleurs, en l’occurrence chez les musulmanes d’Europe, si l’on croit Nadine Weibel. Celle-ci les qualifie de femmes à la fois « libres et voilées », car écrit-elle : « Dénonçant de la même manière ce qui est perçu comme des abus dus à la modernité occidentale, ces musulmanes pratiquantes choisissent une voie médiane où elles entendent s’affranchir de l’autorité des hommes pour ne se soumettre qu’à celle de Dieu. Cette démarche qui signe l’ébauche d’une émancipation certaine, invente une modernité dont le sacré ne serait pas absent[22] ».
À l’instar des autres thèses, celle postulant la modernité de la société algérienne n’est pas à l’abri de critiques (critiques que nous aurons à développer dans un travail ultérieur). De toutes les façons, l’intérêt de cette contribution ne réside pas seulement dans les réserves et les commentaires qu’inspirent ces thèses ; critiques qui - faut-il le préciser - n’enlèvent rien à la valeur et à l’effort de formalisation entrepris dans ces recherches. L’intérêt réside également ailleurs :
D’abord dans la tentative d’élaborer une typologie de ces travaux qui, en leur disparate, se laissent difficilement regrouper ; qui plus est, il n’existe pas de classification des approches du lien social en Algérie par les sciences sociales à même de faciliter leur lisibilité et in fine d’orienter les chercheurs.
Ensuite dans la tentative d’éclairer le point aveugle de ces recherches en rendant visible leur convergence thématique autour de la question du lien social : Objet de recherche qui bien que commun à ces travaux, reste complètement dérobé à la connaissance des lecteurs, mais plus préoccupant encore, à celle des porteurs des thèses eux-mêmes. Je n’en veux pour preuve que leur ignorance totale les uns les autres. En effet, sauf exception, aucun d’entre eux ne cite, ni ne fait référence aux travaux des autres[23]. Relever cela, n’est pas faire un procès d’intention, c’est appeler à l’établissement de passerelles en vue d’une communication et d’une complémentarité accrues entre chercheurs et à une mise en partage des savoirs afin de parvenir en fin de compte à la synergie des efforts indispensable à la renaissance de la recherche en sciences sociales en Algérie.
Enfin le troisième intérêt réside dans la valorisation de l’apport des sciences sociales dans l’analyse du changement en Algérie ainsi que l’insatisfaction qui en découle pour tout chercheur avide d’un examen de la réalité sociale plus approfondi, plus anthropologique à même de nous renseigner avec plus de certitude sur la nature du changement que connait la société algérienne.
Bibliographie
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Notes
[1] Voir par exemple la thèse de doctorat de Mohammedi, S. (2011), les Hawz de Tlemcen – Anthropologie d’une identité locale, thèse de doctorat en sociologie, Université d’Oran.
[2] Yalaoui, A. (2008), La crise de la reproduction de la société traditionnelle, thèse de doctorat d’Etat en Sociologie, Université d’Oran.
[3] Medhar, S. (1999), L’échec des systèmes politiques en Algérie, Alger, Ed. Chihab, p. 240.
[4] Idem, p. 43.
[5] Boukhobza, M. (1991), Octobre 1988. Evolution ou rupture ?, Alger, Bouchène, p. 32.
[6] Cité in Boukrouh, N. (2006), L’islam sans l’islamisme. Vie et pensée de Malek Bennabi, Alger, Ed. Samar,. p. 38.
[7] Redissi, H. (2004), L'Exception islamique, Paris, Le Seuil.
[8] Medhar, Ibid.
[9] Badie, B. et Birnbaum, P. (1982), Sociologie de l'Etat, Paris, Grasset, p. 182-183.
[10] Guerid, D. (2007), L'exception algérienne :La modernisation à l'épreuve de la société. Alger, Editions Casbah, p. 21.
[11] Désormais l'entreprise industrielle occupe, dans l'économie de tous les pays modernes, une place de moins en moins centrale avec un net recul de sa part dans l'emploi.
[12] Lacheraf, M., (1968), Algérie Nation et Société, Alger, SNED, p. 318.
[13] Cité par Jalal Al-Azm, S. (1999), Le monde diplomatique, Septembre.
[14] Peuples Méditerranéens, n° 70-71, Janvier-Juin, 1995, p. 287-292.
[15] Toualbi, N. (1984), Religion, rites et mutations. Psychologie du sacré en Algérie, Alger ENAL, p. 249.
[16] Infra.
[17] Benameur, K. (2010), Sociologie du rite religieux en Algérie, thèse de doctorat de sociologie, Université de Sidi BelAbbès.
[18] Ghalioun, B. (1997), Islam et politique, la modernité trahie, Paris, la Découverte, p. 155.
[19] Djeghloul, A, « Quand les Algériennes inventent la modernité », in Al Dafatir. p. 29.
[20] Djedjiga, I. et Inès, N. (1994), Algériennes entre islam et islamisme, Aix-en- Provence, Edisud, p. 45-50.
[21] Djeghloul omet de signaler les références de l’étude en question, il faut attendre son ouvrage, paru en 2001, Lettres pour l’Algérie, Alger, ANEP.
[22] Weibel, N. (2007), « La modernité de Dieu : Regard sur les musulmanes d’Europe libres et voilées », in Socio-Anthropologie, n° 17-18, Janvier (C’est moi qui souligne).
[23] Le sociologue algérois Rachid Hammadouche, auteur en 2009 d’un livre, La question du lien social en Algérie, augmenté d’une bibliographie bien fournie, cite du bout de la plume, un seul article de N. Toualbi- qui plus est- vieux de plus de 20 années.