Innovation politique et mobilisation de masse en « situation coloniale » : un « printemps algérien » des années 1930 ? L’expérience de la Fédération des Élus Musulmans du Département de Constantine

Insaniyat N°57-58| 2012 | Algérie 50 ans après l’indépendance (1962-2012) permanences et changements | p.  167-174 | Texte intégral


Julien FROMAGE


Dès longtemps, Jacques Berque repéra au cœur des années 1930 le franchissement d’un « versant décisif » de la mobilisation des Maghrébins contre le régime colonial français. Historiographiquement, cependant, l’effervescence politique algérienne d’alors demeure mal connue, et a souvent été liée à la seule aspiration provoquée par l’espoir de réformes suscité par le Front populaire. Sous la plume des acteurs, on retrouve l’expression d’un « malaise algérien », mêlant désir de « révolte » et de « réforme » (islah), appelant à l’union, aux sens profane et sacré, (ittihad et tawhid), à la modernisation des mœurs, à l’égalité civique, civile et sociale, enfin, s’efforçant de créer une opinion publique algérienne et un espace public franco-musulman. La métaphore printanière ne paraît pas abusive, tant les discours envisagés indiquent la récurrence des appels à un réveil, voire à une renaissance (Nahda). Le cadre chronologique décennal de mon objet d’étude est celui d’un cycle de mobilisation qui débute en Algérie avec les célébrations du Centenaire de la prise d’Alger en 1930 et s’achève en 1938-1939 avec l’enterrement des espoirs de réforme du régime colonial nés du Front populaire.

Cette décennie cruciale des années 1930 fut une période au cours de laquelle les paradoxes de la situation coloniale algérienne se révélèrent particulièrement créateurs de sens du point de vue des luttes politiques entreprises par les Algériens. Il s’agit du troisième cycle de mobilisation politique initié par les Algériens après ceux qui s’ordonnent, de 1907 à 1914, puis de 1919 à 1923, autour de la question du devenir des populations colonisées, soumises à l’obligation militaire, intégrées au compte-goutte dans la cité française et préoccupées par la déchéance de la culture arabo-musulmane algérienne, face à la culture des colonisateurs. Les Jeunes Algériens d’avant-guerre, rassemblés autour de la figure du petit-fils d’Abdelkader, l’Émir Khaled, voient leur mouvement s’étioler après le départ de leur porte-drapeau, en 1923. En 1926, dans l’orbite du Parti Communiste Français (PCF), naît à Paris le premier parti nationaliste algérien revendiquant l’indépendance, l’Étoile Nord-Africaine (ENA). En 1927, Maurice Viollette, gouverneur général qui se qualifie d’« indigénophile », parraine la création de la première Fédération des Élus Musulmans d’Algérie (FEMA). Lors des célébrations fastueuses du centenaire de la prise d’Alger, les « notables » algériens, humiliés et éconduits, créent, de mai à juillet 1930, des Fédérations d’élus des musulmans dans les départements d’Oran (FEMDO), de Constantine (FEMDC), et d’Alger (FEMDA). En 1931, l’Association des Ulémas Musulmans d’Algérie (AUMA) fut fondée et contribua, elle aussi, à la montée en puissance du militantisme.

Des trois associations d’élus, c’est celle du département de Constantine (FEMDC), qui a retenu mon attention parce qu’elle fut un moteur essentiel du combat politique des Algériens au cours de cette décennie. Leur combat se focalisa principalement sur la lutte contre ce « goût très prononcé [de la colonisation] pour la ‘motion spéciale’ », selon les termes de Ferhat Abbas, et sur l’effort de définition d’un imaginaire collectif à l’usage des Algériens, pensé à l’échelle de l’Algérie. Le choix d’une monographie régionale consacrée à la Fédération des Élus Musulmans du Département de Constantine (FEMDC) se justifie d’abord par l’impact de cette association politique d’un genre nouveau sur les pratiques militantes et les pensées politiques développées par les Algériens au cours de cette période clé du basculement vers la revendication nationaliste.

Si la FEMDC n’a jamais fait l’objet d’une étude circonstanciée s’appuyant sur la très riche masse documentaire produite par les services de renseignement coloniaux, elle apparaît pourtant comme un objet historique nettement prédéfini. Dès 1952, Charles-André Julien, historien, militant socialiste et acteur politique au cours des années 1920 et 1930, en dressait le portrait-robot. Son analyse, agrémentée de quelques traits et corrigée à la marge, n’a pas été fondamentalement remise en cause. Selon lui, les élus fédérés peuvent être décrits comme des « notables », des « évolués », un groupe d’« intellectuels francisés », dont l’engagement souffrait d’une faiblesse doctrinale intrinsèque, et dont le modèle militant n’avait ni la rigueur, ni l’efficacité des modèles référentiels de la SFIO et du PCF. Plus ponctuellement, il ne cachait pas une certaine antipathie à l’égard du leader Mohamed Salah Bendjelloul et, a contrario, valorisait la figure de l’intellectuel Ferhat Abbas, son lieutenant. Les travaux de Charles-Robert Ageron affinèrent l’analyse, en reconnaissant un « rôle pionnier » aux militants fédérés, tout en soulignant leur illusoire confiance en une France rêvée défendant les valeurs de 1789. C.-R. Ageron insistait, en outre, sur le fossé existant entre les préoccupations des « masses » et celles des élus fédérés. Il versait du reste le groupe des « évolués » dans un moule quelque peu anhistorique, en ne distinguant pas les Jeunes Algériens du début du 20ème siècle, des militants khalédiens des années 1920 et des militants fédérés des années 1930. Parallèlement, en Algérie, Mostefa Lacheraf décrivait les élus comme des « bourgeois » enfermés dans les villes, entretenant des rapports « stériles » ou « ambigus » avec les colonisateurs. Leur militantisme était dépeint, au mieux, comme « inefficace », au pire, comme un acte de « trahison » à la nation algérienne. Dans la majorité des travaux, le schème général d’appréhension du mouvement fédéral contribue donc à fabriquer une figure archétypale servant d’appui à la mise en valeur d’autres mouvements (Ulémas, ENA-PPA, PCF-PCA, etc.).

Héritiers des Jeunes Algériens et du khalédisme, les militants fédérés se distinguent de leurs aînés à compter de 1932-1933. Une nouvelle génération militante se groupe autour de son leader, le docteur Mohamed Salah Bendjelloul, et s’attelle à créer la confrontation avec le régime colonial sur son propre terrain. Leur idéologie anticoloniale, réformiste et républicaine, emprunte à l’argumentaire rationnel-légal développé par Maurice Viollette. Par bien des aspects, ils participent aussi à la définition d’un imaginaire « nationalitaire » algérien, phénomène notamment perceptible dans les rapports d’alliance et de concurrence entretenus par les militants fédérés avec le mouvement des Ulémas réformateurs. Sur le terrain, leur tactique consiste à se saisir des espaces d’expression interstitiels ouverts aux Algériens par la puissance coloniale afin de mobiliser les populations. L’investissement associatif et l’utilisation du ressort électoral sont ainsi deux piliers majeurs du militantisme fédéral qui permettent aux élus fédérés de se muer en entrepreneurs de mouvement social durant la décennie.

Dès 1932, le Dr Bendjelloul se démarque de ses pairs en organisant la résistance fiscale à Aïn M’Lila et Aïn Beïda. En juin 1933, il conduit une délégation d’élus de toute l’Algérie à Paris qui trouve portes closes dans les ministères suite à l’intervention personnelle du gouverneur général Carde. Les élus fédérés lancent alors leur premier mouvement de démission générale, saboté par les interventions et les pressions exercées par l’Administration coloniale. Au printemps 1934, Élus et Ulémas lancent une tournée de meetings de masse, rassemblant parfois plus de 10 000 auditeurs, comme à Constantine. On a souvent souligné que les émeutes antisémites de Constantine, du 3 au 5 août 1934, résultèrent de la profonde misère sociale des populations colonisées, mais aussi des tensions intercommunautaires renforcées par le « privilège » civique accordé aux populations « indigènes » israélites. Elles sont aussi, et peut-être d’abord, une preuve tangible de la rapide politisation des populations algériennes sous l’égide de la Fédération des Élus. On oublie ainsi souvent que l’étincelle qui mit le feu aux poudres du mouvement émeutier du 5 août fut la rumeur de l’assassinat du Dr Bendjelloul par un membre de la communauté israélite constantinoise. En 1934-1935, la FEMDC remporta des deux-tiers aux trois-quarts des 6814 mandats que comptait le département de Constantine. La FEMDC contribua de façon décisive à la réalisation du premier front commun algérien lors du Congrès Musulman Algérien (CMA) réuni à Alger le 7 juin 1936. La délégation du CMA présenta sa Charte revendicative au gouvernement Blum en juillet 1936. Jusqu’à la fin des années 1930, avec 4400 membres revendiqués et plusieurs centaines de milliers de sympathisants et d’électeurs, la FEMDC fut, sans conteste, l’appareil politique le plus solidement implanté parmi les populations algériennes.

L’action de la FEMDC contribua au développement d’un pluralisme politique en Algérie, phénomène particulièrement visible au cours des périodes de scrutin avant 1936, puis au travers des âpres luttes entre appareils politiques algériens, de 1936 à 1938. La Fédération fut, par ailleurs, en première ligne dans la massification des actions protestataires impliquant les populations colonisées. Fait symptomatique, l’ensemble de la riche production historiographique consacrée à l’histoire politique algérienne a passé sous silence les manifestations du 11 avril 1939, initiées et coordonnées par la FEMDC et son parti, lancé à l’été 1938, l'Union Populaire Algérienne pour la conquête des droits de l'homme et du citoyen (UPA). Ces manifestations groupèrent pourtant, le même jour et selon un rituel manifestant similaire, de 150 000 à 220 000 personnes dans 35 villes et villages d’Oranie, du Constantinois et des Territoires du Sud sous régime militaire. Enfin, en forçant le Gouvernement et le Parlement français à trancher par la négative, en mars 1938, sur la question hautement symbolique de la participation des Algériens aux élections législatives, le mouvement fédéral fit, en partie à son corps défendant, le lit de la radicalisation nationaliste des revendications algériennes. En 1939, l’occlusion de la voie réformiste paraissait acquise. Le champ politique algérien était appelé à une profonde reconfiguration. La formule fédérale avait vécu.

Mes recherches confirment aussi le changement d’horizon spatial du jeu politique algérien au cours des années 1930. À travers le cas de la FEMDC, la polarisation et la diffusion de pratiques militantes dites « modernes » apparaissent comme des phénomènes intrinsèquement liés, ce qui revient à dire que l’émergence de pôles urbains et de pôles ruraux d’envergures diverses favorise la dédifférenciation des terroirs politiques. Sous réserve d’études complémentaires portant sur les départements d’Alger et d’Oran, l’unification politique précoce de l’Est algérien sous la houlette de la FEMDC pourrait contribuer à expliquer pourquoi cette région fut, ultérieurement, le cadre d’évènements aussi lourds de conséquences pour le futur de l’Algérie que les manifestations du 8 mai 1945 ou le soulèvement du 1er novembre 1954. A contrario, dès les années 1930, l’unification politique régionale de l’Est algérien fait le lit de revendications algériennes pensées à l’échelle nationale et favorise le transfert d’une part grandissante des luttes politiques vers Alger.

Les résultats de mon enquête contribuent, par ailleurs, à remettre en cause une vision archaïsante et fixiste du rôle des familles dans le processus de politisation. En tant que matrices du pouvoir social, elles surent s’adapter aux changements du jeu politique : de nouvelles stratégies matrimoniales, causes et conséquences de l’activisme politique, sont observables ;  les alliances familiales n’empêchèrent pas le changement progressif du sens du vote et de la valeur des mandats ; elles ne constituèrent nullement un obstacle aux dynamiques d’institutionnalisation visibles au sein de l’appareil fédéral, pas plus qu’à l’inscription, de plus en plus nette, des rapports politiques dans l’espace public, voire à l’individualisation des choix politiques. Supports du militantisme, elles contribuèrent aussi à la constitution d’out-groups associatifs, comme les cas de Constantine, Biskra ou Sétif le montrent clairement.

L’incapacité de la FEMDC à se muer en véritable parti politique découle, pour nombre d’historiens, d’un dilettantisme militant qui expliquerait également sa relative inefficacité. Cette argumentation paraît dénaturer fondamentalement les faits. En premier lieu, il y eut bien deux FEMDC. En tant qu’appareil, une fois conquise par la génération Bendjelloul, en 1932-1933, la Fédération changea profondément de nature. Cette seconde FEMDC, purgée à l’été 1933 de ses éléments les plus tièdes, déploya une étonnante énergie à se repenser et à se réformer jusqu’à la création de son parti, l’UPA, à l’été 1938. L’analyse historique paraît avoir vu juste en soulignant l’existence d’un dilemme militant au sein de la FEMDC. Mais ce dernier ne tient pas à une lutte d’hommes, qui opposerait Ferhat Abbas au Dr Bendjelloul, vision trop commode et relativement simpliste du jeu politique. Ce dilemme ressortit bien plus sûrement de la difficulté à arbitrer entre la souplesse de la formule associative – matrice initiale du mouvement fédéral – et l’efficacité militante supposée de la forme partisane. Plus précisément, le mouvement ne parvint pas à trancher entre la tactique du front commun et celle du parti. Il paraît possible de considérer que cette question se posa aussi, mais en d’autres termes, pour une association comme l’AUMA, ou des partis comme l’ENA-PPA et le Parti communiste, notamment au moment du lancement du Congrès Musulman. Ce dilemme paraît tenir à une série de facteurs différents : le caractère récent de l’éthique militante et, a fortiori, partisane dans les consciences algériennes ; l’idéalisation de l’unité, qui renvoie à celle de la communauté religieuse musulmane (umma) ; la domination de l’opportunisme dans le jeu politique algérien et l’existence, éprouvée de 1936 à 1938, du bloc colonial des élus européens d’Algérie ; enfin, la réprobation, variable d’un gouvernement à un autre, de la forme partisane par les autorités coloniales. L’indécision des élus fédérés paraît davantage être le produit de ces contingences historiques que le fruit d’une immaturité politique. Il convient aussi de rappeler que la FEMDC fut la première structure militante pérenne et dynamique née en Algérie et que, en partie grâce à elle, l’appareil militant y acquit une valeur politique en lui-même.

Pour conclure, si l’on s’intéresse aux revendications et aux répertoires d’action, il paraît d’abord essentiel de réviser l’analyse ayant trait à l’« assimilationnisme » des élus fédérés. Pour le dire simplement, même chez les plus fervents partisans des valeurs républicaines, tels Ferhat Abbas ou Mohamed el-Aziz Kessous, l’assimilation réclamée par les militants fédérés ne fut jamais cette dépersonnalisation des Algériens représentée dans l’histoire nationaliste du nationalisme algérien. Par ailleurs, contrairement à l’idée émise par Jean-Claude Vatin à la fin des années 1970, le mouvement fédéral paraît bien avoir été porteur d’un « projet de société ». Sa formule d’entente franco-musulmane peut, a posteriori, apparaître comme utopiste. Elle positionnait pourtant les élus fédérés en situation d’intermédiaires entre les propositions des « indigénophiles » français, l’idéal de revivification culturelle arabo-musulmane défendu par les Ulémas et les demandes de justice économique et sociale émanant des populations algériennes. Dans la pensée des élus, ce qui peut être conçu comme utopique en 1939 put paraître réaliste avant cette date.

Un certain nombre de présupposés historiographiques méritent donc d’être révisés. Il apparaît ainsi que, hormis une année de fortes tensions en 1936-1937, mouvements Ulémas et mouvement fédéral conjuguèrent leurs efforts à tous les niveaux, tout en partageant une base militante commune. L’effort de création associative, traditionnellement porté principalement au crédit des Ulémas, releva d’abord d’élus devenus de véritables entrepreneurs politico-associatifs, à l’instar des docteurs Benkhellil et Saadane à Batna et Biskra, ou de Si Hamida Djendi à Annaba. Par ailleurs, autour de 1934-1935, une rupture essentielle dans la démarche militante des élus se dessine : la légitimation de leurs revendications par le peuple algérien acquiert une valeur première par rapport à la légitimité de leurs demandes aux yeux du pouvoir colonial.

L’élection elle-même, d’abord simple reconnaissance d’un pouvoir établi, acquit une valeur véritablement compétitive et conflictuelle au milieu de la décennie. L’« apprentissage » de la résolution des conflits par la voie des urnes paraît cependant en grande partie faussé et interrompu par la « situation coloniale ». Dès 1937, le vote affecte un caractère plébiscitaire et les manipulations et les fraudes électorales s’imposent comme des pratiques « normales » du répertoire coercitif colonial. La dénégation de la valeur des mandats par les autorités françaises concourt en retour à déplacer les attentes des militants algériens hors du temps électoral et, sans doute aussi, en partie au moins, hors du projet démocratique. On observe alors un très net rapprochement des discours des ulémas, fédérés et nationalistes. Ce glissement majeur conduit les Élus à valoriser la seule communauté arabo-musulmane, au détriment d’une communauté civique franco-musulmane. Le rapprochement des positions défendues par les appareils n’est évidemment pas exempt de divergences et procède d’un processus bien plus compétitif qu’on ne l’a longtemps pensé autour de la « juste » énonciation de l’Algérie.

Si les élus fédérés ne furent pas « nationalistes », ils n’en jouèrent pas moins un double rôle d’accoucheurs du nationalisme et de diffuseurs de ses prénotions fondatrices auprès des populations algériennes. Sur le terrain, ils proposèrent aussi une nouvelle forme de leadership. Le Dr Bendjelloul fut bien un professionnel de la politique, à la fois homme de réseaux, logisticien hors pair et homme de théâtre. Le charisme du personnage permit l’identification du peuple à son héros révolté et favorisa le passage à l’acte, la recherche d’une confrontation directe avec le pouvoir colonial. Contrairement à ses adversaires algériens, la FEMDC possédait, en outre, un ancrage rural puissant et un spectre sociologique très large. Représentative de la société des années 1930, la FEMDC apparut sans doute aux Algériens, dans l’Est du pays au moins, comme le vecteur le plus efficace de la résistance à l’ordre colonial.


Note

* Thèse de doctorat, sous la direction de M. Omar Carlier, Paris, EHESS, mai 2012, 2 vol., 862 p.

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