Insaniyat N°55-56| 2012 |Jeunes, quotidienneté et quête d’identité | p.p. 13-23 | Texte intégral
The adolescence notion within Mediterranean social contacts its capacious anthological and identity dimension Abstract: This text questions the assumed anthropological dimensions about the adolescence notion. Its origin going back to the emerging of contemporary American metropolis and their cosmopolitanism, is marked by political liberalism. This makes adolescence a difficult passage from childhood to an autonomous individual. The demonstration of this notion in Mediterranean societies prove a dynamic arrangement of cultural identities where youth can differ. Through this dynamic imbrications, at the same time we see Mediterranean societies express a relative permeability to certain liberal values and liberal ideologies, globalized today at a world scale, showing a certain violence in personal, social or institutional transformations that they require to impose themselves.Keywords: adolescence, mediterranean societies, intergenerational, autonomy, individual |
Marc BREVIGLIERI: Sociologue, Haute École Spécialisée de Suisse occidentale, HETS-Genève et GSPM-EHESS, Paris, France.
L’usage de la notion d’« adolescence » a vécu un véritable déploiement à l’échelle internationale à partir de la seconde moitié du XXe siècle (Cicchelli-Pugeault, Cicchelli & Merico, 2002)[1]. Nous ne reviendrons pas directement dans ce texte sur les raisons de ce déploiement, mais sur les conditions de celui-ci (qui amènent la question du contact et des échanges entre les différentes sociétés concernées), et sur ses enjeux sociopolitiques qui conduisent à prendre au sérieux ce que transporte en termes de valeurs et produit en termes de réalités sociales une telle notion. Le concept d’« adolescence » a connu, non sans liens avec ce qui vient d’être dit, une diffusion interdisciplinaire et un enrichissement sémantique conséquent. Il se prête ainsi à la description d’un certain nombre d’épreuves qui jalonnent le parcours des jeunesses, que ces épreuves relèvent d’un rite initiatique de passage, de la transition d’une classe d’âge à l’autre, d’une crise individuelle ou collective, d’une dynamique de construction de la personnalité ou d’une quête identitaire. On pourrait dire que le phénomène de l’adolescence met à l’épreuve la jeunesse et la convoque devant ses capacités et ses fragilités propres (Breviglieri et Cicchelli, 2007).
Mais le succès de cette notion n’est pas sans produire des sources d’ambiguïté portant principalement sur son usage comparatif. Faute d’un cadre définitionnel univoque et d’une stricte unité sémantique, le terme d’« adolescence » ne dispose pas d’une substance équivalente d’une discipline à l’autre, d’une aire culturelle à l’autre ou d’un contexte historique à l’autre. Il incite par son apparente universalité à la comparaison, mais il ne peut pas en soi garantir la comparabilité des phénomènes qu’il désigne. Le problème se pose donc en amont de la comparaison, au niveau de la comparabilité des phénomènes étudiés. Pour aborder le problème de la comparabilité à partir d’une catégorie poreuse et lâche comme celle d’« adolescence », une double prévention méthodologique s’impose. Il convient tout d’abord d’éviter tout abus de transposition qui revient à pratiquer l’usage automatique d’un corps de notion sans réfléchir au préalable ni au contexte qui l’a vu émerger ni aux modalités de transport de signification. L’abus de transposition d’une catégorie risque bien d’aboutir à un excès d’homogénéisation concernant pourtant des réalités de natures fort différentes et à l’imposition d’un point de vue unique sur ces réalités. La seconde prévention méthodologique se trouve au pôle opposé de la première. Il convient là d’éviter l’excès de relativisme, c’est-à-dire le postulat d’une hétérogénéité radicale des réalités observables qui reflèteraient alors des contextes incomparables et des visions du monde sans rapport. Entre l’abus de transposition et l’excès de relativisme se dessine une approche capable de réfléchir sur le point de contact que représente une notion sujette à l’emprunt. À ce point de contact, les ensembles culturels ne sont pas dans un rapport d’affrontement ou de fusion mais dans une dynamique, à la fois pensable et éprouvable, d’« imbrication » (Dakhlia, 2005).
Archéologie de la notion d’« adolescence »
Afin d’appréhender la manière dont circule un concept comme celui d’adolescence, il nous semble intéressant de procéder pour commencer à son « archéologie normative ». Il s’agit d’établir sur quels fondements idéologiques, sur quelle tradition intellectuelle, sur quelles sources de conviction et sur quels systèmes de justification a pris consistance ce concept. Pour cela, il demeure important de rester attentif à ce que transporte et produit socialement la notion d’adolescence, à sa dimension performative et à sa portée axiologique. La catégorie se prête à des usages variables, comparait avec plus ou moins de violence sur la scène des débats, configure ou plutôt vient qualifier certaines réalités sociales en disséminant sur le parcours des jeunesses, comme nous l’avons déjà suggéré, un certain nombre d’épreuves. Mais pris dans un contexte historique, l’adolescent se présente comme un jeune à l’épreuve d’une certaine modernité. Le travail généalogique que certains sociologues ont réalisé (Cicchelli-Pugeault, Cicchelli & Merico, 2002) a permis de situer cette catégorie en regard du type de modernité qui l’a vu éclore significativement. Pour aller vite, on peut présenter cette catégorie, et l’artillerie analytique qui l’accompagne, comme se développant sur une assise libérale particulièrement bien ajustée aux débats politiques et scientifiques tels qu’ils se sont présentés dans la société nord-américaine du XXe siècle. Cette société a d’abord mis en avant un modèle de morale individualiste qui, partant de la personne même, se montre capable de toucher tant le noyau de la famille que celui des relations professionnelles et civiques. La responsabilité individuelle y joue un rôle prépondérant non seulement au niveau de l’esprit d’initiative privée qu’au niveau de l’esprit public. Il faut comprendre l’inspiration libérale de la notion d’adolescence à partir de la fondation des grandes métropoles cosmopolites américaines soumises à l’épreuve de la ségrégation et des violences intercommunautaires qui grèvent une difficile coexistence de bon voisinage (Grafmeyer & Joseph, 1990). Or, la figure de l’individu libéral est spécifiquement ajustée pour cette société cosmopolite en tension car il est supposé affirmer une tolérance pour les choix et les opinions qui se montrent différentes des siennes, quelque soient leurs origines. Mais le travail idéologique opéré par le libéralisme politique aura fait subir à la personne, pour qu’elle s’affirme comme un parfait individu libéral, une réduction à l’état de simple agent porteur d’une opinion publique. Ce qui lui est expressément retiré au passage, c’est ce qu’emportent ses propres convictions communautaires en termes de substance affective et émotionnelle : des croyances et des aspirations inconciliables et radicales, une ferveur intime puissante et souveraine (Stavo-Debauge, 2008). Et précisément, l’adolescence a déjà été identifiée comme portant ces puissances affectives et émotionnelles, ses convictions étant aussi ses utopies naissantes. Des lors, il pouvait s’imposer l’idée que l’adolescent devait être corrigé dans sa croissance vers une maturité où il s’affirmerait alors comme un véritable individu libéral tolérant et responsable de ses opinions, prêt à adhérer à une conception du progrès où pourront s’exprimer ses intérêts privés.
Les descriptions socio-psychologiques présentent alors l’adolescent comme une personne tentant de s’affirmer dans un monde dont les promesses reposent sur la capacité individuelle de l’individu à assumer un « agir responsable » à tous les étages de la réalité sociale. La maturité, qui indique la direction d’un état canonique relatif à l’ « âge adulte », se vise essentiellement « autonome et responsable au plan individuel » et pointe la dimension du souci relatif aux conséquences publiques ou privées de l’action ou de son omission (Pattaroni, 2005). Les épreuves de l’adolescence permettent de rendre tangible cette charge relative à l’autonomie et à la responsabilité. Mais elles font surgir aussi les failles de sa personne, « l’identité fragile » de la jeunesse (Breviglieri & Stavo-Debauge, 2004) blessée contre les arêtes vives des épreuves du domaine public. Un portrait de l’adolescent se dessine alors, figurant une personne potentiellement irresponsable, dont les choix sont peu assurés, dont les projets restent imprécis, représentant un individu particulièrement exposé à l’ingérence d’autrui, aux vices du lien de subordination, aux pièges de la conviction aveugle ; individu, dès lors, hautement concerné par l’enjeu de l’affranchissement de « dangereuses dépendances » (parmi lesquelles la bande, la consommation de stupéfiants, le fanatisme religieux ou le repli familial). Cette terminologie (ingérence, affranchissement, responsabilité,…) n’est pas seulement descriptive, elle reflète aussi, à bien des égards, une idée précise de la liberté et de son empiètement, de la justice et de la faute, et permet d’évaluer, pour finir, combien s’y promeut la figure d’un individu dont le bien essentiel reste l’autonomie, et combien l’autonomie avérée consolide l’axe normatif de la maturité et pointe la direction d’un état canonique relatif à l’âge adulte.
Capacités à agir en public
C’est sur ce fond, qui interroge la source historique d’un cadre normatif où puise une catégorie comme celle d’« adolescence », que s’engrène notre projet de réflexion sur les sociétés méditerranéennes. Cette catégorie se présente comme un bel outil pour pouvoir estimer comment la problématique libérale de l’autonomie individuelle s’immisce dans des pays de moindre tradition libérale, y compris au Maghreb où l’on parle aussi d’un « phénomène adolescent ». Mais si d’aucuns s’autorisent à avancer la thèse d’une « délicate émergence dans les sociétés arabo-musulmanes du Maghreb de ce fameux sujet en voie d’autonomisation », gardons-nous d’y voir un défaut de modernité (Chebel, 2002). Nous avons préféré, dans la lignée des travaux de Marc Crépon, postuler l’hétérogénéité consubstantielle des identités des sociétés méditerranéennes, le pluralisme et les capacités réceptives de leurs mondes (Crépon, 2001). C’est ainsi en interrogeant la propagation du cadre normatif de l’adolescence et de la grammaire de l’autonomisation qu’il soutient que peut s’observer le dessin d’une voie de modernisation empruntée par les sociétés méditerranéennes. L’emprunt ou le transport de cette notion représente un point de contact où s’éprouve la disponibilité relative de ces sociétés à recevoir ce cadre et cette grammaire sur leur domaine public et dans la réforme de leurs dispositifs institutionnels.
Les points de vue sur la jeunesse, ouverts à partir des conceptions normatives sur l’adolescence, touchent à plusieurs niveaux. On pourrait dire qu’à un premier niveau (capacitaire) où l’adolescence impose une certaine idée de ce dont les jeunes sont capables, s’ajoute un second niveau (ontologique) relatif au développement supposé de son être pendant l’adolescence, puis un troisième niveau (identitaire) concernant l’affirmation souhaitable d’une identité personnelle.
Au niveau capacitaire, tout d’abord, c’est-à-dire à un niveau où l’on s’est posé la question de savoir comment et pourquoi la question des capacités se pose à l’adolescent, l’adolescence représente un âge où se démultiplient les épreuves publiques, où les capacités mises en œuvre le sont proportionnellement de moins en moins face à des proches, et de plus en plus en public (Breviglieri, 2007). Lorsque l’on parle d’ « épreuves en public », on entend qu’elles se tiennent sur le domaine public selon ses deux sens spatiaux usuels : espace public urbain où se met en jeu la normalité des apparences, la théâtralité des civilités, l’activité marchande, le cadre des séductions (etc…) et espace public discursif, où se pose la question de l’accessibilité de la parole des jeunes, et de son potentiel créatif, critique ou revendicatif. C’est par exemple autour de cette double acception de l’espace public que Maurizio Merico a conduit une enquête dans la banlieue pauvre de Naples (Merico, 2007). Les adolescents y sont amenés, dans un centre éducatif et d’insertion, à fabriquer par eux-mêmes de la « démocratie », à produire des règlements et des décisions sur un modèle participatif et délibératif. Si l’adolescence est donc un âge où se configure une accumulation inédite d’épreuves en public, c’est que pointe alors, à ce niveau capacitaire dont nous parlons, la question éminente de la reconnaissance qui soutient à son tour une demande de respect en public (ou du public vis-à-vis des jeunes).
Mais que l’adolescence soit un moment de la vie si crucial dans la reconnaissance de capacités qui appellent à un respect en public exacerbe l’enjeu de l’épreuve publique et la fait ressortir comme une source de violence émotive. Cette violence se rend perceptible depuis les résonateurs affectifs propres à l’affirmation de soi sur le domaine public. Ils vont de l’inquiétude/anxiété relative à la dureté de l’épreuve en public jusqu’à l’impatience de faire ses preuves. Le moi, hésitant et dubitatif de l’adolescent, tangue alors entre ces résonateurs affectifs, et confère bien souvent une dimension dramatique au phénomène de la parution en public. Cela induit une tension vive chez l’adolescent rendu extrêmement attentif aux moindres maladresses en public qui pourront amener, prenons au pied de la lettre l’expression consacrée, l’impression de pouvoir « mourir de honte ».
Le dévoilement d’une faiblesse ou l’aveu de capacités encore défaillantes disposent d’une cruauté toute particulière à l’adolescence car elles tendent à rabattre le jeune au stade de l’enfance. Or ce mouvement potentialise le constat négatif de l’attardement et déploie la violence de l’infantilisation. Mais, notons-le, c’est bien alors l’affermissement graduel de la capacité du moi à s’affirmer sur le domaine public qui devient l’espace productif de compréhension de l’idée l’adolescence.
Ontologie progressive
On peut désormais ouvrir un second registre de questions situées au niveau ontologique. L’adolescence semble être un moment de la vie tout particulièrement placée sous le signe d’une ontologie progressive. Son être apparaît comme étant essentiellement en développement. C’est surtout en ce sens qu’on peut dire que l’adolescence est un âge complexe. D’abord car elle appelle à la modification et l’ajustement progressifs des obligations morales qui pèsent sur elle. Aussi, oublier de réviser régulièrement les obligations qui touchent l’adolescent, c’est ignorer qu’il évolue et mépriser qu’il évolue en grandissant, en gagnant une amplitude ontologique. Ensuite, l’attente sociale d’une ontologie progressive à l’adolescence configure une situation particulière car la stagnation, l’inertie ou l’apathie deviennent un problème grave ou aigu car elles sont capables de mettre en cause les idées mêmes d’apprentissage et de croissance sur lesquelles repose un pan entier de l’identité adolescente. Les enquêtes conduites au Maghreb, notamment par Azzedine Kinzi et Mohand Akli Hadibi sont absolument riches de cette problématique relative au mépris de l’amplitude ontologique gagnée au travers l’accumulation des épreuves en public (Hadibi, 2007 ; Kinzi, 2007). Ces auteurs travaillent sur une génération qui fut adolescente pendant les années 90 en Kabylie, et ils montrent comment elle fut sacrifiée sur les diverses régions de reconnaissance qui s’offraient cette période de leur vie : décrochage scolaire, ruine de la société civile, relative inhospitalité de l’espace public villageois et pour finir, absence de faisceaux de reconnaissance capable de pointer le capital d’expériences que représente la survie à dix ans de guerres intestines.
Identité personnelle
Privilégier une telle entrée au niveau de l’apprentissage et de la progression sur un plan ontologique suppose que l’enquête sociologique appréhende la dimension temporelle relative aux successions d’épreuves qui forment un « parcours biographique ». C’est donc au troisième niveau de l’identité biographique du jeune que l’adolescence laisse percer quelques conceptions normatives importantes pendant la jeunesse. Dans une démarche inspirée par une approche de Paul Ricoeur, nous avons considéré que l’identité biographique peut être répartie sur les deux pôles de la mêmeté et de l’ipséité (Ricoeur, 1990). Sur le pôle de la mêmeté, l’identité se fige sur la forme du caractère. Le caractère est précisément ce qui peut poser problème à l’adolescent dans la mesure où il s’inquiète que soit fixée son identité au stade de l’enfance, à la manière dont ses proches le caractérisaient (avec insistance) dans son enfance. L’adolescent revendique que le temps soit compté sur le plan de son identité, au sens où il est le théâtre de changement qui l’ont affecté. Le sentiment, perçu fréquemment par l’adolescent, d’être rabattu injustement sur un caractère immuable joue alors pour lui comme une violence non négligeable qui lui est faite. Une violence qui correspond à l’aplatissement réducteur de sa personne au stade de l’enfance où prévalait un entourage de proches qui s’est précisément attaché à ses traits de caractère. À nouveau, il affleure une violence de l’infantilisation qui correspond à la négation de son amplitude ontologique. La violence de l’infantilisation peut être faite à tous les niveaux où les institutions ont la responsabilité de permettre et de faciliter l’accès aux espaces publics : dans le cercle familial, mais aussi dans le milieu scolaire et au niveau des services au public que les jeunes commencent à fréquenter. Sa ressemblance avec celui qu’il a été, son étant-petit, non seulement l’adolescent la conteste, mais il peut aussi, et plus radicalement, la nier puissamment, au risque d’adopter des attitudes qui paraissent incohérentes et suscitent mécompréhension et inquiétude. Il adopte, par exemple, des attitudes mécaniquement anti-conformistes, ou d’autres comportements prenant la trajectoire de l’évasion, de la fuite irresponsable, de la fugue hors des contraintes de réalisme imposées par le contexte social.
Mais l’analyse de l’identité biographique pointe aussi l’existence d’un second pôle identitaire. À côté de la mêmeté s’affirme celui de l’ipséité. L’ipséité est ce qui permet, dans l’identité, l’instauration d’une certaine diversité résultant d’une mutabilité de la personne. Paul Ricoeur la délimite à partir de la capacité à promettre qui donne une autre forme de permanence dans le temps que le caractère. La promesse permet à la personne de s’ouvrir au changement tout en instaurant l’enjeu éthique de répondre de ses engagements et l’enjeu pratique d’instaurer un avenir sous la forme du projet. C’est au risque de fomenter des projets irréalisables que se brûle alors l’identité du jeune, comme le montre l’enquête tunisienne réalisée par Mohamed Nachi sur les projets suicidaires d’embarcations vers l’Italie (Nachi, 2007). L’identité fondée sur la promesse présente aussi un point délicat pour l’adolescent dès lors qu’on prend au sérieux ses fragilités propres. La promesse recèle une exigence capacitaire remarquable : promettre c’est assurer de se rendre capable, c’est pouvoir établir des projets et s’engager à bien s’y tenir. Dès lors, dans un contexte méditerranéen où l’économie est à la peine, où les institutions de la société civile ne pallient pas vraiment les insuffisances de la solidarité Etatique, et où les personnes développent des capacités de résistance dans des structures communautaires encore vivantes, grâce notamment à la religion et à la famille, n’est-ce pas fragiliser la jeunesse que d’attendre d’elle une promesse fondée sur l’émancipation par projets individuels ? Il faut donc bien tenir en vue, dans ces sociétés méditerranéennes, l’épreuve de réalité qui attend les jeunes qui endossent l’habit de l’adolescence. Leurs projets fondés sur des valeurs d’émancipation individuelle rencontrent des retombées d’autant plus difficiles qu’elles surviennent dans des sociétés relativement éloignées d’une culture libérale et donc faiblement préparées, en termes de soutiens institutionnels et moraux, à l’autonomisation des individus.
Relations intergénérationnelles et responsabilité du jeune
La thèse proposée au début de ma réflexion, établissant un lien privilégié et normatif entre l’adolescence et l’autonomie individuelle, se propose donc d’être discutée au niveau des épreuves de réalité rencontrées par le jeune devant l’affirmation de capacité à l’autonomisation, devant la reconnaissance de son être en développement et enfin devant l’édification de promesses réalistes structurant son identité personnelle. Pour finir, plaçons-nous du côté de ceux qui accueillent le surgissement de cette posture adolescente et ses velléités d’autonomisation individuelle. Ne perdons pas de vue, à ce propos, que l’autonomie est une idée délicate à envisager pour le monde adulte en regard de sa responsabilité engagée. Comment le rapport intergénérationnel est-il convoqué dans ces épreuves de réalité qu’impose l’adolescence ?
Les relations intergénérationnelles que nous observerons rapidement se disputent souvent trois postures différentes qui, à la fois reconnaissent la posture de l’adolescent, et en même temps lui ouvre un espace de développement vers l’âge adulte. On discernera : une posture d’accompagnement, une posture de distanciation et une posture de conflit. Chaque posture permet de qualifier le rapport des adultes à l’adolescence à partir d’une structure ambivalente et paradoxale, c’est-à-dire que d’un côté elle vise l’accomplissement d’un acte bienveillant à travers une certaine pédagogie de l’autonomie et que de l’autre côté, elle touche inévitablement à des foyers d’inquiétude et d’inconfort qui minent, chez l’adolescent, son geste d’émancipation. La posture de l’accompagnement (i) tout d’abord, qui reste très représentative de celle qu’adoptent les travailleurs sociaux, met au centre du rapport intergénérationnel la visée de l’émancipation du sujet tout en faisant sourdre l’inquiétude d’un excès de tutelle ou d’encadrement par quoi s’entend la problématique de la dépendance. À cette première posture s’oppose celle de la distanciation (ii) qui a pour horizon positif le respect en public de la personne libérée de ses attaches (familiales ou religieuses) mais laisse aussi pointer la perspective assombrie de la solitude amère, de la négligence ou de la marginalisation lorsque la distance se montre trop excessive et confine à l’abandon. Enfin vient s’ajouter la posture du conflit (iii) qui particularise d’une dernière façon la dynamique complexe du rapport intergénérationnel. C’est cette fois au risque d’une violence non maîtrisée ou d’un déchirement attestant d’un antagonisme irréconciliable que peut être conduite une pédagogie qui incite à l’échange critique. Cette dernière dynamique, où le conflit apparaît positivement comme un moyen de parvenir au compromis entre deux positions adversaires, porte en germe le modèle participatif capable d’engager l’adolescence dans une société civile démocratique ouverte à la différence et au partage. Néanmoins, ce qui pose notamment problème, dans les sociétés méditerranéennes, c’est l’acceptabilité sociale de la critique venant de la jeunesse et la fiabilité des dispositifs qui portent leurs paroles. Et cette acceptabilité, sur laquelle repose l’estime sociale de la jeunesse, semble d’autant plus fragilisée qu’elle vient remettre en question des convictions, ancrées dans les institutions (au premier rang desquelles figure la famille), qui pérennisent un rapport vertical et asymétrique sur lequel s’appuie un pouvoir encore très largement considéré comme incontestable.
Bibliographie
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Note
[1] Ce texte a fait l’objet d’une communication aux Journées d’Études du Crasc : Les fragilités de la génération jeune et la notion de citoyenneté, à Oran, le 1er juin 2006.