Parce que « le genre demeure la pierre d’achoppement des rapports sociaux de sexes », comme l'écrit Nicole G. Albert, la revue Diogène, dans une vocation transdisciplinaire et internationale, a consacré un numéro thématique aux « Nouvelles perspectives dans les gender studies », après celui de 2004 intitulé « Mythe et genre ».
« Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile ? », c’est la question-titre de l’article de Joan W. Scott qui discute de certains problèmes d’ordre social et culturel relevant du concept Genre. Tenant compte des débats de la conférence de Pékin en 1995, de la Commission onusienne sur les statuts de la femme en 1996, de la définition de American Heritage Dictionary of the English Language ainsi que des contributions des essayistes comme Butler et Haraway, Scott tente de répondre à la question posée, celle de l’utilité du Genre dans les catégories d'analyses (historique ou autre). Selon Scott, le genre ne peut demeurer utile que s’il dépasse l’« approche programmatique ou méthodologique dans laquelle les sens donnés à “hommes” et “femmes” sont vus comme immuables ». Pour mieux élucider ses propos, Scott affronte ses idées qui portent sur la question du genre comme « catégorie analytique » à celles de Denise Riley, sur « l’identité des femmes » et l’instabilité des fondements historiques la catégorie « femme ». Partant d’une certaine conception des rapports entre masculinité et féminité, de la relation (contrariée et problématique) entre le normatif et le psychique, et aussi des politiques féministes, Scott tente de montrer « qu’il n’existe aucune distinction entre le sexe et le genre, mais le genre fournit la clé du sexe ». Et Scott de conclure, par un retour à la théorie psychanalytique : « et si tel est le cas, le genre est donc bien une catégorie utile d’analyse puisqu’il exige que nous historisions les façons dont le sexe et la différence sexuelle ont été conçus ». Et pour que le genre soit toujours une catégorie d’analyse utile, il importe de clarifier les significations particulières du langage du genre et des contextes au sein duquel elles se manifestent.
Dans l’article de Simra Bilge sur les « théorisations féministes de l’intersectionnalité », l’auteure dégage un schéma théorique sur l’approche intersectionnelle qui « renvoie à une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée ». L’intérêt de l’intersectionnalité dans l’approche du genre, confirme Bilge, est de tenir compte des théories sociales, politiques et économiques et de « sortir de l’impasse acteur/structure et des analyses divisées micro/macro ».
Deux articles ont été consacrés à l'Algérie et au Maroc, dans ce numéro thématique. Celui de Boutheina Cheriet, intitulé « le genre et la citoyenneté comme "troc" dans l’Algérie postcoloniale », aborde la problématique de la citoyenneté et du genre en Algérie à travers une étude du Code de la famille algérien. L'auteure retrace le processus par lequel ce Code a été réformé en 2005. Entre les « manœuvres » du pouvoir politique, agissant dans un sens de paternalisme et de clientélisme, et les réserves du conservatisme religieux, faisant de l'islam un obstacle à une réforme juste, Cheriet montre la timidité de ces réformes et leur limite. Utilisées comme des "faveurs" et non comme des droits constitutionnels, ces réformes « évitent de porter atteinte à la tendance bien enracinée de la suprématie masculine ».
Dans une perspective néanmoins différente, mais dans un contexte social et culturel semblable à celui de l'Algérie, Moha Ennaji traite le rapport entre multiculturalisme, genre et participation politique au Maroc. Après avoir situé la place des femmes dans l'histoire sociale du Maroc, l'auteur expose les enjeux nationaux (comme la modernisation menée par le royaume) et internationaux (mondialisation, rôle des ONG) qui favorisent l'émancipation politique des femmes marocaines.
Dans un article sur l’impact du genre sur l’étude des religions, Morny Joy met l'accent sur le genre comme outil d'analyse permettant de le "comprendre" selon deux façons : « normative » (selon J. Butler) ou « malléable » (selon S. Ortner). Les deux façons « ont eu un impact considérable dans le domaine des études religieuses ». Sur un plan théorique, un certain nombre de points relevés par l'auteure montre toute la pertinence de son article. Partant d’une brève analyse du concept genre comme équivalent du mot «Femme» et étant un descriptif des rôles dans l’histoire, un essentialisme, une catégorie critique d’analyse, un outil d’analyse culturelle, un mode de perturbation subversive et une déstabilisation stratégique, Joy souligne la diversité des disciplines liées à l'étude du genre. « La problématique des relations compliquées entre le genre, la sexualité et les régulations ancrées dans les codes sociaux et culturels, en particulier ceux qui émanent des prescriptions religieuses » est aussi une problématique stimulante en ce qu’elle offre des éléments intéressants d’analyse et de compréhension. Et c’est dans cette perspective que s’inscrit l’article de Tanella Boni sur les mutilations sexuelles féminines. Pratiquée dans de nombreux pays musulmans et africains, l’excision évoque fondamentalement la question du corps de la femme et le sexe féminin. Le discours religieux est invoqué pour mentionner une évolution positive de l’institution d’al-Azhar et de certains imams africains à l’égard de cette pratique millénaire. Toutefois, la force des traditions persistent. Que faire face à un « corps blessé » et une « dignité atteinte »? Pour lutter contre cette pratique, il importe, insiste l’auteure, de la considérer dans le cadre des violences et des discriminations à l’égard des femmes. Une lutte pour la dignité humaine est une obligation. Combien est belle et fondée cette citation de S. de Beauvoir par laquelle s’achève l’article de Boni : « Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune! ».
En somme, ce numéro ne laisse pas sans se questionner, ni jeter un regard critique sur les normes dominantes dans les rapports entre les sexes dans les sociétés traditionnelles. On comprend donc dans quel sens l’approche du genre est essentielle pour comprendre, analyser et interroger la situation actuelle des inégalités entre les hommes et les femmes dans plusieurs sphères (professionnelle, publique et privée), en particulier dans les sociétés arabes et musulmanes. L’on comprend aussi dans quel sens le genre ne constitue qu’une approche parmi d’autres.
Belkacem BENZENINE