Stratégies juvéniles en milieu rural

Insaniyat N°55-56| 2012 |Jeunes, quotidienneté et quête d’identité | p.p. 79-89 | Texte intégral


Youth strategies in a rural milieu

Abstract: In this article we consider the juvenile question in an active rural society. We grasp this dynamism through the modernization process which the rural world has met since the last quarter of the 20th century .The rural world development can not be carried out in any way out of a specific urbanization context. In fact youth socialization was the concern of the national State which through its development policies knew how to submit this category and condemn it to passivity and resignation. However this youth is not so passive as one would believe, it is capable of rising as a social actor reclaiming its own identity and development strategies.
The status multiplicity acquired by young rural people in the frame of agricultural projects is in fact nothing other than a different facet of changes which a modernized rural society meets. The individual failure of these young people is really the failure of the social development experiment.
Keywords: modernization, fringe element, rural/urban, social actor, strategies juvenile, identity, Tunisia

Amor ZAAFOURI: Université de Sfax, 3000, Tunisie.


Introduction

La citation bourdieusienne selon laquelle « la jeunesse n’est qu’un mot »[1] est fortement révélatrice de la forte articulation de la question juvénile à la structure sociale dans laquelle s’insère la population des jeunes. En effet, aucune définition de ce qu’est la « jeunesse » n’est possible que si l’on part d’un type de société déterminé du simple fait que toute pratique juvénile est l’expression d’un certain statut social reconnu au jeune par sa société.

A l’époque de l’atomisation et de la balkanisation des sociétés modernes par le courant de la mondialisation, la jeunesse urbaine et rurale est fortement mobilisée par l’éveil des identités en vue d’acquérir un statut qui lui est dénié par une structure sociale où la logique des structures collectives est encore efficiente.

L’État-Nation, soucieux d’intégrer les masses populaires et certaines couches des classes moyennes, n’a pas pris en considération les besoins socio- culturels de jeunes dotés d’un niveau scolaire relativement élevé, et dont le poids social n’est pas négligeable, que ce soit en ville ou en campagne. Il les a, au contraire, marginalisés en ne percevant leurs propres problèmes qu’à travers ceux de la famille, de l’école et du groupe social auquel ils appartiennent. A travers l’examen du processus de modernisation du monde rural dans la région de Sidi Bouzid, nous essayerons de mettre en évidence la réaction des jeunes, et, par-là, la quête de leur identité face à une politique agricole axée sur la seule dimension économique, et qui s’inspire d’une volonté d’élever le niveau de vie de la population du centre-ouest, longtemps restée à l’écart du système urbain colonial.

La jeunesse rurale, en tant qu’acteur social, développe donc ses propres stratégies en vue d’acquérir un nouveau statut social et de construire sa propre identité, ce qui veut dire, que la stratégie de l’État- National visant le renforcement des structures collectives n’a débouché que sur son contraire. L’éclatement de la famille élargie, le morcellement de la propriété collective et le démantèlement des institutions traditionnelles en sont de bons indices.

Si nous parlons du processus de modernisation et de ses implications dans le monde rural, c’est parce que l’urbain et le rural, dans notre cas, s’interpénètrent, et l’on ne peut s’empêcher de traiter l’un sans tenir compte de la présence de l’autre.

I. Une jeunesse résignée et passive

Pour être fidèle à notre principe d’explication des mouvements juvéniles en milieu rural, nous devons admettre la résignation et la passivité de la jeunesse rurale comme étant le produit d’un système social donné.

En d’autres termes, la soumission des jeunes dans la société objet de recherche est un mode d’adaptation aux exigences d’une collectivité dont la vie est basée sur la pratique d’une agriculture de subsistance. En effet, ce mode de vie exige une certaine forme de solidarité afin que les membres de cette collectivité puissent affronter les difficultés du milieu.

Du fait que la propriété de la terre est collective, toutes les forces productives, masculines et féminines, sont mobilisées au cours des saisons du labour, de la moisson et de la cueillette. En réalité, ces formes de solidarité s’expliquent par des liens de sang entre les membres de chaque famille élargie. Au niveau de l’espace, nous pouvons lire la logique généalogique, qui est déterminante dans la propriété de la terre, puisqu’à chaque famille revient un certain nombre de parcelles : les Soualhia (Salah), les Soualmia (Salem), les Guenedzia (Guendouz), les Athamnia (Othman), les Brahmia (Brahim), les Mnassria (Mansour), les Rouabhia (Rabeh)… sont des institutions familiales qui assurent la reproduction des rapports de leurs membres à la terre.

C’est à travers elles que les jeunes générations de chaque famille élargie organisent leurs rapports aux autres familles. Dans le cadre de sa famille élargie, le jeune peut servir les intérêts de sa famille restreinte tout en servant ceux de sa famille élargie.

Cette solidarité peut dépasser le cadre familial lorsque l’intérêt de toute la collectivité est remis en question par l’intervention d’une autre collectivité voisine.

Nous pouvons aboutir à la conclusion que la cohésion du groupe est une condition nécessaire pour qu’il puisse assurer la vie de ses membres. Mais d’où provient cette cohésion ? Est-elle un don du ciel ? Le facteur économique est-il, à lui seul, suffisant pour l’explication de tels liens sociaux ?

En guise de réponse, nous devons, tout d’abord, nous mettre d’accord sur le fait que ce type de rapports sociaux était dominant avant l’intégration de la Tunisie dans la voie libérale de l’économie, car l’extraversion du pays sur le monde occidental, juste après l’échec de l’expérience coopérative au début des années soixante-dix, a présenté un véritable tournant dans l’histoire du pays. Fredj Stambouli l’avait déjà bien signalé dans l’un de ses articles : « un tel changement du mode économique, corrélatif avec l’apparition d’un réseau urbain extraverti, devait entraîner un bouleversement du système social, de ses composantes et de leur mode d’articulation, nous assistons à un passage graduel d’une société segmentaire, dotée de velléités égalitaristes et verticalement intégrée, à une société nettement plus inégalitaire, horizontalement intégrée, et de plus en plus fortement contrôlée par un appareil d’État centralisé »[2].

La résignation de la jeunesse trouverait donc son explication sociologique dans le fait que le statut de jeune dans ce type de société ne pourrait être perçu en dehors d’une logique collectiviste : les besoins du jeune lui sont garantis par sa collectivité, à condition qu’il manifeste obéissance et docilité à l’égard des membres de sa famille élargie. Toute opposition de sa part ne pourrait aboutir qu’à sa marginalisation et à son exclusion de la famille. Certains jeunes ont été durement sanctionnés parce qu’ils ont refusé de se soumettre à l’autorité de leurs pères. Ainsi, aucune part de l’héritage et de la fortune familiaux ne leur a été accordée. C’est au chef de famille que revient le choix de l’avenir de son fils. Ce dernier ne dispose d’aucune liberté en matière de choix de son épouse, de son habitat et même de sa vie privée.

Même après le mariage, il ne pourrait disposer d’aucune autonomie, et ce n’est qu’après la mort du père qu’il aura le droit d’y aspirer. Si les jeunes sont soumis dans un tel système, c’est parce qu’ils se trouvent dans l’incapacité de satisfaire leurs besoins biologiques et sociaux en dehors de la famille élargie. Leur prise en charge par la famille les empêche de se poser la question de l’autonomie personnelle.

Voulons-nous dire par là que cette jeunesse rurale est dénuée de toute possibilité d’action ? En d’autres termes, ne sommes-nous pas en présence d’un acteur social qui a sa propre identité et sa stratégie d’adaptation ?

Pour répondre à ces questions, nous nous trouvons dans l’obligation d’éclaircir une question théorique qui peut nous induire en erreur : si les mouvements des jeunes ruraux ne sont pas manifestes et leurs stratégies ne sont pas explicites, nous ne devons pas en conclure qu’ils sont dans l’incapacité de développer une action. Au contraire, ce qui pourrait être vu comme absence de mouvements ou de stratégies est en soi une action sociale. Pour pouvoir s’adapter aux exigences de leur société, et pour être dans les « normes requises », ces jeunes n’ont qu’à se résigner et se soumettre. Leur succès personnel dépend totalement du succès social de leurs familles. Les politiques entreprises par l’État-National dans le cadre du Programme de Développement Rural Intégré (PDRI) et qui visent à améliorer les conditions de vie des familles rurales n’ont jamais traité les jeunes comme étant une catégorie ayant ses propres besoins.

C’est à travers l’intégration du monde rural dans le système social tunisien que les problèmes de la jeunesse sont envisagés : la construction des écoles, des dispensaires, des maisons de jeunes, l’électrification et le rattachement aux réseaux de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) sont des actions qui assurent l’encadrement de la jeunesse par une famille dont le niveau de vie s’améliore progressivement.

L’encadrement des jeunes par l’État à travers la fonction socialisatrice de la famille empêche toute organisation en dehors des cadres officiels.

C’est ainsi qu’on parle de jeunesse bourguibienne, de jeunesse destourienne, et de jeunesse scolaire. A l’image de toutes les associations et les organisations civiques forgées par l’État-Nation, la jeunesse, rurale ou urbaine, est imprégnée des valeurs d’obéissance, de soumission et de discipline.

Dans une société où l’État est un acteur social central, la participation des jeunes à la vie civique est commandée par les calculs de l’élite au pouvoir, et c’est la raison pour laquelle tout mouvement juvénile contestataire finit par succomber à la marginalité. Aucune légitimité n’a été reconnue aux mouvements de Janvier 1978, de Gafsa (1981), de Janvier 1984 dont les principaux acteurs étaient des jeunes issus de catégories sociales en proie à la pauvreté et au chômage. La résignation et la passivité de la jeunesse rurale ne pourrait donc trouver son explication sociologique en dehors d’un contexte social spécifique où l’individu est manipulé par des forces sociales et politiques sur lesquelles il n’a aucune prise.

II. Une jeunesse à la recherche de son identité

Partant du cas de la société paysanne au centre-ouest de la Tunisie (Sidi Bouzid), nous pouvons affirmer que le processus de modernisation de l’agriculture n’a abouti qu’à un véritable paradoxe : les investissements de l’État, dans le cadre du projet d’économie en eaux d’irrigation, ont généré un état d’appauvrissement et de marginalisation de la population rurale que nous pouvons ressentir à partir de l’échec des nouveaux projets agricoles.

Cet échec a été lourd de conséquences pour la famille élargie qui s’est déstructurée pour donner l’occasion aux jeunes déçus de s’adapter, à leurs façons, aux nouvelles situations. C’est dans ce contexte que nous concevons les stratégies adoptées par ces jeunes pour acquérir une nouvelle identité leur permettant de se situer socialement. Après l’échec du projet agricole familial, ils se trouvent poussés à rechercher leur autonomie sociale et économique tant que la famille ne constitue plus l’espace convenable pour réaliser leurs espoirs (mariage, achat de voiture, construction d’un logement…).

Certains chefs de famille, que nous avons contactés, nous ont déclaré qu’ils se sont aventurés dans un tel projet sous la pression de leurs femmes et de leurs enfants.

Ils n’avaient pas envie de délaisser les activités traditionnelles, et c’est la raison pour laquelle ils manifestent une certaine nostalgie pour l’ère du mouton et du chameau.

Nous pouvons en conclure que la jeunesse rurale, secouée par l’envie d’enrichissement, engage les chefs de famille dans un processus d’échange de parcelles de terre avec d’autres chefs en vue d’avoir la superficie qui peut leur garantir le démarrage du nouveau projet agricole. Ainsi, le paysage traditionnel en matière de propriété de la terre, commandé généralement par une logique généalogique, cède la place à un nouveau paysage dans lequel la terre acquiert une certaine valeur d’échange. De nouveaux rapports sociaux apparaissent du moment où ce n’est plus l’appartenance à la famille élargie qui détermine l’accès à la propriété de la terre. Certains promoteurs procèdent par l’achat des terres de ceux qui n’ont pas les moyens financiers pour s’aventurer dans un nouveau projet. Mus par la volonté de réaliser leurs projets personnels au sein du projet familial, les jeunes manifestent une grande obéissance à l’égard de leurs familles et fournissent de grands efforts pour assurer la réussite du projet.

Ils acceptent tous les sacrifices exigés par la nature du travail agricole tant que leur réussite individuelle dépend totalement de la réussite du projet familial.

Ce n’est qu’après la récolte que ces jeunes découvrent l’impossibilité de réaliser leurs rêves : leurs pères se retrouvent dans l’incapacité de briser le cercle vicieux de l’endettement dans lequel ils étaient pris car les coûts du projet dépassent de loin les intérêts qu’il apporte. Frustration et déception seraient ainsi le lot d’une jeunesse rêveuse et c’est ainsi que tout le projet se trouve remis en question.

La stratégie juvénile d’enrichissement cède donc la place à une nouvelle stratégie à la suite du détachement des fils de leurs familles. Ils revendiquent leur autonomie en construisant leurs propres familles, et c’est ainsi qu’apparaissent de nouveaux acteurs au sein de la société rurale.

Se sentant autonome et sans aucun engagement à l’égard de sa famille élargie, le jeune ne compte plus que sur soi-même, et sur ses propres moyens dans une société où commencent à se diffuser les valeurs de l’individualisme. Il aspire à acquérir un nouveau statut social par l’adoption de plusieurs stratégies d’adaptation.

a) Statut de petit entrepreneur agricole

Après le détachement de sa famille élargie, le jeune pourrait avoir la chance de disposer, après l’accord du père, de sa part du domaine agricole pour construire son petit projet. Livré à lui-même, il devrait affronter de nombreuses difficultés parce qu’il se trouve dans l’incapacité de supporter tous les frais de la saison agricole (semences, labour, plantation, achat de pesticides et d’engrais chimiques, récolte…), ce qui le pousse à accepter l’état d’endettement auprès des usines agro-alimentaires et des fournisseurs pour prendre, ainsi, le risque de défaire son projet.

Il suffit d’une faible récolte ou de mauvaises conditions climatiques pour qu’il se trouve dans une véritable impasse. Incapable de remplir ses engagements à l’égard des fournisseurs et des propriétaires d’usine, le jeune promoteur sera obligé d’abandonner le projet en vue de chercher une autre voie pour « construire son avenir ». Appauvris et marginalisés, ces jeunes n’ont qu’à adopter une nouvelle stratégie, et c’est en dehors du cadre de la famille qu’ils doivent agir. Symbole d’échec social aux yeux de leurs familles, ces jeunes perçoivent ce même échec comme étant la conséquence des pressions que ces mêmes familles leur font subir. Cela veut dire que la possibilité de regagner leurs familles n’est plus offerte et que le coût de leur détachement est très élevé. Ils n’ont qu’à compter sur eux-mêmes.

b) Statut d’associé agricole

N’ayant que sa force de travail, le jeune s’aventure de nouveau dans le travail agricole en qualité d’associé agricole. Lié par un contrat verbal à l’un des grands ou moyens propriétaires, il peut garantir la moitié du produit net de la récolte (50%). Cette situation ne lui offre aucune garantie en cas de perte ou de calamités naturelles (grêles ou sauterelles, par exemple).

Toute la charge de la saison agricole est supportée par le propriétaire qui doit s’engager auprès des fournisseurs et des usines par des traites ou des chèques, ce qui montre que ce contrat d’associé ne peut fournir aucune protection pour les deux partenaires, et que c’est le propriétaire qui court le plus de risque.

C’est pourquoi les problèmes qui peuvent survenir entre les deux partenaires sont réglés, dans la plupart des cas, par voie juridique et rarement par l’intervention des proches parents. La part de l’associé du produit net de la récolte, et d’après les cas que nous avions contactés, ne dépasse que rarement le cinquième (1/5), d’où la conclusion que le statut de cet associé est semblable à celui de khammès qu’a connu notre société au IXe siècle, puisque ce dernier ne peut disposer de sa part de la récolte qu’après règlement des dettes et des engagements par le propriétaire.

La fragilité de ce statut condamne l’associé à l’instabilité du fait qu’il se trouve, à la fin de chaque saison, obligé de changer de partenaire.

c) Statut d’ouvrier agricole

Cette nouvelle stratégie est dictée aux jeunes par l’échec de leur projet agricole, que ce soit dans le cadre de la famille élargie, ou en dehors d’elle.

Leur mauvaise réputation les prive de toute chance de renouveler l’expérience d’associé agricole, ce qui les relègue au rang d’ouvrier agricole. Un grand nombre d’entre-deux provient de familles pauvres qui ne sont pas parvenues à promouvoir un projet agricole faute de capital ou de terre, et c’est la raison pour laquelle ils acceptent d’être faiblement rémunérés. Pour subvenir à leurs besoins familiaux, ils bénéficient de l’aide de leurs femmes et de leurs enfants surtout pendant les saisons de la récolte. Leur activité est, généralement, saisonnière car elle dépend de la demande en main-d’œuvre supplémentaire quand il s’agit d’un travail que la main-d’œuvre familiale ne peut pas assurer à elle seule (récolte de tomates, par exemple).

Oscillant entre le statut d’ouvrier agricole et celui de chômeur, ils sont perçus, par leurs familles, comme des ratés et des vagabonds qui payent la facture de leur désobéissance.

d) Statut de chômeur

La mécanisation de l’agriculture, l’introduction de nouvelles techniques d’irrigation (système de goutte à goutte), et le recours à la main-d’œuvre familiale ont condamné la main-d’œuvre agricole au chômage. Les ouvriers agricoles en sont les premières victimes d’autant plus que l’échec de leurs projets est perçu par la société comme étant synonyme de paresse et d’oisiveté. L’humiliation et le désespoir les pousse à tenter l’expérience de l’exode en direction des grandes villes ou de l’émigration illégale (vers l’Italie, notamment), ce qui ne veut pas dire qu’ils ont rompu tout lien avec leur milieu d’origine. Il viendra le jour où ils pourraient se réintégrer dans la société qui les a exclus. D’autres jeunes, négativement catégorisés par la société, sont condamnés à n’être que des déviants lorsqu’ils se trouvent en proie à la violence, au vol et à l’alcoolisme. Le sentiment d’être victimes de leurs parents et d’être traités injustement développe en eux l’esprit de vengeance, et c’est la raison pour laquelle le père ou la mère subissent souvent cette violence matérielle ou morale.

Des bandes de jeunes révoltés transforment l’espace public en un espace privé à l’occasion des fêtes de mariage pour imposer leurs normes et manifester leur refus de tout ce qui a rapport au monde des adultes. Pourrions-nous, dans ce contexte, parler de ruptures au niveau du rapport des jeunes à leur société ? Sommes-nous dans le cadre d’une société où le désordre et l’anarchie sont la règle ?

Ces questions nous engagent dans la voie de la recherche d’une articulation de ces stratégies juvéniles à l’état de changement que connaît la société rurale sous l’impact du processus de modernisation.

III. L’autre face de l’échec du nouveau projet agricole

Le parcours des pages précédentes dans lesquelles nous avons exposé les différentes stratégies adoptées par les jeunes ruraux pour s’adapter aux transformations de leur société démontre bien que le processus de marginalisation et d’exclusion de la jeunesse rurale est graduel. La situation sociale du jeune se dégrade, peu à peu, à mesure qu’il s’éloigne du cadre de sa famille élargie. L’acquisition du statut de chômeur ou d’ouvrier agricole par le jeune est la preuve que ce dernier subit l’échec de l’application du programme d’économie en eaux d’irrigation dans une société où la logique traditionnelle est encore efficiente. Cette dégradation, en apparence, individuelle n’est, en fait, qu’une dégradation sociale. Ces jeunes proviennent de catégories sociales dont le programme de développement rural (PDRI) n’a pas pu améliorer le niveau de vie. Il n’a fait qu’alléger relativement le sentiment de pauvreté. Les subventions qui leur ont été accordées par l’État dans le cadre du programme d’économie en eaux d’irrigation pour démarrer leurs projets agricoles ont été dépensées pour subvenir à des besoins familiaux urgents (construction d’un logement, mariage, règlement de dettes…), ce qui condamne le projet en question à l’échec. En effet, la crise aiguë qu’a connue la société tunisienne au cours des années 80, avec le désengagement de l’État, expose ces catégories au chômage et à la marginalisation, cet état est accentué par le fait qu’elles ne disposent d’aucune protection sociale.

Ne pouvant se passer du travail de la terre, certains chefs de famille acceptent de démarrer leurs projets en recourant à l’endettement ; situation qui n’offre aux jeunes aucune garantie pour réaliser leurs ambitions et assurer leur avenir, ce qui les pousse à se détacher de leurs familles élargies et à compter sur leurs propres moyens.

Ce programme d’économie en eaux d’irrigation, qui avait pour objectif d’améliorer les revenus de certaines catégories sociales du monde rural en les intégrant au « secteur agricole moderne » et de préserver la richesse hydraulique pour fixer les ruraux à leurs terres, n’a débouché que sur son contraire : marginalisation et paupérisation des petits et moyens propriétaires, déstructuration de la famille élargie, et remise en question des valeurs de la collectivité par une jeunesse déçue et frustrée.

Le concept d’« effets pervers » pourrait bien, dans ce contexte, rendre compte de cette nouvelle situation. La logique des nouveaux acteurs sociaux (jeunes) contredit celle d’un État qui cherche à préserver les structures familiales et à édifier une société basée sur l’esprit de solidarité. Le développement du monde rural et son intégration étaient le but ultime d’un État qui n’a pas hésité à pousser au maximum une politique agricole qui encourage l’initiative privée.

En fait, cette politique est hésitante du fait qu’elle est tiraillée entre la volonté de développer le monde rural, considéré comme un bloc homogène d’une part, et l’ambition de promouvoir l’esprit individualiste, d’autre part. Fruit de cette hésitation, la jeunesse rurale est impuissante à s’organiser dans le cadre d’un projet sociétal alternatif. L’absence de tout enjeu fait que cette jeunesse n’a aucune conscience ni de son identité ni des forces sociales auxquelles elle s’oppose.

La vulnérabilité de ces mouvements juvéniles provient du fait que les jeunes ruraux ne luttent pas pour remettre en question une politique agricole dont ils sont les premières victimes, mais plutôt pour essayer d’en tirer le maximum de profits. Nous optons pour une analyse en termes de reproduction car les acteurs sociaux dans le cadre de ces mouvements demeurent prisonniers des valeurs de leur collectivité. S’ils ont réussi à ébranler les bases des institutions traditionnelles, ils ne sont pas parvenus à remettre en question ces dernières. Les attaches familiales demeurent et la reconnaissance de l’individu par sa famille élargie dépend de sa réussite sociale.

Conclusion

À partir d’une observation directe qui nous a été facilitée par notre familiarité avec la collectivité rurale objet d’étude, nous avons pu constater que la société rurale qui vit le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture de marché, dans le cadre d’un processus de modernisation déclenché par l’État, n’est pas aussi homogène qu’on le croit. Elle est traversée par des mouvements, dont celui des jeunes est le plus important. Cependant, cette jeunesse rurale n’est pas arrivée à acquérir sa propre identité et à élaborer un discours qui lui est propre. En d’autres termes, elle n’est pas porteuse d’un projet autonome qui lui permet de s’affirmer en tant qu’acteur central capable d’orienter le mouvement de sa société. L’explication de la marginalité de ces mouvements est à rechercher dans une lecture critique de la politique agricole qui les a produits. Oscillant entre structuralisme et actionnalisme, notre approche cherche à démontrer que la politique de l’État, en matière de développement agricole, n’a pas pu réaliser les objectifs visés, et qu’au contraire, elle a donné naissance à de nouveaux acteurs sociaux dont la maîtrise devient de plus en plus difficile.

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Notes

[1] Bourdieu, P. (1984), Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, p. 143.

[2] Stambouli, F. (1980), « Système urbain et développement », in collectif Système urbain et développement au Maghreb, Tunis, CERES productions, p. 60-61.

 

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