Insaniyat N°55-56| 2012 | Jeunes, quotidienneté et quête d’identité | p.p. 159-172 | Texte intégral
Ahmed-Amine DELLAÏ: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31000, Oran, Algérie.
Introduction
La littérature populaire du Maghreb et celle de l’Orient puisent dans un même fond de légendes arabes et islamiques pour produire, sous forme de contes en prose ou en vers, à côté des œuvres du genre épique [1] comme la fameuse Sīrat Banū Hilāl (la geste hilalienne) [2] , des œuvres du genre édifiant, al-klām al-kbīr (la grande parole, la parole supérieure) [3] , comme disent les poètes maghrébins, autour de personnages marquants, comme le Prophète, les califes, les Compagnons, les conquérants et les saints. La poésie malḥūn au Maghreb, comme son équivalente, à l’autre bout du monde arabe, la poésie ḥumaynī [4] , constituent un vecteur remarquable de cette littérature populaire constitutive de la culture populaire commune à l’ère arabo-musulmane, à travers les siècles.
Appelés ayyūbiyyāt (du nom du personnage biblique et coranique Ayyūb ou Job), quand elles rapportent la légende dorée des saints personnages, ou ġazwāt (expéditions) [5] quand elles décrivent les batailles des musulmans contre les "infidèles", ces grandes qacīda-s, chantées traditionnellement sur les places publiques par les meddāḥ-s (bardes) itinérants, sont l’œuvre de grands poètes de malḥūn [6] comme Laẖḍar Benẖlūf, εabdelεәzīz Al-Maġrāwī, Mbārek Būlaṭbāg, M’ḥamed Benyeẖlef, Ben Raḥḥū et Laεrūsī [7] , pour ne citer que les plus anciens et les plus connus.
L’histoire des aventures de Tamīm al-Dārī appartient à ce vaste répertoire enchanteur et édifiant des conteurs et poètes populaires du monde musulman, du fin fond de la Malaisie à l’Andalousie, en passant par l’Afrique noire et l’Afrique du Nord. La bibliographie de ce type de littérature est vaste, et nous n’en citerons, pour exemple, que l’ouvrage de l’espagnol Guillen Roblès qui a publié dans ces « Légendes morisques » (1885-1886) [8] une version de cette histoire en hispano-arabe qui se rapproche d’une autre version algérienne publiée, un peu plus tard, en 1891, par René Basset, à partir d’un manuscrit de la bibliothèque d’Alger [9] .
Tamīm al-Dārī
Mais avant de nous pencher sur notre texte, intéressons-nous au personnage principal, ce fameux Tamīm al-Dārī, appelé, dans la tradition populaire maghrébine, Tamīm al-Dār. Pour cela, nous nous aiderons principalement de l’opuscule du savant égyptien Al-Maqrîzî (1441-1364), un des élèves du célèbre Ibn-Khaldoun, intitulé « Ḍaw al-sārī fî maεrifat ẖabar Tamīm al-Dārī » (la Lumière (qui guide) le voyageur nocturne (en quête) d’informations sur Tamīm al-Dārī) [10] .
Il nous apprend donc que Tamīm était un arabe chrétien de Palestine de la fraction des Dār rattachée à la grande tribu de Lakhm. Sa conversion à l’Islam daterait vraisemblablement de l’an 7 de l’hégire, année de l’expédition de Haïbar à laquelle, dit-on, il aurait pris part.
Et c’est au retour d’une de ces expéditions qu’il aurait, par ailleurs, sollicité du Prophète l’attribution en concession perpétuelle, à titre anticipé, de quelques villes en Palestine, comme al-Halīl (Hébron), qui ne seront conquises que bien plus tard.
Après sa conversion, Tamīm al-Dārī s’installa à Médine où il vécut jusqu’à l’assassinat du calife Othman. Il mourut en l’an 40 de l’hégire (660-661) et fut enterré dans sa patrie.
On décrit Tamīm, le Compagnon du Prophète, comme un être d’une extrême dévotion, qui pleurait en faisant ses génuflexions et était capable de réciter le Coran en entier au cours d’une seule prosternation. Il est surtout connu pour avoir introduit quelques innovations comme la fabrication d’une chaire (minbar) pour le Prophète, l’éclairage de la mosquée à l’aide de lampes à huile et la coutume de raconter des histoires édifiantes qasas dans la mosquée.
Justement, et c’est là notre propos, l’une de ces histoires fut racontée par Tamîm, au moment de sa conversion, au Prophète lui-même qui le rapporta dans un hadith authentique appelé ḥadīt al-ğusāsa [11] .
Ce hadith qui vient confirmer, de la bouche d’un chrétien fraîchement converti, ce que le Prophète avait déjà révélé sur l’Antéchrist, est le noyau premier de ce qui deviendra, bien plus tard, l’histoire extraordinaire de Tamīm al-Dārī.
Un hadith authentique va donc donner naissance à un conte populaire, mais, comme l’écrit Basset, en parlant de la version qu’il a publiée, « ici, la version qui s’est peu à peu transformée subit une modification complète » (p. 6).
Ce sont ces modifications, ces transformations du noyau initial et le sens qu’il faut leur donner, que nous comptons mettre en relief, un peu plus loin. Mais revenons, avant cela, à notre version maghrébine.
Le texte : structure formelle et métrique
Notre texte-ci nous l’avons découvert dans un registre (konnāš) de qacīda-s transcrites de la main du poète de malḥūn et meddāḥ (chanteur d’épopée sur la place publique) de la région de Relizane, dans l’Ouest algérien, le défunt cheikh Ali Ould Brahim al-Qalεī (1928-2003). Nous l’avons collationné avec deux autres versions, l’une de Mohammadia (manuscrit Si Hamadouche) et l’autre de Blida (cahier Tobal). Les deux versions de Mohammadia et de Relizane, régions à dialecte arabophone de type bédouin, diffèrent de celle de Blida dans le sens, principalement, où celle-ci porte l’empreinte, ça et là, d’une adaptation du texte au dialecte citadin.
Ce chant, attribué à un poète peu connu appelé Ibn al-Harrāz, est long de 200 vers groupés en 19 strophes (de type hedda) et anti-strophes (de type frāš) selon la terminologie du malḥūn algérien du Nord-Ouest. Toutes les qacīda-s du type strophique débutent habituellement par une strophe hedda (ce qui signifie charge : c'est-à-dire l’action d’imprimer un mouvement au texte) qui comporte les deux rimes de base, fixes, de la qacīda (la rime interne, en fin du premier hémistiche, et la rime externe, au bout du second hémistiche, ici : يَ/ارْ) et se terminent par une hedda.
En alternance avec ces strophes hedda à rimes fixes, nous avons des strophes frāš (action d’étendre un tapis, le lit ou le tapis lui-même : c'est-à-dire l’action de faire une pause, une halte, dans le cours du poème et de développer l’idée de la hedda précédente) à rimes mouvantes, variables, car à chaque nouveau frāš la rime doit changer.
C’est ce que les poètes marocains appellent, en usant d’une métaphore pastorale très expressive, « al-srāḥ ou al-rwāḥ » (le pacage et le retour au bercail), ce qui revient à comparer le mouvement des rimes dans les strophes successives au mouvement du troupeau qui change continuellement de terrain de pacage (changement de rime) mais revient toujours au bercail, à la tombée du soir (retour à la rime de base). Notons ici, en passant, que le mal ḥūn emprunte, pour constituer sa terminologie technique, aussi bien des termes, comme ici, relevant du monde bédouin que des termes relevant de l’artisanat citadin, le tissage principalement, ce qui devrait nous ouvrir des pistes intéressantes pour l’étude de la généalogie de ce genre poétique traditionnel.
Ce mouvement de va et vient, entre les rimes changeantes et la rime fixe est un trait caractéristique fondamental de la poésie malḥ ūn au Maghreb. Trait hérité probablement du zajal andalou dont il est une extension dans les pays du Maghreb.
A l’intérieur des strophes le vers est composé de deux hémistiches de 10 pieds chacun pour la strophe hedda : c’est le fameux mètre d’origine algérienne appelé par les marocains al-mšərgī» (l’oriental) ou « al-tilimsānī » (de Tlemcen, ville algérienne qui se trouve à l’Est du Maroc) [12] , le mètre le plus simple et le plus courant avec le quatrain :
هذا تميم من اصحاب المدني * يسّمّى في قبيلته راجل مسكين
Ha/da/Ta/mī/mns/ḥa/bel/Ma/da/nī yes/sem/ma/fiq/bīl/tu/ra/ğel/mes/kīn
C’est Tamīm, un des Compagnons du (Prophète) médinois*Il est considéré, dans sa tribu, comme un pauvre homme
Dans la strophe frāš, par contre, la mesure peut être ramenée à 7 pieds comme dans la 8ème strophe :
قال له عمر يا مسكين * ذا انت ودّرت المفتاح
Qāl/lu/Ɛo/mar/yā/mes/kīn * da/nta/wed/dert/tel/mef/tāḥ
O Malheureux, lui dit Omar, *Voilà que tu as perdu la clé !
Le contenu narratif
Quant au contenu narratif lui-même, le récit se déroule comme suit (et là, nous donnons le résumé pour chaque strophe) :
• Strophe 1 : c’est la strophe d’introduction et de présentation du sujet.
Une sorte de basmala propitiatoire, où grâce est rendue au Seigneur, créateur de toutes choses et où le poète célèbre la toute-puissance divine dont une des manifestations, justement est ce miracle opéré sur Tamīm al-Dārī délivré et rendu aux siens après son enlèvement par une puissance maléfique.
• Strophe 2 : présentation du héros de l’histoire, Tamīm, qui assiste à une réunion avec le Prophète durant laquelle celui-ci recommande, ce qui est assez inattendu, à ceux qui ont eu un rapport sexuel d’effectuer les grandes ablutions.
• Strophe 3 : c’est un autre jour, et le Prophète est assis en compagnie d’Ali. Vient à passer Tamīm. A sa vue, le Prophète a les larmes aux yeux. Interrogé sur la cause de son chagrin subit, le Prophète annonce à Ali les malheurs futurs qui vont s’abattre sur Tamīm après sa disparition.
• Strophe 4 : le Prophète est désormais mort et Tamīm, qui a gardé en mémoire sa recommandation concernant les grandes ablutions, décide de la mettre en pratique sur le champ. Après avoir « connu » son épouse, il sort, par une nuit noire striée d’éclairs, pour faire ses ablutions à la fontaine. Sa femme, en guise de plaisanterie, lui lance : « Que les gardiens de la nuit t’emportent ! ». Un démon qui passait par là, l’entendit.
• Strophe 5 : l’horrible démon charge le pauvre Tamīm sur son dos et s’élance à toute vitesse dans le ciel. Il l’emporte à l’extrémité du monde connu, à destination de « la mer des ténèbres ». Sa femme restée seule et, ne recevant plus de ses nouvelles, décide de se remarier ayant, au préalable, accompli, comme il se doit, sa retraite légale. C’est le calife Omar qui la marie à un membre de la fameuse tribu des Banī Ɛudra, adeptes de l’amour platonique. Mais, au cours du repas de noce avec son nouveau mari, elle sort pour aller puiser de l’eau et se trouve nez à nez avec son ancien mari Tamīm, surgi de nulle part. Le nouveau mari, alerté, sort, lui aussi, pour voir de quoi il en retourne.
• Strophe 6 : naturellement, une dispute éclate entre les deux hommes et la femme bigame, pour apaiser les esprits, leur propose de passer la nuit séparément, en tout bien tout honneur, elle, dans une chambre, et eux deux dans une autre, en attendant le lendemain.
• Strophe 7 : dès le lever du jour, notre trio se présente devant le calife Omar. Celui-ci a peine à reconnaître Tamīm qui, pour le convaincre de son identité, lui rappelle ses hauts faits d’armes, en sa compagnie, aux batailles de Badr, Ḥonaïn, Tukuria, et à la prise de La Mecque.
• Strophe 8 : Tamīm raconte alors au calife les circonstances de son enlèvement et son atterrissage sur une île lointaine, par-delà la montagne Qāf qui ceinture le monde.
• Strophe 9 : il est d’abord capturé par une tribu de démons infidèles qui prend plaisir à le tourmenter. Il y demeure une année, après quoi, il est délivré par une tribu de démons croyants qui attaquent ses ravisseurs et le sauvent.
• Strophe 10 : conduit devant les chefs de cette tribu, qui apprennent avec joie qu’il est musulman, il est invité à conduire la prière collective et instruire les enfants. Mais au bout de deux années, la nostalgie de son pays le reprend. Il demande à partir. Un démon, plus rapide que les autres, est choisi pour le conduire. On le laisse s’en aller, en lui recommandant expressément de ne jamais prononcer le nom de Dieu devant ce démon incroyant. Mais, au cours de la traversée du ciel, Tamīm entend le chant des anges et, transporté, c’est le cas de dire, il ne peut s’empêcher de prononcer la formule de l’Unicité : « qul huwa al-Lāhu al-aḥad ». Et ce qui devait arriver, arriva, le démon se mit à fondre aussitôt, sous lui, « comme du plomb sous la flamme ».
• Strophe 11 : Tamīm est, derechef, jeté sur une île déserte. Pas âme qui vive. Il n’a pour nourriture que de l’herbe et des feuilles. Après un mois de marche, il parvient enfin au sommet d’une montagne d’où il aperçoit des villes bâties sur les cimes. Mais ces villes sont désertes et coupées du reste du monde par une épaisse couche de neige.
• Strophe 12 : ensuite Tamīm découvre un territoire enchanteur, un paysage paradisiaque, puis il pénètre à l’intérieur d’une cité dont la beauté et le luxe défient l’imagination. Il lui faut dix jours entiers pour la traverser d’un bout à l’autre tellement elle est immense.
Arrivé au sommet d’une colline, il trouve un ermite en prière. Plongé dans ses méditations, le dévot reste muet. Plus loin, il découvre une blanche forteresse habitée par des bienheureux richement vêtus et des enfants.
Sur son chemin, il rencontre deux superbes cavaliers qui lui rendent son salut et lui donnent l’aman en lui montrant la direction à suivre.
Il s’exécute et ses pas le mènent vers un jardin magnifique et, dans ce jardin, il rencontre un vieillard qui en assure l’entretien constant.
• Strophe 13 : le vieux sage se met en devoir alors de dévoiler à Tamīm le sens de tout ce qu’il a vu :
- la ville merveilleuse c’est la fameuse Irām dāt al-εimād (Iram-aux colonnes) bâtie par le légendaire monarque de Babylone Šaddād Ibnu Ɛād.
- Le vieil anachorète c’est un apôtre, un compagnon de Jésus, voué à l’adoration de Dieu et qui a fait vœu de silence.
- La Forteresse d’or et d’argent c’est la demeure éternelle des martyrs et des enfants morts en bas âge.
- Les deux cavaliers ce sont les archanges Gabriel et Michel.
Et moi, dit enfin l’auguste personnage, je suis le prophète Elie (identifié à al-Hiḍer). Et il lui recommande, à la fin, de suivre le chemin de la côte et de ne pas s’en écarter.
• Strophe 14 : au bout de dix jours de marche, il aperçoit une embarcation. Une fois hissé à son bord, Tamīm se rend compte que les passagers parlent une langue inconnue. Parmi eux, se trouve un vieillard plongé dans la lecture d’un livre.
• Strophe 15 : Tamīm se présente au vieil homme qui lui déclare connaître l’existence du Prophète grâce à la lecture des textes sacrés et avoir foi en lui. Mais, tout d’un coup, Tamīm entend les lamentations et les cris d’adieux des passagers. Sur ce, le navire se brise contre un rocher et Tamīm ne doit son salut qu’à une planche à laquelle il s’agrippe de toutes ses forces.
Il dérive pendant dix jours, puis la mer le rejette de nouveau sur une île.
• Strophe 16 : il se met alors à gravir une montagne et découvre l’entrée d’une grotte donnant sur un précipice. A l’intérieur, se trouvent une bête hideuse et un homme enchaîné à sa couche. Un homme borgne qui l’interroge et, à l’évocation du nom du Prophète, pris de rage, se met soudain à enfler et à dégager une odeur pestilentielle. Il donne un coup de pied à Tamīm qui dévale la pente et se retrouve sur une terre d’où surgissent mille mosquées. Il voit d’énormes serpents enchaînés dégoulinant de venin, et une coupole verte dans laquelle un jeune homme vêtu de soie verte est en train de prier. Celui-ci le salue et l’invite à partager son repas.
• Strophe 17 : Tamīm le questionne sur ce qu’il vient de voir :
- L’homme enchaîné dans la grotte, explique-t-il, c’est le Dağğāl (l’Antéchrist), à ses côtés se trouve al-ğusāsa, la Bête de l’Apocalypse.
- Les serpents serviront à tourmenter les débauchés le jour du jugement
- La Tour d’or et d’argent c’est là que les anges mesurent la pluie
- Et ce qui t’entoure, c’est « la mer environnante » cerclée d’émeraude.
• Strophe 18 : sur ces entrefaites, vient à passer un nuage noir d’aspect effrayant. Il leur apprend qu’il se dirige sur les Rūm-s pour les châtier. Puis une autre nuée se présente, d’une blancheur éclatante, cette fois. Interrogée sur sa destination, elle répond qu’elle se dirige vers Médine. Alors, al- Hiḍer, qui a dévoilé son identité à Tamīm, lui demande d’embarquer sur ce nuage non sans l’avoir plongé au préalable dans le sommeil en lui imposant les mains sur la tête.
En un clin d’œil, Tamīm se réveille dans sa maison.
• Strophe 19 : c’est le retour devant le calife Omar qui déclare à Tamīm n’avoir jamais rien entendu d’aussi extraordinaire.
La femme de Tamīm, quant à elle, est priée de choisir entre les deux hommes. A ce moment-là, la cruche que tient le second mari lui tombe des mains et se brise. La femme de Tamīm en tire un mauvais présage et choisit naturellement son premier mari Tamīm.
L’histoire de Tamīm se termine ainsi et le poète Ibn al-Harrāz appose sa signature dans cette dernière strophe tout en priant Dieu de lui épargner les malheurs de ce monde-ci et de l’autre monde et de le faire demeurer dans le voisinage du Prophète.
La structure narrative
Du contenu narratif passons à la structure narrative de ce texte, et commençons par remarquer que le type de structure formelle de la qacīda que nous avons mis, plus haut, en exergue, à savoir, cette alternance de mouvements hedda et de pauses frāš se retrouve dans la structure narrative du récit qui est conduit de la manière suivante :
- la période formée par l’enchaînement des strophes 8 à 12 constitue un segment dynamique dans le récit, elle est pleine d’actions, de déplacement et de mouvement. De plus elle accumule les énigmes et les questions tout en les laissant en suspens. C’est en quelque sorte le mouvement en avant de la hedda dans le poème strophique.
- La strophe 13 suivante, par opposition, est un moment de répit, une pause, où la période précédente est passée en revue, où les questions reçoivent les réponses appropriées et les énigmes, leurs solutions. En un mot, le passé immédiat reçoit du sens. Ici, c’est à une sorte de frāš ou repos après le mouvement qu’a recourt le narrateur pour prendre le temps de dénouer ce qui est embrouillé.
Ajoutons que nous avons, dans ce texte, deux périodes de mouvement narratif avec leurs pauses : la 1ère va de la strophe 8 à la strophe 13, comme nous venons de le voir, et la seconde, de la strophe 14 à la strophe 17.
De plus, cette séquence qui va de la strophe 8 à la strophe 18, séquence de l’irréel, de l’aventure surnaturelle, à proprement parler, est encadrée, au début et à la fin, comme dans une sorte de parenthèse, par les strophes 1 à 7 et 19, dont l’action se déroule dans le monde réel et donne à l’ensemble une structure en boucle. Tamīm est arraché du monde réel εalam al-šahāda pour être projeté dans le monde de l’inconnu et des mystères εalam al-ġayb pour un voyage initiatique de longue haleine dont le récit, à son retour dans le εalam al-šahāda, est destiné à l’édification des musulmans, par le truchement d’abord, dans une première étape, du hadith authentique délivré par le Prophète, ensuite, dans une seconde étape, par l’élaboration d’une qissa récit édifiant faisant office de vulgate.
Du hadith au conte populaire
Après cette mise au jour de la structure formelle et narrative de notre texte, abordons le volet suivant de notre questionnement concernant les rapports de ce texte, comme nous l’avions annoncé plus haut, avec sa matrice initiale, à savoir le fameux hadith al-ğusāsa, hadith que nous pouvons résumer comme suit :
Le Prophète, après avoir réuni les Musulmans, leur annonce, joyeux, qu’il vient d’entendre de la bouche de Tamīm al-Dārī une histoire qui confirme ce qu’il leur a révélé sur l’Antéchrist. Tamīm lui a raconté qu’il s’est embarqué dans un bateau avec un groupe de trente hommes de Laẖm et Ğudam. Le bateau essuie une tempête et dérive pendant un mois. Finalement, ils débarquent sur une île du côté du couchant. Là, ils rencontrent une bête si poilue qu’il est impossible de distinguer son avant de son arrière. Interrogée, elle répond qu’elle est la ğusâsa et leur demande de se rendre dans un monastère proche où les attend un homme friand de nouvelles. Arrivés là, ils trouvent un être d’une corpulence inouïe, solidement garrotté et recouvert de chaînes des pieds à la tête. Après leur avoir posé des questions sur l’état de la végétation, de l’eau, des lacs et des sources de certains endroits de la Palestine et de la Syrie ; il leur demande des nouvelles de la mission du Prophète dont il leur conseille d’embrasser la foi. « Car, leur révèle-t-il, je suis l’Antéchrist et je suis sur le point d’être délivré. A ma sortie, je parcourrais la terre et toutes les villes que je rencontrerais seront détruites, et ceci pendant 40 nuits, sauf les villes de Ṭaïba et de la Mecque dont l’entrée m’est interdite par les anges ».
Le Prophète déclare alors que Ṭaïba c’est bien Médine et demande à l’assistance de témoigner de la concordance entre ce qu’il leur avait rapporté auparavant sur ces deux villes et l’histoire racontée par Tamīm.
Curieux hadith tout de même que celui-ci, où c’est le Prophète en personne qui, pour confirmer ses propos antérieurs sur l’Antéchrist, se fait le rapporteur des propos de Tamīm al-Dārī, le conteur, qui rapporte, à son tour les propos du Dağğāl, quand nous savons que celui-ci est le Menteur et l’Imposteur par excellence !
Comment le véridique par excellence, c'est-à-dire le Prophète, peut-il se prévaloir du témoignage de l’imposteur par excellence, c'est-à-dire l’Antéchrist, sur lui-même, et qui plus est, témoignage rapporté par le premier homme qui fit profession de conteur qassās dans l’histoire de l’Islam ?
Laissons cette question redoutable, qui mériterait une autre étude, en suspens, et intéressons-nous aux modifications, rajouts et déplacements qui ont affecté, au fur et à mesure, la structure et le contenu de ce hadith – et là, une analyse diachronique, malheureusement inexistante, des états successifs de la légende serait d’un grand apport – jusqu’à aboutir à la mouture finale que nous connaissons, c'est-à-dire au conte fantastique que nous avons entre les mains.
« Ce n’est plus Temim ed-Dârî, écrit Basset, qui rapporte au Prophète les spectacles étranges dont il a été témoin ; c’est Mohammed qui sait par avance que, lui mort, le Dârite sera exposé à des aventures inouïes jusque là. En même temps, l’anecdote de la femme qui attend son mari disparu mystérieusement et revenu au moment d’un nouveau mariage est ajoutée à la légende à laquelle elle sert de cadre » (p. 6).
Tout se passe ici comme si les effets pervers pour l’orthodoxie qui pourraient résulter d’une lecture tendancieuse de ce hadith – comme, par exemple, de prêter à Tamīm le chrétien, une influence directe sur la formation de la vision eschatologique du Prophète, voire sur certains passages qui s’y rapportent dans le texte coranique lui-même – vont faire l’objet d’une neutralisation totale dans ce qui va être la future légende populaire de Tamīm al-Dārī.
Tout d’abord la transmutation du hadith en cause en qissa , à savoir, le passage d’un texte édifiant, texte d’autorité appartenant à la culture religieuse scripturaire, savante, à un texte de la littérature orale, populaire, texte non « autorisé », va se faire d’abord par l’invention d’une intrigue de base : c’est tout simplement l’histoire de la femme de Tamīm qui se retrouve avec deux maris [13] . Son cas est exposé à Omar qui ne résoudra le problème, et, pour cause, qu’à la fin du conte. Car cela permet d’introduire un élément de suspense, tout en ouvrant une grande parenthèse pour cette histoire dans l’histoire, racontée sous la forme d’un flash-back, qu’est le voyage fabuleux de Tamīm.
L’histoire de Tamīm passe alors, grâce à ces subterfuges littéraires, de la réalité à l’imaginaire. Nous n’avons plus affaire, dorénavant, qu’à un héros de fiction et l’histoire racontée ne va plus avoir qu’un air de famille lointain avec le hadith qui en est à l’origine.
Plus même, on va veiller à faire disparaître toute trace compromettante qui conduirait jusqu’au hadith, c'est-à-dire tous les éléments historiques qui ont rendu possible la scène et le propos décrits dans le hadith :
• d’abord la possibilité d’un échange verbal direct entre le Prophète et Tamīm qui aurait permis la transmission d’un message quelconque : souvenons-nous qu’au tout début de l’histoire, Tamīm ne fait, une fois, qu’assister en simple auditeur à un sermon du Prophète, une autre fois, il ne fait que traverser son champ de vision.
• Ensuite la qualité de rapporteur de confession chrétienne qui rendrait Tamīm suspect de propagation de «légendes chrétiennes » : dans le conte, l’histoire de Tamīm se passe à l’époque du calife Omar, c’est dire si les années ont passé depuis sa conversion du temps que le Prophète était vivant. Tamīm est désormais un musulman de vieille date, et, qui plus est, un compagnon du Prophète respecté.
Ce réaménagement de la temporalité va changer radicalement la donne en redonnant à la révélation la place qu’avait prise le hadith ou le habar. Dans le conte, le Prophète a connaissance des malheurs « futurs », soulignons-le, de Tamīm par la révélation et il en fait part à Ali.
Force donc doit rester à la révélation en tout ce qui touche le Prophète. Celui-ci doit donc tout à la révélation divine et rien à la communication avec les hommes. D’ailleurs, le Prophète est toujours décrit dans le conte en posture de prêcheur et de prédicateur, la communication se faisant dans le sens du Prophète à son auditoire, jamais dans le sens inverse. L’auditoire se contentant d’écouter, d’acquiescer, ou de poser des questions.
En somme, le Prophète n’est jamais dans la posture du récepteur, face à d’autres hommes, comme le laisserait supposer justement le hadith en question.
Enfin, le personnage de Tamīm al-Dārī va connaître une amplification de sa fonction testimoniale par l’ajout de nouveaux épisodes à son voyage, et donc d’une nouvelle mission : en plus de son témoignage sur le Dağğāl et sur la Bête de l’Apocalypse, il va confirmer, pour les avoir rencontrés, l’existence de la mer environnante, de la montagne Qāf, des djinns croyants et des djinns mécréants, du chœur céleste des anges, d’Irām-aux colonnes, de la demeure céleste des martyrs et des chérubins, des archanges Gabriel et Michel, du prophète Elie, et d’al-Hiḍr. Toutes choses et personnages cités dans le Coran, les Traditions ou tout simplement la littérature populaire des musulmans.
Conclusion
En conclusion, retenons ce paradoxe – que nous avons tenté de mettre en relief en comparant le contenu d’un hadith authentique avec son avatar populaire – qui consiste en ceci que, dans ce cas précis, de la légende de Tamīm al-Dārī, l’écart par rapport à la doxa n’est pas dans le conte populaire, comme on pourrait le penser, et comme on le pense généralement, s’agissant de la culture populaire dans son ensemble, mais bien dans le hadith authentique lui-même, comme nous avons essayé de le montrer. Ce curieux hadith de la Bête de l’Apocalypse ou ğusâsa est gros de questionnements, de ces questionnements toujours délicats que la Tradition religieuse recommande de ne pas livrer en pâture à la masse al-εāmma, mais de les confier de préférence à la science et à la pondération de l’élite, al-hāssa, savante, sous menace de provoquer la fitna, c'est-à-dire le désordre et la sédition dans les esprits.
Cet écart ou ce hiatus par rapport au système de croyance, historiquement construit et unifié que nous appelons doxa, doit être nécessairement comblé par un discours en direction du plus grand nombre, cette masse considérée comme plus vulnérable, autant dire par une vulgate.
Et c’est naturellement le génie populaire, à travers, par exemple, la poésie orale malḥūn de style épique, qui va produire cette vulgate par la construction d’un nouveau récit, certainement moins canonique, mais, en tous les cas, plus consensuel, à partir du noyau initial revu, corrigé et augmenté.
Texte arabe
Premières strophes
هدة 1
1. بنور الفتح نبتدا ذا القصيّة * بك التّوفيق يا العزيز الجبّار
2. تجبر بعد الصداع من هم موتيّة * من الما تخلق الأنثا و الأذكار
3. تأمر بالصّيف و الشتا و الخرفيّة * من بعد الجدب فالربيع ادّير انوار
4. مرّة تعطي غيام مرّة صحويّة * مرّة ليلة مدحمسة مرة ليلة تقمار
5. فسّمت انت الرّزق لجميع الدنيّا* شي درته باي شي غني الاخر مشرار
6. إليك الحمد يا الخالق مولايا * واجب انت على هديتك نعم الاشكار
7. الدّاري بالغيوب ربّي مولايا * لقّيني بالرّسول يا عالم الاسرار
8. قصّة تميم متورخة هذي هيّ * متورخة فالزّمام باقي في الاسطار
فراش 1
9. هذا تميم من اصحاب المداني * يسّمّى في قبيلته راجل مسكين
10. عاشر يثرب في المدينة برّاني * ما عنده لا بوه و لا صدر حنين
11. جايز مرّة على اصحاب المداني * صاب الخلفاء جماعة ملتمّين
12. الطّاهر يعطي الخبر لفظة تغني* خبر الجنّة و الجنان و حور العين
13. قال لهم ذي فايدة خذوا منّي * من بعد الجنابة تكونوا مغتسلين
14. الّي نام على طهارة متهنّي * حسناته قدّ شعره مكتوبين
15. يخش الجنّة بلا حساب و لا حزني * هذا الكلمة من كلام الناّصحين
هدّة 2
16. افترقوا من بعدها ابطال اللّزميّة*يوم أخر جالس النبي و علي حيدار
17. هذا تميم جاي خاذي البريّة * شافه زين الحزام سخفوا له الابصار
18. قال علي واش بك يا عزّ عليّ * تبكي يا خاتم الرّسالة بوالانوار
19. تبكي من خوف الاخرة و الجهليّا*والا من ساعة الوفا تقصف الاعمار
20. واذا بكّوك النّصارى الذميّا * ينحرقوا باللّهيب و مشاعيل النّار
21. قال أنايا بكيت قصّة مرثيّة * هذا تميم تلحقه غمرات كبار
22. ما يرا من الهموم في دار الدّنيا * بعد أجلي يرتمى لاقصى من الابحار
فراش 2
23. مات أحمد بعد ذاك و بقات الإسلام* فيهم من ﭬابض الوصاية حارزها
24. هذا تميم بعد ذاك و جاز العام * قال وصاية بن حليمة نعملها
25. قايم ليلة مدحمسة و الرّعد زﭬلام * حين توضّا خذا كساته يلبسها
26. نطقـت له بكلام ﭬشورة الايّـام * بعد ان كانـت تمازحـه و يمازحها
27. فقالت ارفعوه يا حرّاص عزام * واحد العفريت كان فايت و سمعها
Bibliographie
Basset, R. (1891), « Les aventures merveilleuses de Temîm ed-Dârî », in Giornale della societa asiatica italiana, 5, p. 3-26.
Belkbir, A. (2010), šiεr al-malḥūn, al-Ḋāhira wa dalālātiha, t. 1, Itissālāt Sbou, Marrakech.
Dellaï, A.-A. (1996), Guide bibliographique du melhoun, 1834-1996, Paris, l’Harmattan.
Dufour, J. (2011), Huit siècles de poésie chantée au Yémen, langue, mètres et formes du ḥumaynī, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.
Al-Fasi, M. (1986), Maεlamat al-malḥūn, t. 1, fasc.1, Rabat, éd. Académie du royaume du Maroc.
Galley, M. et Ayoub, A. (1983), Histoire des Beni Hilal, et de ce qu’il leur advint dans leur marche vers l’ouest, Paris, Classiques africains, Armand Colin.
Al-Maqrîzî, Ḍaw al-sārī fî maεrifat ẖabar Tamīm al-Dārī, sans date, sans lieu et sans éditeur, (174 p).
Pellat, Ch. (1991), « Malhûn », in Encyclopédie de l'Islam, t. VI, livraison 101-102, p. 232-242.
Roblès, G. (1885-1886), Leyendas moriscas, 3 vol., Madrid, Imp. M. Tello.
Zemon-Davis, N. (2008), Le retour de Martin Guerre, préf. de Carlo Ginzburg, Paris, Tallandier.
NOTES
[1] Sur le genre épique dans la poésie malḥun, voir : Belkbir, A. (2010), šiεr al-malḥūn, al-Ḋ āhira wa dalālātiha, t. 1, Marrakech, Itissālāt Sbou, p. 239-253.
[2] Galley, M. et Ayoub, A. (1983), Histoire des Beni Hilal, et de ce qu’il leur advint dans leur marche vers l’ouest, Paris, Classiques africains, Armand Colin.
[3] Al-Fāsī, M. (1986), Maεlamat al-malḥūn, t. 1, fasc.1, 1986, p. 95.
[4] Dufour, J. (2011), Huit siècles de poésie chantée au Yémen, langue, mètres et formes du ḥumaynī, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.
[5] Al-Fāsī, ibidem, p. 97, 117.
[6] Pellat, Ch. (1991), « Malhûn », in Encyclopédie de l'Islam, t. VI, livraison 101-102, p. 232-242.
[7] Voir pour tous ces noms, notre Guide bibliographique du melhoun, Paris, l’Harmattan, 1996.
[8] Roblès, G. (1885-1886), Leyendas moriscas, Madrid, 3 vol.
[9] Basset, R. (1891), « Les aventures merveilleuses de Temim ed-Dari », in Giornale della societa asiatica italiana, 5, p. 3-26.
[10] Sans date, sans lieu et sans éditeur, (174 p.)
[11] Al-ğusâsa (l’espionne ou l’informatrice) : il s’agit de la Bête qui est chargée de recueillir les nouvelles du monde extérieur pour le compte de l’Antéchrist (al-Masīḥ al-Dağğāl). Ce hadith fait partie du recueil canonique de Muslim, livre des « Fitan » (les désordres), chapitre de l’apparition du Dağğāl.
[12] Al-Fāsī, ibidem, p. 103.
[13] Ce motif du retour du mari absent nous rappelle curieusement cette fameuse affaire d’usurpation d’identité appelée l’« affaire Martin Guerre » (Toulouse, 1560). Voir, Zemon-Davis, N. (2008), Le retour de Martin Guerre, Paris, Tallandier. Et le film du même titre.