La part du sacré dans le signe magrébin : cas de la réécriture des récits de Youcef et du Sacrifice d’Abraham par la tradition orale

Insaniyat N°43| 2009 | Discours littéraire et religieux au Maghreb | p. 55-68 | Texte intégral


The sacred element in Maghreb symbols: the example of oral tradition rewriting the tale of Joseph and Abraham’s sacrifice

 Abstract: What happens when popular oral tradition (tales, poetry) take up topic belonging to the sacred canonical category, a topic which originally figures in our reference text namely the Koran?
We must ask ourselves firstly, why this interest for such sacred topics and figures, in particular for the story of Joseph and Abraham’s sacrifice, and many other tales which have passed from a sacred register to  profane  owing to their having been taken up by oral tradition. Then it is necessary to question the reality of eventual differences intervening during such a procedure, that is to say during the transfer from one register to another.
Finally, if differences really exist, it would be correct to question what they bring to the source text or what they miss out in the stories they are derived from.
Would it be a question of procedure to take away the semantic and sacred element in the source text target ?

These are the sort of questions which we have tried to answer throughout this article.

Keywords: the intermediate mountain, european territory, conceptual approach, representations, countryside enclosure


Samira BECHELAGHEM : Maître de conférences à l’Université Abdelhamid Ibn Badis, Mostaganem.


   C’est parce que je reçois comme parole digne d’être crue que le verbe a habité parmi nous, que, du même coup et d’un même souffle,

je prends confiance en l’universelle manifestation de l’être, de tout langage qui dit quelque chose[1]

 

Notre réflexion s’articule autour d’une question centrale que nous pouvons énoncer comme suit : est ce que tout langage qui dit quelque chose est considéré comme parole digne d’être crue ? Notre préoccupation immédiate part d’un certain nombre de remarques qui nous ont permis de formuler l’interrogation suivante : nous avons remarqué que certains thèmes coraniques, donc ‘sacrés’ sont réinvestis, revisités voire réécrits par l’homme. Ils passent par conséquent dans un registre autre que celui du récit source. Nous assistons ainsi au passage du logos divin au logos humain.

Nous nous posons par conséquent la question suivante : ‘le sacré’ ou le fait que je reçoive la parole comme étant ‘digne d’être crue’, est-il le résultat du contenu d’un message ou de la manière dont ce message est dit ? Est-ce le fait de l’énoncé ou celui de l’énonciation ? Autrement dit est-ce que le discours véhiculé dans le texte source et le texte cible est le même ? Plus précisément, est-ce que le passage, à travers le même signifiant (langue arabe) d’un logos divin à un logos humain altèrerait-il le message et en quoi ? Quelle est la part du sacré que le texte cible retient du texte source ? C’est à toutes ces interrogations que nous tenterons d’apporter une réponse.

Notre corpus est constitué du récit coranique de Youcef, sourate n° 12 et sa réécriture par la tradition orale[2], ainsi que le récit du sacrifice d’Abraham dans sa version chantée également[3]. Mais avant d’entamer notre analyse, il convient de définir certains concepts opératoires qui seront nos outils de travail. Pour ce faire, notre démarche s’articulera autour des axes suivants :

  • Une définition de la notion du sacré telle que nous entendons l’utiliser dans ce contexte.
  • Ensuite, nous déterminerons les thèmes qui font l’objet de cette réécriture par le profane des textes sacrés.
  • Dans un troisième temps nous examinerons les personnages qui sont mis en place pour justifier de ce traitement thématique par les textes poétiques.
  • Enfin, nous examinerons le cadre spatio-temporel qui a servi de toile de fond à cette mise en scène par l’imaginaire populaire.

Nous commencerons par préciser la notion de ‘sacré’. En fait, il n’est pas aisé de définir ce concept de façon absolue. Il s’agit d’une notion employée le plus fréquemment, par les historiens de la religion, les théologiens, les sociologues, les ethnologues etc… ce qui en montre l’ambiguïté, mais aussi et surtout l’importance.  En effet, la définition de la catégorie du sacré pose un problème de méthode. Ainsi, pour le scientifique, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un concept analytique employé dans l’étude du fait religieux. L’homme de foi par contre y voit un mystère qu’il approche avec plus ou moins de peur et de vénération et selon lequel s’oriente et s’organise toute sa vie[4].

Le sacré se manifeste dans le langage et les actions humaines, mais nous le définirons toutefois à la suite du Dictionnaire –car nous prendrons la définition la plus courante- ‘comme étant tout ce qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable, tout ce qui fait l’objet d’un sentiment de vénération, de révérence religieuse, qui a un caractère de valeur absolue et digne de respect absolu’[5]. Dans son ouvrage[6] paru en 1912, Durkheim  tente une définition de la notion de sacré en distinguant deux domaines, le domaine du sacré et celui du non sacré. Ainsi, pour lui, sont considérées sacrées les choses que ‘les interdits protègent et isolent’[7]. Les choses profanes, donc qui ne revêtent pas de caractère sacré, sont celles auxquelles s’appliquent ces interdits et qui doivent rester à l’écart des premières.

Le logos, au sens aristotélicien, est le fait de dire quelque chose sur un sujet, un objet ou un acte donné. Au sens théologique logos signifie le verbe de Dieu. Le profane, quant à lui, sera défini par opposition au sacré, c’est-à-dire tout ce qui ne fait pas partie du domaine de l’inviolable. En d’autres termes, tout ce qui n’est pas reçu comme ‘parole digne d’être crue’.

Aussi, c’est dans cette optique que s’inscrit notre questionnement : quelle part le sacré prend-il dans la mise en réécriture d’un thème sacré (logos divin). Ce questionnement se justifie par le fait que nombre de ces thèmes ‘sacrés’, coraniques en l’occurrence, sont passés dans le logos humain en prenant corps dans le même signifiant, c’est-à-dire la langue arabe.

Dans le logos divin, soit le récit sacré,  le texte a un pouvoir de signifiance car les mots qui y sont employés ne sont pas de simples signes linguistiques, ce sont des mots symboles, car, ‘la parole de Dieu instaure un mode de connaissance caractéristique de l’être au monde créé (…) distinct de celui au monde objectif’[8]. Autrement dit, la première relation est de type vertical, transcendantal alors que la seconde est de type horizontal, donc historique.

Dans cette perspective, est-ce que le logos humain qui dit le même fait, qu’il s’agisse de l’histoire de Youcef et ses frères ou du sacrifice d’Abraham, va s’inscrire dans  cette catégorie de relation entre Dieu et l’homme ? Va-t-il conserver cette particularité que possède le mot dans le logos divin où le mot est symbole ou va-t-il la perdre ?

On ne pourra répondre à cette question qu’une fois l’application faite sur le corpus considéré.

L’étude du texte coranique relatif à l’histoire de Youcef, ayant déjà fait l’objet d’une étude antérieure, il convient cependant d’en rappeler, dans ce qui va suivre, les principaux résultats, et ce, afin de pouvoir les confronter au texte poétique. Ainsi donc, nous avons les résultats suivants :

  • Sur le plan thématique, il s’agit de l’histoire d’un prophète, c’est-à-dire quelqu’un dont la relation avec Dieu est un privilège à tout point de vue.
  • Les événements relatés sont peut être banals, mais du fait qu’ils se rapportent à un prophète, acquièrent une signification autre que celle qu’aurait n’importe quel autre récit car il fonctionne selon le mode du symbole.
  • Le personnage n’est pas caractérisé physiquement mais plutôt moralement et ce afin de mettre en relief l’aspect relationnel au divin.
  • L’espace sur lequel l’accent est mis, n’est pas un espace physique ou géographique, même si les faits se déroulent, pour la plupart en Egypte, mais un espace spirituel et métaphorique.
  • Le temps, à son tour, n’est pas celui de l’histoire : il n’est pas linéaire et irréversible, mais plutôt ponctuel. C’est le temps de l’épreuve.
  • L’énonciateur coranique est unique. Il est détenteur du pouvoir et du savoir absolu : c’est Dieu. L’énonciataire quant à lui est multiple, tantôt Youcef, tantôt les croyants ou les non croyants et enfin le prophète Mohammed.
  • Enfin, la structure du récit coranique n’est pas linéaire, c’est une structure cyclique où la fin est annoncé dés le début de l’histoire. C’est la structure par excellence du langage du mythe en ce sens que le mythe occupe ‘un espace mental où les actions humaines sont, non seulement valables, mais désirables’. D’un autre coté, il instaure la possibilité de production spontanée de sens, c’est ‘un jaillissement continu de certitudes’[9]

Après avoir fait un rappel des résultats, essayons de les confronter au texte profane cible qui est la production du logos humain, que nous révélera la confrontation ?

Nous présenterons d’abord notre corpus. En effet, le texte cible (poème) se situe sur le plan diachronique à l’opposé de la chaîne de production du récit coranique. C’est un texte de plus de 14 siècles postérieur au texte source. De ce fait, il constitue un exemple parfait pour l’étude des transformations apportées. Le texte se présente sous la forme d’un poème de 113 vers en deux hémistiches chacun et se terminant par une rime e, [f]

Le premier questionnement par rapport à ce texte est de savoir comment il fonctionne sur le plan discursif et énonciatif. En effet, si l’on considère que l’énonciation est ‘la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’actualisation’[10], cela suppose une conversion individuelle de la langue en discours et dans la mesure où elle est allocution, elle suppose un allocutaire. Par conséquent, nous pouvons signaler la première différence dans notre corpus. Elle concerne le narrateur. En effet, ce n’est plus le narrateur Dieu qui prend en charge la fonction de narration, puisqu’elle échoit au chanteur lui-même, donc à l’humain. Nous passons donc de la parole Première, celle de Dieu à la parole humaine, individuelle du narrateur chanteur. D’ailleurs, ce dernier se situe d’entrée de jeu dans le giron et la protection divine[11].

نبدا باسمك ياالله عضيم الشان        يا مالك الملك بعبادك تلطف

En invoquant son ‘Nom’ et en se plaçant en position ‘basse’ ou ‘inférieure’ par rapport à Dieu, car c’est Lui le détenteur du pouvoir absolu et le seul capable de miséricorde.

Ce n’est qu’après avoir mis en place le cadre dans lequel se meut l’être humain par rapport à la force divine, que le chanteur annonce le thème du récit, en précisant qu’il ne sort pas du cadre de la parole divine dans la mesure où il reconnaît s’en inspirer[12].

بعد صلاة الرسول نبدا دالغيوان         بعدها قصة تورخ فالقران

Il est à noter que dans cette attaque du texte, le narrateur humain est conscient de sa condition de ‘créature’ encline à commettre des erreurs et c’est la raison pour laquelle il implore le pardon divin avant même d’entamer le récit des faits de peur de fauter et c’est également ce pourquoi il re-situe le texte par rapport à sa référence officielle. Et ce n’est qu’à ce moment là qu’il change de destinataire et s’adresse à l’auditoire[13].

السيد يعقوب و ابنه يالاخوان            نريكم ما صار للنبي يوسف

Ce sont là les premières impressions de lecture qui seront précisées ultérieurement par l’analyse des différents autres aspects du récit profane, à savoir les thèmes, les personnages, l’espace et le temps.

Les thèmes

Ainsi, nous pouvons relever sur le plan thématique certaines défaillances par rapport au texte source. En effet, par rapport à l’épisode de l’accusation de tentative de viol dont Youcef a fait l’objet de la part de la femme d’El Aziz et concernant le procès qui a eu lieu, le texte cible ne dit à aucun moment que la justice a été rétablie et que l’accusé à été acquitté. En effet, pour le texte cible il est uniquement question de la punition d’emprisonnement infligée à Youcef par El Aziz, qu’il a d’ailleurs fixée à une durée de sept jours, précision temporelle qui n’existe pas dans le texte source.

En fait, la séquence qui manque ici, intervient dans le texte coranique juste au moment où, inquiété par son rêve, le roi fait venir Youcef pour le lui interpréter. Or, dans notre texte, Youcef n’exige pas du roi, que justice soit faite par rapport à sa réputation. C’est ainsi donc que le logos de l’humain zappe cette dimension essentielle, voire capitale et fondatrice du texte source : la justice.

هرب منها و جاب البيان                 سهلوا ربي و تفتحوا الأبواب

خلاها يا ملاح منقورة  زعفان          تتقمبص في رأيها كتتوالف

بالباطل و الكذب قالت للسلطان         هذا العبد اليوم عمل موقف

قالوا الملك لاش تخدع بالأمان          حق اللي فالدار درتك متصرف

L’autre nouveauté thématique réside dans le fait que Youcef épouse la femme d’El Aziz. En effet, après toute l’injustice qui lui est faite par la femme puissante, qui devient veuve, entre temps, Youcef s’éprend d’elle et l’épouse[14].

بقى في الحكم ياملاح مع السلطان      كي مات العزيز يوسف تخلف

و تزوج باللي بلاتوا بالاغبان          بالسنة و الفرض و الحب العاطف

En matière de psychologie, le texte cible va mettre l’accent sur une attitude tout à fait humaine, soit la rancune. En effet, Youcef est amer vis-à-vis de ses frères et fait preuve de rancune qu’il ne leur cache d’ailleurs pas, comme c’est le cas dans le texte coranique[15].

قالهم مازلت حي حتى الآن             و محاني هذي على هذي تهدف

مسموح لكم ما عملتوا يالاخوان        أنا هو صحيح اخوكم يوسف

Les personnages

En plus des nouveautés apportées par le narrateur sur le plan thématique, nous relevons d’autres innovations, plutôt intéressantes, si l’on considère que le texte source est resté muet à leur égard. En effet, concernant la scène où Youcef est annoncé comme ayant été dévoré par le loup dans le texte coranique, Yaakoub ne croit point ses enfants. Il sait indéfectiblement qu’ils mentent. Ainsi, dans le récit coranique, cet état de fait est plutôt accordé à la nature même du prophète, qui est informé par le divin. Mais les choses diffèrent dans le texte cible. En effet, l’auteur crée un personnage nouveau mais capital dans le récit. Il s’agit du personnage du loup.

Ainsi, dans le récit coranique, ce loup est uniquement cité, mais le texte cible en fait un personnage à part entière et qui plus est adroit à la parole, ce qui, en soi, est très particulier et expliquerait la raison pour laquelle Yaakoub n’a pas cru ses fils au moment où ils lui ont annoncé la nouvelle selon laquelle Youcef avait été dévoré par le loup.

La fonction du loup dans le texte cible est, par conséquent, très importante dans la mesure où il dénonce les vrais coupables du crime infâme commis contre Youcef[16].

صدو حواسين ليه بلا عرفان          ما عرفوش الديب كيف موصف

معجزة يعقوب من عند الرحمان      نطق ذاك الديب و بلسانو يحلف

لحم الانبياء حرام على الحيوان       و ما نيش انا حرايمي ناكل يوسف

اذا كليتو نكون مليان بالنيران         من قرن 14 للجيل التالف

Le temps et l’espace

L’espace dans le texte cible n’accuse pas de modification notoire par rapport au récit coranique en ce sens qu’il ne mentionne pas d’espace nouveau par rapport à celui déjà cité, à savoir l’Egypte.

Pour ce qui est de la temporalité, certains éléments sont à signaler. En effet, la première innovation concerne la durée du ‘séjour’ de Youcef dans le puits. Le narrateur l’évalue à une année, alors que le récit coranique n’en dit rien[17].

يوسف وسط البير زاد هنا و زيان    سنة وسط الجب قال المؤلف

L’autre élément à signaler est celui relatif à la durée d’emprisonnement de Youcef. En effet, la sentence était de sept jours d’emprisonnement, mais en réalité il était resté sept longues années[18], alors que le récit coranique, encore une fois reste laconique sur ces aspects. C’est dire que ces éléments qui ancrent les faits dans l’historicité de l’humain ne retiennent pas l’attention du narrateur coranique.

حكم سبع ايام بسجن السلطان          سبع سنين مجردة سجن يوسف

La dernière référence temporelle s’articule autour du rêve du roi. En effet, le narrateur fait dire à Youcef que le chiffre sept correspondra à une durée de sept années pour les deux entités : les vaches et les épis[19].

قاللهم هادوك سبع سنين زمان        بعد السبعة يجيكم الخير مزخرف

سبع سنين تجيكم الطابة لكوان        و سبع سنين تجيكم السنة ناشف

Synthèse

L’étude que nous venons de mener sur le texte de Mazouni, nous permet de dire ce qui suit :

  • Nous assistons à l’introduction des personnages nouveaux, notamment le ‘loup’ à qui le poète donne la parole. Ceci a pour effet de déprécier le message premier car le don de la parole est l’attribut du seul être humain, en sa qualité de créature supérieure.
  • Nous avons également relevé un phénomène de ‘raccourcissement’ du texte. En fait, le narrateur juge ‘inutiles’ certains passages du récit premier, tel que le passage où Youcef exige la reconnaissance de son innocence pour sortir de prison et accepter la proposition du roi. C’est la disparition de la valeur de la ‘justice’ rétablie par Dieu en faveur de Youcef dans le récit source, par conséquent, nous assistons à la disparition de la dimension ‘sacrée’ de  Youcef qui, avant d’être l’homme, est le prophète investi d’un message divin.
  • Tout l’aspect divin est donc occulté dans le texte de Mazouni. Dieu, n’y a plus aucun rôle. Nous assistons à la disparition de l’essence même du récit source. En fait, nous assistons à un retour à la dimension païenne d’une société sans Dieu. Tout cela a lieu dans le récit de Mazouni alors que sa forme nous donne une tout autre impression. En effet, l’attaque du poème et sa situation dans le contexte coranique, précisant qu’il s’en inspire, nous font croire le contraire de ce que l’étude nous a révélée.
  • Il n’est plus question dans le récit cible que du ‘Youcef’ homme, avec toutes ses faiblesses.

Aussi, pour clore cette première partie de notre étude nous sommes tentés de dire que nous avons là un exemple parfait du processus de ‘dé sémantisation’ d’un thème sacré lors de son passage à la littérature profane, laquelle, dans son désir de le maintenir à tout prix dans le contexte sacré, lui fait justement perdre son essence même.

Examinons à présent, le second exemple relatif au récit du sacrifice d’Abraham. Ce texte ne constitue pas, dans le recueil coranique, un corpus clos et indépendant à l’instar du récit de Youcef qui fait l’objet de toute une sourate (n°12), mais se présente plutôt comme des bribes ça et là tout au long de certaines sourates. Notre point de départ sera constitué de deux versets condensant l’essentiel du récit apparaissant dans la sourate 36.

En effet, si dans ce texte du sacrifice, religieux et philosophes ne voient que ‘…l’étalon de la valeur’ et la valeur suprême étant ‘…ce à quoi je dois sacrifier tout le reste y compris la vie elle-même’[20], ou encore selon ce que Blondel appelle un ‘…renoncement des plus beaux et des plus difficiles’[21],  toute autre est l’approche qu’en fait le patrimoine populaire qui y voit le creuset où la passion côtoie la raison, la foi la loi, la vie la mort et où le drame sert plus l’avenir que le souvenir.

Voilà ce qui fait que l’objet de ce sacrifice dépasse le cadre d’une vie pour embrasser toute vie humaine et servir d’enseignement, d’où l’étendue du drame et la profondeur de la tragédie. En fait, si le Coran le présente sous son aspect physique, ce sacrifice ne se transformera pas moins par la suite, et du fait même de l’ordre divin, en épreuve psychique dont l’objet dépasse, et de loin, la simple ‘offrande rituelle’ en vue de bénéficier de la faveur de Dieu, et détourner sa colère pour mériter la faveur de sa Majesté.

Mais ce sacrifice n’accèdera à un statut symbolique et spirituel qu’après que la main d’Abraham, armée du coutelât ait été sur le point d’accomplir le geste final – égorger son fils unique- conformément aux images oniriques qui ont servi d’enveloppe à cet ordre divin. Voilà ce qui ressort des versets suivants :

قال يا بني إني أرى في المنام إني أذبحك فانظر ماذا ترى ، قال يا أبتي افعل ما تأمر ستجدني ان شاء الله من الصابرين ، فلما اسلما و تله للجبين و ناديناه أن يا إبراهيم قد صدقت الرؤيا انا كذلك نجزي المحسنين ان هذا لهو البلاء المبين و فديناه بذبح عظيم.     "الصافات 102-103"

Il n’est pas dans notre intention de nous attarder sur le caractère expéditif de ces versets vis-à-vis des retombées dramatiques  d’une telle épreuve sur la vie d’une famille, mais d’examiner la manière dont ce thème a été réexploité par l’imaginaire des sociétés maghrébines en général et de la société algérienne en particulier.

En effet, bien que s’inspirant des versets coraniques dans leur essence, le texte lyrique racontant le sacrifice d’Abraham ne s’en éloigne pas moins par sa façon de traiter les sentiments et les réactions des différents acteurs de ce drame.

Ainsi, le texte relate t-il et en détail, l’horreur et le déchirement que vit Abraham en tant que cible directe de cette épreuve, de par sa position de père et de prophète, entre son amour pour son fils unique et le devoir d’obéissance qu’il a envers Dieu. C’est l’objet des vers [22] qui suivent :

اتاه ملك في المنام        قالو ابنك ضحيه

فزع عليه السلام         و طار النوم عليه

تلات ليالي بالكمال      و هو يوقف عليه

ضحي ابنك الغزال     الله طلب عليه

امن و فزع الرسول    قال الطاعة ليه

دمعه سايل لا يزول    على اللي عزيز عليه

En plus du caractère exhaustif et précis de leur description, ces vers ne mettent pas moins l’accent sur un certain nombre d’éléments qui sont à peine sous-entendus dans le récit coranique. Ainsi, le caractère ordonnateur du songe d’Abraham vient du fait que c’est un ange[23] qui, trois nuits durant, s’est manifesté à lui dans son sommeil, lui ordonnant le sacrifice de son fils, ce qui ne lui laissa aucune espèce de doute sur le contenu ou le sens du message.

Ainsi, horreur, insomnie, déchirement et désarroi furent les composantes de la réaction d’Abraham face à cette terrible épreuve à laquelle il dut tant bien que mal se résigner et se soumettre. C’est là la teneur des vers[24] qui suivent :

خرج الرسول للفضاء      تم رفد عينيه

قال صابر للقضاء          رغم اني نضحيه

Ainsi donc, le détail du texte lyrique va jusqu’à décrire l’espace dans lequel évoluent le personnage, Abraham, seul avec son angoisse, le mouvement des yeux implorant la clémence divine, son âme en détresse  devant une telle exigence. En somme, un ensemble de réactions tout à fait légitimes et compréhensibles pour le père qu’il était.

Par ailleurs, l’apport original du travail de l’imaginaire populaire sur cet énoncé consiste dans l’introduction du personnage de ‘Hagar’, la mère d’Ismaël, épouse d’Abraham, en tant que personnage principal dans l’intrigue qui se noue. En effet, son introduction  dans les événements du récit populaire accentue pour le lecteur auditeur du texte lyrique, le tragique de la situation. Les vers qui vont suivre, nous apprennent comment, pour ne pas inquiéter la mère confiante, Abraham recourt au mensonge[25] :

رمى يدو على الغلام         و اعطى روحو ليه

قال لزوجته بالبسام           نروح نحوس بيه

قالت صبر يا رسول         نروح نقيه

نبدلو هذوك الدلول           بالشيء اللي يواتيه

A aucun moment il ne vient à l’esprit de la mère en tant que tel, confiante, que le père aurait l’intention –quand bien même sur ordre divin-  d’égorger son fils.

Le détail du texte lyrique va jusqu’à la description de l’état dans lequel se trouvait Ismaël au moment où il apprit la nouvelle par l’intermédiaire d’un nouveau personnage, non moins important et indispensable à l’intrigue, il s’agit bien sûr de Iblis (le diable).

ابراهيم زاد فالخلا            و ابنه يتبع فيه

يسمع الطير فالعلا            قال راح يضحيه

اسماعيل خاف من البلا       قالو يا رسول

اسمع الطير فالعلا             اش راه يقول

قالو يا ابني العزيز            راني نسمع فيه

هذاك ابليس النحيس          لعن الله عليه[26]

Ainsi, Iblis (Satan, ou le diable) est là, non seulement pour annoncer la nouvelle à l’infortuné Ismaël, mais surtout pour l’exhorter à se rebeller et à refuser d’exécuter cet ordre divin.

Abraham, du sommet de sa douleur, reprendra la parole pour informer son fils des desseins divins dans les vers qui suivent :

قالو يا كبدي الغلام             الله طلب عليك

اتاني ملاك فالمنام              طلب مني نضحيك

قالو طاعة يا رسول            و امي اعلمها[27]

On remarquera à ce stade la force morale du fils objet du sacrifice qui veut épargner à son père l’impossible situation où il devra répondre devant la mère, de son acte au demeurant inqualifiable.

Les vers qui suivent relatent avec force sensibilité, les précautions et la prudence dans l’accomplissement de l’acte, que recommande le fils au père afin de ne pas le soumettre aux interrogations de la mère.

ارمى يدو على السكين         رايح يضحيه

قالو رفد الكموم                 و طم جلالك

لا تترش بالدموم                و أمي تفطن بيك[28]

Il est évident donc pour les passages qui ont précédé, qu’il s’agit bien de création émanant de l’imaginaire populaire de la société, mais il n’en demeure pas moins que le fond du texte source y est respecté. Ainsi on y retrouve presque les mêmes valeurs, à savoir qu’accepter de sacrifier ce que l’on a de plus cher au monde, c’est en fait lui permettre l’accès à la vie d’une bien autre manière.

Le récit poétique dans ce contexte, au lieu de soustraire des valeurs au texte source, comme c’est le cas dans le premier exemple, l’a, au contraire, renforcé en ce sens qu’il a n’a pas été avare de détails très pertinents sur l’ensembles des personnages mis en œuvre, les décors et la peinture psychique qui reprend les conflits intérieurs, notamment ceux du père.

La ‘dé sémantisation’ dans ce cas n’est pas négative. Elle est plutôt dans le sens du positif dans la mesure où ce qui n’est pas à la portée du lecteur conventionnel du corpus coranique, devient accessible à travers le texte lyrique puisque les faits sont redimensionnés à l’échelle de l’humain. C’est d’ailleurs toute l’originalité et le génie du compositeur du texte lyrique qui a su garder l’essence du texte source tout en créant des personnages nouveaux qui n’ont fait qu’accentuer l’aspect tragique : la mère et Iblis.

Ainsi il ressort de l’étude de ces deux textes, produits de l’imaginaire populaire, que le texte source, coranique en l’occurrence, n’a pas été un obstacle à la réécriture. Bien au contraire, par certains passages, nous nous sommes rendu compte qu’il n’a servi que de prétexte et de tremplin au géni de l’auteur qui reste sans complexe même vis-à-vis des textes dits canoniques.

Bibliographie

Arkoun, Mohammed, Lectures du Coran, Maisonneuve Larose.

Benveniste, Emile, Problèmes de linguistique générale 2, Ed. Gallimard, Coll, Tel, 1974.

Blondel, Maurice, Carnets intimes, 24 juillet 1889, 1889-1894, Ed. Le cerf, 1961.

Durkheim, Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuses.

Lavelle, L., Traité des valeurs, T1, PUF, 1995.

Meschonic, Henri, Pour la poétique II, Edition  Gallimard, Collection  Le Chemin.

Texte source dans le Coran : Sourate Youcef, N°12.

Sourate n°36, ESSAFAT.

Textes cible : Sidna Youcef chanté par Mazouni.

Texte cible : Laid Lekbir : chanté par Abdelkrim Dali.

Encyclopédia Universalis, article ‘Sacré’.


Notes

[1] Meschonic, H., Pour la poétique II, Ed. Gallimard, Coll. Le Chemin, p. 224

[2] On se réfère au poème de Salah Ben Drer, chanté par el Mazouni. Le poème est une création appartenant à ce qu’il est convenu d’appeler ‘chiir el Malhoun’.

[3] Version chantée interprétée par feu Abdelkrim Dali. L’on signalera à ce propos que les textes que nous avons choisis constituent, pour la présente étude,  un échantillon assez parlant, mais non exhaustif puisque la collecte et la transcription de ces textes est encore en cours de réalisation.

[4] Encyclopédia Universalis, article ‘sacré’.

[5] Dictionnaire, Le petit Robert.

[6] Durkheim, E., Les formes élémentaires de la vie religieuses.

[7] Encyclopédia Universalis, article Sacré.

[8] Arkoun, Mohammed, Lectures du Coran, Maisonneuve Larose, 1982, p. 7.

[9] Arkoun, M., Op. Cit. p. 11.

[10] Benveniste, E., Problèmes de linguistique générale 2, Ed. Gallimard, Coll. Tel, 1974, p.80.

[11] Nous donnerons au fur et à mesure une esquisse de traduction des textes cités.

J’invoque ton Nom, ô mon Dieu, Tout Puissant

Toi qui possède tous les royaumes

Qui, envers ses créatures fait preuve de Miséricorde

[12] Après avoir accompli le devoir du Salut dû au Prophète

Je commence à dire mes vers

Que je n’ai d’ailleurs pas inventés

Le récit figure toujours dans le Coran

[13] Il s’agit là de Sidna Yaakoub et de ses fils ô mes frères

Je vous raconterai ce qui est arrivé au prophète Youcef

Cher à son père, comme la prunelle de ses yeux

Et Youcef à son tour a l’habitude d’être dans les bras de son père

[14] Youcef a secondé le roi dans sa tâche,

Il a commandé à ses côtés des années durant

A sa mort, c’est Youcef qui est devenu roi et épousa,

Au nom de Dieu et selon la tradition

Et en vertu d’un amour tendre

Celle qui fut la cause de ses malheurs.

[15] Je vis jusqu’au jour d’aujourd’hui

Et mes peines ne se sont pas arrêtées,

Depuis que vous avez cru m’avoir tué

Mais à présent, ô mes frères, tout vous est pardonné.

[16] Après que ses fils lui aient annoncé la mauvaise nouvelle,

Yaakoub, ordonna qu’on lui ramène le loup dévoreur de son fils,

Comme ils avaient menti, ils ne savaient pas à quoi ressemblait un loup,

Ils en capturèrent un et le ligotèrent,

Mais devant Yaakoub,  le loup parla, à la surprise de l’assemblée,

C’était là un des miracles de Yaakoub,

Le loup parla et jura n’avoir pas dévoré Youcef,

La chair des prophètes nous est interdite,

Comment dévorerai-je Youcef,

Comment oserai-je risquer d’être condamné aux feux de l’éternité.

[17] A l’intérieur du puits, Youcef est resté toute une année.

[18] Le roi le condamna à sept jours d’emprisonnement

Mais il y resta sept longues années.

[19] Il affirma qu’il s’agissait là d’une période de sept années

Après les sept premières vous aurez une bonne récolte

Celles qui suivront seront des années de sécheresse

Vous aurez grand intérêt à faire des provisions.

[20] Lavelle, L., Traité des valeurs, T1, PUF. 1995, p.712.

[21] Blondel, Maurice, Carnets intimes, 24 juillet 1889, 1889-1894, Ed. Le cerf. 1961.

[22] Ayant vu, dans son rêve, un ange lui demandant de sacrifier son fils,

Abraham sursauta  et perdit le sommeil durant trois nuits successives.

Il revit le même rêve, et finit, la mort dans l’âme, par obtempérer à l’ordre divin

[23] Nous pensons bien sûr  à l’ange Gabriel qui est en charge d’assurer la relation entre Dieu et ses envoyés.

[24] Se retrouvant seul dans le vide du désert,

Abraham, levant les yeux vers Dieu,  déclara sa soumission,

En dépit de ce qu’il était sur le point d’accomplir

Sacrifier son fils.

[25] Conduisant l’enfant par la main, prétendant le promener

Il fut interpellé par la mère qui le voulait plus présentable

Elle le nettoya et l’habilla.

[26] Suivi de son fils, Abraham s’enfonce dans le désert,

Des cieux, l’écho d’une voix parvint à Ismaël :’ on va sacrifier l’enfant’

Ismaël, pris de panique, demanda à son père :

‘Entends tu prophète, ce que dit l’oiseau ?

‘Oui, mon fils, répondit le père, ce n’est que Iblis, maudit soit –il !

[27] Abraham dit : ‘Mon fils, Dieu a demandé après toi

Il m’a envoyé un ange pour ordonner ton sacrifice

Ismaël, résigné, répond : ‘ô prophète, je te dois obéissance,

Mais je te demanderai juste d’informer ma mère’.

[28] Abraham prit le coutelât, sur le point de sacrifier l’enfant

Celui-ci prit la parole et dit :’Père, relève tes manches

Et ramasse les pans de ta robe,

Ainsi, aucune goutte de sang ne les tachera

Sinon, ma mère pourra tout deviner.

 

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