Argumentaire Le Sacré et le Politique

Insaniyat N° 11 | 2000 | Le Sacré et le politique | p.07-09 | Texte intégral


L'histoire ancienne et récente des institutions et des pratiques politiques fondamentales, dans les sociétés de tradition abrahamique, mais aussi en Inde, s’est articulée autour d'un noyau conflictuel qui met au regard l'une de l'autre religion et politique. Dans tous les cas, si des forces sociales se réclament, ici et là, d'un retour aux sources ou à la pureté originale et si d'autres forces, à l'opposé, tendent pour le moins à définir la place de la religion dans la société, c’est que le problème de la distinction entre les deux ordres est déjà inscrit, implicitement ou explicitement, dans les préoccupations et la culture de la société.

De même, l'histoire politique du monde musulman a suffisamment montré, dès là mort du Prophète, que cette relation anime l'institution de l'être-ensemble, comme elle commande celle des formes de gouvernement et de l'administration. Par exemple, d'avoir été les dépositaires du pouvoir politique et du pouvoir religieux, et de les avoir confondues dans l'exercice du gouvernement, trois des quatre premiers califes de la guidance -'Omar, 'Othmane et 'Ali -ont été assassinés. Dès lors, le problème de la compétence politique en religion ou de celle-ci en politique, a accompagné l'histoire du monde musulman. On le sait, Ibn Khaldoun principalement a, dès la fin du XIVème siècle, suffisamment montré que le pouvoir politique ne s'acquiert pour une dynastie, au Maghreb et en Andalus, qu'à être fondé sur une puissante 'açabya et à être légitimé par un credo et un appel religieux (da’wa) appelant à la réforme des moeurs du pouvoir et de la société.

Alors les crises politiques s'accompagnent de crises religieuses cathartiques: l'idéologie justicialiste fondée essentiellement sur des valeurs religieuses, rassemble de puissants mouvements politiques qui aboutissent au renversement des dynasties et à l'établissement de pouvoirs nouveaux. Cette logique, exprimée ici dans sa dynamique la plus simple, n'a pas changé, pourtant, de nos jours, il ne lui est plus donné d'aboutir aux grands bouleversements du passé: de l'Indonésie au Maroc et à l'Afrique sahélienne, les colonisations aux XIXéme et XXéme siècles ont, entre temps, profondément marqué les sociétés musulmanes. De certaines monarchies aux républiques laïques, la gouvernance n'est plus possible sans la construction d'un État et institutions qui fonctionnent, peu ou prou, en dehors des rapports de personne à personne, et en fonction de lois votées par une représentation nationale. L’accès à la modernité passe, depuis le reflux colonial par la constitution comme loi fondatrice, des assemblées indépendantes de toute féalité. Du moins s’agit-il d’une tendance, apparue dès 1924 en Turquie et poursuivie ailleurs depuis.

Le Problème de la compétence du religieux dans le politique se pose, alors, en termes de distinction et / ou de séparation des deux ordres : autrement dit, la compétence du politique et son autonomie par rapport au religieux, sont aujourd’hui clairement énoncés, à l'intérieur et de l'intérieur du politique lui-mème, de manière plus ou moins patente dans tout le monde musulman. Les mouvements, appuyés sur le sacré, qui secouent le monde musulman recourent au religieux comme c'est le cas en chaque crise du politique. Ils ne sont, pour le moment, ni irréversibles, ni déferlants. Leur aspect rendu spectaculaire par la communication moderne, masque leur nature profondément réactive. Aujourd'hui, les mouvements religieux qui envahissent le politique, sont des réponses défensives par rapport au procès général de la globalisation économique et culturelle, entraîné par la disparition de l'URSS et du socialisme dit réel d'une part, et une réaction massive du plus grand nombre contre l'appauvrissement général, les violences politiques et les injustices, d’autre part. Dans de telles conditions, il est impossible de construire un projet politique fondé sur une théorie de l’Etat et de la société à venir. On comprend, alors pourquoi ces mouvements reposent sur le charisme de personnages aux fonctions sacralisées dont il est tout attendu. L'absence de programme politique reflète la nature purement insurrectionnelle de ces mouvements et leur refus du politique comme tel. Du moins est--ce le cas pour les plus radicaux d'entre eux.

La confusion des deux ordres introduit les formes de hiérarchies et de langage dit religieux dans le domaine de l'élaboration et de l'exécution de la décision politique : le commandement et le décret religieux effacent le libre jeu de l'action politique comme art du possible, du relatif, de la négociation et du compromis. A la gestion et à la régulation de la violence civile, se substitue l'impossibilité du conflit social lui-même: il ne saurait exister d'opposition dans la Cité de Dieu, la démocratie étant décrétée impie. La Cité de Dieu est une rétroprojection du présent dans le passé c'est-à-dire, de ce qui existe dans ce qui n'existe plus, le présent étant censé manquer de profondeur ontologique et de présence divine. L'idéologie du retour aux sources exprime un refus radical du changement et une négation de l'histoire et du temps de l'histoire. Elle se manifeste par l'interdiction de toute possibilité de penser, de douter et donc de réfléchir: l'affirmation du même de toute éternité, se double d'une désignification de la différence comme catégorie de pensée et forme de l'être social, de tout être possible. Elle finit par s'éteindre dans une casuitique infinie du licite et de l'illicite, du pur et de l'impur, etc.

Dans le même temps, la surritualisation de l'activité humaine détruit les systèmes symboliques vivants. Le rituel devient alors, pour lui-même, sa propre finalité. Les kinésiques répétitives domestiquent les corps en en sacralisant les postures dans tous les domaines. Le hors-temps installe le politique dans le hors-sens : aucune limite du pouvoir de contrôle des protocoles du rite n'existe alors. La conséquence ultime en est l'excription de soi hors de la société, de toute société, par le sacrifice, dans mouvement rédempteur par lequel on vit par la mort à donner et à recevoir. Ce qui se joue dans l'extrême ritualisation du corps -le corps des femmes tout particulièrement - c'est le contrôle des “âmes” et, en dernière analyse, la mainmise sur le corps social tout entier. Dans cette perspective, aucun système symbolique préalable ne doit survivre.

Combien d’holocaustes ont, été accomplis à partir de cette logique implacable ! Comment comprendre, sinon, les raisons profondes des désordres symboliques aboutissant aux crises, aux massacres, aux suicides collectifs ordonnés et accomplis au nom de Dieu?

Or, dans les textes religieux fondateurs des trois formes de la religion d'Abraham, la création du monde est, en même temps, fondation de l'être-ensemble humain: Dieu crée le monde en séparant le ciel et la terre, le jour et la nuit, l'espace et le temps... De la même manière, toute l'institution prophétique est tendue vers la distinction d'avec la fonction politique par rapport à laquelle elle affirme sa radicale autonomie. La relation Abraham / Nemrod roi de Babylone est l'archétype des relations Moïse / Pharaon, Jésus / Pilate, Mohammed / Abou Çofyane. Deux exceptions se donnent pour telles: les royautés de David et celle de Salomon furent aussi des fonctions prophétiques. Tabari, premier chroniqueur musulman de la vie des prophètes écrit: “Personne n'a exercé en même temps la fonction de roi et de prophète...”. Il ajoute “Salomon a dû demander la royauté, mais David l'obtint sans la demander. Car celui qui attache son cœur à ce monde, Dieu l'absorbe à ce monde.”[1]. Dans le Qoran, l'exception est encore plus fortement affirmée en ce que Salomon demande à Dieu:

“ Ô Seigneur, accorde-moi le pardon et donne moi un pouvoir comme nul après moi n'en puisse avoir ! ”[2].

Se posent alors les questions de la lecture, de la transmission, de la réception en un mot, de l’interprétation des textes fondateurs de la religion d'Abraham. Il est banal de constater que la variabilité même des formes du rapport entre le religieux et le politique dans les sociétés juives, chrétiennes et musulmanes, indique une variation dans le rapport aux textes en fonction des cultures et des périodes de l’histoire des sociétés. Se pose aussi la question du droit et du pouvoir d'édicter des lois, de la légitimité du pouvoir et de la source de ce droit, quand on sait qu'entre une infinité d'exemples, la lapidation des femmes adultères n'existe pas dans le Qoran, qu'il n'y est jamais question de monarchie, de califat ou de toute autre forme historique de gouvernement à venir.

Ahmed BEN NAOUM


Notes

[1] Tabari: Les prophètes et les rois, de l a création à David.- Paris, Sindbad, 1980. – p.p. 351-352.

[2] Qoran: XXXVIII. 34

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