La pensée politique de Mustafa Kémal Atatürk et le mouvement réformiste en Algérie avant et après la seconde guerre mondiale*

Insaniyat N° 11 | Le Sacré et le Politique | p.65-73 | Texte intégral


Mustafa Kemal Ataturk’s political thought and the reformist movement in Algeria before and after the world war II

 Abstract: It seems that everything separates Abdelhamid Ibn Bâdîs, the chief of the reformist movement in Algeria and Mustafa Kemal Atatürk, the founder of modern Turkey. The first founds his action on a renovation of  religious thought. The second separates  religious thought to renovate  political thought.
However, while bringing the ideas expressed by one and by the other closer, one is surprised to raise a relative convergence of the points of view even though there is a limit that, incontestably, reformists won’t cross, that, while bringing their support to the action of the Turkish leader, contrary to the majority of the Egyptian religious elite of Cairo or Moroccan of Fès, don’t adhere blindly to all its political action.
It is from the ideas expressed on the questions of the Califat and secularism, that shook the Moslem world somewhat during the first decades of the 20 th century, that we will try to understand the process of each of these two men at the level of their respective political and religious thought while observing the interaction between religion and politics to test nationalism in the colonial situation and in what Ibn Bâdîs and Atatürk meet and on what they separate.


Mohamed N. MAHIEDDIN : Juriste, enseignant à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques / Directeur du Centre de Recherche et d’Information Documentaire en Sciences Sociales et Humaines – CRIDSSH- Université d’Oran.


Il peut paraître quelque peu surprenant de tenter de rapprocher deux systèmes de pensée aussi opposés l’un de l’autre comme pouvaient l’être celui de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), connu pour avoir aboli le Califat en 1924, institution représentant temporel de l’Islam, et introduit la laïcité comme principe d’organisation de la vie publique en Turquie, et celui soutenant le mouvement réformiste en Algérie, fondé par Abdelhamid Ibn Bâdîs (1889-1940), théologien formé à l’Université religieuse de la Zaytuna à Tunis même s’il a réellement œuvré en vue de libérer l’Islam des scories léguées par des siècles de décadence intellectuelle, continuant en cela l’œuvre initiée notamment par Djamal Eddin Al-Afghânî et Muhammad ‘Abduh en Orient arabe. Or, cette mise en rapport des pensées exprimées par ces deux personnages n’est pas sans surprise. En effet, et bien qu'œuvrant dans des champs et dans des contextes différents, quelques similitudes liées au fait que la Turquie et l’Algérie vivaient au cours des premières décades du XXème siècle une situation socio-politique quelque peu semblable par certains aspects, et l’appartenance à une même aire culturelle, expliquent en partie la relative convergence des points de vue entre le chef militaire et politique turc et le leader religieux algérien ainsi que les critiques exprimées par ce dernier envers ses homologues égyptiens de l’Université cairote d'Al Azhar notamment, qui manifestaient leur opposition aux réformes d’Atatürk.

Certes les Algériens du début du XXème siècle étaient connus pour leur turcophilie, mais ce rapport sentimental ne peut, à lui seul, expliquer l’«alliance objective» entre l’élite républicaine et laïque turque et l’élite religieuse et intellectuelle algérienne. En effet, les sentiments d’admiration n’étaient pas exclusifs des Algériens, mais ce qui différenciait ces derniers des autres sociétés musulmanes, tant au Maghreb (et notamment au Maroc où le kémalisme soulève un scandale horrifié pour reprendre une expression de Jacques Berque dans Le Maghreb entre deux guerres) qu’au Machreq, c’est cette unanimité de toutes les catégories sociales en faveur d’Atatürk, y compris des religieux (à l’exception de quelques milieux maraboutiques mis d’ailleurs à l’index pour leur défaut de solidarité avec le peuple turc) alors qu’en Egypte notamment, les milieux azhariens ne manquaient aucune occasion pour manifester leur hostilité à l’égard du personnage, accusé de «destructeur du monde musulman et de propagateur des méfaits de l’Occident».

En fait, l’attitude des Algériens et celle notamment des réformistes avec à leur tête Ibn Bâdîs, trouve son explication dans le contexte de domination coloniale que vivait le pays à l’époque et à leurs réactions aux sentiments d’hostilité et de méfiance des milieux français d’Algérie envers la Turquie (à cause de son alliance avec l’Allemagne au cours de la première guerre mondiale) et envers Atatürk dont le nationalisme n’était pas pour plaire aux colons. Mais si le nationalisme pouvait unir les Algériens dans leur enthousiasme en faveur de Mustafa Kemal, le général qui a vaincu des armées européennes, en était-il de même pour autant lorsque le militaire devient un homme politique et que certaines de ses décisions concernent des domaines considérés à tort ou à raison comme relevant du religieux et donc insusceptibles d’être gérés par les hommes selon leur propre volonté. Cette admiration unanime en faveur du leader turc allait-elle être battue en brèche, notamment par les milieux réformistes dont l’action repose sur le religieux, à cause justement des incursions des kémalistes dans ce domaine. De toutes les décisions prises par Atatürk, deux ont certainement provoqué le plus de réactions dans le monde musulman et notamment au niveau de ses élites religieuses. Ce sont celles relatives à l’abolition du Califat et à l’introduction de la laïcité comme principe d’organisation et de fonctionnement des institutions publiques turques. Quelle a été la réaction des réformistes algériens?

Cette question est à situer dans le cadre de la conception de l’Islam en général que se faisaient Atatürk, en tant que responsable politique en Turquie et Ibn Bâdîs, en tant que responsable du mouvement réformiste en Algérie. A ce sujet, les propos tenus ou écrits par les deux personnages montrent une convergence des points de vue qui doit être soulignée. En effet, Atatürk n’a jamais attaqué l’Islam en tant que religion et les Musulmans en tant que fidèles de cette foi, mais à certaines de ses manifestations superstitieuses et archaïques. Cette conception de l’Islam était justement celle prônée par les Réformistes. Ibn Bâdîs critique la religion populaire et notamment son expression maraboutique. Pour sa réflexion sur les questions de la raison et de la foi, il s’appuie sur un rationalisme pragmatique et c’est en ce sens que les réformistes algériens se retrouvent en harmonie avec la pensée d’Atatürk. Ces derniers n’ont donc pas vu en ce dernier un adversaire acharné de l’Islam et tout comme lui, ils ne voulaient plus que cette religion soit prise en main par des ignorants et de faux dévots maintenant ainsi la société musulmane en dehors du monde développé et civilisé. Si Mustafa Kemal s’attaquait aux derviches en Turquie, Ibn Bâdîs et son mouvement menaient une même lutte contre les marabouts en Algérie. Un combat commun était donc mené par l’un et par l’autre contre l’ignorance, l’obscurantisme et la religion comprise sans intelligence.

Cette convergence dans la conception de la religion par les deux personnages se retrouve également sur une question qui a longtemps occupé, au moins, l’élite des sociétés de tradition musulmane et provoqué des réactions opposées en son sein. C’est celle du Califat abordée et résolue par Atatürk au cours de la mise en place des organes institutionnels en Turquie. Malgré son contenu symbolique fort pour les Musulmans, le leader turc a intelligemment exploité les événements pour abolir cette institution aussi vieille que l’Islam lui-même et avec lequel elle semblait se confondre. Les officiels de l’Université d’Al Azhar au Caire condamnent sans appel Atatürk et tous ceux qui soutiennent que le pouvoir politique peut s’exercer en dehors de la sphère religieuse, mais en Algérie Ibn Bâdîs soutient la décision d’Atatürk. Pour le théologien algérien, cette institution est devenue fantomatique et docile aux influences étrangères. Tout comme Atatürk qui la considère comme «un mythe du passé qui n’a plus sa place dans le monde contemporain», Ibn Bâdîs la qualifie de « chimère » et de «pseudo-califat» (khilâfa zâ’ifa) tout comme il reproche «aux milieux panislamistes d’Orient leur inaptitude à voir le vrai problème et leur propension à se perdre en discussions oiseuses et en vaines attaques contre le régime de Mustafa Kemal» (A. Mérad). Il va même jusqu’à déclarer que «les véritables adversaires de l’Islam sont le Calife et les chefs des confréries religieuses» et ne manque pas d’ajouter que « sa sympathie va pour les Turcs honorables…et non pour ceux qui baissent la tête…ceux-là ne méritent pas mon attention, dit-il, qu’ils soient Calife ou Cheikh al-Islâm». Atatürk trouve donc un défenseur inattendu en la personne d’Ibn Bâdîs, mais si cette prise de position exprime une conviction profonde et certaine, elle n’en est pas moins innocente. Elle est une réponse, non pas seulement aux tenants d’une orthodoxie mal comprise, mais aussi aux réactions des colons français d'Algérie qui se présentaient en défenseurs de l’Islam et du Califat pour mieux combattre en fait les idées nationalistes d’Atatürk qui enthousiasmaient alors la population algérienne. En effet, les journaux proches des milieux coloniaux n’hésitaient pas à écrire:«…les kémalistes entendent faire du Calife une sorte de fantoche sans droits ni pouvoirs, élu et révocable à leur gré. Nous doutons fort que les fidèles de l’Islam qui vivent hors des frontières de la Turquie soient satisfaits de cette profanation accomplie par un parti où figurent des Musulmans affiliés à des sectes athées.» Il est clair que cette déclaration s’adressait avant tout aux Algériens, mais ces derniers ne pouvaient être trompés et la fausse indignation des colons français ne provoque aucune réaction des Musulmans sur cette question qui, à tort ou à raison, s’étaient déjà forgé une opinion quant à la politique musulmane de la France en Algérie. Ibn Bâdîs veut montrer d’autre part qu’il ne croit plus aux mouvements panislamistes romantiques et irréalistes encore en vogue dans certaines régions du monde musulman et dans certains milieux. Entre Atatürk et Ibn Bâdîs, il y a totale convergence des points de vue sur la question du Califat même si les raisons ne sont pas identiques. Ibn Bâdîs soutient également Atatürk au sujet de la traduction du Coran en turc ainsi que lors de son offensive contre le «clergé» et les «turûq» et même à propos de l’abrogation de la législation ottomane d’inspiration musulmane (école hanéfite). En est-il de même à propos de la laïcité?

L’idée de séparer le religieux du politique apparaît dans le discours politique turc dès 1930 et est consacrée juridiquement après la révision de la Constitution de 1924 par la loi du 5 février 1937. En Turquie, la laïcité « ne signifie absolument pas absence de religion, ou la volonté de son absence…L’exercice du culte…est garanti par la Constitution. Un citoyen qui est religieux par conviction personnelle, peut très bien…être sincèrement laïque» ( Déclaration du Secrétaire Général du Parti). Telle est la conception que se font les kémalistes de la laïcité qui se veut donc être une culture qui s’appuie sur une démarche intellectuelle qui ne remet pas en cause fondamentalement la philosophie liée à la foi, mais qui permet de déterminer les compétences respectives des institutions civiles et politiques et éviter les empiétements et par là même les conflits avec le religieux qui peut avoir sa place au niveau sociétal, mais plus au niveau des institutions publiques et de leur gestion.

Ce modèle de gestion des affaires publiques modifie la nature des rapports entre l’individu et l’institution étatique qui n’est plus religieuse, mais politique (au sens premier du terme) car l’être humain ne se situe plus en fonction de son appartenance communautaire en tant que croyant (Umma), mais par rapport à une appartenance nationale et donc en tant que citoyen.

En Algérie, certains hommes politiques comme Ferhat Abbâs prennent acte de l’expérience turque et s’appuient sur elle pour affirmer «que la foi islamique n’est pas inconciliable avec les nécessités sociales du monde moderne». Les réformistes, de leur côté, ne refusent pas l’idée de la République, même pensée dans le cadre de la philosophie propre à la Révolution française, ce qui les rapproche donc de Mustafa Kemal Atatürk qui affirme s’inspirer de cette même Révolution. «La démocratie turque a suivi la voie ouverte par la Révolution française» déclare-t-il en effet. De même pour Ibn Bâdîs, l’expérience historique française n’est fondamentalement pas rejetée. Il écrit de son côté : «… Nous mènerons notre tâche avec le soutien de la France démocratique, cette France qui a répandu les lumières de sa civilisation sur toute la Terre…» (Journal Al-Muntaqid, n°1). L’œuvre d’Atatürk apparaît donc comme ayant une fonction légitimante aux yeux des Algériens en général et des réformistes en particulier dans la mesure où elle met en pratique dans un pays de tradition islamique des idées et des institutions étrangères à la doctrine et à l’histoire politique des sociétés musulmanes, tout en les expurgeant de leur contenu symbolique exclusivement européen et en les isolant du contexte de domination coloniale.

Mais la démarche républicaine peut entraîner la mise en œuvre d’un certain nombre de principes parmi lesquels celui de la laïcité. Or, pour de nombreux Musulmans dans le monde, la laïcité est non seulement comprise comme une attitude antireligieuse, mais est en outre considérée comme l’instrument utilisé par l’Occident pour mettre en péril toute la Communauté musulmane. Aussi, est-il intéressant de tenter l’analyse du point de vue des réformistes algériens sur cette question.

Ibn Bâdîs et son mouvement semblent accepter la logique qui sous-tend l’organisation de la société moderne. Les idées de progrès, de promotion sociale et intellectuelle se rencontrent souvent dans les écrits des principaux dirigeants réformistes, mais l’utilisation de ces termes signifie-t-elle pour autant l’adoption de la laïcité comme principe d’organisation de la société au niveau de ses institutions publiques ? En fait il y a lieu de noter que cette idée n’est pas totalement étrangère aux Algériens au moins au niveau de leurs élites, mais la législation française sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat (loi de 1905) n’est pas appliquée en Algérie (malgré le décret de 1907) pour ce qui est de l’Islam alors que les cultes chrétiens et israélite en bénéficient. Aussi l’Emir Khaled, petit-fils de l’Emir Abdelkader demande-t-il en 1924 au Président français Herriot l’application des dispositions de cette loi en Algérie. Sa requête reste sans suite. En 1947, le statut de l’Algérie réaffirme ce principe (article 56) mais l’Administration coloniale continue de nier ce droit aux Musulmans d’Algérie. Le mouvement réformiste à son tour, et bien qu’à vocation religieuse, est amené à faire sienne cette revendication. Le Cheikh Mohamed Bashîr al-Ibrâhimî (1889-1965) qui a succédé à Ibn Bâdîs à la tête du mouvement réformiste demande l’application des lois relatives à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, entre autres écrits, dans un article intitulé: «Les droits que la nation algérienne demande à la nation française». Emanant de théologiens, la démarche peut paraître paradoxale, mais le contexte socio-politique et l’absence de clergé au sens de l’Eglise romaine en Islam expliquent l’attitude des réformistes et à travers eux de toute la société musulmane d’Algérie en faveur de la séparation. Aussi, il se pose la question de savoir s’il s’agit d’une revendication ayant pour seul objectif concret de bénéficier d’une autonomie dans l’exercice du culte musulman ou s’il s’agit réellement de la manifestation d’une adhésion doctrinale à la laïcité?

Parmi les écrits consacrés à cette question, relevons ceux du Cheikh Larbî Tebessî (1895-1957) qui a été vice-président de l’Association des Ulémas Musulmans Algériens, le cadre légal au sein duquel activait le mouvement réformiste fondé par Ibn Bâdîs. Le Cheikh Larbî Tebessî publie ses articles dans le journal al-Basâ’ir au début des années cinquante au moment où la question de la séparation de la religion et de l’Etat est débattue à l’Assemblée algérienne. Les interventions du Cheikh ne se veulent pas théoriques mais s’inscrivent, comme ceux d’al-Ibrâhimî, dans le cadre du droit de la communauté musulmane d’Algérie à être traitée aussi démocratiquement et avec autant de libertés que les autres communautés religieuses et ont donc pour objectif de lever le contrôle de l’Administration coloniale sur l’activité des mosquées et des associations religieuses animées par les Musulmans. Néanmoins et contrairement au Cheikh al-Ibrâhimî qui dévoilera son opinion profonde sur cette question en déclarant que« l’Islam est à la fois religion et politique…et que le savant en sciences religieuses qui n’est pas au fait de la politique et qui n’est pas militant n’est pas un (véritable) savant…(car) si le savant en sciences religieuses se détourne de la politique, qui (donc) s’en occupera ? » dans un mémoire adressé aux autorités égyptiennes, à al-Azhar et à la Ligue arabe en 1953, les écrits du Cheikh Tébessî sont plus élaborés et soulèvent la question de savoir si celui-ci n’avait pas un point de vue plus nuancé sur cette question. En effet, l’auteur ne se limite pas à rappeler le droit en vigueur pour justifier la demande de «la séparation entre la religion et l’Etat» (fasl al-dîn ‘an al-dawla) mais développe son raisonnement sur la base d’arguments à caractère historique à partir de ce qu’il sait sur l’organisation des pouvoirs publics en Algérie d’avant l’invasion coloniale. «…En Algérie, écrit-il, il y avait deux institutions, l’une symbolisait le pouvoir temporel (ramz li-dunyâ) et était représentée par le Dey et la seconde symbolisait le pouvoir spirituel (ramz li-dîn) et était représentée par le Cheikh al-Islâm, le Qâdî, le Muftî et les Docteurs de la Loi musulmane (‘Ulamâ’ al-Islâm)». A cette description des institutions, le Cheikh Tébessî ajoute un commentaire au sujet de leur fonctionnement : «…chacune d’elles avait son domaine de compétence (dâ’irat ikhtisâs)» et ainsi selon le Cheikh Larbî Tebessî «l’Islâm avait sa propre organisation autonome (munaddama mustaqilla) avant la colonisation». L’auteur tente ainsi de démontrer qu’en Algérie, durant la période ottomane et donc avant même la loi française de 1905 sur la séparation, il se pratiquait en fait non seulement une distinction entre le sacré et le profane, mais même une séparation des pouvoirs

Cette démonstration quelque peu surprenante ne manque pas d’audace d’autant qu’il écrit aussi dans un autre article que la séparation entre le religieux et le politique est certes commandée par «…le Droit, l’équité, le respect des religions…», mais que «tout retard mis à l’application du principe de séparation est une atteinte à la shari‘a islamique». Ce n’est donc plus en vertu du seul principe posé par la loi française de 1905 que l’indépendance du culte est demandée mais aussi en vertu des principes du Droit musulman lui-même. Pour cet auteur, il y a convergence des Droits français et musulman sur cette question de la séparation entre le politique et le religieux et qu’il y a lieu donc de les appliquer pour «mettre réellement en œuvre la notion de laïcité au sein de l’Etat (tahqîq ma‘na al-lâ’ikiyya)».

De tels propos laissent penser que l’auteur adhère à la laïcité comme principe d’organisation des pouvoirs publics. Or en réalité, il n’y souscrit qu’autant qu’elle permet de soustraire les Musulmans algériens de la tutelle de l’Administration coloniale. Larbî Tébessî montre qu’il reste fondamentalement attaché au principe théorique de la non distinction entre sacré et profane propre à la conception du Droit islamique concernant l’organisation des institutions étatiques lorsqu’il déclare, en répondant à ceux qui s’opposent à la séparation, qu’en Algérie «le pouvoir musulman n’a plus d’existence», ce qui signifie donc clairement que c’est seulement dans le cadre d’un pouvoir musulman que la laïcité n’a pas de place. Ce qui peut paraître contradictoire dans cette attitude ne l’est pas en réalité car comme l’affirme Pierre Rondot «tout Musulman est laïque», mais pas dans le sens qu’a ce terme dans le contexte historico-culturel propre à la société française. C’est pourquoi aussi, la revendication de la laïcité en Algérie est accompagnée d’une demande d’une justice musulmane indépendante du système judiciaire français tant au niveau organisationnel qu’au niveau du droit applicable car dans la conception islamique, les normes juridiques (shari‘a et fiqh) appartiennent au domaine du sacré.

Ainsi, tout le combat mené par les réformistes en Algérie au sujet de l’application de la loi de 1905 sur la séparation est à situer dans le contexte de l’époque et avait pour but de soustraire la population musulmane du contrôle du pouvoir colonial au moins au niveau cultuel et juridique et ne se situait nullement dans la perspective d’une mise en œuvre d’une laïcité idéologiquement adoptée en tant que doctrine d’organisation des pouvoirs publics. Avec la question de la laïcité apparaît ainsi la limite entre les idées prônées par Atatürk et celles des réformistes algériens à propos du modernisme à introduire dans la société de tradition islamique et qui fait que le soutien apporté à l’action du leader turc ne signifie pas pour autant adhésion aveugle à toute sa politique. Il n’en demeure pas moins que les réformistes algériens ont compris et admis les objectifs que s’assignait Atatürk pour son pays et c’est pourquoi ils ne se sont jamais permis de le condamner comme le feront la plupart des institutions religieuses du monde musulman. Ibn Bâdîs, après avoir pris résolument le parti d’Atatürk contre les milieux azhariens du Caire écrira au moment de son décès : «Que Dieu soit miséricordieux pour Mustafa Kemal ! Qu’il fasse pencher la balance de ses œuvres et qu’il l’agrée, pour ses mérites, au nombre des Bienfaisants !». Un tel éloge émanant d’un théologien qui a marqué son époque en Algérie et qui bénéficiait d’un très grand prestige auprès de toute la population est significatif du respect et de l’admiration dont bénéficiait Atatürk au sein des réformistes en particulier et de l’ensemble de la population algérienne en général.

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