La culture orale, une tribune pour les groupes dominés : la chanson populaire, un lieu d’émergence du discours féminin

Insaniyat N°44-45 | 2009 | Alger : une métropole en devenir | p. 211-231 | Texte intégral 


Fatiha TABTI-KOUIDRI : Maître assistante, chargée de cours, classe A (ENS/LSH), Alger.


Introduction

Le verbe a toujours été « un instrument de pouvoir »[1], une arme précieuse qui sert à manipuler, à dominer, à dénoncer ou à contester ; c’est pourquoi, dans les sociétés où dominent les valeurs masculines, il a toujours été une prérogative de l’homme. Il faut savoir que la société maghrébine, en général, est extrêmement stratifiée en ce qui concerne la parole publique. Dans ce domaine, les hommes ont la primauté sur les femmes et les aînés sur les plus jeunes. Traditionnellement, « sont en effet privés de parole, donc de pouvoir, les enfants, les adolescents, les  femmes »[2] dont le dire, considéré par les hommes au mieux comme un verbiage inutile, sans consistance et sans conséquence[3], et au pire comme une parole irréfléchie et subversive qui menace l’équilibre du groupe, est exclu de l’espace public et des centres de décision. Cette parole trouve alors refuge dans d’autres modes d’expression tels que la poésie, le conte, l’épopée, la « boqala » mais aussi et surtout la chanson, qui représente la forme d’expression et de communication la plus prisée des groupes dominés pour ce qu’elle offre comme possibilités de contournement des interdits grâce à toute une gamme de stratégies tant verbales que non verbales (vocale, corporelle, etc.). En effet, la chanson favorise une créativité qui permet de contester l’ordre établi, de transgresser les tabous et de braver les normes masculines sur lesquelles se fonde le nif, véritable carcan, notamment pour les femmes qu’il contribue à maintenir sous la houlette des hommes. C’est pourquoi, bien que sévèrement tenue en suspicion par les fondamentalistes et les conservateurs, elle représente en Algérie un pays où le substrat culturel est fortement investi par l’oralité, un prodigieux moyen d’expression et de communication qui permet l’émergence de la parole des groupes dominés en général et des femmes en particulier pour lesquelles elle constitue un moyen d’expression essentiel. On tentera de montrer comment, faisant appel aux symboles d'une culture ancestrale et alliant intimement la musique, les paroles, la voix et, par là même, le corps, elle va se présenter comme un espace de catharsis où vont se déverser des sentiments, des émotions et des opinions refoulés. On soulignera ses capacités à libérer le verbe des femmes en libérant leur voix «  lieu de croisement de l’individuel et du social ».

La chanson exutoire

Nul n’ignore de nos jours que la musique est un moyen d’évacuer les tensions accumulées dans la vie quotidienne, à tel point qu’on parle même de musicothérapie.

Chanter permettrait de libérer des sentiments refoulés, des émotions cachées, d’exprimer les non-dits générateurs de tensions. Cela est d’autant plus vrai pour les femmes bâillonnées par tout un cortège d’interdits d’ordre social, religieux, culturel, psychologique… 

Exclues du discours public qui est le monopole des hommes, ordinairement privées de divertissements, le plus souvent recluses dans des espaces clos où leur univers se réduit aux travaux domestiques et à l’éducation des enfants, les femmes subissent en continu un déficit de parole et d’écoute générateur de tensions. Certaines se créent alors, par le biais des chansons, un « ailleurs » où leur parole se libère, dissolvant pour un moment leurs angoisses.

Cet espace d’expression virtuel qui leur est concédé leur donne la force de supporter un quotidien contraignant. Il arrive même que certaines d’entre elles se réfugient définitivement dans cet « ailleurs », on dit alors qu’elles sont « falta » : « évadées », dans le sens de « s’évader de la réalité », « perdre la raison », quitter le monde réel pour se réfugier dans la folie. Fort heureusement, dans la majorité des cas, cette évasion ne dure que le temps d’une fête et « les chansons sont alors un exutoire pour les femmes, des sortes d’instruments institutionnalisés de dénonciation symbolique qui, comme les pratiques de la magie amoureuse, s’organisent autour du phantasme collectif de la puissance masculine et de ses défaillances »[4].

En effet, si elles chantent souvent pour perpétuer les récits ancestraux, évoquer le passé, décrire le présent (le plus souvent pour le dénoncer) et imaginer un futur à leur convenance, les femmes chantent surtout pour s’exprimer, extérioriser enfin tout ce qui est enfoui en elles sous le poids des interdits religieux et de ceux qu’impose la tradition, et se débarrasser, du moins en partie, du fardeau des tabous du dire qu’elles subissent au quotidien.

Elles peuvent, tout le temps que dure la fête, échapper à l’obsession de toutes les contraintes qui les brident et manifester leur colère, leurs craintes, leurs frustrations et leurs besoins, leurs désirs et leurs espoirs. C’est pourquoi, en général, elles font durer les réjouissances le plus longtemps possible en multipliant les rituels : en Algérie, la célébration d’un mariage par exemple dure trois jours au minimum, jusqu’à sept jours dans l’Algérois et plus dans certaines régions du sud et de l’est du pays.

Comme il a déjà été souligné, dans les sociétés traditionnelles et encore aujourd’hui dans certaines classes conservatrices, l’individu, homme ou femme, n’existe qu’en tant que membre d’un groupe : famille, clan, tribu, etc., et le plus souvent, son sort se décide en dehors de lui, au mieux des intérêts du groupe dont le primat est absolu et tout se fait en fonction de lui.  Les individualités sont ainsi gommées et avec elles tout ce qui relève du libre arbitre sentimental, intellectuel ou idéologique. A cet effet, une formule qu’impose la bienséance est très révélatrice du primat absolu du groupe sur l’individu : « a’udu billah min kalimet ana » (Dieu me préserve du mot « je ») et l’on se doit de l’utiliser pour tempérer la volonté de se singulariser quand on veut émettre une opinion ou un sentiment. On doit ainsi faire son mea culpa à chaque fois que l’on se singularise, car celui qui tente de s’affranchir du groupe nuit à la cohésion de l’ensemble. Il constitue une faille, un danger et doit être « réintégré », ou exclu et diabolisé. En effet, selon la tradition, seul Satan a la prétention d’employer le « je » et tout bon musulman doit se rappeler qu’il n’est qu’un membre de la « djama’a » (le groupe) et qu’il doit se plier aux valeurs collectives, quoi qu’il lui en coûte. Tout contrevenant met en danger la cohésion de l’ensemble dont il s’exclut par là-même. « El djama’a saf saf we chittan wahdu » (le groupe serre les rangs et le diable est seul) : encore un adage populaire qui souligne la suprématie du groupe sur l’individu, suprématie qui à la longue peut engendrer chez certains un sentiment d’insignifiance, de vacuité voire de détresse, notamment chez les femmes, qui subissent par ailleurs de nombreuses autres formes d’oppression. 

La fête représente dans ce cas une sorte d’espace de survie en offrant l’opportunité de dire « je », de se dire et donc d’« exister »[5] le temps que durent les réjouissances car ce « pouvoir-dire » qui lui est concédé par le biais des chansons, même s’il est très rarement synonyme de « pouvoir-faire », permet à la femme d’échapper au mutisme qui lui est imposé et à l’individu qu’elle est d’échapper, le temps d’une chanson, à sa dilution dans la collectivité. A noter que ce moyen d’échapper à la domination du groupe est également utilisé par les hommes, bien que dans une moindre mesure. C’est en effet surtout pour l’élément féminin qu’il est libérateur. 

La chanson libératrice de la voix des femmes

Il existe bien des chemins par lesquels on peut aborder l’étude de la voix humaine et de nombreuses disciplines en font un objet d’analyse : la physique, la physiologie, la phonétique, l’esthétique, la musicologie, la psychanalyse, la sociologie, etc. Mais même si l’intérêt de toutes les pistes qui convergent vers ce domaine est manifeste, on ne peut pas les suivre toutes, d’abord parce qu’il faudrait alors avoir des connaissances dans toutes les disciplines citées, ce qui n’est pas possible, ensuite parce que  le but visé ici est la mise en évidence du rôle du chant dans l’affranchissement d’un organe qui, en Algérie comme dans la quasi-totalité des pays musulmans, est objet de suspicion religieuse et culturelle, la voix féminine. 

La voix, lieu de croisement de l'individuel et du social

La voix « représente mieux qu’aucun objet l’énigme du croisement de l’individuel et du social. (…) Autant que l’écriture, la voix est spontanément sentie comme représentant l’essence de l’individu, elle est par excellence ce qui nous appartient en propre (…). Mais en même temps, la voix est de part en part codée socialement, située dans un jeu de pouvoir, jeu de classe, de sexe, d’âge…»[6] Or, dans les sociétés régies par les normes masculines, comme le sont en général les sociétés maghrébines, pour que ce « je » soit toujours à l’avantage de l’homme, la femme doit autant que faire se peut, être réduite au silence. De plus, comme l’affirme Paul Zumthor, « mieux que le regard, que le visage, la voix se sexualise, constitue (plus qu’elle ne transmet) un message érotique »[7], chose inadmissible dans nos sociétés conservatrices où les règles du nif imposent à la femme une réserve totale en ce domaine et considèrent que « plus elle est jeune, plus sa voix est chargée de sensualité et doit donc être censurée, voire occultée »[8]. Une certaine interprétation des textes religieux va servir à justifier et légitimer cette contrainte généralement présentée aux femmes comme un devoir religieux.

En effet, si comme l’affirme L.-J. Rondeleux, « nous avons tous tendance à interpréter les voix que nous entendons comme révélatrices de quelque chose de sexuel »[9], cet aspect fait l’objet d’une focalisation poussée à l’extrême chez les fondamentalistes religieux qui considèrent que la voix féminine est ‘awra[10], qu’elle suscite des pulsions sexuelles chez l’homme au même titre que le corps féminin, et que son usage doit, de ce fait, se plier aux règles strictes dictées par la pudeur que toute bonne musulmane est tenue de respecter. Celle-ci doit, par conséquent, « couvrir » tout ce qui est susceptible de susciter le désir masculin : son corps, comme sa voix. Ainsi, la femme tout entière, jusqu’à l’expression audible de sa parole, est réduite à la « ‘awra » et les règles de la bienséance ainsi que celles de la religion, du moins telles qu’elles lui sont le plus souvent inculquées, la condamnent au murmure ou au silence.

Cette « castration vocale », que subit la femme musulmane et qui se plie (volontairement ou non) aux exigences des traditions, tiendrait donc au fait que la voix est porteuse d’information sur le sexe mais aussi sur l’âge de l’individu dont elle émane car « dans la symbolique personnelle de chacun, l’opposition de l’aigu et du grave ne renvoie pas seulement à la dualité masculin – féminin, elle en appelle également à la notion d’âge et de maturité »[11].

En outre, comme l’affirme L.-J. Rondeleux, la voix évoque, pour celui qui la perçoit, la poitrine, la gorge, la bouche ; en un mot le corps qui la produit. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’elle est « une structure "cruciale" comme carrefour ou entre-deux du corps et du langage et, par là, lieu d’équivoque»[12].

Paul Zumthor évoque ces « cultures (qui) codifient comme pour le protéger et se l’asservir, le lien de la voix avec le corps, imposent à qui parle dans telle condition telle posture, ou bien classent auditivement le rôle social du locuteur »[13]. 

Ainsi, pour les extrémistes religieux, et pour tous ceux qui considèrent pour une raison ou pour une autre qu’il est nécessaire de contenir la voix de la femme, cette dernière serait donc, en puissance, une tentatrice maléfique qui pourrait se servir de sa voix pour exercer un ascendant sur l’homme, le séduire, le manipuler et le faire plier à sa volonté. Si, de surcroît elle jouit d’une certaine maîtrise du verbe, elle devient « l’usurpatrice d’un don qui ne peut lui appartenir (…) et sa parole représente un véritable danger pour la communauté des hommes. Il convient alors de l’obliger à se taire, de la réduire au silence. »[14]

On serait tenté de penser, au vu de l’état actuel des choses dans la majorité des pays du Maghreb, que cette défiance, que la voix féminine continue de susciter chez certains, tient plus d’un rapport de pouvoir (jusqu’ici monopole des hommes et que la majorité d’entre eux ne tient pas particulièrement à partager[15]) que d’un rapport de séduction. En effet, il semblerait (et les événements de la décennie quatre-vingt-dix en Algérie l’ont démontré) que ceux qui tiennent le plus à occulter la voix des femmes sont ceux qui craignent de les voir échapper à leur autorité et en arriver un jour à leur disputer la mainmise sur les affaires publiques.

« Enterrées vocalement », selon l’expression d’Assia Djebbar (1999 : 25), les femmes chantent pour « exister ». Pour elles, chanter équivaudrait donc à une prise de parole qui leur est déniée par ailleurs et que très peu d’entre elles ont réussi à imposer par d’autres moyens tels que l’écriture ou le militantisme politique. En effet, le verrouillage des institutions dans ce domaine est tel que la chanson joue souvent le rôle d’une tribune d’où s’élève le discours féminin, et d’où certaines chanteuses, à l’instar des Messagères (groupe de rap féminin des années quatre-vingt-dix), interpellent les gouvernants comme les simples citoyens sur des questions d’ordre éthique, social, politique, etc. Avant elles, leurs aînées, étouffées par tout un cortège d’interdits relevant de la religion ou de la tradition, ont dû, elles aussi, pour rendre leur parole audible, user du chant, seule dérogation qui leur était épisodiquement accordée. Ce chant qui, même soumis à des conditions qui en balisent l’espace et le temps, permet encore aujourd’hui aux femmes, le temps d’une fête, de s’affranchir des tabous du dire et d’exprimer librement leurs sentiments et leurs ressentiments. Ainsi, encore et toujours, la chanson demeure « un espace de communication. Ses moments mélodiques, le prélude vocal, le refrain, les couplets (…) vont devenir des moments d’échanges dans lesquels interviennent les instances vocales porteuses de messages »[16].

La voix féminine ne peut atteindre sa réelle plénitude que dans le chant et le chant ne peut jouer son rôle de média (et de médiat) que durant les moments de fête. C’est pourquoi même si les fondamentalistes ont beau les déclarer bid’a[17] (hérésie) et les hommes en général faire souvent preuve de réticence à leur égard, les femmes s’évertuent à multiplier ces occasions qui représentent pour elles des espaces de parole et de défoulement. Alors que d’ordinaire, nombreuses sont celles qui sont tenues d’étouffer même leurs rires, durant la fête, les trémolos stridents des youyous qu’elles lancent à pleine gorge sont une libération de leur voix qui va enfin trouver sa plénitude dans le chant ainsi annoncé, un chant où « la voix est vouloir-dire et volonté d’existence »[18]. Chanter leur permet alors d’évacuer les tensions longtemps refoulées, d’échapper à la souffrance de tous les non-dits en faisant surgir les sons, les mots et les gestes qui font de la femme un sujet qui s’exprime et qui dit ce qui par ailleurs est indicible.

« Toute poésie est avant tout une voix », disait Jean Amrouche (1988 : 55). En effet, expression sonore signifiante, la voix, peut être, à elle seule, poésie et mélodie. Au-delà du sens des mots, dans la modulation, l’harmonie des tons, la variété des inflexions, la variation du timbre, de l’intensité, de l’amplitude, de la hauteur, etc., émergent les pensées, les sentiments et les émotions refoulées : plainte ou roucoulement quand elle exprime « l’accewiq »[19] ou l’istikhbar[20], cri de joie, de colère, de défi ou de désespoir quand elle jaillit par les youyous[21] et les « aĥât »[22], douce et mélodieuse ou dure et hostile, aiguë et perçante ou grave et rauque, saccadée, puissante, provocante, érotique voire impudique lorsque gémissements, soupirs, souffles et râles évoquent le plaisir sexuel, la voix sait se faire séductrice ou narquoise, rassurante ou hostile. Mais si la voix est un moyen d’expression qui « interpelle le sujet, le constitue et y imprime le chiffre d’une altérité, (et que) pour celui qui en produit le son, elle rompt une clôture, libère d’une limite que par là elle révèle (…) »[23], elle est aussi moyen d’impressionner : « émise par un sujet conscient d’avoir une emprise sur l’autre, elle sert d’instrument pour subjuguer, manipuler une volonté »[24].

Le principal instrument de musique des femmes, outre le tbal (sorte de tambourin), c’est leur voix. Elles en jouent comme d’un moyen de séduction que, le temps d’une fête, elles peuvent librement « exhiber » devant les hommes. C’est alors à celle qui aura la voix la plus haute, la plus puissante, ou la plus douce, la plus mélodieuse, etc. On assiste parfois à de véritables tournois de youyous et de chants, entrecoupés par des salves de coups de fusil tirés par les hommes qui expriment ainsi leur admiration.

Les femmes, privées de pouvoir, développeraient donc, consciemment ou non, une sorte de palliatif, un pouvoir de substitution : le « pouvoir vocal », pouvoir de déclencher des émotions, des sentiments, des réactions, évoqué par L.-J. Rondeleux (1980 : 46 – 54) et souligné par     J. Amrouche (1988 : 56). Ce dernier, parlant des chants interprétés par sa mère qui ont bercé son enfance, déclare : « Je ne saurais pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation. Elle n’en a pas elle-même conscience, et ces chants ne sont pas pour elle des œuvres d’art, mais des instruments spirituels dont elle fait usage, comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau »[25]. Il arrive en effet que, sans comprendre les paroles, on soit d’abord touché par la douceur ou par la force d’une voix, par sa tessiture, son volume, ses harmoniques, et chacun, selon sa sensibilité et sa culture, tentera alors de trouver des signifiés aux signifiants qui lui parviennent.  « A la limite, la signification des paroles n’importe plus : la voix seule, par la maîtrise de soi qu’elle manifeste, suffit à séduire (comme celle de Circé, dont Homère vante les tons et la chaleur ; comme celle des sirènes) ; elle suffit à calmer (…) un jeune enfant encore exclu du langage. »[26]

La voix, véhicule du verbe

Signifiante en elle-même, la voix l’est encore davantage lorsqu’elle fait alliance avec le verbe. Elle devient alors la Voie qu’empruntent les mots, verbalisant les sentiments les plus profonds, les émotions les plus refoulées, les pensées les plus intimes, les opinions les plus personnelles, les rendant de ce fait audibles, les médiatisant et établissant ainsi la communication avec l’Autre. L’un des moyens les plus utilisés pour parvenir à cette médiatisation qui va permettre à la femme de communiquer, notamment avec l’homme, ce sont les chansons, « chemins détournés pour formuler des vérités censurées par l’univers patriarcal »[27].

Les chansons favorisent, en effet, tout un éventail de stratégies tant verbales que non verbales qui permettent de contourner les interdits et de rendre tolérables les discours les plus subversifs en les parant d’un semblant de fiction et en les atténuant par l’usage de divers tropes tels que la métaphore, la métonymie, la litote, l’ironie, le sous-entendu et l’allusion, etc., qui favorisent le contournement des tabous du dire et permettent aux femmes d’user des chansons comme d’« instruments institutionnalisés de dénonciation symbolique »[28].  

La fête, lieu de rencontre et d’échanges, est l’espace de prédilection des chansons dont le pouvoir compensatoire y apparaît sous diverses formes, favorisant une communication qui pallie le déficit de parole et d’écoute dont souffrent les femmes au quotidien. C’est également un lieu de rapprochement entre les deux sexes. Elle réunit les hommes et les femmes, rassemblés le plus souvent en deux groupes distincts et pourtant toujours très proches, dans une sorte de « mixité surveillée » car des barrières invisibles (religieuses, sociales, culturelles…) mais bien présentes, séparent les deux groupes, « foule composée de deux clans différents, n’ayant pourtant qu’une seule âme en deux corps distincts, tant sont unanimes et simultanés les battements de mains et les cris de joie. (…), tous ces regards tendus, ces cris soutenus, ces marques de joie, sont destinés, par-dessus les danses et les jeux, au groupe d’en face »[29].

S’il est vrai qu’aujourd’hui, dans les grandes villes du nord de l’Algérie et notamment dans la capitale, on assiste souvent à ce qu’on appelle « des fêtes mixtes », où hommes et femmes rassemblés ne chantent pas mais dansent ensemble au son d’un orchestre qui accompagne un chanteur ou une chanteuse, dans l’Algérie rurale, le chant continue d’être porté par la voix des hôtes et de leurs invités et il se fait « dialogue » entre les femmes et les hommes, entre les jeunes et leurs aînés. Ces rencontres ne se caractérisent pas par le mimétisme uniformisant qui fait de certaines fêtes citadines des imitations plus ou moins ressemblantes aux « bals » à l’occidentale ; ce sont de véritables lieux de rencontre, d’écoute, d’expression, de dialogue, en un mot des lieux de communication comme en témoignent les exemples qui suivent, issus de diverses régions du pays.

Dans le premier exemple, extrait d’une chanson de la région de Miliana, une jeune fille s’adresse à ses voisines pour les prendre à témoins de l’autoritarisme de ses frères :

Wech sar biya, wech sar biya

Ya jirani dabrou ‘liya

Mahboub qalbi ‘azouh a’liya

A’tani rendez-vous la’chiya

zouj khawti kil jadarmiya

 

Lil ou nhar i’assou ‘aliya

Si vous saviez ce qui    m’arrive ! Mes voisines conseillez-moi

On veut me priver de mon bien-aimé

Il m’a donné rendez-vous ce soir

mes deux frères comme des gendarmes

me surveillent nuit et jour !

 

Ce à quoi les « voisines » en question répondent en chœur :

 

Ya zzina ya ’yun leghzala

Matamnich klem rredjala

 

Lli yebghik rahu yeqsad qbala

 

Idji yekhtab u tefra lemsala

 

Ô beauté aux yeux de gazelle

Ne te fie pas aux promesses des hommes

Celui qui t’aime vraiment ira droit au but

Il viendra demander ta main et l’affaire sera réglée

           

Les vers qui suivent sont extraits d’une chanson populaire des At Djennad (confédération tribale de Grande-Kabylie), qui se présente sous la forme d’un échange entre jeunes gens et jeunes filles : 

 

Nukwni d yessis

N Sidi L'arbi Ou Chrif

Lkarma d ennif

 

Ur nezmir ilhif

 

Awin iγ id itshasis

Nous sommes les descendantes

de Sidi Larbi Ouchrif[30]

connu pour sa générosité et son sens de l’honneur

Nous ne sommes pas faites pour les privations

Comprends, ô toi qui nous écoutes

                               

 Ce à quoi les jeunes gens répondent :

 

Nukwni d Iwsa'diyen

D lehrir temcat tezwit

Mara nerkeb del fursan

 

A’ḍaw nneγ nesnit

 

Hawset aḍrar d lwedyan

 

Kra bwi rekben nifit

Nous somme des Iwsaâdyen

Doux comme de la soie peignée

Mais quand nous enfourchons nos chevaux

Nous ne ménageons pas nos ennemis

Vous pouvez chercher dans les monts et les vallées

Nul ne nous arrive à la cheville

 

La chanson favorise également le dialogue entre les aînés, détenteurs d’une autorité que leur accordent la tradition et les plus jeunes, qui profitent de l’espace de parole qui leur est offert pour exprimer leurs doléances et se révolter contre le pouvoir des « seniors ». On assiste alors parfois à de véritables polémiques par chansons interposées entre parents et enfants, entre belles-mères et belles-filles, entre mariés et célibataires, etc.

Souvent, les femmes (notamment les belles-mères), auxquelles leur âge avancé permet d’avoir un ascendant certain sur les plus jeunes et qui souvent abusent de ce statut de « tutrices » et deviennent un relais de la domination masculine, sont prises à partie et accablées de reproches par les plus jeunes, comme en témoigne l’extrait qui suit d’une chanson populaire kabyle : 

 

Refrain :

 

Timγarin accu xedment

Tislatin accu šabrent

 

 

Tamγart teγli γer teburt

 

La setcuddun taqendurt

 

La illaha il Allah

Ur Umineγ-ara temmut

 

 

Tamγart teγli d eg daynine

La setcudun tifednin

 

La illaha illa Allah

Ur umineγ ar da tsawin

Que de mal font les belles-mères !

Comme est grande la patience des belles-filles

 

La vieille est tombée devant la porte

On est en train de nouer son linceul

Il n’est d’autre Dieu que Dieu

Je n’arrive pas à croire qu’elle soit enfin morte

 

La vieille est tombée dans l’étable

On est en train de lui nouer les orteils[31]

Il n’y a d’autre Dieu que Dieu

je n’arrive pas à croire qu’on va m’en débarrasser

 

Ce à quoi les belles-mères rétorquent :

 

Tislitiw am ilili

Tesahrac mmi felli

Si drimn iw a ldjiran iw

 

Bwiγd amqerqer aba’li

 

 

Tislitiw am uγarda

 

Ur tes’i hata lfeyda

Si drim niw al djiran iw

 

Ubiγd immi el mosiba

Ma belle fille est très amère

elle monte mon fils contre moi

J’ai dépensé mon argent[32] ô mes voisins !

pour faire entrer chez moi un crapaud borgne !

 

Ma belle fille est comme une souris

Elle n’est bonne à rien

J’ai dépensé mon argent ô mes voisins

Pour marier mon fils à une calamité

 

- Une autre chanson, de la région d’Alger, oppose les jeunes filles célibataires à leurs aînées qui sont mariées :

 

La’djayez gharu

Habbu yesgharu

Lamen ya lamen

La’djayez gharu

Belsan echtaru

Les vieilles sont jalouses

Elles veulent rajeunir

La paix ! La paix !

Les vieilles sont jalouses

et ne sont bonnes qu’à cancaner

 

Les aînées, elles, répondent en mettant en avant leur statut d’épouses qui, selon la tradition, les place à un rang supérieur à celui des célibataires :

 

La'wateq baru

 

Z’aqu wesfaru

 

Lamen ya lamen

La’wateq baru

 

Be chorat hum haru

Les jeunes filles n’ont pas trouvé de mari

Elles sont devenues laides et jaunes

La paix! La paix!

les jeunes filles n’ont pas trouvé de mari

leur trousseau leur reste sur les bras

 

Même les hommes se révoltent parfois contre l’autorité abusive de leur mère, comme le montre cette chanson kabyle présentée sous forme de dialogue entre une mère et son fils au sujet de celle que ce dernier a choisie pour femme :

 

Anaγ a Muhend a mmi

 

Tamaţotik tsisegnit

 

Enfas, enfas a yemma

Nek γuri tecba tislit

 

Anaγ a Muhend a mmi

 

Ur tesin ara i seksu

 

Anfes anfes a yemma

Telha ila’b b wusu

Te rends-tu compte Mohand mon fils

que ta femme est maigre comme une aiguille ?

laisse donc, laisse donc ma mère

Pour moi, c’est la plus belle des mariées !

Te rends-tu comptes Mohand mon fils

qu’elle ne sait pas préparer le couscous ?

laisse donc, laisse donc ma mère

elle est experte dans les jeux du lit.

 

Autant de propos que seul le chant permet aux plus jeunes de tenir en présence de leurs aînés et aux femmes en présence des hommes, « ainsi, les valeurs qui maintiennent les écarts entre générations et réglementent les rapports entre les sexes au sein de la société tendent à s’atténuer durant les longs moments de fête.»[33].

Plus encore, ces échanges, le plus souvent conflictuels dans leurs contenus, quand ils sont véhiculés par la chanson, sont vécus comme un jeu collectif, un moment de défoulement, de joie, de détente et d’échange qui favorise l’apaisement des tensions et des conflits et facilite le rapprochement et la communication entre les sexes et les générations.

Cependant, c’est surtout pour les femmes que le chant présente de réelles vertus thérapeutiques en rendant possible l’expression des « tabous du dire » et en leur permettant d’extérioriser leur révolte, d’évacuer leur trop-plein de frustrations à travers des propos ordinairement bannis de leurs conversations sous peine de sanctions[34].

Il n’est pas toujours nécessaire aux femmes de recourir à des mots « tabous » pour évacuer leurs émotions ou leurs sentiments. Véhiculés par le chant, les mots les plus communs prennent parfois une valeur autre que celle qu’ils ont d’ordinaire : « la’djouza » (la vieille), « tamγart » en kabyle, ne signifie plus seulement « femme âgée » ou « belle-mère », le substantif devient discours à lui seul et son choix souligne les inconvénients d’une relation sociale compromise par l’autoritarisme dont font souvent preuve les femmes âgées à l’encontre des plus jeunes, surtout lorsqu’il s’agit de leurs brus. En effet, lorsque les femmes disent « tamγart » dans une chanson, elles désignent un relais de la domination masculine. Pour les hommes par contre, ce même terme évoque la douceur et la tendresse maternelle et désigne celle qui, en leur absence, protège leurs intérêts et veille à ce que leur honneur ne soit pas bafoué par leur femme. Il en est de même pour le mot « aqcic » qui ne désigne plus seulement un « jeune homme » quelconque mais l’amant, celui que l’on rencontre en cachette et avec lequel on partage des plaisirs défendus.

Outre ces mots de tous les jours dont le sens est ainsi « détourné », les femmes usent très souvent de métaphores et autre tropes comme stratégies de contournement des règles sociales et religieuses qui brident la parole féminine. Ce « dire autrement » qui permet de formuler le non-dit et l’indicible n’est pas le propre des femmes. Les hommes aussi en usent souvent dans leurs poèmes. Cependant, « cet usage se fait (surtout) du point de vue des femmes : structuralement reléguées du côté de la nature et du naturel, c'est-à-dire du sentiment, voire de la pulsion biologique, elles sont à la fois préparées et inclinées à entendre les sens sous-entendus des mots à double sens, et en particulier les connotations érotiques qui sont inscrites au cœur de la langue mythique – et qui, n’étant pas séparées de leur socle cosmique, ne sont jamais vraiment constituées comme sexuelles au sens moderne et sécularisé du terme. Elles peuvent ainsi trouver dans le système symbolique dominant, qui les diminue et qui légitime leur situation de dominées, les ressources indispensables pour le contourner ou le dénoncer (…) »[35]. Ainsi, une place bien plus importante est accordée à la connivence dans le discours des femmes par comparaison à celui des hommes, lesquels sont moins souvent tenus de masquer leurs propos. 

Dans l’extrait qui suit, usant d’allusions et de métaphores, les femmes d’Ichokrane (commune de Dra El Mizan, W. de Tizi-Ouzou) comparent la virilité du vieillard à celle du jeune homme :

 

Eha eha, a tabalizt bw amγar

 

Eha eha d gwaguns it tetnemdar

 

Eha eha a tabalizt ilamżi

 

Eha eha degid i ti difetsi

 

éha, éha, voyez la valise du vieillard

éha, éha elle traîne sur le sol, inutile

éha, éha voyez la valise du jeune homme

éha éha c’est la nuit qu’il en déploie les trésors 

 

L’allusion faite aux attributs masculins (désignés ici par le mot « valise ») est rendue encore plus évidente par la performance, soulignée par la voix, le geste, les sourires de connivence, etc.

Parfois, le discours, bien qu’imagé, se fait plus explicite comme en témoignent les deux extraits de chansons populaires qui suivent, issues respectivement des régions de Sétif, de Tizi-Ouzou et de Bejaia :

 

1- Rigui rigou sahou felkâss

Ahkemt gatartu

Ya lali ya

Ahkemt gatartou

Sayem ramadan

Wana fatartou

 

Ya lali ya

 

2- Ulansi agm ulansi

Laswar ahbesniyi

Tassew ilhub tceqaq

Γori argaz d amnehsi

Tamγart ta’ussi

Rnan ula diluwssen

Aheq lemhiba ntemzi

Lembatix γori

 

Get γorfets mačči g uxxem

Ma salive et la sienne s’unirent

et je me suis désaltérée

ya lali ya

je me suis désaltérée

Il observait le jeûne du Ramadan

Mais je lui ai fais rompre son jeûne[36].           

Ya lali ya

 

Nul voie ne mène vers moi

je suis prisonnière de hauts murs Mon cœur déborde d’amour

J’ai un mari qui me délaisse 

Une belle mère cruelle

Et des beaux frères méchants

Je jure par mon amour de jeunesse

Que cette nuit tu la passeras avec moi

Dans la pièce sous le toit.

 

Dans ces extraits, plusieurs sujets tabous sont abordés : les relations sexuelles, l’adultère, l’amour illicite, la transgression de règles morales et sociales, le non-respect des préceptes religieux, le refus de la domination masculine…

La chanson permet également aux femmes de dénoncer leur condition de recluses et les abus dont elles sont l’objet, comme dans les vers suivants extraits de chansons populaires, qui dénoncent les mariages forcés, réprouvés par la religion mais souvent imposés par les coutumes :

 

1- Jewğeγ zwağ s lxeffa

Ḍ nnger-iw yemma

Mi nnen lehbab xas xdu

 

Nek ay lliγ d nniya

‘Uddeγ d ay gelha

Ziγ ḍ lefrisa ugudu

'Amayen aya deg lmehna

 

Nerwa ttmergida

Me’ḍurad ay ixfiw cennu !

 

2- A yemma henna

Fkani ur ‘limeγ

Qaren l fatiha

Nek tsmuquleγ

Da γbub a yuγeγ

Azekka d rewleγ

A yemma henna

A nek t deqrad itemda

Wer żid yilsis

Wer yes’i eššifa

Mi xecmeγ axxam is

Xas aγyul deg etrika

On m’a mariée à la légère

Quelle catastrophe ô ma mère !

Mes amies me disaient : « sauve-toi ! »

mais moi dans ma naïveté

je croyais à sa bonté

la charogne sur un fumier !

voilà deux ans passés dans la souffrance

j’en ai assez de subir

Je me venge en chantant mes vers[37]

 

Ô ma tendre mère

On a disposé de moi à mon insu

ils ont lu el-fatiha[38]

je regardais impuissante

C’est un corbeau que j’ai épousé

demain je m’enfuirai !

Ô ma tendre mère

tu m’as jetée dans un gouffre

aucune douceur dans ses paroles

de plus il est laid

quand je suis entrée chez lui

j’ai trouvé un âne pour tout bien

           

Bien que la décision soit prise par les hommes de la famille et en premier lieu le père, on peut remarquer, dans l’extrait qui précède, que les reproches sont adressés à la mère seule, comme pour souligner l’impuissance de cette dernière, sa soumission et son incapacité à défendre sa progéniture face à l’autoritarisme masculin.

Dans les exemples qui suivent, les jeunes filles kabyles expriment par le chant leur crainte de la nuit de noce à laquelle elles se doivent d’arriver vierges :

 

Ataqcict a tamectuht

Yeqnen lhenni tetsru

 

Tetentun deg maqyassen

Tezra nesxab latserru

Yessetma tima'zuzzin

Igew'ar yiḍ a mezwaru

à la toute jeune fille

qui s’applique du henné en pleurant

et qui fait tinter ses bracelets

et fait embaumer son collier

« ô mes très chères sœurs

comme je crains la première nuit ! »

                                                             

Prisonnières de leur maison ou au mieux de leur village, il semble que les femmes rêvent de liberté, d’horizons nouveaux, de pays lointains et cet élan vers un ailleurs, le plus souvent idéalisé, se traduit dans de nombreuses chansons par une invitation au voyage, à l’aventure, à l’évasion, aux rencontres…

La chanson du « taxi » par exemple, très populaire en Kabylie, exalte le départ et revient régulièrement à chaque occasion festive :

 

Ğiyi aḍedduγ yiḍex

A taxi aya taxi

Aḍedduγ yiḍex ar Boghni

 

Dinn ara nečč imensi

A taxi ya taxi

 

 

Bγiγ aḍedduγ il jibix

A taxi ya taxi

Ma’na utebγara yelix

 

A taxi ya taxi

Aḍedduγ yiḍex azzeka

Meqbel arayeč ou żakka

A taxi ya taxi

Anruh issine er Peri

Meqbel adtserruγ lemri

Laisse moi donc venir avec toi

taxi hé taxi

t’accompagner à Boghni (ville de Kabylie)

C’est là bas que nous allons dîner

Taxi hé taxi

 

 

Je me cacherai dans ta poche

Taxi hé taxi

Mais ta fille ne voudra pas

 

Taxi hé taxi

Je viendrai avec toi demain

Avant que la tombe ne me dévore Taxi hé taxi

Partons ensemble à Paris

Avant que je ne fasse pleurer mon miroir[39].

             

Tous ces discours ne peuvent être véhiculés que par le chant, ils sont inconcevables en dehors de la fête où, dans la majorité des cas, ils sont interprétés en présence des hommes, qui ne sont pas censés entendre (dans tous les sens du mot) ce qui se dit à quelques mètres d’eux.

Cet accord tacite qui concède une sorte d’immunité temporaire au discours des femmes permet à ces dernières de tenir les propos les plus subversifs sans avoir à en subir les conséquences, tirant ainsi parti de la situation pour se divertir tout en faisant part (notamment aux hommes) de leur propre vision du monde.

Conclusion

En libérant la voix des femmes, la chanson va également libérer leur corps, ce corps dont elle émane et sur lequel elle agit en lui offrant l’opportunité de se mettre en scène et ainsi de « se mettre en sens », de dire ce qui autrement demeure indicible, d’exister aux yeux des autres, d’exprimer par la chetha, ou ragsa (danse), parfois par la djedba (danse extatique ou transe) tout ce que la bouche doit taire : la sensualité, la séduction, l’amour, le plaisir, le mépris, la colère, le refus, la révolte. En effet, comme le montre Assia Djebbar (1999 : 11), la parole féminine, déjouant toutes les tentatives de censure voire de bâillonnement dont elle est l’objet, surgit encore et toujours « entre corps et voix ».

La chanson semble ainsi détenir ce pouvoir exceptionnel de se présenter comme un espace d’expression, de communication voire parfois même de communion, un lieu où les échanges sont favorisés et où certains conflits semblent devoir s’atténuer voire se désamorcer,  réconciliant ainsi l’individu avec le groupe qui, souvent, le vampirise. C’est aussi un moyen de résistance à la solitude, aux incertitudes et à la peur et surtout  un exutoire propice au maintien d’un équilibre individuel et collectif souvent  compromis par un écartèlement constant entre divers antagonismes.

Bibliographie

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Zumthor, P., Introduction à la poésie orale, Paris, Editions du Seuil, 1983.


notes

[1] Bourdieu, P. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Editions Fayard, 2001.

[2] Yacine, T. « Re-lire Boulifa », présentation de l’ouvrage de A.B. Boulifa, op. cit., p. 16.

[3] On dit communément : « hada klam nnsa » ou « lĥadra n tlawin » en kabyle » (c’est là des propos de femmes) lorsqu’on veut souligner la futilité d’un discours.

[4] Pierre Bourdieu, Préface de Yacine, T., L’Izli ou l’amour chanté en Kabyle, Alger, Editions Bouchène-Awal, 1990, p. 12.

[5] Exister est utilisé ici dans le sens d’« être », de « vivre » mais aussi de « compter », d’ « avoir de l’importance ».  

[6] Cf. « La voix humaine », in Esprit n° 43-44, Points de vue sur l’action culturelle, juillet-août 1980,  p. 45. (Il s’agit de la présentation des trois articles consacrés au sujet (pp. 46-81). L’auteur de cette présentation n’est pas précisé.)

[7] Zumthor, P., Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 1983, p. 14.

[8] Yacine, T. « Re-lire Boulifa », op. cit., p. 17.

[9] Rondeleux, L.-J. « La voix, les registres et la sexualité », in Esprit n° 43 – 44, Points de vue sur l’action culturelle,  juillet-août 1980, p. 46.

[10] « ‘Awra » : parties génitales en arabe, (cf. Mitri Elias, Dictionnaire Arabe – Français, Edition Dar Al-Jil – (s.d.)). Par extension, le mot ‘aura désigne tout ce qui chez la femme est censé être un moyen de séduction capable de déclencher des pulsions sexuelles chez l’homme : les cheveux, la voix, etc. En fait, tout le corps de la femme est ‘awra à l’exception de son visage et de ses mains. Cependant, si l’Islam n’oblige pas la femme à se couvrir le visage et les mains, il lui est fortement recommandé de le faire si elle est d’une grande beauté pouvant susciter le désir chez les hommes.

[11] Rondeleux, L.-J. « La voix, les registres et la sexualité », in Esprit, n° 43-44, Paris, Seuil, juillet-août 1980, p. 50. (Se reporter également à la note n° 6 de la même page concernant ce que l’auteur nomme « les âges vocaux ».)  

[12] Bernard, M. « La stratégie vocale ou la " transvocalisation" », in Esprit, n° 43-44, juillet-août 1980, p. 55.

[13] Zumthor, P. Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983, p.14.

[14] Milo, G. « Loin de Médine : de l’écrit à la résurrection des voix » in Bererhi, A. et       Chikhi, B. (dir.), Algérie, ses langues, ses Lettres, ses histoires, Blida, Edition du Tell, 2002, p. 160.

[15] En témoigne par exemple le Code de la famille en vigueur en Algérie (cf. Code de la famille, Edition n° 1759, Alger, Office des Publications Universitaires, 1984).

[16] Mokhtari, R., « La chanson kabyle de l’exil », in Anadi, Revue d’Etudes Amazighes,     n° 2, Juin 1997, p. 62.

[17] Il est souvent arrivé durant « la décennie noire », que des familles entières soient massacrées au cours d’une fête, que des cortèges de mariées soient attaqués et que de jeunes épousées soit kidnappées, violées puis assassinées par des terroristes dont de nombreuses fatwas ont condamné toute forme de fêtes qui ne s’inscrit pas dans le cadre strictement religieux et toute forme de chants à l’exception du medh.

[18] Zumthor, P., op. cit., p. 11.

[19] L’« accewiq » (ou achewiq) est une complainte propre au chant kabyle auquel elle sert souvent d’introduction. L’accewiq est généralement exprimé par des inflexions de la voix qui change d’intensité, de hauteur et parfois même de timbre passant du grave à l’aigu ou inversement. « Accewiq » vient de l’arabe « ccûq » qui signifie désir, envie, passion...

[20] L’istikhbar pourrait être considéré comme l’équivalent arabe de « l’accewiq » kabyle.

[21] Selon les circonstances, le youyou peut tout aussi bien exprimer la joie, l’admiration, l’approbation que la peine, la colère, le défi : les femmes lancent des youyous durant les fêtes, mais aussi face à l’ennemi pour encourager les hommes au combat, ou lors de l’enterrement d’un martyr (un moudjahid par exemple) ou un saint homme... C’est également un moyen de séduction, certaines femmes sont identifiables par ceux qui les écoutent grâce au vibrato et à la puissance de leurs youyous, ce qui leur donne une certaine notoriété au sein du groupe dont elles font partie. Le « youyou » est, en effet, le test par excellence qui allie le timbre aigu symbolisant la jeunesse et la féminité à la voyelle « ou », définie comme « charnelle » par L.-J. Rondeleux,  (cf. « La voix, les registres et la sexualité », op. cit., p. 51).

[22] Il s’agit d’une sorte de plainte traduite par des interjections exprimant le plus souvent le chagrin, la souffrance : « ah » ou « ay ».  Les « aĥât » sont très proches des introductions mélodiques du flamenco.

[23] Zumthor, P., op. cit., p. 16.

[24] Milo, G., op. cit., p. 159.

[25] Amrouche, J., Chants berbères de Kabylie, Paris, Editions L’Harmattan, (Edition bilingue : berbère - français, textes réunis, transcrits et annotés par Tassadit Yacine), 1988, p. 56.

[26] Zumthor, P. op. cit., p. 16.

[27] Oumhani, C. « Paroles de femmes et fragmentation », in Etoiles d’encre n° 11-12, En-corps prisonnières, Editions Chèvre-Feuille étoilée, Octobre 2002, p. 329.

[28] Bourdieu, P., préface à Tassadit Yacine, L’Izli ou l’amour chanté en Kabyle, op. cit.,   p. 12.    

[29] Rémond, M. Djurdjura, terre de contraste, Alger, Editions Baconnier Frères, 1940,       p. 121.

[30] Sidi Larbi Oucherif est considéré comme un saint protecteur local.

[31] Opération qui fait partie du rituel de la toilette des morts et qui consiste à nouer ensemble les gros orteils des deux pieds afin de garder les jambes bien droites sous le linceul.

[32] Il s’agit des frais occasionnés par la fête ainsi que de l’argent de la dot (sadâq) qui, dans la tradition musulmane, doit être versée par l’époux à celle qu’il prend pour femme.

[33] M. H. Hadibi, « Comment les jeunes ″remplissent″ l’espace de Wedris », in Anadi, Revue d’Etudes Amazigh, n° 2, juin 1997, p. 137. 

[34] Une femme peut être répudiée ou mise au ban de la société, entraînant avec elle toute sa famille dans le « déshonneur », uniquement parce qu’elle ose manifester ouvertement ses sentiments ou ses opinions quand ceux-ci ne sont pas en conformité avec les règles du groupe.

[35] Bourdieu, P., préface à Tassadit Yacine, « l’Izli ou l’amour chanté en Kabyle », op. cit., p. 12.    

[36] Dans la religion musulmane, les relations sexuelles sont interdites du lever au coucher du soleil lors de la période de jeûne. 

[37] Chant de femmes dont l’extrait cité ici est rapporté par J. Amrouche, op. cit., p. 136.

[38] Lfatiha (El-Fatiha) est le verset du Coran qui permet de sceller un mariage religieux.

[39] « Faire pleurer son miroir » est une expression souvent utilisée par les femmes algériennes pour dire « vieillir », « enlaidir ».

 

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