Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.01-05 | Texte intégral
Pour en finir avec le patrimoine! Il y a certainement quelque paradoxe à introduire ainsi un débat sur le patrimoine, tant il est vrai que cette notion même et son utilisation posent problème et suscitent moult questions.
Mais le paradoxe n’est-il pas justement dans ce concept et dans son utilisation?
Pris dans son sens le plus large, le patrimoine constituerait le trait distinctif de l’identité de tout individu, tout groupe social, toute Nation, tout Etat. Il fonderait l’identité d’un peuple.
Comme tout concept, la notion de patrimoine a une histoire. Une histoire que l’on rapproche de celle de l’apparition des Etats- Nations en Europe. Cette conception européenne du patrimoine s’est construite sur la distance et sur la mise en scène du site, du monument et de l’objet archéologiques laquelle a donné naissance aux musées. De la rupture d’avec leur valeur d’usage serait née, en Europe, la prise de conscience du patrimoine qui aurait entraîné la préservation des traces du passé pour témoigner de l’identité.
Mais sommes-nous encore dans le patrimoine lorsque cette valeur d’usage se perpétue? Le patrimoine (les patrimoines?) est alors tout à la fois héritage et partage. Héritage de ces biens mobiliers, immobiliers et immatériels qu’ont légué aux générations présentes et futures, celles du passé et leur mise à disposition (réelle ou symbolique) au profit d’une communauté, d’une nation. Or, l’héritage peut être source de conflit. Fixer au patrimoine la fonction de réaliser le consensus national, c’est partir de l’hypothèse qu’il unit et réunit. Mais l’on s’est rendu compte que s’il rassemble, le patrimoine sépare et divise tout autant.
Le patrimoine est aussi partage avec l’Autre, qui n’appartient pas toujours à la même communauté et qui, soit l’en rapproche, soit au contraire l’en éloigne. Il devient même un concept mortifère (Mourad Yellès).
La décision de conserver, de préserver et de transmettre les éléments constitutifs du patrimoine correspondrait à un besoin précis de l’Etat- Nation. Le patrimoine s’était vu assigner la mission de fabriquer l’identité, de gommer les différences et les spécificités et d’illustrer une histoire que l’on voulait nationale. Elargie à l’ensemble des traces produites par la nature et par l’homme au cours des siècles, cette conception a été transmise dans le monde et a fini par s’imposer.
Nous aurions hérité de l’acte de conservation et du concept de patrimoine, nous dit-on, de la puissance coloniale. Et pour cause. Ce concept a été construit au moment où notre pays était intégré à la sphère culturelle européenne. La puissance coloniale avait surtout pris en charge les sites et les monuments historiques de la période romaine d’abord, puis ceux des autres époques. L’Etat, issu de l’Indépendance, a intégré, par ordonnance en 1967, dans le patrimoine national (variante du domaine national) ces traces du passé. Mais il a fallu attendre 1982 pour qu’une direction du Patrimoine soit créée aux lieu et place de la direction des musées, de l’archéologie, monuments et sites historiques. Peut-on pour autant fixer à cette date l’intérêt de la société algérienne pour les choses de son passé? Peut-on considérer la transmission, par l’Etat colonial à l’Etat national, de la charge de protéger les sites et monuments historiques et naturels comme le début de la prise en charge par la société algérienne des traces de son passé? La conscience du patrimoine serait-elle étrangère à notre société?[1]
En fait, il faudrait aussi essayer de comprendre comment et pourquoi notre société entretient plus de rapports positifs et continus avec le patrimoine musical, entre autres, - patrimoine immatériel- plutôt qu’avec le patrimoine monumental. Le souvenir de l’Andalousie perdue s’est transmis de génération en génération et Abu Ras à la fin du XVIIIe siècle, dans son livre ‘Ajaïb al Asfar…a participé à la construction de ce patrimoine imaginaire, qui n’est pas forcément partagé par l’ensemble de notre société.
Il y aurait à ouvrir un débat sur l’histoire de l’introduction de l’idée de patrimoine, dans un pays comme le nôtre. Et la loi de 1998, en prenant acte de l’élargissement de cette notion, a ouvert des perspectives nouvelles en s’éloignant, dans le fond, des dispositions de l’ordonnance de 1967. Il y aurait à ouvrir un débat sur, non pas seulement l’introduction du concept, mais également sur sa composition. Comment sur quels critères (en faut-il?) pouvons-nous procéder à l’introduction de l’ensemble de ces biens dits culturels, mobiliers, immobiliers et immatériels dans le patrimoine national?
Ainsi appeler Mausolée Royal de Maurétanie, ce que les archéologues coloniaux avaient nommé (contre l’avis d’Adrien Berbrugger, il faut le souligner) Tombeau de la Chrétienne, traduction abusive de Kbor Romia (Tombeau de la Romaine / Byzantine?), c’est certes rétablir l’histoire. Mais cela ne résout rien de particulier. Cela n’explique certainement pas comment ce monument a pu traverser les siècles. Il en est de même pour le Medracen, qu’ El Békri appelle Kbor Madghous et que Gsell écrit Madghassen. Leur situation géographique interdit de penser qu’ils étaient situés dans des zones peu peuplées, ou qu’ils étaient inaccessibles. Quels étaient leurs rapports avec les populations locales? On peut accepter de penser que la tentative de Salah Raïs, en 1555, de pénétrer à l’intérieur du Kbor Romia avait d’autres raisons que celles qui motivent les travaux de Berbrugger, trois siècles plus tard. Mais le fait est que le monument nous est parvenu.
Par contre, tout le drame de Tipaza, de Cherchell, de la vieille ville de Constantine et de la Casbah d’Alger, s’inscrit dans la problématique de l’occupation sans discontinuité ou presque d’un site. Comment préserver un site ancien dans la problématique urbaine actuelle marquée par l’urbanisation accélérée et la spéculation foncière ? (Tewfik Guerroudj). Que peut l’inscription au patrimoine universel par l’Unesco de Tipaza et de la Casbah d’Alger ? Rien d’autre que de créer un nouveau problème entre ce qui relève de la souveraineté nationale et ce qui participe de l’universalité. Il fait accepter que le National soit universel et que l’Universel soit intégré à la Nation.
Rien n’est moins simple, donc, que le processus de patrimonialisation. La mosquée Abu Marwan de Annaba, édifiée au 9e siècle (J.C.), transformée en hôpital en 1842, puis rendue au culte, est certainement mieux protégée que les palais du dey d’Alger et ceux des beys de Constantine et Oran. Ces places fortes militaires, sont des exemples des plus éloquents de cette double difficulté de transposer de façon mécaniste un concept d’une civilisation à une autre et d’admettre leur introduction dans le patrimoine national. Leur transmission au fil des siècles n’a pu se faire –avec des dénaturations certaines- a priori parce qu’utilisées et occupées sans discontinué. Ayant fait l’objet d’un classement avant l’Indépendance et rendus à la vie civile après, ils ont connu des destins différents. Le Palais du dey d’Alger a profité (?) des programmes de sauvegarde de la Casbah et de son inscription au Patrimoine Universel par l’Unesco. Celui de Constantine, et plus encore celui d’Oran, ont eu à vaincre non seulement les réticences des décideurs financiers nationaux, pour obtenir des crédits pour leur restauration, mais aussi et surtout ils ont eu plus que des difficultés à se défaire de la charge négative qu’ils supportent et qu’ils représentent: la période ottomane de notre histoire, ajouté au mépris des autorités locales pour le patrimoine monumental. Dans son projet de construction d’un hôtel, le directeur de l’Urbanisme à Oran avait alors pu ressortir des archives un projet, datant de la période coloniale, de destruction du palais du Bey. L’hôtel, jamais achevé et resté à l’état de carcasse a été installé, avec l’accord du ministère de la Culture, dans le champ de visibilité du monument. Le champ de visibilité qui était encore de 500 mètres avant que la loi de 1998 ne le ramène à 200 mètres.
Mais la tendance actuelle consiste à poser la problématique du patrimoine culturel, Thurat et du patrimoine naturel Thara’ (la richesse). La loi de 1998 présente une définition officielle du patrimoine culturel du pays et de sa protection en élargissant le champ d’application de la défunte ordonnance de 1967. La loi introduit tout à la fois la notion de biens culturels immobiliers et mobiliers et celle de biens culturels immatériels. Nous sommes passés d’une politique de protection des sites et monuments historiques et naturels, héritière des lois françaises de 1913, 1930 et 1941 à une politique de protection du patrimoine culturel inspirée dans sa globalité par l’Unesco. La protection des sites naturels est confiée à la loi sur l’environnement.
Sans chercher à faire une étude comparée des deux textes de loi, on peut noter que les notions d’inaliénabilité, imprescriptibilité, propriété de l’Etat, intérêt national ont disparu de la loi de 1998. Par contre l’introduction de la notion de bien culturel immatériel est essentielle. Ces biens culturels immatériels “ se définissent comme une somme de connaissances, de représentations sociales, de savoir, de savoir-faire, de compétences, de techniques, fondés sur la tradition dans différent domaine du patrimoine culturel représentant les véritables significations de rattachement à l’identité culturelle détenue par une personne ou un groupe de personnes.” Au-delà des discours sur les monuments, les sites et les musées, il s’est agi de présenter ces champs nouveaux du patrimoine.Mais même ce patrimoine immatériel est en danger (Faouzi Adel). “Il s’agit notamment des domaines suivants: l’ethnomusicologie, les chants traditionnels et populaires, et Hadj Miliani essaie de montrer que les chants et musiques d’Algérie dont le statut patrimonial est évident participent de la fabrication du national alors même que la patrimonialisation de ces chants et musiques a débuté durant la période coloniale avec le concours de musicologues français. Racim, Issiakhem, Khadda“inventeurs du présent et passeurs d’histoire” ont introduit dans notre univers ces images patrimoniales du pays et de la Révolution (Anissa Bouayed).Font partie des biens culturels immatériels, “les hymnes, les mélodies, le théâtre,” Laïd Mirat intégre la halqa, le conte populaire et le meddah dans les origines du théâtre en Algérie quand Ahmed Hamoumi présente deux expériences algériennes d’expression théâtrale. Notre texte de loi mentionne aussi “la chorégraphie, les cérémonies religieuses, les arts culinaires, les expressions littéraires orales”. Le cas de Mohand Ou Mohand qu’étudie Ourdia Yermèche renseigne bien sur la richesse du patrimoine oral qui sait autant créer qu’emprunter, enfin les récits historiques, les contes, les fables, les légendes, dont ceux des Zénètes du Gourara dont Rachid Bellil a recueilli les récits, et enfin “les maximes, les proverbes, les sentences et les jeux traditionnels.”(art.67) Et Hassan Remaoun montre dans sa note critique les avancées dans la recherche sur ces différentes formes que prend le patrimoine national depuis les fresques jusqu’aux bijoux en passant par les mosaïques.
Curieusement même le patrimoine écrit peut soulever quelque problème. A partir des archives de la période coloniale, Mohamed Ghalem propose une réflexion sur les rapports entre les sources historiques et la vérité historique. Parmi ces sources historiques, le fonds livresque d’une société savante coloniale. Fait-il partie du patrimoine national ? Pour Saddek Benkada, il y a bien là un patrimoine culturel privé national d’une société qui fondée en 1878 poursuit ses activités encore de nos jours. Le patrimoine écrit se compose également des manuscrits des bibliothèques privées. Abdelkader Cherchar présente un ouvrage découvert dans une bibliothèque privée.
Reste que tout autant que les autres, le patrimoine archivistique national est en péril pour des raisons de rapports avec la vie culturelle et pour absence d’une réelle prise en charge et dans le fond, pour une simple intégration dans le patrimoine national. Fouad Soufi, sur les archives d’une manière générale et Mohamed Bensalah, sur les archives audiovisuelles essaient de faire le point.
La question du patrimoine ne serait-elle in fine une question de patrimonialisation, une question de mode de reconnaissance de notre passé et de nos œuvres? Ne serait-elle pas une question d’intégration des différentes formes d’expression et de production culturelle de toutes les périodes et de toutes régions, dans notre ensemble national et à notre profit collectif? Alors même si tous nous ne nous reconnaissons pas dans tel ou tel style musical, dans tel ou tel héros historique, dans telle ou telle tradition culinaire ou expression langagière, tous savons ce dont nous leur sommes redevables dans la construction de notre identité. Ce sont elles qui font ce que nous sommes au Maghreb. Ce sont elles qui font ce que le Maghreb est dans le monde.
Qu’est-ce que le patrimoine pour un jeune Algérien de l’an 2000? se demande Mourad Yellès. Que faire, comment faire, devant le développement prodigieux des compagnies multinationales et les nouvelles technologies? Il est vrai qu’à l’heure de la mondialisation, d’Internet et de la télévision par satellite qui mettent n’importe quel point de la planète à notre portée, évoquer le patrimoine national peut s’apparenter à de la nostalgie. On sait que l’utilisation de la notion du patrimoine n’est jamais innocente. La question de sa conservation devient le champ clos où idéologies, institutions et techniques s’affrontent. La politique dite culturelle se transforme alors en affaire politique tout court qui se prétend patriotique et qui flatte nos tendances passéistes Cette politique veut apporter sa contribution à la mobilisation nationale face à la crise politique et économique. Elle désigne les coupables : l’Etranger et l’Autre : celui qui ne partage pas notre patrimoine et celui qui veut y introduire des éléments que récuse le pouvoir politique. Comme partout ailleurs, quand le pays est mal en point, le pouvoir en appelle aux origines, à la communion nationale, à la collaboration aux grandes œuvres de l’Etat.
Mais, et pour paraphraser la belle conclusion de Mourad Yellès, lorsque nous baissons la garde, notre vieil ami/ennemi, le désert sait “ ensabler nos mémoires et semer nos tombes dans les ergs de l’oubli ”. La protection du patrimoine nous permet de maintenir la garde haute et nous apprend surtout à le mettre toujours et régulièrement en question.
Fouad SOUFI
Notes
[1] L’Algérie a ratifié en 1973 la Convention de Paris de 1972 concernant la protection du Patrimoine mondial culturel et naturel.