Agents religieux du Gourara et Ahellil à travers quelques récits*

Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.77-99 | Texte intégral


Religious agents of the Gourara region and Ahellil singing seen throughout several accounts

Abstract : These accounts of life, structured around actions and reactions of people, bearers of questions and symbols concerning at the same time group preoccupations and solutions to problems, all this going on in the imaginary of this ethno-cultural group.
Throughout these six accounts very delicate existing links come to the surface, which exist between the different religious actors “mraftin and shuro fo” within the Ahellil practices of the Gourara region.
Five of the six accounts concerning the agents of religious statue. These accounts are of interest to us in so much that they place us in the centre of the problematic relationship between the saints with fringes communities for from central power The saints play their role of broad casters within the community in which they live by  the norm of which they are bearers, but on the other hand this proximity to the community leads them to interiorize certain aspects of local practices.

There fore there is a confrontation of these accounts and their interpretation suggesting the idea that every thing is subtitled to the norm conveyed by the saints, the local communities trying to negotiate a statute for their ancestral cultural practices. This negotiation succeeds since these practices continue even if they have an inferior; statute with regard to the Islamic norm.


Rachid BELLIL :  Sociologue, anthropologue - INALCO, Sorbonne Nouvelle.


L’observation et l’enquête de terrain nous permettent d'avoir accès aux questions et demandes concrètes formulées par les membres du groupe ethno-culturel pour résoudre des conflits auxquels il a été confronté. Bien sûr, l’enquête n’aboutit pas à l’analyse de données objectives, rationnellement exposées par les membres du groupe, mais à l’interprétation de récits structurés autour des actions et réactions de personnages porteurs d'interrogations et de significations qui traduisent à la fois les préoccupations du groupe et la résolution des questions. Comme il s’agit de récits, tout ceci passe par l’imaginaire du groupe ethno-culturel. Les conflits, questions et demandes d’harmonisation sont transposés dans le domaine imaginaire par le biais de la production de récits dans lesquels les actants symbolisent des situations qui éclairent la réalité. L’interprétation de ces récits devrait nous permettre d’avoir accès au contexte socio-historique qui a suscité ces questions mais aussi, à la vie quotidienne puisque les récits nous montrent les démêlés, les difficiles et parfois dramatiques relations des agents religieux (mrabtin et shurafa) avec la pratique de l’ahellil. Ces récits ne nous renvoient pas une image idéale de cette société, dans laquelle les conflits se seraient résorbés au sein d’un système équilibré et harmonieux. Ils nous montrent, au contraire, des conflits à l’œuvre dans des situations produites par des personnages dont le souvenir est conservé par la mémoire collective.

Notre étude sur les relations entre ahellil et système religieux s’appuiera sur six récits que nous avons recueillis sur le terrain, auprès d'informateurs différents. Les acteurs principaux de ces récits sont identifiés ainsi : deux d'entre eux mettent en scène des descendants du wali Sidi Musa, deux autres concernent un descendant de Sidi al-Hadj Belqasem, un récit a pour acteur un sharif de Kali et le dernier met en scène un groupe de Zénètes pratiquant l’ahellil avec un autre, récitant le Coran. Les cinq premiers récits gravitent donc autour d’agents à statut religieux, mrabtin et shurafa. Nous tirerons plus loin, les conclusions de cette polarisation des récits sur des agents à statut religieux, pour analyser les relations ambiguës qui se sont tissées entre eux et l'ahellil.

Père saint et fils flûtiste

Récit n°1 : Sidi Yusef fils de Sidi Ahmad u-Lhadj

Lorsque Sidi Ahmad u-Lhadj est arrivé à Talmin, les gens du ksar l’ont accueilli et lui ont offert une école coranique pour y enseigner. Il s’est installé. Puis les gens l’ont marié avec une femme des At Wuzzem. Il eut avec elle un enfant qu’il appela Yusef.

Sidi Ahmad u-Lhadj lui inculqua son enseignement, mais Yusef suivit une autre voie : il devint joueur de flûte. Il partait de ksar en ksar et là où il y avait un ahellil, il y participait en jouant de sa flûte.

Puis, Yusef arriva à l’âge du mariage. Il se maria et eut sept enfants.

Une fois, il s'en alla dans les ksour et resta longtemps sans revenir. Sa femme retourna chez ses parents. Elle y resta et un jour elle se dit: “Si seulement je n'avais pas eu ces enfants avec le mrabet. Et s'il était des nôtres, il serait resté près de moi.” De l’endroit où il se trouvait, Sidi Yusef entendit les paroles de sa femme. Il revint vers elle et lui dit : “Les enfants qui te dérangent tant mourront l'un après l'autre.” Les sept enfants moururent et elle aussi.

Sidi Yusef resta seul avec sa flûte.

Un jour qu’il en jouait, son père était à la mosquée en train de faire sa prière. Il dit : “Que Dieu fasse taire celui qui joue de la flûte, serait-ce Yusef mon fils.”

Sidi Yusef tomba malade, il enfla puis mourut.

* * *

Ce récit se compose de trois parties qui mettent en scène les relations entre le père et le fils, entre le fils et sa femme et, enfin, entre le père et le fils. Voyons ces différents aspects. Dans notre étude sur Talmin, nous avons vu les réticences de Sidi Ahmad u-Lhadj à s’installer dans ce ksar, allant même jusqu’à refuser l’ordre de son père qui l’obligeait à s’y rendre. Le début du récit ne mentionne pas ceci mais montre la relation entre le wali et les gens de Talmin sous un aspect positif : ceux-ci l’accueillent et lui offrent d’enseigner dans une école coranique. Plus, au moment de se marier, ce wali se voit offrir une femme issue de l’un des lignages de Talmin, les At Wuzzem, dont nous n’avons pas retrouvé de traces dans les traditions orales. De cette union entre le wali et la femme zénatiya naquit un fils, Sidi Yusef qui est, dans ce récit, l’actant principal. Mais alors que son père lui inculque son savoir religieux, de manière à ce qu'il poursuive l'œuvre d'islamisation entreprise, Sidi Yusef choisit une voie opposée en devenant passionné d’ahellil. Sidi Yusef s’écarte donc de la
voie dans laquelle l’avait formé son père. Il effectue une déviation par rapport au but auquel le destinait Sidi Ahmad u-Lhadj. Le récit ne donne aucune indication sur les influences qui provoquent cette déviation. Et celle-ci est suggérée par l’attirance du jeune homme pour la flûte. Toujours dans le récit, cette attirance ne donne lieu à aucune réaction, du type interdiction, du père. Sidi Yusef paraît guidé par son destin. Nous pouvons remarquer ici un premier parallèle entre l’action du père et celle du fils. Alors que Sidi Ahmad u-Lhadj était, comme nous l’avons vu dans les récits sur sa vie, sur le point de transgresser l’ordre donné par son père de se rendre à Talmin dont il craignait les gens, son fils Sidi Yusef effectue une déviation par rapport au statut social auquel le destine son père. Et si, Sidi Ahmad u-Lhadj finit par obéir à son père, suite aux interventions des aïeux et même du Prophète, Sidi Yusef lui, paraît condamné à suivre sa déviation jusqu’au bout : choix ou fatum ?

Sidi Yusef est le produit de l’union entre un wali et une zénatiya et lui-même prend femme dans une famille zénète puisque à cette époque, il n’y a pas de lignage de mrabtin à Talmin, en dehors de celui que son père est en voie de constituer et dont il devrait être le continuateur. Cet élargissement ou reproduction du lignage est montré par le fait que Sidi Yusef a sept enfants. Or, au lieu de s’occuper de sa famille, il erre de ksar en ksar à la recherche des soirées d’ahellil. Il est devenu flûtiste (bab n tmeja) et anime donc, aux côtés du soliste (abechniw) les ahellil. Sa passion pour l’ahellil et la flûte l’amène à délaisser et abandonner femme et enfants pour l’errance et la quête du plaisir des sens. La pratique de l’ahellil allant de pair avec la consommation du kif, on peut déduire que Sidi Yusef s’y adonne. Il ne se trouve donc pas du côté des clercs dévoués à Dieu et à la religion, mais avec les hachaychiya pris par les plaisirs de la vie. Une vie qu’il mène loin de sa famille, c'est-à-dire, de son père, de sa femme et de ses enfants. La femme délaissée retourne chez ses parents. Elle se plaint, regrette son mariage avec un “mrabet” auquel elle ne se sent attachée que par ses enfants. Elle en vient même à préférer un mariage avec l'un de siens. On ne sait pas si l'expression “s-is nagh” (des nôtres), désigne un membre de son lignage ou un homme de la communauté Zénète de Talmin. Il semble que le statut de mrabet de Sidi Yusef soit un facteur explicatif de sa conduite inconsciente, puisque la femme dit qu’un homme, de son lignage ou de son statut, serait resté près d’elle. Or, l’ahellil étant une pratique des Zénètes, il y a dans ce que dit la femme de Sidi Yusef comme une accusation injuste. La réaction de Sidi Yusef est prompte. De là où il se trouvait, nous dit le récit, il entend les propos de sa femme. L’injustice de sa femme par le regret qu'elle exprime de n’avoir pas épousé un membre de sa communauté et le rôle qu’elle attribue au statut de mrabet de son époux dans ses malheurs amènent une réponse extrême, radicale de Sidi Yusef. Celui-ci se déchaîne et, pour “ libérer” sa femme, il souhaite la mort de leurs enfants. La fureur du wali n’ayant pas de limite, sa femme meurt aussi. La boucle est bouclée, Sidi Yusef qui a abandonné sa famille pour sa passion de l’ahellil reste seul avec l’instrument symbole de celui-ci, sa flûte. Après la déviation par rapport aux objectifs du père, voici une autre catastrophe : le risque d’extinction du lignage qui, au-delà de Sidi Yusef, concerne son père, le fondateur.

La dernière partie du récit met aux prises, Sidi Ahmad u-Lhadj qui prie à la mosquée et son fils jouant de la flûte. Sidi Yusef perturbe son père. Celui-ci le maudit. Nous voyons ici que le déchaînement de la fureur du fils contre sa femme est contagieux puisque le père en vient à la même extrémité. Ce mimétisme se transmet et provoque la ruine du lignage en formation puisque avec la mort de Sidi Yusef, le père reste seul. Sidi Ahmad lui-même ne restera pas à Talmin, puisqu’il souhaitera être enterré au ksar voisin de Saguia. Dans l’étude sur le ksar de Talmin, nous avons vu que selon la tradition orale, Sidi Ahmad u-Lhadj demande à son disciple et ami Ahmad ben Mhammad de quitter Talmin pour Saguia et aussi, de donner son nom au fils qu’il aura. N’ayant pas de descendance, le wali attend de son disciple une transmission symbolique de sa filiation.

Le récit est polarisé sur les relations internes à la famille de Sidi Yusef ou plutôt, sur les répercussions négatives que sa passion pour l’ahellil provoque dans ses rapports avec sa femme et son père. Cette passion pour l’ahellil mène Sidi Yusef à l’autodestruction qui apparaît comme le résultat de son opposition à la voie tracée par le père. Car, en définitive, tout découle de la déviation première de Sidi Yusef au projet du père. La polarisation sur les relations internes à la famille de Sidi Yusef rejette à l’arrière-plan les autres acteurs qui participent à cette situation tragique, c'est-à-dire les ksouriens Zénètes. Mais leur influence sur le parcours de Sidi Yusef se dégage en filigrane. Si l’on admet, en effet, que ce sont les ksouriens qui pratiquent l’ahellil, il est possible de déduire que ces derniers sont à l’origine de la déviation de Sidi Yusef. La signification du récit prend alors une autre tournure et le conflit se déplace: ce n’est plus d’un problème interne à la famille de Sidi Yusef qu’il s’agit, mais de la question des relations entre Sidi Ahmad u-Lhadj, le wali “islamisateur”, et les gens de Talmin. Le cheminement de ce conflit peut être ainsi résumé :

- le père de Sidi Ahmad u-Lhadj donne, à ce dernier, l’ordre d’aller à Talmin pour étendre dans l’espace le lignage de Sidi Musa et répandre l’orthodoxie religieuse dans cette région qui semble occupée par des Zénètes judaïsés ou païens ;

- Sidi Ahmad u-Lhadj, qui connaît les gens de Talmin pour les avoir observés refuse de s’y rendre. Dans un autre récit, le wali déclare que les gens de Talmin sont pires que les At Wadday, terme par lequel on désigne les djinns. Il désobéit ainsi à la volonté de son père et n’accepte d’y aller qu’après plusieurs interventions des ancêtres et du Prophète ;

- à la faveur de miracles, qu’il accomplit lors de son arrivée, les gens de Talmin l’accueillent et lui proposent d’enseigner dans une école coranique ;

- le wali prend femme auprès des gens de Talmin, mais son fils Sidi Yusef qu’il destine à assurer sa relève et continuer la reproduction de son lignage est capté par la culture de ses oncles zénètes et devient un adepte de l’ahellil ;

- Sidi Yusef se détache de sa famille et de son père et, le conflit qui s'en suit amène la disparition du lignage en formation ;

- resté seul, Sidi Ahmad u-Lhadj demande à se faire enterrer à Saguia, ksar voisin et suscite le départ de son disciple et ami descendant de l’un des lignages les plus importants de Talmin, les At Shaykh Sâïd. Le cycle ouvert à Talmin se clôt ainsi par l’extinction de la lignée issue de Sidi Ahmad u-Lhadj et par un recommencement à partir du ksar voisin de Saguia.

L’ahellil, qui représente ici la culture Zénète ancienne et encore autonome, montre la force de cette culture qui réussit à détourner le fils du wali des objectifs de son père. L’épisode de Sidi Yusef symbolise en quelque sorte la capacité de résistance des ksouriens de Talmin qui, tout en acceptant parmi eux le wali Sidi Ahmad u-Lhadj, ne sont pas prêts à renoncer à leur pratiques culturelles. Les relations entre religion et ahellil apparaissent dans ce récit sous une forme antagonique qui révèle à la fois l'antagonisme latent entre le wali Sidi Ahmad u-Lhadj et les Zénètes de Talmin non encore soumis à son autorité; mais aussi la vitalité de la culture locale qui parvient à attirer le fils du wali.

L'ordre ksourien perturbé

Récit n°2 : Sidi Mhammad de Zawiyet Sidi al-Hadj Belgasem

Sidi Mhammad, le petit-fils de Sidi al-Hadj Belqasem, était un maître de l'ahellil. Chaque jour, après avoir accompli ses travaux, il remontait des jardins le soir et s'arrêtait à un endroit appelé “zqaq n zlulagh”, pour y jouer de la flûte. Et alors, chaque femme qui était occupée à ses tâches domestiques (allumer le feu, rouler le couscous ou autre...) les délaissait pour se mettre à l’écoute de Sidi Mhammad. Un jour, les hommes du ksar se dirent: “Cet homme cherche à perturber notre communauté, il détourne les femmes de leurs travaux.” Ils allèrent se plaindre de lui auprès de son frère. Le frère de Sidi Mhammad leur répondit : “D'accord”.

Il attendit le lendemain. Comme d’habitude, Sidi Mhammad vint à son endroit. Son frère s’y était caché, attendant qu’il remonte pour le battre. Après avoir terminé ses travaux, Sidi Mhammad remonta vers le ksar. Il s’était aperçu que son frère l’attendait, caché près de l’endroit où il aimait jouer de la flûte. Il dit alors (sur un air d'ahellil) :

“Ô! vous, femmes de Tadmamt[1]

et vous, femmes de zqaq n zlulagh

si Dieu n’a rien décidé à mon sujet

ce n’est pas un humain qui me fera changer.

ô! Madame, fille de notre Prophète”.

Son frère compris, alors, que ces paroles lui étaient destinées. Cela signifiait: les hommes qui t’ont envoyé pour me battre, ni eux ni toi ne pouvez me retenir, tant que Dieu ne l’aura pas décidé. Et on dit que lorsqu’il arriva à l’âge adulte, Sidi Mhammad brisa sa flûte.

* * *

Les éléments essentiels de ce récit sont : (a) Sidi Mhammad joue tous les soirs, avec sa flûte, des airs d’ahellil ; (b) les femmes fascinées, cessent leurs travaux domestiques ; (c) les hommes du ksar se plaignent auprès de son frère ; (d) celui-ci le guette un soir pour le corriger ; (e) Sidi Mhammad fait comprendre à son frère qu’il ne craint que Dieu ; (f) arrivé à maturité, il casse sa flûte.

Sidi Mhammad est seul (célibataire) et s’occupe quotidiennement de ses jardins. Il n’est donc pas identifié comme oisif dans le récit. Sa passion pour l’ahellil est aussi solitaire, il joue de la flûte en remontant chaque soir des jardins. Ce plaisir individuel perturbe néanmoins l’ordre des choses, puisque les femmes, fascinées, cessent de s’occuper de leurs travaux domestiques. Un homme seul perturbe donc les femmes dans leurs foyers. Mais cette perturbation est le résultat d’une fascination. On sent que les femmes éprouvent le désir de sortir de chez elles et de se rendre à l’endroit où se trouve Sidi Mhammad pour l’écouter. Les hommes du ksar sont ainsi doublement mécontents : d’une part, par la séduction qu’un célibataire exerce sur les femmes et ensuite, parce que cela détourne les femmes de leurs activités domestiques. Dans leur réaction les hommes du ksar ne s’adressent pas directement à Sidi Mhammad, mais à son frère. Le récit met en évidence ici la relation entre aîné et cadet, le second étant considéré comme mineur et à proprement parler, irresponsable. Il ne faut pas oublier que nous sommes en présence d’un lignage de mrabtin, puisque Sidi Mhammad et son frère sont les petits-fils du wali Sidi al-Hadj Belqasem, fondateur de la zawiya qui porte son nom. Le frère aîné est donc chargé d’une double mission : amener son cadet à cesser de perturber les femmes mais aussi, à lui faire prendre conscience du respect qu’il doit porter au statut de son lignage. L’aîné doit donc rétablir l’ordre au niveau de la communauté et de son lignage. Le plan de l’aîné est extrêmement simple : guetter l’arrivée de Sidi Mhammad et, au moment où celui-ci s’apprête à jouer de sa flûte, lui donner une correction. Dans le récit, l’aîné pense ramener son frère sur le droit chemin, par la punition. Or, non seulement Sidi Mhammad “ sait” que son frère l’attend pour le frapper mais, en plus, il justifie son comportement en affirmant qu’il ne se soumet qu’à Dieu. S’il joue de la flûte, c’est donc que cela plaît à Dieu qui lui a fait ce don et seul un décret ou un signe de Dieu peut l’amener à changer. Sidi Mhammad ne craint donc ni son frère aîné, ni les hommes du ksar. Il est significatif que dans ces vers d'ahellil, inclus dans le récit, Sidi Mhammad ne prenne à témoin que les femmes, c’est à elles qu’il s’adresse.

Alors qu’au début du récit, la communication entre Sidi Mhammad et les femmes ne passe que par le canal des airs qu’il joue, il leur parle directement en leur exprimant sa seule crainte de Dieu et donc, sa confiance en lui-même. Ces paroles sont un avertissement adressé à son frère aîné et aux hommes du ksar qui, sans que cela ne soit dit explicitement, laissent Sidi Mhammad en paix. Sidi Mhammad continuera donc à jouer de la flûte jusqu’à ce qu’il arrive à maturité. Il cassera alors son instrument, signe d’abandon de l’ahellil. Le terme zénète yewsel que nous traduisons par “maturité” à un double sens. Il peut signifier le passage à l’âge adulte, moment où l’on doit prendre femme, mais aussi un état d’avancement dans le statut de wali.

Cette ambiguïté révèle la complexité des comportements de ces personnages qui apparaissent comme marginaux, puisqu'ils troublent, par leur passion pour l’ahellil, l’ordre des choses. Mais, par delà l’apparence, ils poursuivent en réalité un autre but qui échappe souvent aux hommes du commun. La relation privilégiée de Sidi Mhammad avec l'ahellil est explicitée dans un autre récit.

Islamiser les femmes par l'ahellil

Récit n° 3 : Sidi Mhammad et l’imam

On dit de lui qu’il était wali à Zawiyet Sidi al-Hadj Belqasem. C’était un wali mais dans une autre voie. Et il n’y a pas beaucoup de wali qui ont emprunté cette voie. Sidi Mhammad a fondé une école d’ahellil avec poèmes, gambri et flûte. De plus, il avait pour compagnie des femmes et des jeunes filles.

Un jour, l’imam de la mosquée vint à passer devant eux, alors qu’ils jouaient du gambri. Il se dit, en son for intérieur : “Ces débauchés qui restent avec les femmes ne sont pas dignes d'être salués.” Et il s’en fut sans leur dire “Que le salut soit sur vous.” Puis, il fit ses ablutions, entra dans la mosquée et se mit face aux gens. Il chercha ce qu’il allait leur dire (pour son prêche) mais il ne savait plus rien. Il dit : “Allah est le plus grand” et ce fut tout. Les gens attendaient qu’il dise la fatiha, qu’il récite un verset du Coran, mais en vain. Un autre vint diriger la prière à sa place et lui se mit de côté. Les gens firent la prière puis sortirent de la mosquée.

L’imam s’en alla chez un autre imam de sa connaissance et il lui raconta ce qui venait de lui arriver. L’autre lui répondit : “qu'as-tu fait ou dit aujourd'hui?” Et l'imam lui dit : “je n'ai rien fais (de mal), mais tout à l'heure, je suis passé près d'un maître de l'ahellil entouré de femmes et je me suis dit, que ce n'étaient pas là des gens à saluer”. Son compagnon lui dit alors : “c'est lui, le responsable de la situation dans laquelle tu te trouves”.

L’imam revint auprès de Sidi Mhammad, accompagné de gens respectés pour obtenir son pardon. Celui-ci lui dit : “je te pardonne, j'accepte ta venue puisque je ne t'ai rien fait. Tu ignores tout de l'ahellil. Mais, sache que ce que tu enseignes à tes élèves, moi aussi, je l'enseigne à ces femmes.

Ce récit est surprenant parce qu’en nous introduisant dans le monde des femmes, il identifie un autre type de wali. Et cette catégorie, plutôt rare, de wali a choisi de mener son action en direction d’un milieu qui semble avoir été oublié jusque-là, celui des femmes. Ce récit nous renvoie-t-il à une donnée objective, le travail d’islamisation en milieu féminin par un wali de la troisième génération (XVIIe siècle) ou alors, à des fantasmes concernant la relation entre les wali et les femmes ?

Reprenons d’abord les éléments centraux du récit : (a) Sidi Mhammad est un wali de type particulier et rare ; (b) au lieu d’une école coranique destinée à des élèves mâles, il fonde une “école d'ahellil” ; (c) il est entouré de femmes et de jeunes filles ; (d) l’imam de la mosquée qui passe devant le lieu où se tient le “concert” d’ahellil, pense qu’il s’agit d’un lieu de débauche et refuse de saluer le groupe ; (e) peu après, alors qu’il dirige la prière, il perd subitement tout son savoir ; (f) il se rend compte par la suite qu’il a commis une injustice envers Sidi Mhammad ; (g) l’imam envoie au wali une délégation (jah) qui demande le pardon ; (h) Sidi Mhammad accepte les excuses et explique le sens de son action: l’école coranique et “l'école de l'ahellil” vont dans le même sens malgré les apparences.

Nous retrouvons ici, une donnée sociologique relative aux relations hommes/femmes ; un élément d’orthodoxie qui considère comme un mal toute réunion mixte ; un trait socioculturel avec l’aspect féminin de l’ahellil et une donnée sur l’action des wali de l’époque, puisque Sidi Mhammad utilise de manière pédagogique l’ahellil pour faire passer son “message” en milieu féminin. Si l’on résume tout ceci, on obtient la démarche suivante : l’ahellil est plutôt du côté des femmes. Ce sont elles qui sont attachées à cette pratique. L’enseignement religieux se diffuse principalement dans les zawaya et les écoles coraniques auprès d’un public essentiellement masculin. Le milieu féminin échappe donc à cette action de diffusion de l’islam par les wali. Cette constatation amène quelques-uns uns d’entre eux (dont Sidi Mhammad)  à prendre conscience de cet aspect négatif ou de cette injustice. Sidi Mhammad se consacre donc à l’islamisation de cette moitié marginalisée (du ksar) que représentent les femmes. Sa pédagogie consiste, pour se rapprocher du milieu féminin, à utiliser l’ahellil comme moyen de transmission en reprenant à la fois le cadre : groupe de femmes et jeunes filles dans une maison ou pièce considérée comme école et la forme, avec les poèmes (izelwan) de l’ahellil ainsi que les instruments (gambri, flûte). Cette réunion, considérée de l’extérieur et de manière superficielle, consiste bien en un concert d’ahellil (sous la forme de la tagerrabt comme nous le verrons plus loin). Mais, “en réalité”, Sidi Mhammad est en train de transmettre les données de base de l’islam, sous la forme de la poésie chantée de l’ahellil et avec l’accompagnement des instruments de musique. La vision extérieure et superficielle est celle de l’imam, qui ne voit que du mal et condamne. Ce personnage, qui du haut de sa chaire, définit le bien et le mal et oriente la communauté masculine présente à la mosquée en l’exhortant à l’application stricte des valeurs musulmanes, est souvent pris à partie par les ksouriens. Sûr de sa position dominante de représentant de l’orthodoxie, il juge, condamne et dirige. Mais entend-on souvent dire : “applique-t-il, lui-même, tout ce qu’il dit ?” Nous sommes renvoyés ici à un problème classique : les agents de la norme ne transgressent-ils pas ces même normes en secret ? N’y a-t-il pas quelque part, mensonge et hypocrisie ? L’une des vertus essentielles des ksouriens est la discrétion et la prudence devant tout jugement catégorique, ce qui développe corrélativement une méfiance ou un scepticisme devant toute conduite irréfléchie. Dans la quotidienneté, la philosophie de la vie des ksouriens et aux antipodes de tout dogmatisme dualiste : le bien et le mal, l’envers et l’endroit, le juste et l’injuste, le vrai et le faux sont mêlés et non séparés une fois pour toutes. On se garde donc de tout jugement hâtif et catégorique parce qu'en définitive, les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent être. Face à ce scepticisme généralisé, la valeur cardinale n’obéit pas à des schémas imposés du dehors par des agents qui, après tout, ne sont que de pauvres mortels et de faibles créatures, mais provient de l’intériorité la plus profonde et la plus personnelle. Chacun doit, en fin de compte, obéir à sa niyya, que l’on peut traduire par “ pureté d’intention” et c’est à cette niyya que l’on se remet pour comprendre et juger. En refusant de saluer Sidi Mhammad et le groupe de femmes écoutant le gambri et chantant l’ahellil, l’imam fait preuve d’arrogance et de suffisance. Ces deux défauts conjugués débouchent sur l’ignorance : l’imam ne sait pas à qui il a réellement affaire car il juge rapidement sur des apparences trompeuses et sans faire preuve de discernement. En réponse à ce comportement méprisant (et méprisable) de l’imam, Sidi Mhammad oppose sa niyya et sa baraka de descendant de Sidi al-Hadj Belqasem. Ces deux forces provoquent le châtiment avec la perte de savoir de l’imam qui redevient, par conséquent, ignorant. Nous avons ici une autre valeur de ce mysticisme populaire: le savoir et l’ignorance ne sont pas donnés une fois pour toutes, le faux savant peut être dévoilé et son ignorance s’étale alors au vu et au su de tout le monde. De même, le pauvre hère ignoré peut se révéler, grâce à sa niyya, comme un maître du sens. Sidi Mhammad se comporte ici, en digne descendant de son aïeul. Nous avons vu, plus haut, que celui-ci rejetait les signes extérieurs de la richesse et du savoir en vivant pauvrement et en travaillant de ses mains. Sidi Mhammad transmet la connaissance de l’islam aux femmes marginalisées par les hommes et ceci, par le biais de l’ahellil. Un ahellil qu'il contribue, par-là même, à sacraliser. Nous retrouvons, ici, l'explication avancée par M. Mammeri sur l'utilisation de l'ahellil comme canal de transmission du savoir religieux.

Voyons à présent, l’hypothèse du fantasme. Si nous renversons la perspective de l’analyse, en considérant que le point de vue de l’imam reflète la morale sexuelle en vigueur à cette époque, il apparaît clairement que Sidi Mhammad par son comportement, commet une infraction grave à cette morale. Dans Ce troisième récit, les hommes du ksar se plaignent, auprès du frère aîné de Sidi Mhammad, du fait que celui-ci, en jouant de la flûte, détourne les femmes de leurs tâches domestiques. Cette perturbation de l’activité habituelle des femmes est directement liée au fait que celles-ci sont séduites par la flûte de Sidi Mhammad. Sur cette relation entre les femmes du Gourara et la flûte, Mammeri écrit : “En voyant venir le flûtiste, les femmes disent : “ Iw' a bab n temja, ikhs-it wul inu” : Viens flûtiste, mon cœur aime entendre la flûte.”[2] Le même auteur ajoute ce détail technique : “Quand tous les trous (de la flûte) sont ouverts on a un sudus ; on dit que l’air est féminin et que la flûte pousse des youyous comme une femme, la tseghrurut am tmettut ”[3].

Cet instrument renvoie donc à l’univers féminin et le flûtiste est l’homme qui se rapproche le plus de ce monde : il séduit les femmes en jouant de l’instrument qu’elles aiment le plus. Le flûtiste est donc un séducteur qui attise les passions et détourne les femmes de la norme. Nous l’avons dit plus haut, il les perturbe en les attirant vers lui dans un mouvement qui leur fait perdre tout contrôle. Or, le comportement de l’imam, par rapport à Sidi Mhammad, rejoint en définitive celui des hommes du ksar mécontents de l’action néfaste du flûtiste sur leurs femmes. Mais, si l’imam semble condamner une mixité prohibée ou, à tout le moins, sévèrement réglementée par l’Islam, les hommes du ksar craignent le caractère imprévisible du comportement de Sidi Mhammad. Dans la conception populaire, les wali échappent à tout contrôle social et les actes les plus répréhensibles et blâmables sont tolérés venant d’eux. Mais cette acceptation de toutes les actions des wali n’empêchent pas que des fantasmes se cristallisent à leur sujet. Ceci nous ouvre une toute autre perspective sur les relations entre les wali et les ksouriens. En acceptant leur comportement qui défie parfois les normes établies, les ksouriens peuvent se laisser “imaginer” que les saints soient parfois amenés à défier la morale sexuelle. Partout ou ils s’installent, on leur donne des épouses légitimes, mais leurs instincts qui se déchaînent, parfois de manière incontrôlable, peuvent amener les saints à désirer les femmes des ksouriens. L’usage que certains wali font de la flûte peut concourir, lui-même, à déclencher le désir, tout aussi incontrôlable, des femmes.

On voit comment l’ahellil se trouve placé, ici, au centre d’un double processus : imposition par l’islam de normes et d’une morale auxquelles certains de ses agents semblent échapper et, volonté des ksouriens de contrôler une pratique (l’ahellil) qui peut provoquer une perturbation de l’ordre social surtout au niveau des rapports hommes/femmes. Ces récits peuvent donc être interprétés, au moins en partie, comme mettant en scène, de manière imaginaire, cette question centrale et refoulée du désir. Le processus de défense consisterait à suggérer la question, tout en la résolvant dans une conclusion qui permet de sauvegarder les normes religieuses et la morale sociale, dans l’une des valeurs essentielles de cette société : la pureté d’intention (niyya).

Des ksouriens suspicieux

Récit n° 4 : Sidi Muhammad u-abd al-Hay

Sidi Muhammad u-abd al-Hay est un wali à Timimoun, de la descendance de Sidi Musa. A chaque fois qu’il y avait un ahellil à Timimoun, il venait de Tasfawt, y participait puis s’en retournait chez lui. Il avait coutume de venir avec son tambourin (taqelalt) et il entrait là où se trouvait l’ahellil. Ce tambourin est toujours chez ses descendants et chaque année, à l’occasion de sa ziyara, ils le ressortent.

Sidi Muhammad u-abd al-Hay participait donc aux ahellil et, les gens se dirent : “comment! Sidi Muhamed u-abd al-Hay participe aux ahellil des femmes? Cela est impossible. Nous devons le sermonner. C'est un mrabet, un descendant de Sidi Musa. Et depuis que nous avons su qu'il se rendait aux ahellil des femmes, il pose un grave problème.” Les gens de Timimoun demandèrent donc à quelqu’un de le prévenir.

Ils dirent à cette personne : “préviens-le de ce qu'il est en train de commettre. Puis dès que vous aurez constaté qu'il fait quelque chose de répréhensible, prenez-le et ramenez-le dehors ”.

Les choses se passèrent ainsi. Ils se mirent à sa recherche et à chaque ahellil, ils s’y rendaient aussi. Mais Sidi Muhammad u-abd al-Hay était introuvable. Lorsqu’ils venaient rendre compte de leurs recherches, ils disaient: “ nous n'avons rien trouvé, nous n'avons pas vu cet homme”. On leur répondait alors : “allez-y, cherchez encore, ramenez-nous des nouvelles”. Ils repartaient, mais il n’y avait rien.

Il en fut ainsi jusqu’à ce que l’un d’entre eux comprenne ce qui se passait réellement. Il compris que Sidi Muhammad u-abd al-Hay assistait toujours aux ahellil des femmes, mais qu’il était lui-même avec des cheveux tressés, une robe, des seins... Il avait l’apparence d’une femme. Mais il dit aux autres: “non, je n'ai rien vu.” Les gens étaient préoccupés, ils se disaient : “comment cela ? Des gens l'ont encore aperçu, lorsqu'il entrait dans cette maison où se tenait un ahellil de femmes puis en ressortir. Mais personne ne l'a vu au milieu des femmes”.

C'est alors que l’homme qui avait compris ce qui se passait appela l’un des anciens. Il lui dit : “eh bien, je l'ai vu et voici comment : il n'avait plus l'apparence d'un homme mais d'une femme”. L'ancien dit alors aux autres: “ c'est terminé, vous pouvez vous en aller. ” Puis il s'en alla informer les autres.

Depuis ce jour, on laissa Sidi Muhammad u-abd al-Hay en paix. Ils avaient compris que cet homme était dans un autre état (hal). Il ne se rendait pas à l’ahellil pour séduire les femmes ou pour écouter leurs dires. Il y allait dans un autre but.

Ce quatrième récit s’inscrit dans la perspective des deux précédents avec cependant une variante dans l’agencement des éléments: (a) il s’agit d’un wali d’ascendance prestigieuse (Sidi Musa) ; (b) il fréquente de manière assidue l’ahellil des femmes (tagerrabt) ; (c) les hommes du ksar de Timimoun sont mécontents, après s’être réunis ils décident de surveiller le wali ; (d) mais ils n’arrivent pas à le prendre en “flagrant délit” ; (e) un sage découvre le miracle: le wali, une fois parmi les femmes, se transforme en femme ; (f) les hommes s’inclinent devant le wali.

Il y a, tout d'abord, une distinction à souligner entre ahellil et tagerrabt. Le premier s’effectue de nuit et en plein air, dans une place du ksar ou sur la terrasse d’une habitation et il est, en principe, ouvert à la participation de tout le monde. La tagerrabt, plus intime, se tient à l’intérieur de la maison, dans une pièce ou dans le patio, de nuit comme de jour et avec des participants qui sont invités par le maître de céans. Certains informateurs ajoutent qu’à l’origine l’ahellil était réservé aux hommes et la tagerrabt aux femmes. Ceci n’est pas expressément affirmé dans ce récit, bien qu’il soit précisé qu’il s’agit d’ahellil de femmes.

Dans son étude sur l’ahellil, Mammeri écrit : “Une tradition rapporte que jusqu’à l’époque de Sidi Mohammed ou Abdellah (lire : u-abd al-Hay) la tagerrabt était interdite aux hommes, mais le saint en était si épris qu’un jour, déguisé en femme, il s’était introduit dans une maison où il y en avait une, en passant par les foggaras. Son père, en ayant été averti, prit un bâton pour venir châtier son fils. Mais Moulay ou Abdellah, pressant son sein, en fit couler du lait et, depuis ce jour, la tagerrabt devint mixte ”[4].

Les deux récits, bien que très proches l’un de l’autre, obéissent cependant à deux logiques différentes. Le second est censé expliquer l’origine de la mixité de la tagerrabt et, le premier est plutôt centré sur le wali à qui la baraka permet un comportement réprouvé par la morale en vigueur. Dans un premier moment, la réaction des hommes du ksar est faite d’étonnement. Un wali descendant d’un autre wali aussi prestigieux pour les gens de Timimoun, puisque Sidi Musa est donné comme le fondateur et le shaykh du ksar, ne peut transgresser de manière aussi flagrante les normes sociales. On essaie même de sermonner Sidi Muhammad u-abd al-Hay en le ramenant à la raison, c'est-à-dire à respecter lui-même son statut de mrabet et de descendant de Sidi Musa. Par la suite, la décision est prise de le surveiller et même de l’attraper. Sidi Muhammad u-abd al-Hay échappe aux recherches des vigiles en se transformant en femme. Dans le premier récit, cette transformation est considérée comme un miracle dont le but est de montrer aux hommes du ksar qu’ils se trompent totalement sur le comportement de Sidi Muhammad u-abd al-Hay : celui-ci est un wali qui vit dans un état d’extase ou de ravissement (hal). L’utilisation, dans le récit, de ce terme qui fait partie du lexique de la mystique musulmane, relativise en quelques sorte l’hermaphrodisme du wali en le réduisant à un banal miracle du saint. Dans la tradition rapportée par Mammeri, par contre, l’aspect bisexuel est mis en valeur d’abord par l'entrée dans la maison à partir de la foggara qui connote ici, l’intérieur ou mieux le ventre de la terre, le monde caché et invisible par lequel s’écoule l’eau principe de vie et qui permet l'exploitation de la palmeraie par l’homme, et ensuite, par l’allusion très nette au lait du sein maternel. Cette tradition fournit une explication de la mixité de l’ahellil qui découle du statut d’être bisexué attribué à Sidi Muhammad u-abd al-Hay. Ce personnage est porteur de significations différentes, à partir d’éléments très proches. Ce qui prévaut ici est la baraka du wali. Par contre, dans la tradition rapportée par Mammeri, nous avons une explication quasiment mythique de la mixité de l’ahellil. Les mêmes éléments renvoient à des symboles différents. Et il semble bien que l’imaginaire des ksouriens ait attribué à Sidi Muhammad u-abd al-Hay, quelque chose de plus ancien qui se trouvait déjà là, au moment où se même imaginaire se polarisait sur le phénomène des wali. Comme l’écrit Castoriadis: “ Tout symbolisme s’édifie sur les ruines des édifices symboliques précédents”[5]. Ceci montre aussi à quel point la relation des Zénètes du Gourara à l’ahellil a été retravaillée avec l’apparition et la cristallisation du pouvoir des wali qui semblent prendre progressivement la place de héros mythiques anciens ou de personnages polarisant en eux le sacré, comme l'agurram qu'évoquait Mammeri.

Voici maintenant un récit mettant en scène un sharif, dans sa relation à l'ahellil.

Un sharif qui s'ignorait

Récit n°5 : Le sharif et l’ahellil

Il y avait, à Kali, un sharif qui ne savait ni lire ni écrire et qui passait son temps à jouer de la flûte et de l’ahellil. Un jour, il se rendit au ksar d’At Sâïd pour participer à un ahellil. Une fois la séance terminée, il se préparait à retourner à Kali.

Sur son chemin, il rencontra deux hommes qui se disputaient. Il leur demanda : “mais qu'avez-vous donc à vous disputer ?” Les deux hommes lui expliquèrent les raisons de leur dispute et lui dirent : “nous nous rendions auprès du shaykh d'At Sâïd pour qu'il tranche entre nous, mais puisque tu es là, c'est à toi de nous arranger”. Le sharif leur dit alors : “mais j'en suis incapable, je ne sais ni lire ni écrire!” Les autres lui répondirent : “tu es un sharif, nous ferons ce que tu auras décidé pour nous”. Le sharif de Kali proposa alors une solution à leur conflit.

Puis, alors que les deux hommes, satisfaits, étaient repartis, il se mit à réfléchir. Il se demanda s’il n’avait pas commis d’erreur dans son jugement et décida de retourner à At Saïd, consulter l’imam. Arrivé auprès de ce dernier, il lui raconta ce qui s’était passé et l’autre lui dit : “ce que tu as fait est correct, tu as été juste dans ton jugement”.

Après ceci, le sharif cassa sa flûte et s'abstint de toute participation à l’ahellil. Il prit une planchette d’écolier (luha) et se mit à lire le Qor'an puis le fiqh. Il devint un savant (âlim). Et jusqu’à présent, ses descendants sont appelés “la famille du savant”. C'est ainsi que cela s'est passé.

Ce récit nous ramène à la relation des shurafa à l’ahellil. Le sharif de ce récit est analphabète et s’adonne à l’ahellil des zénètes. Nous avons vu que le ksar de Kali était habité par des shurafa vivants avec leurs haratin et esclaves. Il n’y a pas de Zénètes dans ce ksar.

Ces shurafa de Kali ainsi que leurs cousins d’Agentur se disent Idrissides, originaires d’Aïn al-Hut, près de Tlemcen. Ils sont installés au Gourara, selon leurs traditions orales, au moins depuis le XIIIe siècle. Ces shurafa se sont donc intégrés au Gourara et ont adopté la langue et la culture des Zénètes. Bien qu’ils comptent plusieurs wali dans leur lignage et une zawiya assez importante, à Agentur, certains d'entre eux sont complètement analphabètes. Ils n’en conservent pas moins, aux yeux des autres Gouraris, leur statut de shurafa et il ne viendrait à l’idée de personne, d’émettre de doute sur les liens “naturels” entre leur statut et la maîtrise parfaite de la langue du Coran et du savoir scripturaire; même lorsque cette maîtrise semble faire défaut, il ne peut s’agir dans l’esprit des ksouriens que d’une illusion: le sharif analphabète est un sharif distrait, mais le voile qui le sépare de son savoir intrinsèque peut à tout moment se soulever et le sharif reprendre entièrement possession de son identité essentielle.

Dans la représentation que se font les ksouriens, ce lien est pour ainsi dire inné et peut se manifester à tout moment. Nous pouvons penser que même lorsqu’ils sont profondément intégrés dans la quotidienneté et la culture du Gourara, les shurafa sont porteurs d’une altérité qui fait, précisément, leur noblesse. Cette altérité est le produit d'un processus d'inculcation par les agents religieux de la supériorité des shurafa descendants du Prophète.

Voici donc un sharif joueur de flûte et passionné d’ahellil. Il rencontre deux hommes qui ont un différend et s’apprêtent à consulter le shaykh du ksar. L’intervention du sharif, qui leur demande la raison de leur dispute, constitue peut-être, plus que de la simple curiosité, un souhait d’arrêter la dispute. Mais les deux hommes, voyant le sharif, lui demandent tout simplement de les arranger, c’est-à-dire de prendre une décision juste (sulh). Ce qui n’est possible que pour une personne connaissant les règles du droit musulman, c’est-à-dire un qadi.

En lui demandant de remplacer le shaykh du ksar, les deux plaignants considèrent le sharif comme potentiellement savant, de par son statut. La dénégation du sharif ne parvient pas à dissuader les deux hommes : le sharif s’improvise donc juge. Le fait qu’il se rende lui-même auprès de l’imam afin de lever le doute sur son jugement ne fait que renforcer l'honnêteté du sharif, profondément attaché à l'équité. Les deux ksouriens rencontrés, jouent, dans le récit, le rôle de catalyseurs de la connaissance du sharif. Ils lui révèlent ses capacités latentes et virtuelles, qu’il n’avait jamais songé auparavant à utiliser et approfondir. Cette connaissance, dans la conception populaire, est innée et se transmet par la filiation, tout comme la baraka. C’est donc la méconnaissance de soi qui amène le sharif à perdre son temps dans les plaisirs, futiles et vains, des ksouriens avec l’ahellil. L’objectivation de ses capacités, l’amène à l’étude du Coran et du fiqh et corrélativement, à une rupture avec l’ahellil symbolisée par le fait de casser la flûte.

Ce geste, qui revient souvent pour signifier la rupture avec l’ahellil montre, en fait, que l’ahellil est peu de chose, fragile comme la flûte de roseau. Relevons aussi l’opposition entre la flûte et la planchette (luha) sur laquelle l’élève apprend à écrire le Coran. Deux instruments renvoyant, le premier au profane, et le second, au sacré. Mais là aussi cette opposition est relative, dépendante du contexte. On connaît ce dit du Prophète rapporté par le mystique persan Rûmi: “Si quelqu’un d’entre les gens de la pureté est dépourvu de pureté, il ne peut entendre les secrets dans la mélodie de la flûte, ni en jouir, car la foi tout entière est plaisir et passion”[6].

Dans les récits mettant en scène des wali, la foi, la pureté d’intention justifient ou mieux, couvrent les plaisirs et passions entraînant par là une certaine valorisation de l’ahellil. Par contre dans ce récit n° 5, nous sommes dans un autre contexte. Ce qui prévaut ici, c’est le fiqh, la loi religieuse qui s’appuie sur l’accumulation d’un savoir scripturaire. L’accès à ce savoir, qui pour les gens du commun nécessite de longues années d’apprentissage, est ici dévoilé au sharif par le fait qu'il bénéficie de la baraka de ses ancêtres, descendants du Prophète fondateur de cet ordre. Nous retrouvons ici le thème de la connaissance cachée et soudainement dévoilée. Mais le fiqh rationnel est résolument opposé aux plaisirs et à la passion et les spécialistes du droit ne s'entend pas avec la quête de l’émotion si chère aux soufis.

Dans ce récit, l’ahellil est condamné par le fiqh. La connaissance savante est ici opposée à la poésie populaire. Le foisonnement d’images et la puissance évocatrice des symboles dont use le soufisme des wali s'accommode de l’ahellil, par contre le fiqh s’exprime dans la langue arabe et s’oppose au droit coutumier des Zénètes. Cette donnée permet d’expliquer, en partie, la diffusion en milieu populaire berbérophone du soufisme des wali et, au contraire, la rigidité et l'aspect élitiste du fiqh. Le récit est révélateur à cet égard, puisque le fiqh est inconsciemment abordé comme une sorte d’héritage dont chaque sharif détiendrait une part ; et lorsque cette part se révèle, parfois sous l’action des Zénètes eux-mêmes, le sharif retrouve son altérité essentielle, et rompt les liens ténus qui le poussaient vers l'assimilation de la culture et de la langue zénètes.

Le dernier de cette série de récits consacrés aux relations entre ahellil et religion ne met pas en scène, de manière précise, des agents religieux. Mais cet anonymat n’empêche pas le récit de nous fournir une signification globale qui dépasse le cadre des individus bien identifiés que nous avons étudié jusque-là.

L'abechniw et le taleb

Récit n° 6 : L’ahellil et la selka

Un jour, l’ahellil s’est tenu à côté d’une selka. Au milieu de la nuit, le concert des diseurs d’ahellil à couvert celui de la récitation du Coran. Un taleb s’est alors écrié dans la mosquée : “mais que se passe-t-il donc, l'ahellil serait-il en train de dominer le Coran ?” Il jura d’aller voir ces gens et de mettre fin à l’ahellil.

Il sortit de la mosquée pour se diriger vers le lieu où se tenait l’ahellil. Et chemin faisant, il réfléchissait. Arrivé au bas de l'escalier menant à la terrasse où se tenait l’ahellil, il entendit une parole. Le soliste de l’ahellil venait de dire le vers suivant :

“Notre seigneur est le vôtre

chacun sera jugé sur ses intentions (niyya)”

A peine eut-il entendu cette parole que le taleb, avant même de monter sur la terrasse, revient sur ses pas. Sans rien dire au soliste, il rebroussa chemin, ayant tout compris avec cette seule parole.

La signification de ceci est que l'on ne doit pas préjuger de l’ahellil ou de la selka. Il faut voir la pureté d’intention des gens qui s’y trouvent. Lorsqu’une personne qui se rend à la ziyara d’un wali, va à l’ahellil avec une intention pure, c’est-à-dire sans chercher à séduire les femmes ou autre chose de mal, il parvient à son but. Il peut y obtenir ce qu’on trouve à la mosquée ou dans le Coran.

Aussi, il n’est pas bon de dire qu’il n’y a rien d’important dans l’ahellil. Nous ignorons tous où se trouve l’essentiel. La chose la plus importante est dans la pureté d’intention.

***

Ce texte se compose du récit et du commentaire de notre informateur. Le commentaire gravite autour de la notion de niyya et le récit est centré sur cinq éléments : (a) au cours d’une ziyara, une séance d’ahellil a lieu à côté d’une selka ; (b) le chant de l’ahellil recouvre et domine la psalmodie du Coran; (c) un taleb outré, décide d’aller mettre fin à l’ahellil ; (d) il entend alors la parole du soliste ; (e) il revient sur ces pas.

La selka consiste en la récitation des soixante versets du Coran, au cours d’une nuit. Les participants, qui doivent donc connaître les versets dans leur totalité, se retrouvent à la mosquée et commencent en fin d’après-midi, après la prière de l’âsr. La psalmodie dure jusqu’à la prière du fajr, au petit matin. Durant la nuit les organisateurs de la ziyara servent plusieurs repas aux participants ainsi que du thé.

La psalmodie du Coran et la qualité des participants, qui ne sont plus des élèves mais des “spécialistes”, enseignants eux-mêmes le Coran ou imam dans les mosquées, imposent un cachet particulier à la selka qui représente le moment fort des ziyara. Seules les ziyara des wali les plus importants comportaient une selka. On nous explique que, dans le passé, il était difficile de réunir dans un ksar une vingtaine de personnes connaissant tous les versets du Coran. Mais depuis quelques décennies, le développement des études coraniques permet l'organisation de plus de selka lors des ziyara. On ajoute aussi que, dans le passé, les gens assistaient à la selka uniquement pour participer aux repas. Un des organisateurs était alors chargé de surveiller si les participants psalmodiaient bien et à voie haute les versets. Sinon on les priait de sortir. Nous rapportons ces données pour montrer que, dans le passé, il n’était pas étonnant de voir beaucoup plus de monde à l’ahellil qu’à la selka dans la mosquée. Ce qui peut impliquer l’idée de concurrence et le ressentiment des tolba.

Plusieurs éléments du récit peuvent aisément être regroupés en une série d’oppositions : lorsque le concert de l’ahellil atteint son summum, au niveau de la puissance du souffle, de la justesse du ton et de l’harmonie qui se dégage de toutes ces voies qui se fondent dans une sorte d’extase et de transe immobile et imperceptible, il en arrive à dominer la psalmodie du Coran. Cette domination est renforcée par l’opposition entre le haut (terrasse) où l'on chante l'ahellil et le bas (salle de la mosquée) où se disent les versets du Coran.

On atteint ainsi un moment et une situation critiques car l’ordre des choses est renversé. Le taleb, qui se lève alors, représente la conscience de l’outrage: il faut rétablir l’ordre en allant donner une leçon aux gens de l’ahellil. Or, arrivé au bas de l’escalier, il entend les vers du soliste qui le figent et l’amènent à retourner, confus, sur ses pas.

A ce niveau également, nous pouvons dire que les choses se renversent: le donneur de leçon reçoit, de la part du soliste, une leçon. Le taleb entendait, fort de sa légitimité, réduire l’ahellil au silence pour une simple raison de respect et de préséance : il n’y a rien de plus élevé et de plus sacré que la lecture du livre saint.

Ahellil

Selka

- habitation

- mosquée

- terrasse (haut)

- salle de prière (bas)

- chant et danse

- psalmodie

- soliste (abechniw)

- taleb

- mixité

- masculin

- monde de l’illusion

- monde du vrai

Mais les vers du soliste sont porteurs d’un autre message : il n’y a pas de monopole dans le rapport à Dieu, chacun communique avec le même Dieu selon ses moyens, et dirions-nous, sa langue et sa culture. Seule compte, en définitive, la pureté d’intention. On ajoutera que le taleb ne gravit même pas les escaliers pour arriver à la terrasse à hauteur des gens de l’ahellil. Il reste confiné en bas. La leçon du soliste, qui est en fait celle de l’ahellil, telle qu’elle est explicitée par l’informateur (un Zénète de Timimoun) évoque à la fois l’idée d’une égalité des hommes devant Dieu et de la difficulté de juger depuis l'extérieur.

Le statut social du taleb, qui repose sur son savoir religieux, ne lui octroie ni le droit de se sentir supérieur ni le pouvoir d’aller sermonner les gens de l’ahellil, en mettant fin à leur chant. En définitive, on ne doit pas juger selon les apparences puisque la vérité est intérieure et cachée, vécue au lieu d’être objectivée. Nous en arrivons, à cette notion de niyya, qui est centrale dans la culture et l'ethos des Gouraris. La niyya exprime à la fois la droiture et la pureté de l'intention, dans le sens ou l'acte, le geste et la parole ne procèdent pas de la pensée calculatrice ou de la démarche intéressée. En tant qu'expression de la vérité, ce qui est accompli avec le sens de la niyya fini toujours par l'emporter sur toute action ou pensée malicieuse et intéressée. Même vaincu momentanément, celui qui se comporte conformément à sa niyya finit toujours par l'emporter sur celui qui l'a trompé. Ceci dit, les ksouriens n'explicitent pas cette notion dont on dit simplement qu'elle s'oppose à la conduite de type hila qui connote la malice et la tromperie. Cette notion se retrouve, bien sûr dans d'autres sociétés paysannes du Maghreb. Pour ce qui est de la Kabylie, Bourdieu et Sayad font remarquer que : “Ce sont surtout les non-paysans et particulièrement les lettrés, les tolbas du village ou les hommes des familles maraboutiques qui aiment à reconnaître et louer la niya des paysans. Toute autre manière d’être possible étant inconcevable, il n’existe pas de notion opposée à la niya.”[7].

Cette notion gravite essentiellement autour d'un sens religieux : la pureté du rapport individuel à Dieu, au Prophète et aux saints, profondément vécue et partagée par tous, elle n’a pas besoin d’être objectivée. On s’adresse à ces différentes instances en se dépouillant de toute intention autre que la soumission totale à leur volonté. Lors des rituels aux tombeaux des wali, les pèlerins répètent inlassablement niyya tekfi, c’est-à-dire : la pureté d’intention suffit. La niyya suppose et implique la soumission confiante aux valeurs religieuses et aux représentants de l’ordre religieux. La niyya est donc opposée à la hila qui implique calcul, roublardise et tromperie, volonté de nuire à l’autre. La hila introduit la notion de compétition, de conflit et, en définitive, de désordre. Alors que la niyya qui repose sur l’abandon en Dieu (tawwakul) renvoie à la paix, à la sérénité et à la confiance. Cette niyya n’est opposée, dans le récit, ni à la malice ni à l’esprit de calcul, mais plutôt à la suffisance et à la supériorité que s’octroie le taleb. Cette supériorité découle du sentiment d’appartenir au monde vrai, celui qui glorifie Dieu en lisant le livre sacré. En se situant dans ce champ dominant et saturé de légitimité, le taleb se croit permis de dévaloriser, de manière méprisante, l’ahellil et ceux qui y participent. On compense la faiblesse numérique par une supériorité fondamentale, essentielle.

Mais on doit remarquer que cette tentative de revalorisation et de légitimation de l’ahellil repose, dans le récit, sur la mise en avant de l’aspect religieux contenu dans le vers lancé par le soliste. On essaie de ménager une place à l’ahellil, dans un champ entièrement dominé par le religieux. Le rappel à l'ordre que se proposait d'accomplir le taleb devait, dans son esprit, déboucher sur une attitude honteuse et contrite de ceux qui participaient à l'ahellil et nous avons vu, qu'au contraire, ces derniers réagissent (par le biais de l'abechniw) par une affirmation de soi. Ceci nous amène à postuler l’existence (inconsciente ?) d’une certaine concurrence entre le déploiement parfait et l’harmonie collective du chant de l’ahellil, et la récitation du Coran. Dans un autre récit, il est précisé qu’un saint, Sidi Idda, “… a étudié le fiqh jusqu’à ce qu’il parvienne à l’ahellil ” et recommander qu’après sa mort, les visiteurs ne récitent pas une fatiha devant son mausolée, mais qu’ils battent des mains comme on le fait en chantant l’ahellil. La pureté d’intention n’est-elle pas ici subversive ?

Autre exemple, après nous avoir dit un ahellil consacré à un autre saint (Sidi Âbbad), notre informateur ajoute que l’auteur, qui était un lettré, l’avait écrit sur une planchette (luha) et donné à lire à un savant (âlim) de Timimoun. Après lecture, ce dernier fait le commentaire suivant : si cet ahellil avait été écrit en langue arabe, il serait passé dans la science (îlm)[8]. Dans ce cas, la concurrence est bloquée par la supériorité de l’arabe langue du Coran, seule légitime pour dire la connaissance. Aussi parfait que puisse être un ahellil, il sera toujours entaché d’un manque, d’une imperfection, pour être relégué à une place inférieure. Ainsi que l’écrit Abdallah Bounfour, à partir de l’exemple d’un chanteur du Sud marocain, “Le poète peut vulgariser certains thèmes du ‘alim mais sa voix n’a ni la précision ni l’autorité de ce celle de ce dernier”[9]. Et cette position inférieure prévaut même lorsque (comme dans notre exemple lié au Gourara) le poète est lui-même un taleb, c’est-à-dire quelqu’un qui s’inscrit déjà dans l’échelle menant au savoir consacré (le ‘ilm). En réalité, la seule manière d’échapper à cette position inférieure consiste à s’inscrire dans le processus de “substitution” dont parle A. Bounfour (1994, p.37), en abandonnant le berbère et en adoptant l’arabe.

Les saints et l'ahellil : attraction / aversion

Y a-t-il des liens structurels entre ces récits. Si oui, dégagent-ils une (ou des) signification(s) qui nous permettrait de mettre à jour une logique d’ensemble. Au-delà de ces situations mettant en scène des individus précis et des acteurs collectifs, les Zénètes ne tentent-ils pas de projeter dans leur imaginaire et d’exprimer en usant souvent de la parabole la relation ambiguë entre leur culture locale et les actions des agents religieux ? Le fait est que n’en ressentant pas la nécessité, à aucun moment cette société n’a essayé de produire ce qu’on pourrait appeler une relation d’évaluation objective de son rapport au religieux et aux agents religieux. Il s’agit donc d’une relation vécue sur le mode pratique sans aucun examen des conflits, rivalités, abus éventuels des uns et des autres. Cette opacité est justement ce qui contribue à réaffirmer le pouvoir des agents religieux et aussi à transférer dans le domaine du merveilleux et de l’imaginaire les doutes et parfois les ressentiments qui sont certainement apparus tout au long de cette articulation de la culture zénète à l’islam. Nous n’avons évidement pas la prétention de résoudre toutes ces questions par l’examen de ces quelques récits. De même que nous savons la complexité de la démarche qui consisterait à retrouver dans cet imaginaire, des traces pouvant nous mener aux conflits réels. Mais nous pouvons, néanmoins, essayer de dégager une sorte de toile de fond qui nous permettra peut être d’entrevoir ce que l’imaginaire est censé nous cacher.

Il y a d’abord le fait que les personnages des récits jouent tous de la flûte, sauf Sidi Muhammad u-abd al-Hay qui a une préférence pour le tambourin (taqelalt). Dans le dernier récit, le personnage principal est un anonyme soliste, opposé à un taleb. Cette prédominance des agents religieux montre au moins deux aspects :

- la relation des Zénètes à l’ahellil ne pose pas de problèmes et elle est considérée comme normale, allant de soi. Cette banalisation de la pratique de l’ahellil chez les Zénètes ne provoque pas de conflit majeur et l’on n’éprouve pas, par conséquent, le “besoin” de la mettre en scène et de se la représenter ;

- ces récits participent de la production hagiographique et de ce fait, sont dominés par la présence des agents religieux. On remarquera que ces récits ne constituent qu’une infime partie de la production hagiographique du Gourara dont ils constituent un aspect marginal.

A l’inverse des récits de migrations, de fondations ou de mise en scène des miracles des wali, qui ont pour objectif principal de marquer les consciences et de légitimer une supériorité, ces récits sur l’ahellil visent plutôt, nous semble-t-il, à susciter une interrogation voire une réflexion qui est, d’ailleurs, contenue dans la “morale” de l’histoire. Cette morale, si l’on devait la résumer, serait centrée sur le principe suivant : il faut faire attention à l’apparence des choses car celle-ci cache une autre réalité que l’on peut totalement ignorer. Cette morale s’adresse d’abord aux profanes, Zénètes et Haratin qui pourraient être amenés, devant le comportement parfois non conforme aux normes et valeurs morales dont font preuve certains agents religieux, à entrer en conflit avec eux. Le non-conformisme de certains agents religieux est directement lié, dans les récits, au fait que passionnés par l’ahellil des Zénètes qui les détournent de manière parfois dramatique (récit n° 1) de leurs statuts et rôles, ils arrivent par leur maîtrise de cet art à détourner les femmes des ksouriens de leurs activités quotidiennes.

Les agents religieux qui versent dans cette fascination pour l’ahellil, sont mis en relation directe avec les femmes qu’ils séduisent et détournent de leurs tâches domestiques et de leurs hommes. Ce dernier trait constitue évidemment un motif important de conflits potentiels entre ksouriens zénètes et lignages religieux. Ce lien entre agents religieux et pratique de l’ahellil, peut se décomposer en trois cas de figures.

a-/ Le premier cas est celui du wali qui va à sa perte en entraînant sa famille dans sa dérive. Il s’agit, bien sûr, du récit n° 1.

b-/ Dans le second cas, l’agent religieux (un sharif) arrive à s’extraire de cette passion qui le rend indigne de son statut. Le sharif flûtiste (nous avons vu plus haut combien la flûte est liée à l'univers féminin) et analphabète (entendre par là qu’il est de culture zénète) s’ignore en fait, et lorsque les deux plaignants, qui eux respectent son statut et croient à sa supériorité, lui demandent de juger leur conflit, le premier mouvement du sharif et de refuser : il ne se sent pas à la hauteur de la tâche. Mais il retrouve son statut et son rôle “naturel” ou mieux essentiel, de savant qui guide la communauté. Bien sûr, ce retour vers soi, cette récupération de son identité de sharif, l’amène à opérer une rupture avec l’ahellil. Il brise sa flûte.

c-/ Le troisième cas de figure est en rapport avec le wali qui s’écarte de la démarche pédagogique “ classique” de ses prédécesseurs. Il use de l’ahellil, dont il sait la popularité surtout auprès des femmes, comme d’un moyen de propagation de l’Islam auprès des femmes et des jeunes filles non touchées directement par les canaux habituels. Comme le suggère le récit, peu de wali se sont aventurés dans cette voie, ce qui ne fait que renforcer le mérite de Sidi Mhammad qui s’est fixé pour tâche de s’adresser au public le moins accessible et le plus intérieur à cette société zénète.

Cette perturbation est située, par les récits aux niveaux social et spirituel. Sur le plan social, on peut dire que la pratique de l’ahellil entraîne des perturbations à l’échelle tout d’abord de l’individu puisque celui-ci en arrive à se soustraire du groupe et à se marginaliser. C’est le cas de Sidi Mhammad, que le récit n°2 nous montre seul dans ses jardins puis au retour, seul avec sa flûte. Une solitude porteuse de tous les dangers. Nous passons ensuite à la famille qui, dans le récit n°1, éclate à cause de l’absence prolongée du père qui parcourt les ksour, à la recherche de l’ahellil. C’est enfin, la relation avec la communauté ksourienne qui est déstabilisée par le jeu de séduction des femmes entraînant la jalousie des maris que nous retrouvons dans les récits n°2 et 4. Dans ce dernier cas, le wali (Sidi Muhammad u-abd al-Hay) est en quelque sorte “contraint” de réaliser le miracle de sa transformation en femme pour pouvoir continuer de se rendre à la tagerrabt féminine sans provoquer de conflit ouvert entre lui et la communauté masculine du ksar. La pratique de l’ahellil est donc porteuse de désordres susceptibles de troubler, voire même, remettre en question la confiance qui doit prévaloir dans la relation entre les Zénètes ksouriens et les wali.

Sur le plan spirituel et moral les effets négatifs de la pratique de l’ahellil sont tout aussi pesants. Dans le récit n° 1, Sidi Yusef perturbe la prière de son père et apparaît quasiment comme fils indigne. Dans le récit n°6, c’est la récitation du Coran qui se trouve marginalisée par le souffle et l’harmonie qui se dégagent du concert de l’ahellil, ce qui est à proprement parler impensable, la poésie humaine ne pouvant s’élever au-dessus du verbe de Dieu, sans compter l’outrage fait à la langue arabe.

Enfin, sur le plan des normes religieuses on enregistre plusieurs manquements. Il y a, par exemple, cet usage de la mixité dont fait preuve Sidi Mhammad et qui n’est pas tolérée par l’islam. Sidi Muhammad u-abd al-Hay risque de porter atteinte, selon les ksouriens, à la renommée de son ancêtre Sidi Musa qui, de plus, a le statut de saint patron de Timimoun. Le sharif de Kali en arrive quant à lui à ignorer ses vraies capacités et pour tout dire sa véritable identité.

Ces trois éléments conjugués suggèrent l’effet corrosif de la pratique de l’ahellil sur les agents et lignages religieux. Vivants en contact permanent avec les ksouriens, les membres des lignages religieux risquent de ne plus apparaître comme séparés de ces communautés par leur statut et donc, de se diluer en elles. L’agent de cette dilution est ici indiqué : la pratique de l’ahellil, auquel certains wali s’adonnent. Et il faut bien voir que cette dilution est porteuse d’un processus de désacralisation des lignages religieux. C’est certainement pour empêcher cette dérive que les dénouements des situations problématiques, mises en scènes dans les récits, rétablissent les wali dans leur pouvoir en suggérant, à chaque fois, de ne pas considérer les actions des wali à un premier niveau qui est celui de l’illusion et du superficiel, mais à un niveau plus élevé : celui de leurs intentions profondes et cachées. La passion des wali pour l’ahellil n’est pas du même type que celle des Zénètes pour leur art. Car au-delà de l’ahellil, il y a la finalité religieuse. Seuls les récits n°1 et 6 différent de ce type de dénouement. Dans le récit n°1, il semble que les ksouriens de Talmin aient, par le bais de l’ahellil, empêché Sidi Yusef de s’engager dans la voie tracée par son père: enseignement religieux et reproduction de la famille du wali fondateur. La pratique de l’ahellil joue ici un rôle dramatique, voire même maléfique puisqu’elle entraîne la disparition de la famille du wali. Dans le récit n°6, le soliste de l’ahellil montre sinon sa supériorité morale par rapport au taleb, du moins la légitimité de son art.

Lorsque le besoin de légitimation de l'ahellil se fait sentir, c'est sur sa dimension religieuse que les Zénètes insistent, mais cela ne les amène pas à renier entièrement les autres aspects. Le maintien de ces aspects non orthodoxes, qui peuvent être pratiqués par les agents religieux eux-mêmes, constitue une preuve des liens qui se sont noués entre le message de l'islam et sa pratique réelle au niveau du terroir. La relation ambiguë qui s'établit entre d'une part la pratique de l'ahellil et d'autre part la distanciation voire la condamnation de cette poésie chantée et dansée par les agents religieux ne traduit-elle pas, en fait, la contradiction vécue par ces agents religieux qui sont de culture et certainement aussi pour nombre d'entre eux d'origine zénète, mais qui se doivent de reproduire le principe de leur distinction avec la culture et l’identité zénètes tellement enracinées dans un environnement local qui se trouve relégué dans une position inférieure par rapport aux grandes cités et aux pôles de diffusion de la culture islamique savante.


Notes

[1]- Tadmamt et zqaq n zlulagh sont deux quartiers de zawiyet Sidi al-Hadj Belqasem, ksar situé tout près de Timimoun.

[2]- Mammeri, M..- L’ahellil du Gourara.- Paris, éd. de la MSH, 1985.- p.18.

[3]- Ibid.- p.18.

[4]- Mammeri, M..- L’ahellil du Gourara.- Paris, éd. de la MSH, 1984.- p.13.

[5]- CASTORIADIS, Cornélius.- L’institution imaginaire de la société.- Paris, éd. du Seuil, 1975.- p.168.

[6]- Chevallier, J. et Gheerbrant, A...- Dictionnaire des symboles.- Ed. Laffont / Jupiter, 1982.- p.451.

[7]- Bourdieu, Pierre ; Sayad, Abdelmalek.-Le Déracinement et la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie.- Paris, éditions de Minuit, 1964.- p.90.

[8] - En zénatiyya: “Mi yuri s ta2rabt ad ijewez g l2ilm” .

[9]- Bounfour, Abdallah.- Le nœud de la langue.- Edisud, Aix-en-Provence, 1994.- p.47.

 

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