En Turquie et en Israël, l’histoire et la mémoire

Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.169-177 | Texte intégral


Ounassa SIARI TENGOUR Historienne, Université Mentouri de Constantine, Algérie ; IME Paris VIII, France
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


Etienne Copeaux[1] nous propose une solide réflexion sur l'historiographie nationaliste de la Turquie, à partir de l'analyse des manuels d'histoire. Reflet d'une idéologie d'Etat, ces derniers représentent une vision officielle de l'histoire fondatrice de la mémoire nationale et partant de l'identité. L'autre particularité de ce livre est de démontrer le processus de construction de cette histoire, de son invention. "Lorsqu'on veut un nouvel avenir, on se cherche un nouveau prisé".

Trois grandes questions sont abordées à partir de l'examen de la construction d'un discours historique avec l'avènement de la République avec Kemal Atatürk. En raison d'une histoire complexe où les appartenances ethniques, les configurations territoriales et les interférences culturelles ont varié, l'historiographie a tenté de concilier un ensemble de questions liées à l'histoire du peuple turc, l'histoire de la Turquie ( en tant qu'État né en 1923), l'histoire de l'Anatolie ( à partir du XIème siècle ) et l'histoire de l'Islam.

E. Copeaux analyse le processus à l'origine de la production des sources indispensables à la légitimation des réformes kémalistes. En effet, la principale préoccupation des nationalistes, bien avant 1923, est la volonté de se situer dans la longue durée, celle de la continuité historique, mais en rompant d'abord, immédiatement avec les fondements culturels propres à l'Empire Ottoman, lié au califat. Comment établir "l'ancienneté" et la "légitimité" des Turcs sur le territoire de la jeune république turque, c'est-à-dire à ce qui correspond au Plateau d'Anatolie ?

Des écrits et des découvertes archéologiques ont joué un rôle essentiel dans l'élaboration de la conscience nationale turque. Dans les années 1870, une publication " Les Turcs anciens et modernes" expose des thèses appelées à un grand avenir : les civilisations occidentales sont d'origine turque. Les arguments avancés, indépendamment de leur caractère scientifique ou non, servent à conforter la conscience nationale . Puis, les fouilles archéologiques faites dans des régions colonisées par la Russie révèlent des stèles de l'Orkhon, datant du VIIIèmesiècle, comportant des inscriptions turques attribuées aux Turcs dits "célestes" Gôktürk (Mongolie actuelle). Ces découvertes permettront à Léon Cahun ( 1841‑1900, conservateur adjoint de la bibliothèque Mazarine) de rédiger " L'introduction à l'histoire de l'Asie" dont les thèses vont inspirer l'essentiel de la réflexion de Kemal Atatürk, autour de l'histoire. Ces progrès dans la connaissance des Turcs et de leur langue ont interpellé nombre de journalistes, d'historiens, d'hommes de lettres qui ont contribué par leurs écrits à diffuser le turquisme. Des institutions culturelles, comme l'Institut de Turcologie créé en 1924 doté d'une importante bibliothèque, ou la Revue de Turcologie et la chaire d'Anthropologie qui ouvre ses cours à l'université d'Ankara en 1933, confortent le turquisme en lui apportant les arguments scientifiques dont il avait besoin. Des congrès et des expositions contribuent à la vulgarisation de son contenu. Dans les années 1920, les explications quant aux origines anciennes et asiatiques des Turcs sont largement répandues. Cette première étape a permis de prendre ses distances par rapport à la double emprise musulmane et ottomane d'une part, et à asseoir la fierté nationale malmenée par l'Europe, surtout au 19ème siècle, d'autre part.

Par la suite, la république nouvelle confinée sur un territoire ‑ l'Anatolie ‑ devait prouver que celui-ci est un vieux creuset du peuple turc dont les origines seront "fabriquées" en forçant sur les apports de l'archéologie et de l'anthropologie raciale. Les découvertes de la civilisation des Hittites, 2000 ans avant J.C, suffisent à donner au discours généalogique les preuves de son existence historique. L'appropriation des ancêtres hittites sera le ciment de "l'unité politique de l'Anatolie" et de l'unité imaginaire réalisée sur une base ethnique. Désormais, la communauté nationale pouvait se prévaloir d'une identité turque au prix de constructions savantes autour de deux références la langue et la race que les manuels scolaires vont médiatiser à tous les individus. "Le discours historique sera bâti sur la tension qui existe envers l'Islam, envers l'Europe et plus particulièrement les prétentions grecques" (p. 55). C'est ainsi qu'on peut lire que "Ces Turcs / les Achéens créèrent une confédération avec nos Étrusques ‑ c'est‑à‑dire nos ancêtres ‑qui avaient fondé un État puissant en Anatolie, qui est aujourd'hui notre patrie." (p. 56)

En 1930, l’œuvre de la Réforme de l'histoire reprendra à son compte, ces démonstrations académiques dont les arguments s'appuient sur les connaissances produites par la préhistoire, l'archéologie, l'anthropologie, la linguistique... dans un ouvrage intitulé Les Grandes lignes de l'Histoire turque (p.59). Puis, le15 avril 1931, Kemal Atatürk crée la Société de recherches sur l'histoire turque, traduisant ainsi, son implication et surtout sa mainmise sur la production du discours historique. On lui doit la publication de quatre volumes à la fin de l'année 1931, destinés à l'enseignement de l'histoire au sein des collèges turcs. Enfin, un congrès tenu en juillet 1932 à Ankara, clôt ce processus de mise en place des sources dont l'école va devenir le lieu d'inculcation. Dès lors, "l'État constitue et détient l'archive des filiations et des alliances" comme le souligne   E. Balibar[2]. Il peut alors se passer des précautions dont s'entoure en règle générale la recherche scientifique. Faut-il rappeler, que lors de ce congrès, "les universitaires et les membres de la TTTC***** sont très minoritaires ? (p.67). A la mort de Kemal Atatürk en 1938, un lent mouvement de réflexion s'amorce animé par une génération nouvelle d'universitaires turcs. Il donnera lieu à deux courants: l'un dit humaniste ouvert à l'école occidentale, l'autre turco‑islamique. Ce dernier traduit l'ambivalence d'intellectuels soucieux de renouer avec tout l'héritage culturel passé dont l'apport islamique ne peut être nié. Ce courant va trouver un terrain de fermentation à ces idées dans la fondation du Foyer des Intellectuels, en mai 1970. Celui‑ci travaille à la réhabilitation de la religion musulmane dans la société turque, en réaction à la laïcité de la nation depuis 1923. Le coup d'État militaire de septembre 1980 donnera satisfaction à quelques unes des revendications de ce courant, parmi lesquelles l'officialisation de l'enseignement religieux obligatoire à tous les niveaux et la liberté d'ouverture des "écoles pour imams et prédicateurs". L'appartenance de plusieurs personnalités ayant des responsabilités au sein du gouvernement et liées à ce courant, explique sans doute l'empressement que La Haute Fondation Atatürk pour la culture, la langue et l'histoire (AKDTYK) apporte sa caution à ces mesures. Le nationalisme turc y trouve un second souffle et diverses institutions culturelles[3] sont à nouveau sollicitées pour assurer la reproduction de son idéologie.

Mais, plus que ces institutions de recherches, c'est le ministère de l'éducation qui fera l'objet de soins particuliers de la part des autorités gouvernementales. En effet, l'école est un tremplin pour l'idéologie de l'État. Rien n'est laissé au hasard, de la confection des programmes à la confection des manuels dont le monopole échoit à l'État (pour l'histoire, le livre unique est institué dès 1931, pour le reste des matières littéraires en 1933) jusqu'à ce jour. Pour mieux saisir l'impact des enseignements de cette histoire, l'auteur analyse la part respectivement accordée à chacune des périodes marquantes de l'histoire de la Turquie moderne. Il distingue trois périodes : la première porte l'influence profonde de Kemal Atatürk, elle va des années vingt jusqu'à 1947, date à laquelle, l'histoire d'inspiration "humaniste" prend le relais avant de céder la place à la synthèse turco‑islamique. Le coup d'Etat de 1980 va renforcer cette tendance.

Cependant, si chaque période privilégie tel ou tel aspect de la nation turque, toutes se réfèrent à des citations empruntées à Kemal Atatürk, utilisées souvent comme illustration ou pour étayer tel ou tel point de vue exposé. Le fondateur de la république est digne de figurer aux côtés des hommes illustres qui ont fait la grandeur de l'histoire turque. On peut aussi comprendre l'inverse. Depuis 1980, les manuels reproduisent toute une symbolique propre à la République qui se confond avec Kemal Atatürk : elle s'ouvre sur l'hymne national (La Marche de l'Indépendance), l'emblème turc, le portrait du père de la nation et se referme par la Marche des instituteurs, une carte de la Turquie. Le recours à une telle panoplie de symboles est lourd de significations : il s'agit non seulement d'entretenir la mémoire de Atatürk, mais de consacrer aussi, les actes fondateurs de la Nation (où l'armée a joué un rôle fondamental). Mais, il est possible également de traduire ce renouvellement des symboles kémalistes comme une remise en cause par une partie de l'opinion publique qui a du mal à s'y identifier. Le paradoxe est que la tendance turco‑islamique exprime à son tour, une autre forme d'un nationalisme basé cette fois sur l'appartenance à l'Islam et la réhabilitation de la période ottomane par un choix judicieux de moments fondateurs considérés comme exemplaires et dignes de la mémoire collective (tels la bataille de Malazgirt en 1071, à l'origine de l'Empire Seldjuqide*** et de l'Empire ottoman et par conséquent, maillon d'une longue série de guerres qui "permettent de fonder des nations" (p.207) ; des siècles plus tard, la victoire de Mustafa Kemal se situe dans le prolongement de celle de Alp Arslan .

A travers ces quelques exemples, on constate en un temps relativement court (1930‑1990) combien les thèses historiques ont évolué dans l'appréhension du passé antérieur de la nation turque. Ces rectifications ou ouvertures sur l'intégration d'autres événements à la mémoire collective se sont‑elles accompagnées d'un changement du regard sur autrui? L'image des étrangers et surtout des Arabes est variable selon les époques. Le lien étroit des Arabes avec l'Islam pose un autre problème à l'historiographie turque, d'autant plus que la République est non seulement laïque, mais a adopté les caractères latins pour écrire le turc, dans sa volonté de modernisation. L'influence de la religion musulmane est indéniable dans l'orientation actuelle de l'historiographie, et l'auteur ne manque pas de souligner 1'existence d'un équilibre entre les présupposés ethniques et le religieux. C'est possible, mais n'est‑ce pas trop solliciter les textes et les doter d'un sens qu'ils n'ont pas ? La réalité sociale et l'évolution politique renvoie à de vives tensions entre laïcs et religieux, ce qui nous éloigne de l'idéal de culture nationale véhiculée par les ouvrages scolaires. Ceci dit, les développements relatifs au contenu des différentes tendances, l'analyse des principaux événements fondateurs avant et après l'Islam, les oublis concernant les arméniens, la représentation cartographique du territoire turc qui ponctuent l'évolution du discours historiographique, mettent à la disposition du lecteur un stock d'informations d'une richesse infinie.

La compréhension de l'historiographie turque y gagne en intelligibilité.

Sous le titre L'historiographie israélienne aujourd'hui[4] ont été rassemblées plusieurs travaux de réflexion dont le dénominateur commun est d'aborder autrement l'histoire d'Israël . " Un vent iconoclaste " envahit les sciences sociales d'une manière générale, et l'histoire en particulier dans le sens d'une lecture critique remettant en cause les interprétations des pères fondateurs de l'État d'Israël. Rapidement, les diverses disciplines des sciences sociales sont atteintes par cette vague de questionnements, d’où l’irruption de la nouvelle historiographie, des sociologues critiques, de la littérature post-sioniste…; ce qui a provoqué des fissures dans la mémoire collective.

Ce tournant n'est pas le fruit du hasard: il incombe autant à la conjoncture internationale[5] qu'à la conjonction de divers facteurs internes qui joueront un rôle décisif dans cette entreprise de déconstruction/construction de l'historiographie israélienne. Les événements proprement politiques tels que l'occupation de la Cisjordanie et du Sinaï en 1967, la guerre d'octobre 1973, la guerre du Liban en 1982, l'Intifada, d'une part, liés à l'ouverture des archives du ministère des Affaires Étrangères de 1948‑1957, d'une partie de celles d'autres ministères (à l'exclusion de celles détenues par le ministère de la Défense) d'autre part, ont permis à une génération d'historiens (plus jeunes, nés autour de 1948) moins encline à entériner les thèses officielles et donc assaillie par le doute, à emprunter la seule voie possible: celle d'effectuer ce qui distingue le métier d'historien, c'est -à-dire la pratique de la critique des sources. Les résultats de ces efforts encore limités ont eu le mérite de créer une dynamique qui a débordé le champ historique, au point de susciter des réactions passionnées et polémiques auprès de l'opinion publique ( la presse a participé largement à ce débat).

L'ouvrage est composé de sept communications d'universitaires israéliens introduites par un propos de Michel Abitbtol, professeur du judaïsme contemporain à l'université hébraïque de Jérusalem. Il est difficile de rendre compte de l'ensemble des contributions dont certaines exigent une familiarité avec le sujet traité : "La Hadagah de la Pâque juive et les Pâques chrétiennes" (pp.47‑78), "La contribution de la Kabbale d'Abraham Abulafia à la compréhension de la mystique juive" (pp.79‑109)...

Mon propos ne concernera que l'introduction de Michel Abibtol, l'article de Benny Morris consacré à " La nouvelle historiographie: Israël confronté à son passé " (pp. 111‑180) et celui de Uri Ram sur "Mémoire et identité: sociologie du débat des historiens en Israël " (pp. 197‑231.)

L'introduction de M. Abitbol :

M. Abitbol tente de situer le débat dans le nouveau contexte suscité par "les nouveaux historiens " en rappelant non seulement l'inanité de quelques mythes telle la fragilité d'Israël face à la menace des Pays arabes, mais aussi la part de responsabilité du mouvement sioniste "soutenu par des utopistes en mal de colonisation agricole, à l'exemple des Boers d'Afrique du Sud ou des Pieds‑noirs d'Algérie". Du coup la question occultée des réfugiés palestiniens expulsés par la violence, de leurs terres, de leurs maisons interpelle autrement la conscience israélienne.

L'État d'Israël a renforcé le mouvement de l'immigration juive conforme aux vœux des partisans "du retour à Sion". Celle‑ci sera installée sur les terres spoliées qui ont donné lieu à la création des kibboutzim. L'histoire officielle n'a pas manqué d'enjoliver cette période. Pourtant, M. Abitbol entrouvre une brèche dans ce tableau idyllique en rappelant les conclusions auxquelles ont abouti les historiens en procédant à de nouvelles approches de leur passé récent : ceux-ci soucieux d'une histoire sociale moins étriquée dans les frontières du "narratif national" jettent un regard moins complaisant sur le quotidien des colons juifs à la merci du Yishouv et des rapports d'exploitation entretenus par les capitalistes "ashkénazes"... et d'évoquer les diverses discriminations sociales et économiques en plus des discriminations ethniques (les sépharades), des choix de développement industriel peu conformes à la rationalité économique... La vision d'une histoire construite sur le mode manichéen (Israël‑ Pays arabes ) cède la place à "une société de classes figée". Ce constat quelque peu amer, né de l'intérieur, doit beaucoup à des historiens comme Benny Morris, Ilan Pappe et Avi Shlaim, artisans de ce renouvellement qui va dépasser le champ historiographique, touchant aussi les certitudes défendues par la sociologie. Nouveaux historiens et nouveaux sociologues osent lever maints tabous, dénoncent dans la foulée la compromission de leurs aînés (par leur participation à toutes les commissions publiques) et leur responsabilité dans ce qu'ils appellent "l’œuvre de déculturation". De telles thèses sont le signe évident d'un changement qui affecte au moins une partie de l'intelligentsia israélienne, plus attentive aux bouleversements induits par les différentes guerres, l'arrivée de vagues d'immigrés russes, les transformations économiques, l'émergence d'une classe moyenne plus ouverte sur le monde, la crispation des partis religieux ..., autant de facteurs qui ont contribué à un éclatement de la société traversée par diverses sensibilités .

Bien sûr, de telles positions n'étaient pas inconnues, puisqu'elles étaient partagées par les Pays arabes et certains journalistes israéliens de gauche. Cependant, cet examen critique ne saurait être confondu avec "des thèses anti‑sionistes et anti‑israéliennes"; Le fait israélien ne souffre d'aucune équivoque: il est libéré seulement de l'emprise de l'idéologie sioniste. Autrement dit, cet effort critique a le mérite d'amorcer la réflexion sur l'altérité, et pour être plus explicite, il n'est plus permis d'ignorer "le fait palestinien" qu'il est difficile de réduire à un épiphénomène désigné par "le problème de réfugiés". Est‑ce à dire que l'ethnocentrisme du modèle israélien abordé dans cette réflexion critique, est en voie d'extinction?

La nouvelle historiographie : Israël confronté à son passé : Benny Morris

L'auteur propose une lecture différente d'un certain nombre d'épisodes qui ont marqué l'histoire d'Israël depuis sa création, en mai 1948.

L'essentiel concerne l'intervention de l'armée israélienne en Palestine et qui s'est soldée par l'expulsion de milliers de palestiniens, hors de leurs foyers et de leurs terres, devenus depuis cette date réfugiés par la force des choses.

Ces faits tragiques, vécus par les Palestiniens ont fait jusque‑ là l'objet d'une occultation tant de la part des historiens israéliens que du Service historique du haut commandement (Histoire de la Guerre d'Indépendance, Tel Aviv, 1959 et The Edge of the Sword, 1961[6]). L'exode des Palestiniens tient en une seule explication: ils ont choisi de partir... Benny Morris a pu consulter une partie des archives désormais accessibles au niveau de divers ministères en plus de "larges collections de papiers privés et de documents des partis politiques", ce qui va l'amener à démonter quelques mythes de l'histoire d'Israël (dénoncés auparavant par le Mapam) avec des documents officiels à l'appui. La question des réfugiés palestiniens est si évidente ( si flagrante) que les démonstrations qui la confirment sont moins importantes que celles qui révèlent "la collusion" entre Golda Meir et le roi Abdallah de Transjordanie, qui espéraient un partage de la part de l'ONU entre leur deux seuls pays. Le roi Abdallah n'était pas le seul à vouloir le démembrement de la Palestine: le reste des Pays arabes riverains nourrissaient les mêmes visées. Dès lors, l'intervention de la Légion arabe à partir du 15 mai 1948 était dictée par la raison d'Etat et non par solidarité avec les populations de Palestine et pour contrer la présence israélienne. Et l'attitude des autres Pays arabes ? Quid des intérêts palestiniens ?

Le second mythe auquel s'attelle Benny Morris est celui qu'il résume par le combat de "David et Goliath". L'historiographie israélienne s'est échinée depuis 1948 à démontrer la vulnérabilité d'Israël face à des Pays arabes suffisamment forts pour présenter une menace perpétuelle. B. Morris remet les pendules à l'heure, archives à l'appui: "la vraie balance des forces militaires dans la région" était en faveur d'Israël et non des Pays arabes, pour une raison très simple: Israël était préparé à la guerre, le camp adverse, plus nombreux ne l'était pas. Et de comparer les forces de la Haganah/Tashal qui atteignaient quelques 90 000 hommes à la fin de l'année 1948, tandis que la Légion arabe ne dépassait guère 5000 soldats!

Le troisième mythe concerne la question des réfugiés palestiniens qui incombe certainement plus à "l'Etat de bandits" juif qu'aux "ordres arabes" selon B. Morris. Sans dédouaner l'État d'Israël, l'auteur définit la part de responsabilités des différentes instances dirigeantes, parmi lesquelles le Commandement général, donc le ministère de la Défense. Il rappelle aussi la disparition de la direction politique palestinienne. Y en eut‑il une ? Le pays n'était ‑il pas sous mandat britannique? Peut-­on appeler direction politique palestinienne, une administration "aux ordres" ? Est‑ ce le sens que l'on doit comprendre quand B. Morris évoque "les ordres arabes"?

Cette affirmation n'est pas sans ambiguïté: elle suggère l'inexistence de la résistance des Palestiniens (réelle et attestée pourtant dès la déclaration de Balfour!), voire une passivité .

En revanche, les archives, il s'agit surtout d'écoutes des diverses émissions des radios arabes (Ramallah, Damas…), ne comportent pas d'appels à l'exode comme le prétendait l'histoire officielle en Israël. Au contraire, celles‑ci montrent bien que les radios arabes n'ont lancé aucun "appel aux Arabes de Palestine à quitter leurs maisons"[7].

Comment expliquer alors le départ de quelques 700 000 palestiniens, en 1948? S'il est vrai que le départ de familles les plus aisées a commencé dès 1947, avec le désengagement de l'administration britannique, c'est l'intervention massive de l'armée qui, à coups de bombardements des quartiers arabes de Haïfa, a poussé à l'exode massif des Palestiniens. Ailleurs, l'armée n'eut pas semble‑t‑il à expulser les populations palestiniennes qui ont devancé son arrivée... L'effet boule de neige a suffi à semer la panique . Les recherches de B. Simon révèlent ce que l'on savait déjà par les témoignages des palestiniens, l'ampleur des "atrocités et massacres" accomplis ailleurs qu'à Dar Yassin ou Lydda.

Le dernier mythe abordé concerne le rejet des pays arabes à conclure la paix avec Israël. Là aussi, B. Morris apporte un démenti, preuve à l'appui. Les responsables israéliens n'étaient pas pressés de conclure d'accord de paix ni avec la Transjordanie, ni l'Égypte, ni la Syrie (dont les intérêts respectifs n'épousaient pas à vrai dire ceux des Palestiniens). La défense et la préservation du territoire israélien poussaient à entretenir une situation de ni guerre ni paix, au mépris des milliers de réfugiés palestiniens vivant dans les camps. L'idéologie sioniste y puisait sa légitimité. Il est bien évident que la nouveauté de tels débats est liée aux nécessités du présent.

Il n'en est pas moins sûr aussi, que la pratique du métier d'historien induit ce va‑et-­vient entre le passé et un "horizon d'attente"[8] : l'enquête critique est donc envisageable. Tout l'intérêt de l'ouvrage réside dans ce souci de dépassement des cadres établis de la mémoire collective. La question de la légitimité de l'État d'Israël n'est plus à l'ordre du jour; aujourd'hui, ce qui préoccupe l'intelligentsia nouvelle, c'est comment assurer la paix à son pays ?

Mémoire et identité : sociologie du débat des historiens en Israël, Uri Ram

Le texte de Uri Ram illustre autrement la richesse des débats entre anciens et nouveaux historiens. Il se veut une réflexion "sur la question de la conscience historique, en Israël". En effet, l'auteur va s'attacher non à passer en revue les différents thèmes de la polémique, mais à tenter d'en définir les modalités, à travers trois questions : le conflit israélo‑arabe, la politique sociale du mouvement ouvrier et la culture sioniste‑hébraïque.

Selon Uri Ram, la diversité des débats et les controverses relayées tant par les revues, colloques universitaires que la presse locale, montre à l'évidence l'importance de ce phénomène culturel "dont l'objet est la redéfinition de l'identité nationale" (p.202).

L'auteur ne se contente pas d'énumérer les divers évènements à l'origine de cette crise, il préfère rappeler le contexte d'une globalisation mondiale qui oblige de revoir la place dévolue jusque là à l'Etat‑Nation. Des reclassements politiques, économiques et sociaux obéissent à cette logique dictée par la nouvelle conjoncture internationale dénouant les rapports inhérents à l'espace national fondé sur l'appartenance ethnique. C'est là que se situe le cœur de la crise d'identité en Israël, dont les mythes de fondation n'arrivent plus à mobiliser, dans un unanimisme sans faille, les consciences israéliennes. En référence aux travaux de Hobsbawn et Gellner[9], U. Ram explique ce recul des identités nationales par la perte de leur pouvoir de structuration. C'est dans le creux de cet ébranlement des certitudes que les producteurs du savoir historique tentent d'apporter d'autres explications libérées de l'emprise du consensus conventionnel.

C'est alors que U. Ram présente les modalités de ce renouvellement qu'il situe dans un contexte plus large dépassant le cercle académique (cf. l'apport des travaux de B. Morris): "les faits révélés par le débat des historiens étaient connus depuis longtemps pour toute personne normalement informée" (p. 209). C'est dire que les fondements de la mémoire nationale (le sionisme, le post‑sionisme et l'anti‑sionisme) accusent de sérieuses lézardes, au point de susciter une réflexion autre, orientée dans le sens d'une déconstruction de l'écriture de l'histoire, plus sensible à l'histoire de l'altérité. Ce stade est important à plus d'un titre. Il rompt les liens qui faisaient de la recherche historique, une simple servante de l'identité nationale israélienne. L'alternative est intéressante dans la mesure où elle signifie le rejet de la mainmise de l'État dans le monde de la culture, en particulier. Dès lors, une histoire plus ouverte, une réflexion plurielle est possible à partir du moment où elle est dégagée de l'unanimisme de la communauté ethnique au profit de l’exercice libre des droits de l’individu..

Ce que souligne et ne cesse de rappeler U. Ram dans ce texte, c'est qu'une société peut être portée par une mosaïque d'identités culturelles dont l'élaboration n'est pas donnée par avance. Bien au contraire, elle sous-entend deux caractères qu'il n'est pas inutile de rappeler ici: toute identité est le résultat d'une construction sociale, qui renvoie à son tour à une dynamique sociale, d'où la relativité des phénomènes d'identification.

Il va sans dire que ces nouvelles positions intellectuelles marquées par une ouverture vers l'autre, demeurent suspendues aux modalités de mise en place d'un processus démocratique général. Elles portent également la nécessité d'inscrire dans les débats la question palestinienne. C'est à cette seule condition que les frontières de l'exclusion reculeront et le déni de justice réparé à l’endroit du peuple palestinien.

Il reste que l’émergence de ces débats dans le champ des sciences sociales traduit un réel glissement de l’opinion publique qui ne peut plus occulter l’inexistence des Palestiniens. En filigrane se devine une espérance de paix… Triomphera-t-elle, un jour, de l’orthodoxie sioniste et de son aveuglement?


Notes

[1]- COPEAUX, Etienne.- Espaces et temps de la nation turque : analyse d'une historiographie nationaliste, 1931‑1993.- Paris, CNRS, 1997.

[2]- BALIBAR, E et WALLERSTEIN, I..‑ Race, Nation. Classe. Les identités ambiguës. Paris, La Découverte, 1988.- p.p.138 et ss.

[3]- Diverses structures de recherches, des publications de revues et l'organisation de colloques supportent cette tendance qui bénéficie de l'adhésion de larges couches sociales en Turquie.

[4]- L'historiographie israélienne aujourd'hui (sous la direction de Florence Heymann et Michel Abitbol), CRFJ, Mélanges volume 1.- Paris, CNRS éd., 1998.

[5]- Pour ne citer qu'un exemple, cf . l'éveil des mémoires en Union Soviétique, avec la Perestroïka, lors de l'arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev, et le mouvement de reconstitution de la mémoire historique dans les années 1980. Cf. pour de plus amples informations, M. Ferretti: La mémoire refoulée.- Annales, Histoire, Sciences Sociales, n°6, 1995.- p.p. 1237-1257.

[6]- LORCH, Natanel .- The Edge of The Sword.- Tel Aviv, Service historique, 1961.

[7]- cf. LORAND Gaspar.‑ Histoire de la Palestine.- Paris, Maspéro, 1978.

[8]- cf. RICOEUR, Paul.- Temps et récit.- Paris, Seuil,1983-1985. Coll. Points, 3 tomes.

[9]- HOBSBAWM, E.‑ Nations et nationalismes depuis 1780 .- Paris, Gallimard, trad., fr.., 1992. GELLNER, E..‑ Nations et nationalismes.- Paris, Payot, Trad. Fr., 1989 .

 

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