Insaniyat N° 32-33 | 2006 | Métissages maghrébins | p.155-172 | Texte intégral
In the shadow of Algiers : Algerian artists silent intrusion in cultural places of Oran Abstract : Newspapers called Algiers « The artistic capital » at the time of the 1930 centenary celebration. This done Algiers was over exposed, the training places and exhibition centres are places of power ; The regional capitals are overshadowed by Algiers but thanks to some centenary credits to complete the city’s logistics for arts and entertainment, Oran was thus equipped with a new « School of Fine Arts » and a new museum in an ambitious architectural setting called « The Palace of Fine Arts ».Conceived by and for Europeans, these places were beseiged by some young Algerians who succeeded in crossing the cultural, social ethnic, topographic and symbolic boundaries to impose themselves entirely as other pupils in the School. This was the case for Guermaz, Benanteur, and Khadda in a certain tangential manner. Helped by the cosmopolitan cultural milieu of Oran, these young artists assumed their destiny first on the spot then they left to face the French School at Paris. The places they were trained, the path they took, their choice of plastic art are all milestones to look out for to understand their adherence to modernity in spite of the colonial system. Keywords : painters - Oran - cosmopolitanism - school of Fine Art - transculturality - symbolic boundary. |
Anissa BOUAYED : Historienne, Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
Les institutions artistiques instaurées par le pouvoir colonial, Ecoles des Beaux-Arts, Musées, Maison des Artistes, sont emblématiques d’une volonté de prestige tout en étant ceux de la transmission d’un patrimoine visuel, d’un savoir esthétique et de techniques picturales.
Les peintres algériens ont été quelques individualités hors-normes dans la période coloniale -une minorité singulière. Leurs itinéraires dessinent une carte pointilliste des grandes villes algériennes à laquelle se surimpose la place de Paris comme point d’arrivée ou passage obligé d’une formation de haut niveau et de recherche de la consécration.
Introduction et mise en perspective: Alger, petite république des arts?
Depuis la conquête, le nom d’Alger a toujours été accompagné de qualificatifs esthétisants sans doute pour rehausser son prestige et passer définitivement dans le répertoire du supplément d’âme qui effacerait le registre brutal des anciens termes bellicistes. «La Cité Barbaresque», «Alger La Guerrière» n’est plus, désormais la présence française est accompagnée des«raffinements» de sa civilisation. Des mots fleuris tressent des lauriers à la ville, les récits de voyageurs parlent de l’«Athènes de l’Afrique».[1] Les peintres et leurs mécènes en font «la Ville de l’Artiste», périphrase qui fit vite florès. L’Ecole située dans un vieux palais turc du quartier de la Marine, la magnifique demeure ottomane, la Villa Abd-el-Tif sur les hauteurs d’Alger, restaurée en 1906 et dévolue aux séjours des peintres métropolitains, compensent pour un temps la modestie du petit musée municipal d’Alger. Avec le Centenaire, en 1930, le prestige artistique s’accroit de la présence d’un magnifique Musée des Beaux-Arts, œuvre de l’architecte Paul Guion. Promu Musée national des Beaux-Arts, il reçut d’importantes dotations de l’Etat auxquelles s’adjoignaient les dons zélés des grands mécènes algérois et les œuvres des Abd-el-Tif. Alger est ainsi couronnée par les journaux de l’époque «Capitale artistique». Le profil de la ville se marque désormais de la présence de trois puissances tutélaires. La multiplicité des lieux de vie et de travail des peintres incita des historiens de l’art et des critiques à parler d’une «Ecole d’Alger». Les multiples reflets de la ville propagés par l’immense production picturale, entamée dès le XIXe, et par les nouveaux media de la culture populaire du XXe siècle, la photo, la carte postale, le cinéma, invitent à faire d’Alger un mythe visuel. Aujourd’hui, dans un aggiornamento postcolonial et un vocabulaire plus sobre, des historiens de l’art ou de la culture parlent d’Alger comme du «point de convergence de la création artistique algérienne», du «creuset des peintres»,«inventeurs de l’art algérien» dans«une remise en question radicale de la peinture coloniale»[2].
I. S’approprier des lieux
1. Polycentrisme et échelles
Cette sorte de légende dorée tient plus d’une vision centralisatrice de la vie culturelle calquée du modèle français que de la réalité algérienne, heureusement plus riche et plus nuancée que cet archétype. Il suffit de citer les noms des plus grands de la génération qui commence à créer dans les années cinquante pour voir l’insuffisance d’une focalisation sur Alger : Benanteur et Khadda entrent en peinture à Mostaganem, confirment leur vocation à Oran et s’embarquent pour Paris. Benanteur y reste et Khadda devient l’un des piliers de la vie artistique d’Alger après 1962. Atlan commence à travailler à Constantine et continue sa formation à Paris, où sa reconnaissance est précoce. Il serait erroné de focaliser sur Alger toute la réflexion pour tenter de comprendre «l’émergence» des peintres algériens, issus de divers foyers socioculturels. Il restera toujours une part de mystère à «l’advenu» en situation coloniale de ces êtres hors-normes qui ont transcendé toutes les frontières. Mais on ne peut les considérer comme des monades particulières. Le postulat qui est le nôtre, c’est de tenter de nouer l’histoire des artistes et de leurs œuvres à l’histoire collective, à la période et aux lieux qu’ils ont traversés. Pour cela, il faut se transformer modestement en «arpenteurs» selon l’expression d’Assia Djebbar[3]. Arpenteur d’un territoire géographique et symbolique, dont les tâches seront de reconstituer des parcours, de travailler par approximations successives sur les lieux de vie, de formation, de travail, de prédilection, d’exposition, de mettre en lumière les influences, les référents humains et symboliques.
Travailler sur les lieux fréquentés par les peintres en situation coloniale demande de pratiquer des sortes de levés topographiques à différentes échelles et à toutes les étapes. Se concentrer uniquement sur les lieux de formation est insuffisant. Ne retenir que la «géomancie» des œuvres est risqué. Cette belle formule du grand écrivain algérien Mohamed Dib à propos du peintre Khadda nous parle de représentation, de l’ontologique transformation des lieux et des hommes qui les habitent par le vouloir - peindre et par la production plastique qui transforme en œuvre l’espace-temps. Cette attention à l’espace doit se faire à toutes les échelles. Pour les apprentis peintres il y a d’abord un abandon physique -mais sans doute pas mental - des lieux de l’enfance et de la famille, un renoncement aux ambitions et aux valeurs du groupe. Les jeunes peintres doivent aller ailleurs, passer à une autre échelle en cherchant des pairs, pour trouver à dire nous. Par le compagnonnage d’autres peintres, la tutelle des aînés, et la reconnaissance sociale. Dans cette quête s’inscrit une constellation de lieux - Tlemcen, Mostaganem, Constantine, Oran, Paris - où se dessine le territoire des peintres que l’on aborde pour «se donner à la peinture»[4] peut dire Abdallah Benanteur, pour affirmer je veux être peintre comme l’a fait Mesli, ou Issiakhem, ou encore «je suis le tableau»[5] comme le disait Guermaz. Dans cette approche, s’en tenir à Alger ferait perdre la trace signifiante des itinéraires des plus grands peintres algériens des années quarante et cinquante, d’autant que la ville est surexposée par la prégnance du mythe visuel installé par les orientalistes, par le verrouillage des lieux de formation et de production aux mains des cercles algérois et par le contrôle politique des autorités coloniales.
2. L’Algérie des années quarante, détour par Mostaganem, un cas d’exception ?
Ville natale de Benanteur et de Khadda
Cette jeunesse passée à Mostaganem, pour Benanteur ou pour Khadda, a déjà favorisé, de façon indirecte, complexe, diffuse, la revendication de devenir peintre. C’est une forme de positionnement humain et social de type nouveau à ce moment de l’histoire des Algériens. S’inventer un tel destin est rare, mais possible dans les villes algériennes des années d’après-guerre, certes pour une minorité passée par l’école et parfois le lycée. Rappelons que Mostaganem fait partie des premières villes d’Algérie dotées d’un collège dès 1860 avec certes les discriminations que l’on sait. (Lycée René Basset, Lycée de jeunes filles Lavoisier). Mais ceux qui y entrent accèdent aussi à un savoir qui les structure autrement et les ouvre sur de nouveaux lieux de culture et de sociabilité. Dans les deux cas, les biographies montrent des similitudes: des personnages centraux qui servent de référents sociaux: père pour l’un, instituteur et artisan pour l’autre, de référents politiques, toujours le père pour l’un, des aînés très politisés pour l’autre, ouvrier et intellectuel, des référents culturels avec ces enseignants de lycée qui s’investissent dans des activités et des media modernes comme le théâtre et le cinéma. Malgré la timidité commune aux deux artistes, le sentiment d’avoir partagé les mêmes émois que le reste de la jeunesse, le même besoin d’action politique et avec une minorité, les mêmes ambitions de s’incorporer dans des milieux culturels modernes, animés par des Algériens ou des Européens. Leur aspiration singulière de peintre est donc portée par une vague beaucoup plus ample de dynamisme collectif et de modernité. Ici, les lieux et formes de sociabilité s’emboîtent et le besoin d’altérité ou de changement politique et social se fait écho d’un cercle à l’autre. Phénomène d’une génération préparée par la génération précédente celle qui a eu vingt ans dans les années trente et qui a su, ici, sur le terrain, allier tradition et modernité.
3. Benanteur, Khadda. Deux itinéraires hors norme?
Né le 14 mars 1930, Khadda est issu d’un milieu très pauvre, avec un père non-voyant. Pendant la seconde guerre mondiale, connaît la famine, l’exode, l’interruption puis la reprise des études avec des résultats tangibles puisqu’on le propose au concours des bourses. On le considère donc comme apte au lycée ce qui aurait été un véritable bond personnel et familial dans la promotion sociale. Le père s’y oppose car Khadda est l’aîné qui doit prendre en charge sa fratrie. Il obtient le certificat d’études «sésame» dit son épouse et universitaire Naget Khadda, pour «échapper à la précarité économique» que les siens connaissent[6]. L’instituteur le place alors chez un imprimeur de Mostaganem. Khadda l’a décrit comme un brave ouvrier et un humaniste. Celui-ci ne le laisse pas végéter dans un statut d’apprenti qui doit rester en bas toute sa vie. Il y a donc dans l’atelier une initiation, par un ouvrier dit-il mais qui fait partie de «l’aristocratie ouvrière» maniant l’écrit, organisant les signes de la typographie pour mettre en page. Il initie Khadda à ce travail éminemment social, moderne, et même vecteur de changement. Khadda apprend la typographie, la maquette et l’amour de l’écrit. Il lit en autodidacte mais lit tout et prend le plus de plaisir à la poésie. On notera comme pour Benanteur ce goût pour l’imprimerie, pour la poésie. Instituteur, imprimeur deux figures tutélaires, en lieu et place du père qui s’oppose à la promotion au nom de la survie du groupe. Ecole, atelier, lieux de socialisation et d’affirmation de l’individualité profonde de l’être peintre. Respect de la part de l’instituteur de ses dons et de sa timidité dans le choix du placement. Khadda apprend ainsi à rendre riche et peuplé le silence qui le caractérise: poésie, lecture et puis peinture, cet autre art du silence.
Etre secret, en sursis, il a peur d’affirmer ses goûts et d’une opposition paternelle. En 1947 il s’inscrit donc en cachette à des cours de dessin par correspondance. Selon Naget, il surmonte aussi son manque de confiance par la complicité avec Benanteur, jeune du même âge: il part avec lui peindre sur le motif dans la campagne. Des heures à regarder, s’imprégner, dessiner. Benanteur et lui se retrouvent souvent. Il commence à montrer sa peinture
Benanteur est né lui en 1931, également à Mostaganem. C’est un fils de lettré arabisant, aimant poésie et musique arabo-andalouse (son oncle joue dans un orchestre), initié aux mystiques orientaux et aux manuscrits enluminés.«La peinture n’intéressait pas mon entourage, j’ai été baigné par la musique (…) un peintre ne naît pas de rien. Dans mon cas le terrain n’était malheureusement pas pictural mais il existait une sensibilité à l’art.» Enfant à l’écart du groupe de sa génération. Il dit lui-même dans la belle biographie que lui a consacré le peintre Djilali Kadid: «Enfant, j’étais timide et très maladif, ce qui m’a incité à me rapprocher des autres en établissant un contact indirect avec eux: c’est cela qui m’a poussé, je crois, à faire de la peinture. » [7] Déjà attiré par la peinture, va «sur le motif» dans la campagne, peint à l’aquarelle ou dessine des paysages. Dès 12-13 ans, premières peintures. Son père lui a fait un atelier à la maison mais il demande à 15 ans d’en partir pour entrer aux Beaux-Arts d’Oran. Son père compréhensif l’accompagne dans ses choix et sa destinée.
II. Changer d’échelle, Oran nouvelle étape
1. Oran 1946, deux pôles et l’air du temps
Les célébrations du Centenaire prennent acte des hiérarchies urbaines. Malgré les crédits du Centenaire, les capitales régionales furent dans l’ombre d’Alger mais purent aussi compléter à leur échelle la logistique des arts et des spectacles. Les recherches en cours montrent que les lieux culturels d’Oran furent actifs, diversifiés, assez rayonnants pour attirer les apprentis peintres de la région de l’Ouest algérien et contribuer à l’affirmation de jeunes talents. Parmi la génération de peintres algériens, nés au moment des célébrations du Centenaire, deux des plus grands séjournent plusieurs années à Oran avant de trouver la consécration à Paris. L’un, Abdallah Benanteur, passe dès son jeune âge par le moule des institutions des Beaux Arts, l’autre autodidacte et «franc-tireur», Mohamed Khadda visite assidument le Musée. Les deux jeunes Algériens fréquentent également des lieux privés comme la Galerie Colline où se côtoyent les hommes de culture tels qu’Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jean Sénac et des peintres importants de la génération précédente, Sauveur Galliero, Orlando Pelayo, ou Valensi lorsqu’il venait travailler et exposer à Oran. Un Algérien alors très isolé, Abdelkader Guermaz les avait précédés dans cette carrière atypique.
Oran présentait un contexte favorable. Une chance par rapport à Alger selon l’écrivain Malek Alloula: «ville ouverte, joyeuse, hospitalière, dans cet immédiat après-guerre (…)Les contacts y sont nombreux et faciles, bon enfant,…Contrairement à Alger, Oran n’a rien de compassé, de protocolaire, de guindé ou de snob. Le cosmopolitisme foncier de la capitale de l’ouest algérien y est pour beaucoup….»[8]. Benanteur lui-même: « Oran était une ville cosmopolite, la région avait accueilli énormément de réfugiés espagnols. Nous étions au courant de tout ce qui se passait, au point qu’en arrivant à Paris j’ai eu l’impression d’avoir connu plus de peintres et de mouvements divers»[9]. Pendant que quelques peintres espagnols, en exil politique, se fixaient à Alger, d’autres élisaient Oran comme terre d’asile, plus proche, et déjà plus hispanique. Ce fut le cas de Sanchez Granados, Ceballos, Riera et Orlando Pelayo. Ce refuge oranais, pendant toute la guerre civile, fut pour eux productif car ils furent immédiatement pris en charge par Augustin Ferrando, figure centrale de la vie artistique d’Oran, purent ainsi continuer à travailler et - bénéfice second - à «écarter» la dualité colon/colonisé en introduisant un troisième terme et en sortant de la prévalence de l’orientalisme. Ils apportèrent à la vie artistique d’Oran une grande vitalité et un renouvellement des formes picturales. Orlando Pelayo (1920-1990) joue un rôle important car il reste longtemps sur place et se lie avec les hommes de culture les plus progressistes de l’Algérie coloniale. Il n’y a pas chez cet homme l’héritage mental ou comportemental du colon. Il a combattu dans les rangs républicains et dut s’exiler en 1939. Il a alors 19 ans, il est de la même génération que le peintre algérien Guermaz. Ferrando le soutient, la galerie Colline organise sa première expo, et son amitié avec Camus, avec Sénac devient très forte. Il réalise un intéressant portrait de Camus, puis s’installe à Paris vers 1947 tout en continuant de se rendre à Alger, où il revoit toujours son groupe d’amis dont Galliero et Sénac. Ce dernier le mentionne encore souvent dans son journal des sept premiers mois de l’année 1954.
L’art est vivant, les peintres sont là. L’art est aussi patrimonialisé par les institutions muséales. Benanteur : «je visitais une galerie oranaise de qualité qui montrait Picasso, Mariette Lydis, Clavé, dès 45-46. Au Musée d’Oran se trouvait des Monticelli et des Marquet que j’aimais beaucoup.»… L’écrivain et critique d’art Alain Jouffroy insiste sur l’effet frappant des œuvres orientalistes de Monticelli sur le jeune peintre (sans doute pour la lumière «la lumière c’est le ténor» disait ce fan d’opéra).[10] Ceci nous interpelle car Monticelli ne mit jamais les pieds en Algérie ni dans un autre pays du Maghreb, encore moins en Orient. Ce Marseillais ne se risqua qu’à Paris et revint vite à Marseille. Mais il eut comme professeur Ziem qui lui, avait eu un contact authentique avec l’Afrique du Nord. D’autre part, ses qualités de coloriste et sa facture très en avance sur son temps impressionnèrent les plus grands de sa génération comme Van Gogh ou Bourdelle, même si son «Orient» est une image totalement artificielle.
2. Aînés et initiation
Benanteur ajoute quelque chose de très intéressant autour de ceux qu’ils appellent des aînés. Avec eux, il recompose des formes de sociabilité en s’incorporant à leurs propres expériences, à leurs avancées par une sorte d’ «adoubement» ou de parrainage. A l’école il fait la connaissance de Guermaz, (1919-1994) plus âgé, celui qui a le plus souffert pour être peintre dit-il, «tous deux dans ces années-là étions les seuls Algériens à fréquenter cette école». Guermaz devait avoir 25 ans «pour moi c’était un aîné quelqu’un de très doué. Il était aussi poète et critique.» Benanteur fait également une mention spéciale pour Henri Valensi, déjà renommé, - il est l’un des créateurs du mouvement musicaliste - et qui vient peindre et exposer à Oran. Ils se reverront à Paris et Valensi l’aidera. Autre personnage-clé, Robert Martin: professeur aux Beaux-Arts tout en dirigeant la galerie Colline que Benanteur fréquente. Il retrouve les aînés dans un autre cercle, autour de la revue Simoun, avec Guermaz, Sénac, Sauveur Galliero et d’autres. Facilité pour évoluer dans ce milieu d’affinités électives, même pour un timide.
3. L’attraction de Guermaz
Cette tendance au repli semble commune à la première figure de ce «groupe d’Oran», Guermaz. Est-ce la difficulté à assumer un tel choix, hors des normes culturelles du groupe et de la société d’origine, également hors des schémas coloniaux qui ne pensaient ces lieux artistiques qu’en termes de reproduction de la culture européenne et de satisfaction des élites, donc dans lesquels de facto, les Algériens n’avaient pas leur place? Chez Guermaz la discrétion est sans doute un rempart mais aussi un art de vivre. Ceux qui l’ont le plus approché savent très peu de choses sur sa vie. On ne sait rien sur son milieu d’origine. Ses deux courtes biographies (par Pierre Rey, Roger Dadoun)[11] ne disent rien de ses premières années, sauf qu’il est né en 1919 à Mascara (au Sud d’Oran) et qu’il arrive vers ses dix ans à Oran. D’après Benanteur, qui est sans doute celui qui l’a le mieux connu, il devait être de milieu très modeste et avait acquis son ouverture culturelle à Oran. Il y a en tout cas une rupture complète puisque aucun membre de sa famille n’est visible, présent ou participant à sa vie de jeune adulte. Rien ne peut être dit sur la «matrice culturelle» sauf que le «vouloir dessiner» se manifeste très tôt: il dit qu’enfant, à 8 ans, il «charbonnait» les murs et était à l’école toujours le premier en dessin. On sait qu’il est reçu au concours d’entrée des Beaux-Arts à 18 ans et y fait sa formation de 1937 à 1940. Il est alors le seul Algérien. Il pratique dans le même temps la musique, écrit dans les revues d’avant-garde des essais, de la poésie. (Revue Simoun ou Soleil lancée par Jean Sénac). Il a sans doute acquis très tôt une solide culture littéraire alliant tradition et modernité. Il a la même démarche dans le domaine de la peinture car il va compléter l’enseignement reçu à Oran, qui l’ouvre sur l’histoire, les techniques et les apports de l’art européen, par une formation aux arts dits musulmans puisqu’il va à Alger étudier la miniature et l’enluminure auprès des frères Racim. Il ne resta pas à Alger. Retour à Oran, il participa pour la première fois à une exposition en 1941 à la Galerie Colline.
Guermaz commence, et pour vingt ans, une collaboration étroite avec le galeriste Robert Martin, qui fut aussi son professeur. Il survit sans autres ressources que les maigres revenus de ses travaux de peintre en lettres pour des bains maures, des épiceries du Village Nègre, quartier le plus pauvre d’Oran. Benanteur dit qu’à Oran, Guermaz vit très pauvrement: «Martin avait eu une idée, c’était une démarche nouvelle, il donnait à Guermaz un pécule mensuel, pour qu’il puisse peindre. C’étaient des amateurs d’art oranais, des Européens qui finançaient cela. En échange, Guermaz donnait une toile à la galerie, de façon régulière. Il posait aussi et servait de modèle aux élèves de la génération de Benanteur dans les cours des Beaux-Arts».[12]
Comment avoir pu transformer ces difficultés en conditions propices à la peinture? Par l’isolement, le travail et le silence. Pourquoi une voie si solitaire, rompant avec son groupe d’origine sans adhérer à l’autre? Sans doute pour rester lui-même, pour n’aller dans le territoire de l’autre que pour l’exercice de son talent, le don de soi à la peinture et pour ne pas être la proie des devoirs et des attendus de son groupe familial d’origine. Les quelques propos du peintre, tenus à Oran, puis à Paris lorsqu’il se décide à partir en 1961 vont dans le même sens, assumer «l’éminente dignité des pauvres» qui garantit et préserve sa liberté de création, pour qu’aucune pollution sociale n’entache le destin de peintre qu’il s’est donné. Pas de naissance d’un être social, encore moins mondain, ce qui est la règle dans ce milieu. Pas de recherche de la reconnaissance non plus : «Je suis le seul qui ai refusé de faire une carrière. Je tenais à rester moi-même »[13]. Il n’a jamais épousé les codes et les comportements socioculturels des élites citadines, au contraire, la pauvreté est plus qu’assumée, il la revendique, ne fréquente que les lieux qui affinent sa sensibilité, dont l’Opéra d’Oran, mais refuse toutes les obligations sociales et toutes les prétentions à paraître.
Comment expliquer autrement qu’il fut l’un des premiers Algériens à obtenir le diplôme de professeur de dessin et ne s’en servit pas? Son rapport au savoir et à la transmission est aussi complexe puisqu’il refuse d’enseigner et qu’il énonce ainsi son passage à l’art abstrait: «Je me suis libéré peu à peu des formules apprises aux Beaux-Arts, et je suis devenu progressivement abstrait»[14]. Il est intéressant de noter pour notre problématique qu’il fait ce chemin vers l’abstraction à Oran, alors que d’autres peintres en sont partis et l’ont fait à Paris, aidés en cela par le renouvellement de l’Ecole de Paris dans l’après-guerre qui offrait à l’art de nouvelles perspectives. Ainsi Guermaz inscrit ses recherches, très peu de temps après sa création, dans la mouvance de l’abstraction lyrique, dès le milieu des années cinquante, car ce jeune mouvement, porté par Bissière, Bazaine, Manessier, correspond à sa quête spirituelle. (Guermaz les fréquentera à Paris après 1961). Depuis Oran et grâce surtout au travail de la Galerie Colline, les peintres locaux pouvaient se sentir en phase avec des problématiques esthétiques débattues ailleurs et partie prenante d’expériences novatrices en apportant leurs propres propositions.
4. La galerie Colline, un réseau en étoile
Beaucoup d’événements artistiques émanent de l’initiative de la même personne, Robert Martin à la fois peintre, professeur, galeriste, animateur de revue, critique d’art. Il correspond à la plus belle acception du terme si galvaudé d’opérateur culturel. Et pour assumer l’ensemble, Martin écrit souvent sous des pseudo. Selon la notice que lui consacre Marion Vidal-Bué[15], on voit le rôle fédérateur de cet homme et ce type de réseau de sociabilité qui se base sur des liens de parenté, d’amitiés, de goûts communs et aussi de position de pouvoir permettant d’avoir pignon sur rue et de faire ainsi la promotion de l’art contemporain. Ainsi Robert Martin est parent d’Edmond Charlot, il est délégué général pour l’Afrique du nord de l’association «Les Amis de l’Art», mouvement de vulgarisation de la culture artistique fondé par Gaston Diehl en 1944. Le Président d’honneur en était l’historien de l’art René Huyghe, attaché à l’idée que la vision artistique est fortement connectée à la société, au mode de vie, à la pensée religieuse ou philosophique d’une civilisation. Dans le cadre et avec les ambitions de ce mouvement caractéristique des espoirs de l’après-guerre, Robert Martin organise par exemple à Alger, à la galerie Colin en juin 1946 une exposition d’art contemporain «jeunes tendances picturales» où il a l’audace d’ajouter aux œuvres de l’Ecole de Paris celles de la «jeune peinture algérienne» avec des œuvres de Bouqueton, Galliero, Nallard. Chaque printemps il envoie à son correspondant algérois, d’abord la galerie du Nombre d’Or, puis la galerie Vigh, rue Claude Debussy, des œuvres d’artistes contemporains. Ses expositions sont considérées comme des réussites telle l’exposition André Lhote qu’il fit à Oran et Alger. L’éminent professeur d’histoire de l’art et doyen de l’Université d’Alger, Jean Alazard affirme que l’Exposition artistique de l’Afrique du nord, faite à Oran en 1949, est une parfaite réussite[16]. Martin met encore sur pied en 1961 une très belle exposition de l’Ecole de Paris; «des Fauves à l’abstrait».
Sa galerie est la plus importante d’Oran et campe aussi à une autre échelle, puisque c’est souvent d’Oran que partent ces initiatives qui font se rencontrer les tenants de l’art moderne de Paris et d’Alger et permet d’insuffler aux jeunes créateurs l’état d’esprit d’un art non pas local, provincial, mais d’accéder aux créations de l’art international (il expose Matisse, Picasso…). A l’autre extrémité, cette place qu’il sut donner à l’art moderne incite les colons à acheter plus facilement qu’à Alger de l’art moderne et des jeunes créateurs. Une clientèle attentive existe depuis l’entre-deux-guerres. L’un des peintres oranais actif à cette période -Charles Goetz - en témoigne «Oran était une ville prospère grâce au commerce des vins. A un noyau d’amateurs d’art, collectionneurs avertis, s’associent de nouveaux adeptes. Des architectes, des membres des professions libérales, corps médical, commerçants, négociants en vin…». Dans les années cinquante, Alazard qui dirige le Musée d’Alger depuis sa fondation, reconnaissait qu’«à Oran, il s’est constitué des collections particulières vraiment intéressantes»[17]. Les peintres, selon Benanteur, avaient donc une certaine aisance. La galerie est aussi un lieu de rencontres précieuses. C’est dans cette galerie que Benanteur fait la connaissance d’Emmanuel Roblès, Albert Camus, Jean Sénac et qu’il a le bonheur de faire l’une de ses premières expos. La Galerie est un lieu aimanté qui attire les particules élémentaires et «la poudre d’intelligence», d’où naissent la confirmation de talents et les sympathies actives.
III. L’inscription dans les lieux du savoir et du pouvoir
1. L’Ecole des Beaux Arts d’Oran, un îlot?
L’enseignement artistique fut marqué par la personnalité d’Augustin Ferrando. Né à Miliana en 1881, très doué, premier aux Beaux-Arts d’Alger puis de Paris, il fait une carrière institutionnelle à Oran, et continue de peindre, s’inspirant des nabis, des fauves dans un style symboliste. Il reste un vrai peintre, passionné par les paysages, par le sud et ne devient pas seulement un administratif. Ses biographes[18] insistent sur la nouvelle dimension qu’il donna à la petite école municipale, hébergée dans les locaux du groupe scolaire Paixhans où elle occupait le deuxième étage. Pendant dix ans, de 1919 à 1928, il est Directeur de l’Ecole d’Oran, préside le grand prix artistique de l’Algérie à partir de 1927. En 1935, il est nommé conservateur de la section peinture du nouveau musée d’Oran, le musée Demaeght mais se libère en 1937 pour se consacrer totalement à la peinture, dans un climat de dissension profonde avec la municipalité d’Oran. Il est considéré comme l’un des fondateurs de l’Ecole oranaise de peinture et imprima un label d’une grande qualité à l’Ecole des Beaux-Arts. Le Directeur des années quarante, Vicente est encore un personnage remarquable, ami de Jean Sénac, de Sauveur Galliero, de Choukri Mesli et n’hésitant pas à exposer avec eux à Alger, pour soutenir les efforts de la jeune génération[19]. Jean Sénac consacre à sa production et à sa mission éducative plusieurs articles.
Benanteur sait qu’il est passé dans de bonnes mains, avec des enseignants doués, dont certains corrigeaient à la main pour le croquis vivant, pratique abandonnée aujourd’hui car très exigeante. «Nous entrions ainsi de plain-pied dans le domaine qui nous intéressait». On sait que les Algériens sont entrés à l’école des Beaux-Arts d’Alger sur la pointe des pieds. D’après les informations disponibles aujourd’hui, certes fragmentaires, il semble que pour la génération qui étudie dans les années d’après-guerre, la situation oranaise soit plus ouverte. Cela tient à quelques personnalités qui se mettent en situation de passeur, établissant des ponts entre l’école, et les cercles extérieurs qui comptaient pour ces jeunes peintres. On revient toujours à Robert Martin qui pratiqua ces vases communicants, permettant aux jeunes Algériens, Guermaz puis Benanteur d’apprendre et de commencer à montrer leurs travaux. Benanteur peut dire que dans l’école régnant entre étudiants une camaraderie chaleureuse mais que tout s’arrêtait une fois dehors. Les clivages de cette «société compartimentée» comme l’analysait Frantz Fanon ne disparaissaient pas. Seul un microcosme vivait au-dessus de ces strates.
2. Le Musée: esthétique ou esthétisation de la présence française?
Le musée d’Oran, s’il exista dès le XIXe par une initiative privée, ne parut pas correspondre, dans la fièvre bâtisseuse de l’extension pionnière de la ville, à une nécessité impérieuse du pouvoir français et des édiles locaux. Les premières collections sont rassemblées par une Société savante, la Société de géographie et d’archéologie vers 1880[20]. C’est l’initiative du commandant Demaeght, lui-même archéologue et épigraphiste amateur, qui, coopté par la Société savante, rassemble les objets de collections et procède à la première organisation muséographiques avec trois sections dont encore la peinture est absente. L’ensemble devait alors tenir plus du cabinet de curiosités du XVIIIe siècle que du musée républicain à visée patrimoniale et éducative. Même petitement logé rue Montebello, dans le Ier arrondissement, sa présence est une marque de citadinité, de distinction. Mais les locaux sont modestes face au grandiose des bâtiments institutionnels que l’on a construit dès les années 1835, puis dans l’extension de 1880.
Car les bâtisseurs d’Oran ont d’autres priorités dans le logement des institutions. Les bâtiments qui surgissent de terre en plusieurs étapes depuis la conquête donnent une assise stratégique au pouvoir municipal, à la banque, aux lycées, aux casernes, au Cercle militaire, aux églises et à la cathédrale. Les architectes en soignent l’image extérieure et déclinent de façon grandiose toutes les facettes de l’éclectisme du XIXe, prolongé en Algérie jusqu’à la première guerre mondiale: façades aux styles gothique, renaissance, byzantin, antique auxquels s’ajoutent ici le style néo-mauresque et ses variantes ainsi que l’abus des fresques édifiantes vantant les bienfaits de la colonisation; soit explicitement comme sur les murs de la Maison du Colon, soit indirectement avec le détour par l’Antique pour montrer la volonté pérenne des Latins à mettre en valeur l’Afrique, et c’est le sujet des frises extérieures du Nouveau Musée des Beaux-arts en 1935. Les places publiques, ornées de statues à la gloire du vainqueur vont parfaire l’emprise sur les lieux de la ville. La gloire et la puissance vinrent donc d’abord marquer la ville. Aujourd’hui, les innombrables sites internet pieds-noirs d’Oran sont particulièrement attachés à cette image conquérante de leur ville et reprennent avec «nostalgérie» (sic) le discours flatteur des anciens guides d’Oran - «Hors-rang» - pour ses grands amateurs de jeux de mots[21].
Le Centenaire, s’il commémorait la conquête et le début de la colonisation (des affiches d’alors disent «Libération» de l’Afrique du nord) est surtout une esthétisation de la présence française. La colonisation en tant que processus d’implantation semble achevée. C’est donc une France «installée» à demeure qui se fête elle-même. Ce fut une nouvelle étape de construction monumentale et de dotation patrimoniale. On pensa alors, de Constantine à Oran en passant évidemment par Alger qui eut la plus grosse part du gâteau, au «supplément d’âme» que l’art toujours est censé apporter. Chacune de ces trois villes eut un Musée des Beaux-Arts, aussi important pour le contenu artistique que pour la qualité des monuments où l’esthétique moderniste des années trente donna à chacun d’eux une grande élégance. A Oran, le Palais des Beaux- Arts abritait dans le même ensemble architectural, «de style dorique orné de frises polychromes rappelant des scènes mythologiques» nous dit le Guide d’Oran[22], le Musée, la Bibliothèque municipale et l’Ecole: «Un complexe culturel fascinant où tout était à portée de main» nous dit l’un des artistes qui fréquentait ces lieux à la fin de la période coloniale. Le futur photographe Hamid Belmenouar, enfant, était lecteur assidu des grands auteurs français empruntés à la Bibliothèque, lorgnant sur le lycée Ardaillon contiguë qu’il ne put jamais intégrer vu l’état de pauvreté et d’indifférence de sa famille et qui, devenu par l’amour des livres, familier du Palais, poussa un jour la porte du Musée. Après la rupture de la fin de la Guerre d’Indépendance, la situation étant plus ouverte, il put s’inscrire aux Beaux-Arts dès leur réouverture[23].
La municipalité avait confié à Ferrando la direction du nouveau musée de peinture, baptisé Demaeght. Ferrando essuya donc les plâtres, organisa les collections mais démissionna dès 1937, en profond désaccord avec le maire. Alors que l’Algérie connaissait une période d’intense effervescence politique, où la volonté de changement et d’ouverture touchait également et fortement la population algérienne, en particulier dans les centres urbains, la municipalité d’Oran était aux mains d’une équipe plus que conservatrice. Le maire, ci-devant abbé Lambert haranguait des foules subjuguées, coiffé du casque colonial et ceint de l’écharpe tricolore: ire et véhémence foudroyaient les Juifs et le Front populaire. Ce dernier n’étant pour lui que le résultat de l’impérialisme des premiers. Alors qu’Oran servait de refuge à bon nombre de jeunes Républicains espagnols fuyant le franquisme, les élus de droite d’Oran se targuaient d’avoir été les premiers à réclamer la reconnaissance du général Franco et de son régime. C’est dans ce contexte que Ferrando se retira de ses fonctions et s’activa de façon efficace et constante pour aider les jeunes peintres espagnols et catalans arrivés à Oran totalement démunis. (N’oublions pas que ce contexte va s’alourdir après 1939, excluant les Juifs de l’école, conduisant Camus à écrire La Peste en prenant Oran comme personnage central).
Outre le prestige qu’en acquiert la ville, l’installation d’un grand musée est aussi l’initiation d’une politique culturelle durable, pour nourrir le lieu d’apports renouvelés et remplir un rôle éducatif. La République avait procédé ainsi dans les soubresauts même de la Révolution française, en créant le musée du Louvre un an jour pour jour après la chute de la monarchie, puis de grands musées de province devaient répandre aussi l’esprit des Lumières ; l’on avait dit du XIXe siècle français qu’il était le «siècle des musées»; en Algérie, l’expérience se dupliquait ou se prolongeait comme une vocation de la République à instruire et à former le goût de ses enfants des deux côtés de la Méditerranée. Cette France généreuse ne se posait pas alors la question de l’exclusion de l’immense majorité de la population algérienne de la sphère culturelle. Vingt ans après, en 1950, le Doyen Alazard, Professeur d’histoire de l’art et Directeur du Musée d’Alger peut dire: «C’est le Centenaire qui a permis d’inaugurer la politique des musées des Beaux-Arts… C’est en effet en 1930 qu’on a construit le Musée National des Beaux-Arts d’Alger auquel sont venus bientôt s’ajouter les musées municipaux d’Oran et de Constantine. Puis sur les fonds du Centenaire…on a commencé à faire quelques achats importants… Les musées d’Oran et de Constantine n’ont pas été oubliés. On y a constitué une première collection d’œuvres d’art surtout contemporaines mais, depuis lors, ces collections ont augmenté en importance. C’est ainsi que, cette année même, il a été possible de mettre en dépôt, tant à Oran qu’à Constantine, une quinzaine de toiles de valeur. Ces musées…sont de véritables centres de culture…. Les étudiants y viennent de plus en plus volontiers, et il faut souhaiter qu’ils soient… d’excellents laboratoires pour les élèves des Beaux Arts désireux de se parfaire dans leur technique»[24]. Alazard insiste encore sur la «formation du goût» d’un plus large public. Si l’esthétique est bien la capacité à éprouver ensemble, et de ce point de vue digne de préoccupations éducatives et citoyennes, qu’en était-il des exclus de ce bel appareillage?
3. Imprégnation et ubiquité
Les Guides touristiques d’Oran de 1922[25] et 1949 accordent une importance différente au musée, instructive à comparer. L’ancien est à peine mentionné dans l’édition de 1922, celle de 1949 s’attarde avec satisfaction sur le nouveau Palais des Beaux-Arts; il devient but de sortie et les touristes sont invités à faire la connaissance de ses collections. Mais que pouvait-il être pour ces jeunes Algériens qui n’allèrent jamais au Musée le dimanche dans les promenades familiales? Pour eux qui n’avaient pas eu auparavant dans leur environnement culturel traditionnel d’initiation à la beauté de ce type d’images, la visite du Musée est décrite comme intimidante, mais aussi comme un véritable choc, une découverte qui change radicalement et définitivement leur vision du monde. Benanteur parle de «dépaysement», d’«avoir ouvert les yeux», Khadda situe de sa visite au musée d’Alger sa confirmation dans sa vocation de peintre. Un peu plus tard, Hamid Belmenouar se souvient d’avoir poussé adolescent la porte du Musée d’Oran, d’avoir été fortement impressionné par un Monticelli, puis par de nouveaux trésors à chaque exploration, enfin d’avoir découvert un autre monde qui embellissait ce qu’il découvrait également par la fréquentation assidue de la bibliothèque proche et l’amour des livres alors qu’il ne pouvait en acheter aucun. Et les tableaux s’offraient à son regard aussi souvent qu’il le voulait[26].
La visite au musée devient l’une des activités les plus importantes du jeune peintre Benanteur. Il y revient régulièrement. Pendant ces huit années aux Beaux-Arts, il arpente les salles, effectue des copies, c’est une lente imprégnation. Il accorde une place essentielle au musée comme condensé de l’histoire de l’art et compensation d’une absence -ressentie comme un manque- de ce pan de la culture dans son environnement familial et scolaire. Les lieux de l’affirmation de l’être-peintre sont ceux mis en place par l’Etat colonisateur de façon institutionnelle, l’école ou le musée, ou par des personnalités européennes dans des initiatives privées comme la galerie Colline. Ces peintres fréquentent tous ces lieux sans oublier qu’ils sont Algériens, souffrant de la domination politique, de l’inégalité sociale et culturelle qui frappe leur peuple. Mais ils sont capables de«transculturalité» ou de«pluriculturalité». Le terme acculturation faisant toujours problème. Dans tous les cas, les artistes connectent leur nouveau savoir et leur passion à ce qui déjà les structure. L’étude de leurs parcours de peintre en gestation montre qu’ils pensent devoir être présents sur les deux scènes mais en restant d’une certaine manière dans l’ombre et le silence sans épouser les signes extérieurs du paraître social. Et sans aller plus avant dans le grignotage de l’espace public. La connexion aux revendications nationalistes ne se fera, pour Benanteur et Khadda qu’une fois en France. Ceci les sépare également de leurs condisciples d’Alger, Mesli ou Issiakhem qui activaient en dehors de l’école dans des groupes d’artistes contestataires (Groupe 51) ou nationalistes (PCA ou MTLD)[27]. Cette mystérieuse similitude dans les comportements que l’on retrouve chez ces peintres oranais est sans doute à connecter à l’intensité et à la richesse de leur expérience intérieure mais encore à la difficulté à être, en situation coloniale, dans la dualité sociale sans qu’un rôle de médiateurs ne leur soit reconnu.
En effet ici, contrairement aux jeunes Algériens médersiens, futurs instituteurs ou oukils judiciaires, ou encore interprètes, ils ne sont pas appelés à jouer un rôle de médiateurs entre leur communauté, le pouvoir colonial et ses institutions comme l’avait montré Fanny Colonna[28]. «Nous les musulmans, dans ces cercles, nous étions des marginaux» nous disait Benanteur. Oui, les peintres algériens ont été des marginaux, marchant en équilibre instable sur la frontière. Tous les travaux sur l’accès au milieu scolaire et aux diplômes dans les milieux modestes de l’Algérie coloniale montrent que ce «consentement» des familles à laisser aller leurs fils dans le monde de l’autre était assumé dans l’optique d’y gagner un mieux-être pour le jeune impétrant et pour son groupe familial[29]. Cela se pesait en termes de stratégie mais aussi de sacrifice, avec toute la force de ses multiples acceptions, qui devaient porter leurs fruits sur la durée : sortir de la misère, de la gêne et de la précarité qui était le lot de la majorité de la population. Or des études aux Beaux-Arts ne remplissaient pas cette fonction, il n’y avait pas de pari sur l’avenir, ni de retour sur investissement.
Détaché d’un monde, à la lisière de l’autre; double marginalité, mais chemin remarquable pour entrer dans l’histoire, précisément dans l’histoire de l’art en en brouillant les cartes, pour faire intrusion dans le territoire des peintres et ne plus rester «hors-champ». Le choix d’utiliser les formes les plus contemporaines de l’art, avant-gardistes disait-on, est aussi une manière de se détacher de l’emprise du mythe orientaliste ou algérianiste qui folklorisait la peinture en Algérie. Là encore, les peintres visèrent à en sortir après s’y être cherché, également comme sujet. La fascination du sensualisme des toiles orientalistes a sans doute été le premier écueil qu’ils surent éviter. Le fort pouvoir d’attraction de ces lieux a autorisé certains à transgresser les frontières implicites, topographiques, sociales, symboliques. Un des peintres avec qui je me suis entretenue disait que dans son entourage, le quartier populaire de Medina Jdida[30] proche du Palais, on appelait le Musée «Dar-El-Ajab», la Maison aux Merveilles[31]. Les peintres sont ceux qui ont traversé le miroir pour mettre la main à la fabrique aux images.
Conclusion - Paris versus Alger?
L’approche phénoménologique de ces itinéraires montrent que l’évitement d’Alger est lié à cette volonté d’effacement de l’ordre colonial qui défigure la façon de percevoir, d’éprouver ensemble, fondement de l’esthétique. Ces hommes choisirent pour avancer l’extra-territorialité en choisissant de faire le grand saut au-dessus de la Méditerranée. La recherche des lieux d’émergence des peintres algériens dans la société coloniale, le détour par Mostaganem et Oran, montrent que la vie artistique de l’Algérie était polycentrique. Le cas de deux des plus grands peintres algériens de l’après-guerre montre d’autre part qu’il n’y a pas emboîtement mécaniste d’échelles, d’étapes incontournables dans un parcours initiatique et ritualisé débouchant fatalement sur Alger qui couronnerait le tout. L’envolée vers Paris indique ce gommage volontaire des institutions les plus prégnantes de l’ordre colonial, le refus du confinement, des rôles assignés et la force d’attraction de l’Ecole de Paris, autant pour la littérature que pour la peinture. Des réseaux y fonctionnent encore à merveille, assimilant vite les nouveaux venus dans les petites républiques des lettres et des arts. Dernière étape de leur voyage initiatique au pays des peintres, c’est à Paris que ces artistes achevèrent leur formation et prirent toute leur mesure.
Notes
[1] Formule de Théophile Gautier.
[2] Laggoune-Aklouche, Nadira, in Alger, La pensée de Midi, n°4, printemps 2001.
[3] Djebbar, Assia, Villes d’Algérie au XIXe siècle, CCA Paris, ENAP Alger, 1984.
[4] Entretien avec Benanteur, Paris, 2006.
[5] Article Dadoin, Roger, La quinzaine littéraire, n°318, février 1980.
[6] Divers catalogues du peintre ont été consultés ainsi que l’ouvrage Khadda paru à l’ENAG, Alger pour l’année de l’Algérie.
[7] Benanteur, Djilali Kadid, empreinte d’un cheminement, Paris, Myriam Solal, 1998.
[8] Préface de Alloula, Malek, exposition Benanteur, Paris, Institut du Monde arabe, 2002.
[9] Kadid, op.
[10] Expo Benanteur, IMA, op.
[11] Dadoun, Roger, Divers articles et colloque Mémoire de la Méditerranée, Paris, Sorbonne, 2001 et Rey, Pierre, in Cahier de l’ADEIAO, [Paris], n°20, MSF, 2002.
[12] Entretien avec Benanteur, 2006.
[13] Eléments biographiques donnés par R., Dadoun.
[14] Ibid.
[15] Vidal-Bué, Marion, Alger et ses peintres, Paris-Méditerranée, Edif 2000.
[16] Article Luzy, M., entretien avec Jean Alazard, in [Algeria], l’Afrique du nord illustrée, avril 1950.
[17] Alazard in article cité.
[18] Notice biographique in Vidal-Bué, op et bio site Ferrando.
[19] Entretien avec Mesli, 2006.
[20] Abrous, Mansour, Annuaire des arts en Algérie, 1962-2002 et Historique du musée Zabana, Oran.
[21] Voir différents sites pieds-noirs d’Oran qui sont souvent des lieux de récits, de souvenirs et de retrouvailles.
[22] Guide agréé par la Municipalité, édition 1949-1950.
[23] Entretien avec Hamid Belmenouar, 2006.
[24] Article cité.
[25] Petit guide d’Oran 1922, et op.
[26] Entretiens avec Benanteur, Belmenouar, 2006 et bio Khadda déjà citée.
[27] Entretien avec Mesli, 2006.
[28] Colonna, Fanny, Instituteurs algériens, Paris, Alger, FNSP/OPU, 1975.
[29] Sur cette dimension, voir l’ouvrage de Pervillé Guy, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, CNRS, 1984 et également les mémoires de Malek Bennabi par exemple, Alger, 1965.
[30] Mdina Jdida ou Ville Nouvelle est le nom donné à un quartier d’Oran, dénommé par les colons le « Village Nègre».
[31] Entretien avec Belmenouar, 2006.