L’art et l’Algérie insurgée. Les traces de l’épreuve : 1954-1962, Anissa BOUAYED, Alger, ENAG Editions, 2005.

Il est toujours difficile de rendre compte d’un livre d’art. Le choix des œuvres, les textes qui les accompagnent, la démarche de l’auteur, ont toujours une subjectivité qu’il est parfois malaisé d’expliciter dans une lecture de type académique. Mais l’ouvrage d’Anissa Bouayed n’est pas un énième livre d’art. Il est bien plus que cela. Le titre, déjà, annonce l’ambition de l’auteure. Celle de traiter la Guerre d’Algérie à partir des productions artistiques des peintres internationaux et algériens. Et l’ambition n’est pas des moindres, car il s’agit, ici, d’exploiter l’œuvre d’art comme matériau historique. Matériau historique qui se présente comme un témoignage sans appel des horreurs de la guerre. Témoignage également bouleversant sur la violence et la folie des hommes, mais également sur l’engagement lucide et douloureux des artistes.

La Guerre d’Algérie est ici revisitée à travers le regard de l’artiste. Et cette lecture innovante et originale permet de sortir de tous les prismes historiques et idéologiques qui ont prévalu jusqu’à présent pour traiter cet épisode de l’histoire. Cette guerre, qui demeure encore un contentieux non traité ou mal-traité par les deux pays concernés, continue à enkyster les non-dits, et les tabous, à instrumentaliser les chiffres des victimes et accentuer les idéologisations de part et d’autre[1].

Au-delà des occultations et des travestissements, l’auteure montre que «(…) L’art est encore ici une forme de résistance car il suggère et rend visible l’inavoué, le caché et se tient vigilant du côté de la vie». Ces témoignages à l’état brut, «ces morceaux de mémoire à vif», fracassent les silences et déchirent les réécritures de l’histoire. Cet ouvrage se distingue donc des productions historiographiques classiques sur l’Algérie. Histoire politique et histoire de l’art se confrontent pour une analyse toute en finesse et en érudition des œuvres et des parcours des artistes. Et pourtant l’objet de travail que l’auteure mobilise (l’œuvre artistique) est difficile à utiliser dans une analyse historique. Le défi méthodologique est de taille «Je suis peintre d’histoire» disait Boris Taslitzky[2]; pourtant la subjectivité du regard de l’artiste rend parfois son œuvre difficilement compréhensible surtout au regard du contexte dans laquelle elle naît, «car l’œuvre n’explique pas, ne cherche pas à démontrer bien qu’elle soit un espace et un moment de vérité». Et, c’est cette démarche qui rend ce travail novateur et inédit. L’œuvre artistique, au-delà des approches esthétisantes, apporte sa contribution (sublime et complexe) à la connaissance d’un moment. L’auteure précise, que (…) «l’’œuvre est sans doute au-delà de toute catégorie englobante. Elle rend compte dans un condensé fulgurant, des positions critiques majeures contre la guerre, et des aspirations à la liberté, à la fois en dénonçant la torture dans plusieurs tableaux et en représentant les manifestations algériennes». A.B va à la rencontre de l’histoire qui hante la peinture. Elle décode, elle explicite, elle éclaire les démarches de peintres qui, dans la continuité de Goya et de Picasso, mettent en scène la tragédie de la guerre.

Deux thématiques parcourent l’ouvrage d’Anissa Bouayed:

- L’importante mobilisation des peintres du monde entier qui produisent sur le thème de la Guerre d’Algérie. Elle a donné naissance à des œuvres riches, traversées par tous les courants artistiques que le XXe siècle a connus.

Dans cette génération de peintres des années cinquante émerge une peinture algérienne qui entre dans la modernité et dans l’audace des formes, en même temps qu’elle s’approprie la lutte politique. Peintres français ou algériens, tous font rentrer la guerre dans leur œuvre: Maisonseul, Mesli, Fares, Bennanteur, Khadda, Duvallet, Samson, Issiakhem…

Imprégnés par tous les courants artistiques et idéologiques qui marquent cette première moitié du XXe siècle, ces artistes sont concernés par la société dans laquelle ils vivent et dénoncent la ségrégation, le racisme et les injustices qui divisent les communautés de l’Algérie coloniale. Ces peintres s’éloignent de l’orientalisme et de l’exotisme. Plus rien n’est pittoresque dans cette Algérie qu’ils peignent. Des femmes-douleurs dans l’expressionnisme d’Issiaskhem au portrait de Djamila Boupacha[3] par Picasso, Les peintres peignent un espace-temps qui reproduit toutes les aberrations de la guerre déjà présentes dans les deux conflits mondiaux.

- La dénonciation des pratiques de la guerre coloniale. Thème récurrent et presque obsessionnel de ces œuvres.

La centaine d’œuvres donnée à l’Algérie en 1964, par 80 peintres issus de 26 pays[4] permet d’évaluer la mobilisation internationale des artistes contre la Guerre d’Algérie[5]. En s’engageant contre elle, ce sont toutes les guerres qui sont dénoncées et combattues. A.B montre l’universalisme de ces mobilisations et décode certaines d’entre elles. De Matta à Cremonini, de Masson à Kijno, d’Erro, Lebel, Lapoujade, tous ces artistes sont marqués par la lutte antifasciste, la Guerre d’Espagne, et la Résistance…

Tous dénoncent la torture et les pratiques barbares d’une guerre coloniale. Cycle sur la torture et supplice de Djamila chez Matta, corps suppliciés de Cremonini (que l’auteur qualifie de radioscopie de l’horreur), inhumanité de l’univers carcéral chez Masson[6], violences de l’OAS chez Kijno, triptyque sur la torture et assassinats du 17 octobre 1961[7] chez Lapoujade.

L’un des nombreux mérites de ce livre, est de reconstituer les actions protestataires et les mobilisations nombreuses qui ont eu lieu en 1960 et 1961. Notamment en rappelant les expositions intitulées anti-procès[8] dans lesquelles participent des artistes du monde entier, toutes tendances confondues. Les intellectuels et les poètes sont partie prenante de cette création: Alain Jouffroy, Edouart Glissant, Henri Kréa, Kateb Yacine, Jean Sénac. Le peintre islandais Erro illustre les poèmes d’Henri Kréa et Jean-Paul Sartre préface le catalogue de Lapoujade.

Le grand tableau antifasciste collectif, créé en 1961, et pour lequel ont contribué les plus grands noms de la création artistique de l’époque est certainement l’aboutissement le plus élaboré et le plus démonstratif de la résistance et de l’insoumission à une raison d’Etat jugée illégitime[9]. A l’image du Guernica de Picasso, il pousse à réfléchir sur le pouvoir, la violence et les formes de totalitarisme. Si cette résistance intense a d’abord touché, dans les années cinquante, des groupes minoritaires et isolés, elle se répand dans les groupes sociaux et devient progressivement un mouvement d’opinion qui secoue la société française.

Anissa Bouayed sort de l’oubli toutes ces œuvres engagées, négligées plus ou moins volontairement. Et à propos de cet oubli, elle établit la relation avec une mémoire française filtrée, amnésique qui n’est pas encore sortie du contentieux colonial. Elle regrette également l’indifférence de l’Algérie à l’égard de ce «don prometteur». Des tableaux audacieux, courageux qui n’ont plus rien à voir avec les productions artistiques de l’Etat post-indépendant qui, volontairement, a privilégié un art nationaliste et propagandiste. Un art officiel et grandiloquent où la représentation de la Guerre est reconstruite et recomposée en fonction d’une idéologie d’un pouvoir d’Etat. Négligences et/ou oubli? L’art demeure toujours subversif. La création artistique, par sa liberté intrinsèque, renverse l’ordre établi et menace les valeurs dominantes.

Les traces de l’épreuve est le sous-titre de ce livre. Il rappelle cette violence insensée assénée au nom du droit colonial qui a laissé des traumatismes intenses Et ces derniers se sont réveillés chez les peintres algériens des années 1990. Violence coloniale et violences d’une quasi-guerre civile se sont réactivées dans des œuvres récentes. Les peintres algériens des années 1990 ont peint l’horreur et l’absurde dans des œuvres tragiques qui renouent avec celles d’Issiakhem, Khadda, Benanteur, Maisonseul, Cremonini…

Anissa Bouayed a relevé le pari de traiter la Guerre d’Algérie de façon hors normes. Retrouver certaines œuvres a été un travail éprouvant; convaincre certains peintres de parler et de prêter leurs tableaux a exigé une longue patience; persuader certains officiels algériens du Ministère de la culture de laisser photographier certains éléments du trésor oublié dans des réserves poussiéreuses n’a pas été une mince affaire. Malgré toutes ces difficultés techniques, ce livre éblouit par l’extrême élégance de l’écriture et la finesse d’analyse. L’érudition d’A.B en matière d’histoire de l’art conjuguée à sa connaissance parfaite de la Guerre d’Algérie produit un éclairage pertinent et convaincant sur des acteurs concernés, impliqués et engagés dans un présent effrayant et sur un événement historique trop souvent plombé par les projections idéologisées. Cette analyse réoxygène le traitement historique et sociologique de la Guerre d’Algérie en lui donnant une universalité qui rompt enfin avec les lectures réductrices où à tendance révisionnistes que l’on déplore depuis quelques années.

Ce livre a mis près de dix années pour être publié. Le temps et la patience mobilisés pour son élaboration et sa parution le rendent encore plus précieux et certainement incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la fois à l’Algérie contemporaine mais également aux productions artistiques issus des conflits. Il faut conclure avec le souhait d’Henri Alleg[10], qui a rédigé la préface: «Il est aujourd’hui essentiel d’empêcher que la porte entrouverte ne se referme et que ne retombe plus lourde et plus hermétique que jamais la chape de l’ignorance et l’oubli».

Karima DIRECHE-SLIMANI


Notes

[1] Que dire de la loi du 23 février 2005 qui demande à ce que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française Outre-mer (article 4) ou qui réintègre (article 13) les membres de l’O.A.S. (qui avaient été condamnés et emprisonnés) dans cette vision positive de la colonisation?

[2] Taslitzky, Boris, jeune peintre communiste, a découvert l’Algérie à la veille de l’insurrection (en 1952). Il en ramène une série de portraits et de scènes qui préfigurent la Guerre d’indépendance.

[3] Jeune militante condamnée à mort par l’Etat français pour terrorisme, elle fut torturée et violée. Elle devient la figure de la suppliciée pour plusieurs peintres dont Matta.

[4] Ces œuvres exposées en juillet 1964 pour célébrer le deuxième anniversaire de l’indépendance avaient été données à l’Algérie avec pour objectif d’ouvrir un musée d’art moderne à Alger.

[5] Œuvres déposées aujourd’hui au Musée des Beaux arts d’Alger.

[6] Masson découvre l’univers carcéral avec l’arrestation et l’emprisonnement de son fils Diego, porteur de valises du réseau Jeanson.

[7] Le 17 octobre 1961, des Algériens manifestent à Paris. La répression ordonnée par le préfet de police, Maurice Papon, est très violente. Elle aurait fait 200 victimes dont certaines ont été jetées dans la Seine.

[8] Allusion au procès intenté par l’Etat français au Réseau Jeanson et qualifié de faux procès.

[9] Ce tableau a été saisi par la justice italienne qui l’a séquestrée pendant 24 ans sous accusation de pornographie. Ce qui fait dire à l’auteur que dénoncer la guerre devenait obscène.

[10] Alleg, Henri journaliste et militant communiste a écrit, en 1958, La question, où il raconte les tortures dont il fut victime. Le livre, très longtemps censuré, est un témoignage sans appel des pratiques de la violence au sein de l’armée française.

 

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