Les associations agricoles : scories des temps anciens ou formes sociales de travail pérennes dans l'agriculture algérienne ?

Insaniyat N°7 | 1999 | Paysans Algériens ? | p. 63-75 | Texte intégral


Agricultural Associations : Scoria from ancient times or everlasting work forms in Algerian agriculture ?

Abstract : Practices solidly enrooted to the land. agricultural associations have left their stamp on an ensemble of cereal regions, marking farm owners and cultivators, for ages. Generally discredited forms, because seen as serviving from ancient times, agricultural associations continue today and, contrary to all expectations, account for social work systems that one comes across in the Algerian country side.
Far from disappearing on contact with the introduction of technology and merchant relations, these social forms of production provide, on the contrary, real springs of adaptability to all sorts of agricultural technical innovations, because they depend on a particular rationality whose fondations refer, in an implicit way to the "khemessat" which constituted and still constitutes in our days, the base form which all agricultural associations spread.
Elaborating a reference model supported by an account of the ‘"khemessat" reproduction. on the one hand, its application to traditional and modern contracts on the other hand, can ‘t be better shown, than by the norms which govern the khemessat clarifying the operation methods of actual agricultural contracts, in a remarkable way.

Keywords : agriculture, rif, wheat, technical, adaptation


Mohamed GRERRAS : Enseignant à l'Institut de Sociologie, Université MENTOURI, 25 000, Constantine, Algérie.


Introduction

Cet article a pour ambition de formuler une nouvelle piste de lecture en partant d'une réappréciation des analyses faites jusque-là sur la paysannerie algérienne et le secteur privé agricole durant les années 1970-1980 [1].

La thèse souvent rencontrée dans les travaux de certains chercheurs algériens, pour affirmer le développement du capitalisme agraire et, par voie de conséquence, l'extinction certaine, du moins annoncée, de toute forme traditionnelle d'organisation sociale de la production, s'appuie principalement sur les effets induits par les progrès techniques sur les structures agraires.

La généralisation de la mécanisation des travaux agricoles, l'amélioration des techniques culturales, le degré d'utilisation des produits phytosanitaires, ont souvent été pris comme paramètres d'appréciations du degré d'établissement du capital comme rapport social dominant les autres formes sociales de la production agricole.

Un tel énoncé nous semble substituer aux manifestations des pratiques sociales réelles, des formes de représentations qui leur sont totalement étrangères.

Cette apparente modernité dont se pare aujourd'hui l'agriculture algérienne, cache en réalité la nature véritable des pratiques sociales de travail, caractéristiques de nos campagnes. Si cette agriculture, dite "capitaliste, semble avoir succombé aux assauts de la modernisation, l'examen de la réalité prouve, au contraire, qu'en son sein se poursuit une continuité de pratiques sociales dont les référents puisent leur vitalité de la tradition paysanne. Les pratiques sociales de travail restent capables d'intégrer la modernité en restant elles-mêmes.

A la suite de la mort annoncée des associations agricoles et des formes de métayage considérées comme des résidus de la société traditionnelle, nous assistons, au contraire aujourd'hui, à leur profusion. Leur souplesse et leur capacité d'adaptation aux nouvelles conditions du lieu et du moment leur permettent de participer à la “culture moderne”, tout en préservant leur substance, rarement altérée par les effets du progrès technique.

L'examen des divers contrats agricoles rencontrés sur le terrain[2] montre, si besoin est, que les modes de représentation issus du modèle capitaliste typique de l'Europe, ne peuvent, à notre sens, produire une connaissance objective de leur logique de fonctionnement et des principes qui les régissent.

Ces contrats agricoles continuent d'être régis par les mêmes lois et selon les mêmes principes que ceux décrits un siècle plus tôt, se développant sur la forme de base du khemessat et obéissant à ses lois.

Ahmed Henni exprimait à juste titre une réflexion dans un registre très proche du contexte de notre étude, sur les représentations issues “du modèle canonique ” (modèle capitaliste) que nous reproduisons d'ailleurs à notre compte: “Comment donc pouvons-nous, nous-mêmes, nous assurer que les pratiques de notre société sont connaissables par les représentations que nous manipulons et qui sont en général la représentation d'autres pratiques sociales ? Ce n'est pas parce qu'une représentation existe que la pratique qu'elle décrit est réelle... Quand nous agençons les choses en termes de capital. Accumulation, profit, ... nous sommes-nous assurés au préalable que ces représentations représentent bien quelque chose de réel?... Si nous nous contention par exemple des représentations que se font les capitalistes de leurs pratiques, nous ne nous soupçonnerions nullement l'existence d'un rapport social producteur de profit comme le khemessat. D'ailleurs ce rapport ne se représente pas chez eux, puisque pour le désigner, ils n'ont pas de mot de représentation. Or notre représentation est en l'occurrence parfaitement pertinente. En disant khemessat, il n'est pas besoin d'expliquer davantage”[3] .

Dans cet article, nous tenterons de présenter les comptes de reproduction du khemessat en nous appuyant principalement sur le modèle de référence élaboré par Francis Baudet[4] et qui est implicitement présent dans l'ouvrage d'Henri Federmann[5]. Ce modèle de référence fort bien formalisé, constitue la seule contribution et l'unique réalisée à ce jour. Il se présente, d'une part, comme critique aux rares tentatives de modélisation du rapport du khemessat[6] et, d'autre part, comme cadre d'élaboration du contrat type du Khemessat, de ses comptes de reproduction et leur application dans l'analyse des contrats agricoles traditionnel s et contemporains.

Ce modèle donne donc à la présente contribution, une base concrète pour l'évaluation de la validité de l'hypothèse sur laquelle nous travaillons : les associations agricoles ont et continuent de fonctionner selon les normes établies par khemessat.

I. Le contrat type du Khemessat

Dans le milieu rural traditionnel, la notion la plus largement usitée pour désigner l'attelage avec lequel sont travaillées les terres est la zouidja ou la Djabda[7] (charrue attelée). Elle désigne, par la même, la superficie labourée en moyenne, par attelage, pendant une campagne agricole. L'étendue de la Djabda varie de 8 à 15 hectares, selon la situation de la terre en plaine ou en montagne, la qualité du sol et la quantité de semence dont dispose la propriétaire. La Djabda moyenne comporte 12 saâs en semence dont 6 ou 500 Kg d'orge et de 6ou 750 Kg de blé[8].

La seule référence fixe est la quantité de céréales semées. Cette base moyenne de 12 sâas de semences vaut donc pour toute D.jabda et ce, quel que soit son mode d'exploitation. Cette norme sera conservée pour l'analyse de tous les contrats agricoles et constitue, comme nous le verrons, un seuil minimum de reproduction pour toute exploitation[9] .

L'exploitation en Khemessat suppose également la participation du propriétaire de la terre aux travaux d'été, notamment ceux ayant trait à la récolte.

Comme la participation aux travaux de récolte[10] est posée comme une condition préalable au propriétaire dans le contrat du Khemessat, il se fait généralement remplacer par une aide appelé “Megatâa ”[11] .Cet aide présente la particularité suivante : il est rétribué par le propriétaire seul, sur sa part et accomplit les mêmes tâches que le khammès, depuis l'abattage de la récolte jusqu'à l'emmeulage de paille, qui signe la fin de la campagne agricole. Il est rétribué comme le khammès moyennant une part sur la récolte. Cette part est traditionnellement de 1/10 de la récolte[12]

Les données présentées précédemment nous permettent de déterminer :

1. La quantité moyenne de céréales qui rétribue le megatâa en année moyenne

2. Le volume de la récolte en année moyenne

3. Le rendement moyen par hectare

1. Rétribution du megatâa

En bonne année agricole, le megatâa perçoit une Nousfia ou six sâas de grains dont 4 sâas d'orge et 2 sâas de blé : en mauvaise année agricole, sa rétribution correspond à une ferkha, soit 3 sàas de grains dont 2 sâas on orge et 1 sâa en blé. En année moyenne, sa rétribution est de 3 sâas d'orge et 1 sâa ½ de blé (moyennes des quantités reçues en bonne et mauvaise année).

2. Volume de la récolte en année moyenne

La part du megatâa étant de 1/10 et correspond en année moyenne à 3 saa~ d'orge et 1 sâa ½ de blé.

3. Rendement moyen

Compte tenu de la superficie de la Djabda qui oscille entre 8 et 15 ha, le rendement moyen se situerait entre 3 et 5,5 qx / ha (45 /15 et 45 / 8), ce niveau cadre parfaitement avec les données fournies par certaines enquêtes et strictement contemporaines de l'étude de Federmann. Il reste très acceptable pour l'agriculture algérienne en milieux traditionnels[13].

Le rendement, par rapport aux quantités de céréales ensemencées, est toujours deux fois plus faible pour le blé dur que pour l'orge, alors que les deux céréales exigent le même temps de travail. Ceci concorde parfaitement avec la règle traditionnelle qui veut qu'une mesure de blé s'échange toujours contre deux mesures d'orge[14] .Exprimé en poids, ce rapport donnerait 1 q de blé pour 1 1/3 q d'orge[15]. Cette règle de troc n'a disparu qu'à la fin de la seconde guerre mondiale.

Quant à la rémunération du khammès, elle est toujours répartie entre 2/3 d'orge et 1/3 de blé. Son 1/5 de la récolte équivaut en année moyenne à 6 sâas d'orge et 3 sâas de blé.

Compte de reproduction du khemessat an année moyenne.

La production moyenne étant de 25 sâas, répartie en 30 mesures d'orges et 15 mesures de blé, on déduit

Pour le blé:

6 mesures ayant servi à la semence

3 mesures étant la part du khammès

1,5 mesure étant la part du megataâ

1,5 mesure correspondant au Achour (impôt religieux)

___________________________________________

= 12 mesures

Douze mesures étant déjà déduites, il ne restera que 3 mesures de blé comme part revenant au propriétaire, soit autant que ce qui revient au khammès, mais sans qu'il ait à fournir un travail quelconque. Le magataâ le remplace dans les travaux de moissons.

Pour l'orge:

6 sâas pour la semence

6 sâas revenant au khammès

3 sâas revenant au megataâ

3 sâas correspondant au Achour

______________________________

= 18 mesures

Si on rajoute aux 18 mesures les 6 sâas d'orge servant à la consommation personnelle du propriétaire (soit 24 mesures), il restera en sus (6) six (5qx d'orge) qui seront destinés à l'entretien des 2 bœufs constituant l'attelage traditionnel.

Année moyenne

 

Semences

Animaux

Khammès

Megataâ

Achour

Propriétaire

Totaux

Orge

Blé

Total

6

6

12

6

-

6

6

3

9

3

1-1/2

4- ½

3

1-1/2

4- ½

6

3

9

30

15

45

Aussi faut-il voir dans la production moyenne de 45 mesures, le seuil inférieur d'émergence du Khemmessat, au-dessous de cette norme, il ne serait pas acceptable pour le propriétaire qui se verrait dans l'obligation de travailler lui-même la terre.

Tout comme n'est pas acceptable la location de terre n'offrant pas une étendue suffisante pour permettre au locataire d'y semer six de blé et (6)six sâas d'orge. L'unité de base reste une Djebda entière. Elle constitue donc le seuil minimum au-dessous duquel la reproduction simple de l'exploitation devient une véritable gageure.

Il est cependant clair que pour une propriété suffisamment grande, l'exploitation produisant 45 sâas constitue en fait l'unité de base permettant le fractionnement de cette propriété en plusieurs unités identiques qui assureront au total au propriétaire et sa famille un niveau de vie bien supérieur à celui de diverses familles de Khammès employés sur cette propriété divisée en plusieurs exploitations.

Le khemessat au 3/11

Certains auteurs[16] ayant traité de la question du khemessat, ont relevé la particularité de ce rapport social dans certaines régions du pays où le Khemessat, contrairement à la coutume, reçoit 3/11 au lieu de 1/5 de la récolte comme il est d'usage presque partout ailleurs.

Cette particularité a amené à voir dans la rémunération du Khamniès son caractère changeant, suivant les régions et les époques[17].

Nous allons donc essayer de savoir à quel volume de la production correspondraient ces 3/11.

En reprenant les divers postes de compte de reproduction du khemessat en année moyenne, pour une production normale de 45 sâas, on déduit 12 sâas représentant le total de la semence ; il reste comme partage entre le propriétaire et le khammès 33 (9/33) donnent 3/11 de la récolte, semences déduites.

Il n'existe absolument aucune différence dans le modèle de référence et ce, quelles que soient les régions. Seules différent les modalités de partage sur l'aire; le prélèvement des semences ou celui de la part du khammès ayant alternativement lieu en premier. Et contrairement à ce qu'affirme L. Boyer-Banse, il s'agit plutôt d'une surprenante uniformité entre les régions, dans la rétribution du khammès. La norme de 9 mesures reçues par le khammès vaut à l'Est, au Centre, comme à l'Ouest.

II. L'association agricole dénommée Cherka-Benoç-Belkhemmessat [18]

Le type de contrat agricole que nous examinerons maintenant, à la lumière des contrats agricoles traditionnels et contemporains, évolue aujourd'hui dans un environnement économique, social et institutionnel totalement différent. En terme de temporalité, un siècle le sépare des contrats traditionnels. Mais en dépit de cet écart temporel, ce contrat continue d'être régi selon les mêmes normes qui font référence, de manière implicite, au khemessat comme rapport social fondamental, dans l'agriculture céréalière extensive.

Dans cette forme d'association, le propriétaire apporte la terre et la moitié de la semence. L'associé, l'autre moitié de la semence, le matériel de labours et la part de travail, moyennant les 2/5 de la récolte au propriétaire et 3/5 à l'associe.

Dans ce contrat, la particularité tient au fait que l'associé prélève 1/5 de la récolte brute, au seul titre de propriétaire de matériel de labours, c'est-à-dire le tracteur. Il arrive, et c'est souvent le cas, que le tracteur n est pas la propriété de l'associé mais le simple fait que les charges liées aux labours (location du tracteur) lui incombent, il a le droit de prélever sur la récolte brute le 1/5 rémunérant l'apport en tracteur. Ce cinquième, appelé communément. La khemessat (الخماسة), rappelle par tous ces aspects, les associations traditionnelles avec emploi de khammès, mais aussi quand les formes de métayage viennent se greffer sur le khemessat. Le partage de la récolte se fait uniquement sur les 4/5 de la récolte, 2/5 pour le propriétaire et 2/5 pour l'associé, augmentés de 1/5 correspondant au Khoms ; soit au total 3/5 pour l'associé.

Les frais de moissons, une fois évalués en argent, sont à la charge commune des deux associés, mais dans des proportions différentes. Le propriétaire supportera les 2/5 des frais d'été, tandis que l'associé les 3/5 restants. Remarquons au passage que les proportions déterminant le partage de la récolte entre les deux associés sont strictement les mêmes que celles qui interviennent dans la prise en charge des frais de moissons.

Le propriétaire prend donc les 2/5 de la récolte, participe aux 2/5 des frais d'été et à la moitié de la semence. L'associé récupère 2/5 de la récolte augmentés du 1/5 correspondant à Lakhemessat, soit 3/5, participe aux 3/5 des frais d'été et à la moitié de la semence.

Cette forme d'associations a connu un net regain avec la généralisation de la mécanisation des travaux agricoles et semble supplanter les autres contrats agricoles rencontrés sur le terrain. Ce fait nouveau atteste-t-il d'un bouleversement profond dans la manière dont sont reconduits aujourd'hui les autres contrats agricoles? ou au contraire, cette forme d'association témoigne-t-elle plutôt d'une réelle capacité d'évolution et d'adaptation aux changements techniques caractéristiques d'une “ agriculture moderne ”?

L'examen de la structure de fonctionnement de l'association Benoç-Belkhemessat permet de montrer que celle-ci continue de fonctionner selon les principes qui régissaient autrefois les contrats agricoles traditionnels. L'originalité de cette association tient à sa faculté d'intégrer tout élément nouveau dans sa propre rationalité, en lui affectant la part qui est établie par la tradition quant à la rémunération des facteurs intervenant dans la production.

Si la mécanisation a eu pour effet immédiat l'élimination du Khammès comme agent principal de l'activité agricole et son remplacement par la machine, puisque les travaux qui lui étaient destinés sont désormais, aujourd'hui, réalisés par le tracteur, elle n'a cependant rien changé dans la façon que se font les paysans de leurs propres pratiques sociales, d'une part, et dans leur manière d'organiser et de conduire leurs affaires selon les normes fixées traditionnellement, d'autre part.

Qu'importe si le khammès a disparu comme agent physique, l'essentiel est que les tâches qui lui étaient assignées sont maintenant réalisées par le tracteur à qui on affectera la même part de la production que celle qui était auparavant destinée au khammès le cinquième de la récolte. Dans la conscience paysanne, le tracteur représente le khammès des temps modernes et, à ce titre, il est rétribué au 1/5 de la récolte.

L'exposé du mode de fonctionnement de l'association Benoç-Belkhemessat peut, à première vue, laisser supposer que celle-ci se distingue des autres associations, du simple fait que les proportions définissant le partage des frais d'été entre les deux associés, n'apparaissent nullement - du moins sous cette forme - dans ces contrats traditionnels. Ils sont en effet évoqués sous la forme bien générale de “travaux exécutés à frais communs”[19], sans pour autant préciser la part exacte supportée par chacun des associés. Ce qui laisse penser que de telles parts sont soumises à des variations dont les causes peuvent s'expliquer par l'introduction de nouveaux facteurs dans ce procès de production. [20]

Analysant l'évolution des explications en khemessat, Henry – Lemaury annonçait déjà, à la fin des années cinquante, la participation des khammès à concurrence du 1/5 dans les frais de moissons-battage, alors qu'ils étaient auparavant à la seule charge du propriétaire de la terre. Ce dernier refusant généralement de participer aux travaux d'été, recrutant un megataâ qu'il rétribuait sur sa propre part.

Le simple énoncé du cinquième des charges incombant au khammès dans les frais de battage, qui sont évalués en argent, montre on ne peut mieux, la parfaite cohérence qui caractérise le contrat Benoç-Belkhemessat dans sa façon de rétribuer chaque associé et la manière de définir la place qu'occupe le tracteur dans le contrat Benoç-Belkhemessat, nous fait vivre une sorte de fantasmagorie du khammès. La façon dont le tracteur est rétribué (1/5 de la récolte), sa participation au cinquième des frais de battage quand ils sont réalisés à la machine, confirme dans l'idée que dans la représentation paysanne, Le tracteur n'est rien d'autre que la réincarnation du khammès. Son âme étant projetée dans le Tracteur, elle continuera désormais de hanter les représentations que se font les paysans de leurs relations sociales de travail.

Rabah Chellig ne disait-il pas que “la base des associations agricoles est le khemessat”[21] Une telle observation ne peut être circonscrite aux seules associations traditionnelles. L'examen du contrat Benoç-Belkhemessat montre que le khemessat continue, encore, de nos jours, à réguler socialement d'autres types de contrats.

Comment se manifeste donc aujourd'hui le contrat Benoç-Belkhemessat et quelles sont les clauses qui les définissent ?

Pour ce faire, nous commencerons d'abord par rappeler la forme traditionnelle qui correspond au métayage greffé sur le khemessat. Nous présenterons ensuite sa forme de réalisation intermédiaire avec l'apparition de la mécanisation, pour la comparer â la fin avec l'association actuelle Benoç­-Belkhemessat. Cette dernière évolue aujourd'hui dans un contexte marqué par un développement effréné des rapports marchands, d'extension de la monnaie dans la sphère de la circulation et la généralisation de la mécanisation à l'ensemble du procès de production.

1. La forme traditionnelle greffée sur le khemessat

Elle se présente sous la forme suivante

- Le propriétaire apporte la terre + 1/2 semence

- L'associé apporte : l'attelage + 1/2 semence

- Le khammès apporte : la part travail

“ Dans les formes d'associations dérivées du khemessat, la répartition des produits se fait selon les parts que la tradition a attribuées à chaque facteur, mais avec déduction dans tous les cas de la part du khammés. En fait, le partage se fait sur les 4/5 des produits ”[22].

Le propriétaire ouvre donc droit à 2/5 de la récolte rétribuant son apport en terre et à la moitié de la semence, les 2/5 restants reviennent à son associé rémunérant son apport en attelage, plus la moitié de la semence. Dans la forme traditionnelle, le khammès ne participe pas aux frais d'été qui sont à la seule charge des deux associes.

L'apparition de la mécanisation dans une seconde phase et l'utilisation de la machine, lors des battages, comme le décrit Lemaury, contraint le khammès à participer au 1/5 des frais, les 4/5 restants sont supportés en commun par les deux associés. Ce contrat agricole se résume dans la formule suivante :

- le khammès prélève 1/5 de la récolte et participe au 1/5 des frais d'été.

- Le propriétaire et l'associé partageront les 4/5 de la récolte, soit 2/5 chacun et participeront aux 4/5 des frais d'été supportés également en commun.

2. La forme actuelle d'association contrat Benoç-Belkhemessat

Dans cette association, l'apport du tracteur par l'associé lui donne le droit de défalquer 1/5 de la récolte brute. Il ne reste donc de la récolte que les 4/5 à partager également entre les deux associés après déduction de la semence.

Concernant le partage de la récolte, l'associé percevra au bout du compte 2/5 de celle-ci, l'apport en semence, augmenté de 1/5 de la récolte rétribuant l'apport en tracteur, soit au total 3/5. Le propriétaire recevra 2/5 du produit rétribuant son apport en terre, plus la moitié de la semence.

Quant aux frais d'été (location de la moissonneuse-batteuse...), le propriétaire supportera les 2/5 des frais d'été tandis que l'associé prendra sur son compte les 3 autres cinquièmes.

Il est maintenant aisé de savoir pourquoi finalement l'associé prend à sa charge les 3/5 des frais. En réalité ces 3/5 sont décomposés en 2/5 des frais qui sont à sa charge au même titre, que le propriétaire, et le 3ème cinquième est affecté au tracteur qui ouvre droit au 1/5 de la récolte de la même manière que le khammès dans la forme décrite par H. Lemaury. Celui-ci participe au 1/5 des frais de battage réalisé par la machine. Le tracteur aujourd'hui, comme le khammès autrefois, aura à sa charge le 1/5 des frais de battage occasionnés par la location de la moissonneuse-batteuse.

Le contrat Benoç-Belkhemessat reproduit la figure exacte de la forme traditionnelle de métayage greffé sur le khemessat, sauf que dans cette association Benoç-Belkhemessat, le khammès disparaît physiquement mais réapparaît à travers le tracteur qui leur reprend son âme et sa substance. Dans cette forme d'association, le tracteur apparaît non comme “ objet inanimé ”, mais comme forme réincarnée du khammès qui reprend sa place et continue son œuvre.

L'association Benoç-Belkhemessat se présente sous la forme suivante :

- Le propriétaire apportant la terre et la semence, prend 2/5 de la récolte et participe aux 2/5 des frais.

- L'associé : Le ½ de la semence et la direction de la gestion des opérations agricoles lui ouvrent droit aussi à 2/5 de la récolte et participe aux 2/5 des frais.

- Le tracteur qui réalise les travaux de labours incombant autrefois au khammès, est rétribué à ce titre au 1/5 de la récolte. L'utilisation de la moissonneuse - batteuse dans les battages lui fait supporter le 1/5 des frais.

Nous voilà ramenés exactement à l'ancienne forme de métayage greffé sur le khemessat.

Essayons maintenant de voir à quels types de contrats traditionnels peut être apparentée l'association Benoç-Belkhemessat en lui appliquant le compte de reproduction du khemessat en année moyenne ?

3. Compte de reproduction du contrat Benoç-Belkhemessat en année moyenne

Pour une production moyenne de 45 sâas, prélève d'abord le 1/5 de la récolte brute (soit 9 sâas) qui rétribue l'apport en tracteur par l'associé.

Il ne reste donc que 36 sâas, soit les 4/5 de la récolte, qui sont également partagés entre le propriétaire et l'associé. La part de chacun des deux associés correspond à 18 sâas, semences comprises, soit 2/5 de la récolte. Celle de l'associé est cependant augmentée de 9 sâas rémunérant l'apport en tracteur, soit au total 27 sâas correspondant à une fraction de 3/5 de la récolte.

Si l'on se conforme strictement aux règles d'apport en facteurs et de partage du produit, l'association Benoç-Belkhemessat est la copie conforme des contrats agricoles traditionnels décrits un siècle plutôt par Hanoteau et Letourneux, Hemy Federmann, mais également ceux décrits par Nelly Jazra et Rabah Chellig dans les années 50.

Ceci témoigne de la grande stabilité dans le temps des contrats traditionnels et du fait, encore une fois, que leur apparente diversité ne les empêche pas de reconduite à des principes communs.

Compte de reproduction du contrat Benoc-Belkhemessat en année moyenne.

 

Semences

Matériel de labour (khoms)

Frais d'été

Terre

Total

Propriétaire

Associé

Total

6

6

12

-

9

9

1,2

1,8

3

10,8

10,2

21

18-2/5

27-3/5

45-5/5

 

Nous avions sciemment conservé dans le compte de reproduction les 3 sâas (frais d'été) qui rémunéraient autrefois le megataâ employé pendant les moissons par l'associé et qu'il rétribuait sur sa propre part. La répartition des 3 sâas entre le propriétaire et l'associé respectant les fractions affectées à chacun des deux associés dans les frais d'été, donnerait pour le contrat Benoç­Belkhemessat 2/5 des frais d'été pour le propriétaire et 3/5 supportés par l'associé. Le propriétaire supportera les 2/5 des 3 sâas, soit 1,2 sâas l'associé les 3/5 des 3 sâas, soit 1,8 sâas.

Comptes de reproduction des contrats traditionnels

1. Khedia normal décrit par Hanoteau et Letouneux

“ Le propriétaire fournit la terre et la moitié de la semence, l'associé actif les bœufs, la charrue, tous les instruments aratoires, la moitié de la semence et le travail, moyennant I'attribution des 2/5 de la récolte pour le propriétaire[23] ”.

C'est exactement les mêmes apports et les mêmes règles de partage que le contrat Benoç-Belkhemessat, sauf que les bœufs et la charrue sont remplacés par le tracteur.

"Il arrive souvent que l'associé ne fournit pas personnellement le travail qui est par un khammés ; ce sous-associé prélève le 1/3 à I'associé direct"[24],

Le 1/3 des .27 sâas revenant à l'akhamès correspond à 9 sâas, soit exactement la même mesure qui rétribue le tracteur dans le contrat Benoç­-Belhemssa.

Comptes de reproduction de Khedia normal

 

Semences

Animaux

Khammès

Moissons

Terre

Total

Propriétaire

Associé

Total

6

6

12

-

6

6

-

9

9

-

3

3

12

3

15

18 2/5

27 3/5

45 3/5

Cette parfaite correspondance de l'association agricole Benoç-Belkhemessat avec les contrats traditionnels ne semble pas être limitative au seul Khedia Kabyle mais se trouve l'examen d'autre contrats.

2. Le contrat décrit par Henri Federmann

“l'un des associés fournit la terre et la moitié de la semence. L'autre fournit les bêtes de travail, les instruments agricoles et la moitié de la semence. Les frais sont en commun, la récolte se partage par moitié”[25]

Le partage de la récolte par moitié se fait après la déduction de la part du khammès.

Comptes de reproduction du 3ême type de contrat décrit par Federmann dans la variante normale

 

Semences

Animaux

Khammès

Moissons

Terre

Total

Propriétaire

Associé

Khammès

Total

6

6

-

12

-

6

-

6

-

-

9

9

-

-

-

-

12

6

 

18

18 6/15

18 6/15

09 3/15

45 5/5

Dans cette forme de contrat, le partage se fait sur les 4/5 également répartis entre les deux associés après déduction de la part du khammès.

Variantes où le métayer recrute sur son propre compte le khammês

 

Semences

Animaux

Khammès

Moissons

Terre

Total

Propriétaire

Associé

Total

6

6

15

-

6

6

-

-

9

-

-

-

12

6

18

18 2/15

27 3/5

45 3/5

Cette variante nous reconduit à une transcription exacte du Khedia Kabyle dans sa première variante et à la forme décrite de métayage greffé sur le khemessat décrit par Rabah Chellig.

La même observation peut être faite concernant l'association décrite par Nelly Jazra. Elle nous ramène directement au Khedia Kabyle et au contrat décrit par Federmann dans la première variante.

Conclusion

Au terme de cet article, l'idée force qui se dégage est la suivante : du fait de leur ancienneté, de l'étendue de leur aire d'application et de leur possibilité d'adaptation, ces contrats agricoles conviennent parfaitement aux normes économiques des milieux où ils apparaissent. Ils se révèlent comme une institution adaptée non seulement à la productivité et aux coutumes rurales, mais susceptibles également d'évolution, d'amélioration dans leurs structures, et parfaitement aptes à faire face aux exigences du progrès technique. Aussi ne sont-ils jamais enserrés dans un corset de règles strictes qui tendraient à paralyser leur évolution normale face aux conditions changeantes.

Bibliographie

BAUDET Francis: L'algèbre du besoin, une note sommaire sur la logique des contrats traditionnels en Algérie. Texte ronéotypé, 1991.

BERQUE Augustin : Le fellah algérien, Imprimerie Officielle, Alger, 1944.

BOYER-BANSE Lucien : La propriété indigène dans l'arrondissement d'Orléans-ville. Thèse. Martial Carbonnel, Orléans-ville, 1902.

CHELLIG Rabah : Aspects de la société algérienne originelle, in Secrétariat social d'Alger : Le sous-développement en Algérie, Alger 1959, 24 p.

FEDERMANN Henri : Recueil des coutumes agricoles en pays arabe. Tiré à part du Bulletin de Comices agricoles de Constantine, 1868.

GHERRAS Mohamed : Le capitalisme agraire, Agriculture privée et paysannerie parcellaire, thèse de Doctorat soutenue à l'Institut Magreb-Europe, Université Paris 8, 1997.

HANOTEAU (A) et LETOURNEUX (A.) : La Kabylie et les coutumes kabyles. Ed. Librairie Algérienne et coloniale (2éme édition revue et augmentée), Paris, 812-13.

HENNI Ahmed : Le Cheikh et le Patron : “ Visage de la modernité dans la reproduction de la tradition”, OPU, 1993.

JAZRA Nelly : Agriculture de subsistance Fascicule 1 : “Les exploitations agricoles” Multigraphié CNERS, Alger, Février 1973.

LE HON (Enquête) : Imprimerie Impériale, Paris, 1870.

REMAURY Henri : La question du Khammassat, in Bulletin économique et social du Maroc, 1851.

THINTOIN : De l'utilité du métayage arabe et des mesures à prendre pour développer chez les Européens ce mode d'exploitation. Chambre d'agriculture d'Oran, 1855.

VOINOT (Lieutenant-Colonel) : Mœurs, coutumes et Institutions des Indigènes de l'Algérie, 3éme édition, Jourdon, Alger.


Notes

[1] - Au sujet de l'analyse critique des travaux consacrés à la paysannerie voir notre thèse de Doctorat d'Etat.- Capitalisme agraire, agriculture privée et paysannerie parcellaire, 1970-1980, 2 volumes.- 537 p.- Université de Paris 8, Institut Maghreb – Europe, 1997 ; notamment le chapitre II : Capitalisme et agriculture.- vol I.- p.p. 30 à 60.

[2] - CF. Notre thèse de doctorat d'Etat, op. cité.- Vol II, chap. IV.- p.p. 441 et suiv.- Enquête menée au milieu des années 1980 dans les hautes plaines de l'Est algérien, dans la région de Mouladheim et Terraguett.

[3] - HENNI, Ahmed.- Le Cheikh et le patron, "Usage de la modernité dans la reproduction de la Tradition.- Alger, OPU, 1993.- p.p. 14 et suiv.

[4] - BAUDET Françis.- L'algèbre du besoin, une note sommaire sur la logique des contrats agricoles traditionnels en Algérie. (Texte ronéotypé).

[5] - FEDERMANN, Henri.- Recueil des coutumes agricoles en pays arabe.- Tiré à part du Bulletin des Comices agricoles de Constantine, 1868.- p.8.

[6] - BERQUE, Jacques et couleau, Julien.- Vers la modernisation du fellah marocain.- In Bulletin économique et social du Maroc .-VII, Juillet 1945.- p.p. 18-25.

Les limites de la contribution présentée par J. BERQUE, et J. COULEAU, sont exposées par F. BAUDET, dans son article sur l'algèbre du besoin.- p.p. 3 et suiv.

[7] - FEDERMANN, Henri.- Il y a un seul Khammès par charrue ou Djabda.- Op. cité.- p.5.

[8] - Ibid.- p.5, note (1) en bas de page.

[9] - Henri Ferdermann confirme ce constat à propos de la location des terres de labours : Toute pièce de terre par ce propriétaire pour une Djebda doit avoir une étendue suffisante pour permettre au locataire d'y semer 6 saâs de blé et 6 saâs d'orge.- op, cité.- p.12.

[10] -FEDERMANN, Henri.- La récolte est faite avec son associé.- op. cité.- p.12

[11] - Ibid.- p.p. 14 et suiv. Le propriétaire qui ne veut pas travailler lui-même adjoint au Khammès un megatâa.. Il est payé par le propriétaire de la Djebda, il n'a droit ni à la paille ni à la nourriture...

[12] - THINTHOIN.- De l'utilité de métayage arabe et des mesures à prendre pour développer chez les Européens ce mode d'exploitation, Chambre d'Agriculture d'Oran, 1855.- p.446.

[13] - Enquête le hon, Imprimerie Impériale.- Paris, 1870. Elle donne pour l'Algérois des rendements moyens de 3 qx / ha en blé et 5 qx / ha en orge.

[14] - CF. Lieutenant – Colonel VOINOT.- Mœurs, coutumes et institutions des Indigènes de l'Algérie.- Alger, Imp, Jourdan, 1918.- p.381. 3éme édition.

[15] - CF. BERQUE, Augustin.- Le fellah algérien.- Alger, Imprimerie Officielle, 1947.l

[16] - FEDERMANN, Henri cité cette variante au 3/11 en note 1, p.5.

Cf. également ROUVEROUX, Paul.- La réforme du khemessat.- In Revue agricole de l'Afrique du Nord, 1887.

[17] - BOYER-BANSE, Lucien.- La propriété indigène dans l'arrondissement d'Orléansville.- Thèse Martial Carbonnel.- Orléansville, 1902.- p.p. 111 – 112.

[18] - Le contrat qui est décrit ici a été observé lors de l'enquête que nous avions menée en 1984 dans la région de Mouladheim et Terraguelt située sur les hautes plaines de l'Est algérien. D'autres contrats agricoles ont été également observés durant cette enquête, tels l'association Cherka-Benoç, le métayage au ¼, la location de la terre suivant une redevance fixe, etc.. Mais pour des raisons de contrainte liées à l'article, nous ne pouvons les exposer dans leur totalité. Ils ont cependant été largement exposés dans notre thèse de doctorat.

[19] - FEDERMANN, H..- op. cité.- p.39

[20] - LEMAURY, Henri.- La question du Khemessat.- in Bulletin économique et social du Maroc, n° 72. 1957.- p.p. 529 et suiv.

[21] - CHELLIG, RABAH .- Aspects de la société algérienne originelle.- In Secrétariat social d'Alger : le sous-développement en Algérie.- Alger, 1959.- p.24.

[22] - CHELLIG, Rabah.- Op. cité.- p.p. 27-28.

[23] - HANOTEAU et LETOURNEUX.- op. cité- p.451.

[24] - Ibid.- p. 453.

[25] - FEDERMANN, H..- op. cité.- p.33.

 

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