Education familiale en Algérie entre tradition et modernité

Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.21-33 | Texte intégral


Education familiale en Algérie entre tradition et modernité

Abstract : Les conditions générales de la vie en Algérie se sont grandement transformées au cours de ces dernières années. Les différentes crises sociales, politiques et économiques ont accéléré les mutations sociales et familiales. La structure familiale traditionnelle a éclaté sous la poussée de nouveaux modèles familiaux. La grande famille "el aïla" qui était fondée sur l’attachement à l’origine patrilinéaire, la division des rôles, la ségrégation de l’espace, l’indivision et l’entraide familiale, a subi des bouleversements autres que les exigences des conventions traditionnelles. Des habitudes communautaires, est née une individualisation des formes familiales qui a donné au couple des tâches, assurées autrefois par le groupe familial, notamment la prise en charge des enfants par leurs propres parents et la remise en cause des rôles des deux sexes. Un tel changement donne à la préoccupation de l’éducation une place centrale et nouvelle, d’où l’idée d’étudier le processus éducatif mis en œuvre actuellement par les parents algériens. Nous essayons à travers ce travail de voir ce qui a vraiment changé dans les pratiques éducatives, ce qui n’a pas encore changé et l’effet de quelques caractéristiques socio-démographiques sur les pratiques éducatives parentales du point de vue des parents comme de celui des enfants. 

Mots clés : éducation familiale - famille algérienne - pratiques éducatives.


Radjia BENALI :  Université de Batna, 05000, Batna, Algérie


Les pratiques éducatives participent à caractériser d’une façon ou une autre le groupe culturel auquel chacun appartient. Ce qui peut être évident dans un domaine pour une culture ne l’est pas ou est carrément inconcevable pour l’autre. Dans une même culture, les changements parfois les plus importants ont tendance à passer inaperçus. Les manières de faire sont tellement habituelles qu’elles sont plus vécues que pensées, à tel point qu’on n’a pas conscience de leur portée.

Les conditions générales de la vie en Algérie se sont grandement transformées au cours de ces dernières années. Les différentes crises politiques, économiques et sociales ont accéléré les mutations sociales et familiales. L’Algérie d’après guerre offrait l’image d’une société traditionnelle rurale, conservatrice et hiérarchisée. Les distances sociales restaient faibles ; il n’y avait pas ou très peu de disparité[1]. Juste après 1962, des mutations considérables liées au modèle politique suivi, à l’urbanisation, l’industrialisation, l’exode rural…etc ont donné naissance à de nouvelles structures sociales et familiales. M. Boucebci[2] explique que la famille algérienne est longtemps demeurée comme en dehors du temps. Figée dans ses structures anciennes pendant toute la période coloniale, tout cet équilibre s’est brusquement écroulé après l’indépendance; depuis, tout un ensemble d’éléments convergents bouleverse la société algérienne.

La structure familiale traditionnelle a éclaté sous la poussée de nouveaux modèles familiaux. La grande famille ‘’el aïla’’ qui regroupait plusieurs familles conjugales, et qui était basée sur l’attachement à l’origine patrilignagère, la division des rôles entre les deux sexes, la ségrégation de l’espace, l’indivision du patrimoine et l’entraide familiale, a subi des bouleversements autres que les exigences des conventions traditionnelles. (M. Boutefnouchet 1980; C. Lacoste Dujardin1993; H. Addi 1999).

Des habitudes communautaires est née une individualisation des formes familiales[3] qui a donné au couple des tâches assurées autrefois par le groupe familial, notamment la prise en charge totale des enfants par leurs propres parents et la remise en cause des rôles des deux sexes.

Beaucoup d’auteurs prennent comme indicateur de ces mutations familiales le changement de statut des femmes: ces dernières renoncent de plus en plus au seul statut traditionnel de mère avant tout pour intégrer de nouveaux rôles qui n’étaient pas les leurs dans la conception traditionnelle, tel que le travail à l’extérieur de la maison (terrible humiliation pour les hommes dans les années 70-80). La scolarisation des femmes, la prolongation de leurs études et leur entrée dans le monde du travail ont poussé la nouvelle génération à être moins encline à accepter le poids de la tradition.

Selon un rapport de l’INED[4] publié à Paris en (2002), les femmes en Algérie ont de moins en moins d’enfants. Elles sont passées, en moins de trente ans, de 8 à 2,3 enfants par femme. De ce fait, l’Algérie n'a mis que trois décennies pour parcourir le même chemin que la France en deux siècles. Cette baisse spectaculaire de fécondité est due principalement au recul de l'âge moyen du mariage qui est passé -pour les filles- de 18 ans en 1966 à 28 ans en 2000. Ce changement de comportement est d’autant plus déterminant qu'il se produit dans une société où la procréation n'est pas concevable hors mariage. Ce qui nous pousse à dire qu’il s'agit là de l'une des mutations socioculturelles les plus importantes dans la société algérienne.

Les recherches comme celles de (S. Garnero 1982, F. Benattia 1986, M. Rebzani 1997) montrent que le recul de l'âge du mariage est très directement lié à l'amélioration du niveau d'instruction des femmes. C’est même un facteur essentiel. L’instruction modifie les aspirations des femmes[5] et fait que l’ancien statut de femme limité dans l’espace domestique fait l’objet d’une remise en cause plus au moins radicale.

Certes, les mutations dans la famille algérienne ne sont pas dues seulement au changement du statut de la femme, il y a aussi d’autres causes qui l’ont provoqué telles que l’exode rural massif. L’Algérie est passée en trente ans d’environ 3/4 de population rurale à presque 2/5 seulement, ce qui a provoqué la dissolution du groupe familial traditionnel et a donné naissance aux nouvelles structures familiales qui varient entre étendues et conjugales. On trouve aussi le développement du salariat, la rupture de l’indivision du patrimoine familial, la généralisation de l’économie de marché, le développement de la scolarisation et de l’échange des idéologies à travers le déplacement et les multimédias.

Si des liens de cause à effet existent entre ces différentes caractéristiques sociologiques et les mutations du statut de la femme, beaucoup d’autres valeurs sont restées les mêmes. Si elles ont changé dans la forme, elles n’ont pas ou ont très peu bougé dans le quotidien des familles (C. Lacoste Dujardin 1993, H. Addi 1999). La famille est toujours la cellule primordiale de la société, la religion est le dogme intangible, la ségrégation entre les deux sexes, même si elle n’est pas dans l’espace, est encore dans les idées, les symboles, les préjugés et les tabous.

La culture patriarcale persiste, bien qu’elle ait perdu de sa pertinence sociologique dans les conditions de l’urbanisation et de l’échange marchand. Elle est objet d’interprétations en fonction des intérêts respectifs des membres du groupe familial. H. Addi[6] dit : «si l’on me pressait de résumer mon analyse sociologique sur l’Algérie contemporaine, je le ferais en quatre mots: permanence et changement de la culture patriarcale. Dans les attitudes des individus, dans les nouveaux rôles qu’ils ont investis et les statuts qu’ils se sont arrogés, malgré les mutations sociologiques de l’après indépendance, la culture patriarcale est encore là, plus symbolique dans ses références aux lignages, à l’honneur (nif), à la pudeur (horma) et dans sa valorisation de l’espace domestique perçu comme modèle idéal de socialité. Mais en même temps, cette culture patriarcale, instrumentalisée, n’est plus la même et n’est plus une fin en soi ».

L’Algérie aujourd’hui vit dans une réalité sociale composite, une sorte d’amalgame d’éléments modernes et d’éléments traditionnels ayant survécu. Même si la tradition perd de sa pertinence, elle n’est jamais réduite à rien, les individus ne s’en détachent pas totalement. Les anciennes et les nouvelles valeurs se mêlent inextricablement, pour former un mode de vie où elles se côtoient et se vivent en même temps[7]. D’ailleurs, beaucoup de chercheurs (S. Khoudja 1996, Z. Daoud 1993, H, Addi 1999….) voient dans cette situation la cause de la crise identitaire que traverse l’Algérie ces dernières années traduite particulièrement par la montée de l’intégrisme religieux dans les années 90.

Dans une Algérie en pleine mutation culturelle et sociologique, provoquée entre autres par l’interférence de ces deux types de représentations, on ne trouve que très peu de travaux sur la famille et les relations intra-familiales. Les travaux récents sur l’éducation de l’enfant sont rares, et même quand ils existent, ils l’interprètent souvent par le passé, au moment où l’éducation à la manière traditionnelle connaît une crise dans la transmission et dans le maintien de beaucoup de ces valeurs notamment l’éducation des filles.

L’image qu’on a de l’éducation dans la famille algérienne est celle qu’on se faisait dans le but de socialiser l’enfant dans des rôles et des statuts bien définis pour garantir la reproduction des systèmes existants. Le souci majeur était de préparer les enfants fille comme garçon à leurs futurs rôles de père et de mère d’une part et de membre d’un groupe familial bien hiérarchisé d’autre part. L’éducation était basée sur la ségrégation totale entre les deux sexes, sur la différenciation des rôles, des qualités et des objectifs.Même les rôles parentaux étaient très différents: à la mère la chaleur et l’affection et au père le contrôle et l’autorité. Par son statut moins valorisé dans la culture patriarcale et sa cristallisation symbolique du système honorifique de la grande famille, la fille était plus confrontée aux sentiments d’exaspération de ses parents qui s’efforçaient d’exercer plus d’autorité et de contrôle à son égard; contrairement au garçon qui, lui, avait plus de liberté et d’autonomie.

Aujourd’hui, la société algérienne a évolué vers plus de mixité, à commencer par l’école qui est obligatoire pour les deux sexes, et au sein de laquelle les garçons et les filles sont contraints à occuper le même espace et à recevoir la même instruction. De même que la vie familiale a beaucoup changé: l’apparition de la famille conjugale, la diminution de la taille de la famille, le changement du statut de la femme…etc font que la famille se base davantage sur l’individu que sur le groupe; que les rôles de ses membres se multiplient, se chevauchent et que la part d’indétermination dans l’éducation augmente, laissant sûrement la place à des nouvelles stratégies, à des nouveaux styles d’adaptation pour pouvoir élever l’enfant dans ce nouveau contexte.

Une telle perspective de changement donne à la préoccupation de l’éducation au sein de la famille une place centrale et nouvelle. C’est à partir de là, qu’est née l’idée d’étudier le processus éducatif mis en œuvre actuellement par les parents algériens, d’essayer de voir ce qu’il en est des différences et des évolutions, et d’analyser les répercussions de ces changements sur les pratiques éducatives des parents du point de vue des parents comme de celui des enfants.

Objectifs et hypothèses

A travers cette étude nous voulons décrire l’éducation au sein de la famille algérienne, et en savoir davantage sur ce qu’elle est actuellement, savoir ce qui a vraiment changé dans les pratiques parentales, ce qui est en cours de changement et ce qui n’a pas du tout changé.

L’éducation des enfants nous a paru être un sujet très important. Elle est même le centre de la confirmation de ces changements, de la rupture avec le modèle traditionnel fondé sur la conformité aux normes sociales et la ségrégation selon le genre. De là, nous sommes partis, avec des hypothèses qui suggèrent que la transmission de l’éducation traditionnelle passe par une crise, qu’il est difficile aujourd’hui de continuer à perpétuer le schéma inégalitaire d’autrefois, et que les changements familiaux ont induit de nouveaux rôles, des pratiques et des attentes qui varient selon d’autres caractéristiques que le seul genre de l’enfant.

Méthode

Pour vérifier nos hypothèses nous avons eu recours à l’approche quantitative. Le questionnaire nous a paru l’outil le plus adéquat, qui répond à notre objectif principal d’une part et nous permit d’autre part de travailler sur un échantillon important, d’effectuer des comparaisons entre les différents sous-groupes et de dévoiler le poids des facteurs sociaux en expliquant les pratiques éducatives par ce que sont les individus: leur identité de genre, leur niveau socio-culturel, socio-économique…etc.

En plus d’un questionnaire socio-démographique qui aide à réunir les informations nécessaires sur les familles interrogées, nous avons utilisé pour recueillir la perception des parents:

Le questionnaire des pratiques éducatives parentales de Nanterre (QPEPN). Un nouvel instrument mis au point par P. Durning. Il est constitué de quatre échelles dénommées: Contrôle autoritaire, Affection plaisir avec l’enfant, Conflit exaspération et Encouragement à l’autonomie.

Trois questions ouvertes qui mesurent les pratiques de contrôle et de sanction des parents.

Une partie du questionnaire de Jacques Lautrey (1980) sur les qualités et les principes de l’éducation.

Un questionnaire, construit en arabe, sur les différences entre filles et garçons dans la société algérienne.

Pour recueillir la perception des enfants nous avons utilisé le questionnaire des pratiques éducatives parentales perçues par l’enfant (PEPPE). Ce dernier prend les deux dimensions les plus attestées des pratiques éducatives et qui ressortent systématiquement de toutes les analyses, soit l’acceptation et la chaleur du parent à l’égard de son enfant et le contrôle parental. Notons que les deux questionnaires conçus en français ont été traduits en arabe et validés.

Population

L’étude a porté sur 230 familles (triade mère, père, enfant) qui avaient des enfants entre 6 et 12 ans de tous les niveaux économiques, culturels et sociaux. Les sujets ont été recrutés de façon informelle dans la wilaya de Batna, après avoir accepté de collaborer à notre étude. Les mères sont âgées de 26 à 53 ans soit une moyenne d’âge de : m=37.94; et un écart-type de: E-T = 5.80. Les pères de 32 à 65 ans (m=43.28; écart type= 6.14), avec une dimension de fratrie qui varie entre 1 et 13 enfants. Ce qui fait que la moyenne de notre population est de 4.4 enfants par famille. L’échantillon comprend 106 filles et 94 garçons dont la moyenne d’âge lors de l’application du questionnaire est de 9 ans. 172 familles ont des résidences néolocales (conjugales), le reste (28) des résidences patrilocales (avec les parents).

Il est pratiquement difficile, voire impossible, de constituer un échantillon rigoureusement représentatif lors de la distribution des questionnaires, bien que nous nous soyons attachés à déterminer une population significative en contactant des familles de différent niveau social, culturel, économiques et professionnel. Sûrement avec 230 familles nous ne pouvons pas prétendre rendre compte de la totalité des caractéristiques de la famille algérienne actuelle. De même que nous ne pouvons pas, non plus, prétendre à une véritable représentativité statistique de la ville de Batna, pas plus que de la proportion des différents groupes socioéconomiques et socioculturels. Mais l’ensemble des traits recensés peut nous permettre d’esquisser un certain nombre de paramètres qui caractérisent la famille algérienne tels que : le taux d’instruction des parents, leur statut professionnel, la relation entre le niveau d’études des mères et leur statut professionnel, le taux de fécondité qui varie selon le niveau d’études de la mère et son statut professionnel etc…

Résultats et discussion

L’ensemble des résultats montre que l’éducation mise en œuvre actuellement varie principalement selon les caractéristiques socio-démographiques de la famille. La relation parent/enfant n’est pas organisée essentiellement selon le genre de l’enfant. Le niveau d’études des parents, le milieu socio-culturel et socio-économique de la famille sont des déterminants non négligeables des pratiques éducatives parentales. Ils semblent même à travers le QPEPN et PEPPE être plus importants que le genre de l’enfant.

Aucun des résultats ne montre des filles plus exposées aux sentiments de conflit et d’exaspération, ni même plus affrontées au contrôle autoritaire[8] que ne le sont les garçons. Nous remarquons également le même résultat concernant l’échelle de l’encouragement à l’autonomie. Ces dimensions varient davantage selon le type de la famille et le milieu socio-culturel, socio-économique etc... que selon l’identité de genre de l’enfant.

Beaucoup de nos résultats sont identiques à ceux trouvés dans les recherches occidentales. Les dimensions de contrôle autoritaire et de conflit exaspération sont plus élevées dans les familles modestes et de niveau socioculturel défavorisé (ces caractéristiques influencent la perception des mères plus que celle des pères), les garçons sont plus punis que les filles et le châtiment corporel est plus fréquent dans le bas de la hiérarchie sociale. En outre, l’échelle d’affection plaisir avec l’enfant varie, elle aussi, selon les caractéristiques socio-démographiques de la famille (surtout le niveau socio-culturel), et cela contrairement aux résultats trouvés en France par P. Durning.

Nous avons trouvé également que les rôles parentaux, et les objectifs éducatifs ne sont pas aussi définis et bien répartis que dans la famille traditionnelle. Bien que notre étude ne montre pas exactement en quoi les rôles parentaux ont changé dans la vie quotidienne, la perception que les enfants ont de leur père n’est pas celle du père lointain et absent ou de celui qui incarne seulement l’autorité. Il semble être plus présent, voire affectueux et chaleureux envers les garçons mais aussi les filles. L’éloignement et la distance qui marquée traditionnellement la relation père/fille, n’apparaît pas dans nos résultats.

D’autre part, la mère, du fait de son implication réelle dans l’éducation des enfants et, peut-être aussi, de l’introduction du père sur le plan affectif, semble avoir plus recours au contrôle autoritaire et aux punitions corporelles que le père, par conséquent ne pas représenter pour les enfants seulement la chaleur et la tendresse.

En outre, les objectifs éducatifs ne sont pas complètement différents vis-à-vis des filles et des garçons, ils sont même similaires dans certaines familles. Cloîtrer la fille à la maison pour la préparer à son futur rôle de mère avant tout n’est pas dans les aspirations des parents même traditionnels, compte tenu qu’ils favorisent les études et que certaines mères estiment même qu’avoir un travail est aussi important que construire une famille. Ces résultats nous poussent à confirmer que l’éducation à la manière traditionnelle ne peut pas se transmettre dans le contexte social actuel.

Malgré cette nouvelle perception, on ne peut pas nier la présence d’une organisation et d’un fonctionnement familial encore caractérisés par un système patriarcal. La mère est toujours la première responsable de l’éducation des enfants. Les qualités favorisées chez l’enfant s’appuient d’abord sur l’obéissance, la politesse et sur sa conformité aux normes sociales aux dépens de ses performances individuelles. De même que les différences entre fille et garçon dans certains domaines restent toujours vivaces, et cela dès leur jeune âge - rappelons que nous avant travaillé avec des enfants de 6 à 12 ans-. Ces différences s’accroissent probablement au cours de l’adolescence.

Les sorties, les relations entre les deux sexes et les tâches et rôles ménagers sont toujours des domaines où s’exercent des différences. Le travail domestique est considéré par les parents comme une tâche principalement féminine qui doit être un pôle de l’éducation de leurs filles; plus encore, le sens de l’honneur, symbolisé par le comportement de la fille, par sa fréquentation à l’espace extérieur et ses relations avec l’autre sexe, continue inlassablement à orienter leur perception.

Cependant, il faut dire que même dans ces domaines, la ségrégation ne s’applique pas de la même façon rigide et ferme qu’autrefois. L’acceptation de la mixité dans les établissements d’enseignement et autres, la présence des filles dans l’espace extérieur et les aspirations des parents à leur égard montrent qu’aujourd’hui la part d’indétermination dans l’éducation, surtout des filles, augmente; que les parents sont contraints d’avoir recours à des stratégies d’adaptation pour éviter la rupture entre leurs représentations traditionnelles fortement intériorisées et leurs aspirations actuelles. Les pères dans cette logique semblent être plus attachés aux normes traditionnelles que les mères. Les mutations sociologiques ont fait naître une sorte d’incohérence entre les représentations et les structures sociales, et ont poussé les parents -en fonction du contexte socio-culturel, économique où ils se trouvent- à opter pour des pratiques nuancées, bien que les différences entre filles et garçons soient encore, dans certains domaines, un noyau dur de l’éducation.

Rappelons que l’idéalisation des valeurs traditionnelles et ce déchirement dans les attitudes et les pratiques ne résultent pas seulement de la volonté des parents de perpétuer la logique traditionnelle. Le changement des valeurs ségrégationnistes ne peut se produire uniquement par le biais de l’institution familiale. Il s’étend à d’autres institutions de la société qui continuent toujours à perpétuer cette logique. Il faut dire que le changement ne pourra pas se faire par l’entremise de la famille seule, car elle risque d’apparaître comme étant anticonformiste et subir les aléas du contrôle social. Mais par l’amélioration d’autres institutions liées à la famille et qui ont un rôle important dans l’éducation des enfants, en premier lieu les institutions d’enseignement scolaire. Si l’école algérienne a fait un très grand progrès quantitatif sur le plan de la scolarisation, notamment des filles, et si elle était le vecteur moteur de leur condition; une certaine insuffisance persiste encore sur le plan qualitatif. Beaucoup de programmes d’enseignement demeurent archaïques, et ne correspondent pas à la société actuelle à l’exemple des rôles et des statuts attribués aux deux sexes. La mère, dans les programmes de l’école, est souvent –si l’on n’ose pas dire toujours– décrite au foyer, le père au travail ou au champ, la fille aidant sa mère et le fils jouant dehors ou à l’école. Ce qui ancre davantage la répartition rigide des rôles chez les enfants, et perpétue l’idée de la femme au foyer et de l’homme responsable de l’extérieur. Il y a aussi le plan juridique, le Code de la famille notamment dans la version élaborée en 1984 est fondé sur la conception traditionnelle de la famille. Il n’est pas rédigé pour régir les relations à l’intérieur d’un couple ou dans une famille nucléaire, mais plutôt dans une famille élargie, prête à servir de refuge à la femme et par conséquent à l’enfant, dans n’importe quelle circonstance. Chose de plus en plus difficile à réaliser dans les conditions socio-économiques actuelles de l’Algérie. En conséquence, une réforme, tant sur les plans scolaires que juridique, apparaît comme une nécessité primordiale.

Finalement, nous pouvons conclure qu’à l’image de la société, l’éducation que propose la famille algérienne contemporaine est un mélange de valeurs et de pratiques modernes et traditionnelles qui coexistent ensemble et qui sont utilisés d’une façon alternée et nuancée. Ce qui nous pousse à évoquer les modèles de transformation familiale proposés par ç. Kagitçibasi[9]; et dire que famille algérienne passe par un certain glissement du modèle X vers le modèle Y, sans pouvoir parler d’une étape transitoire vers le modèle Z qui semble être exclu même dans les familles ‘’modernes’’. Le premier modèle (X) représente les interactions humaines/familiales «traditionnelles» dans un contexte de «sous-développement» caractérisé par les interdépendances matérielles et affectives. La deuxième (Y) représente le contexte non occidental «développé» ou industrialisé et urbain où les interactions humaines et familiales sont caractérisées par des interdépendances affectives. Le troisième (Z) représente la société technologique occidentale où les interactions humaines et familiales se basent sur l’indépendance. On peut aussi aller dans le même sens que ç. Kagitçibasi, et dire que la culture d’attachement dans la société algérienne peut faire de ce modèle (Y) un stade final. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une typologie mais juste d’un modèle de transformation familiale, et d’approximations de la diversité interculturelle.

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Notes

* Doctorat, sous la direction de Paul Durning, Université de Paris X, Juillet 2004.

[1] En 1962 l’Algérie comptait plus de 80 % d’analphabètes qui, étaient dans leur grande majorité de simples ouvriers, des artisans ou des paysans. Ce qui a créé une similitude dans la façon d’être et fait que les niveaux socioculturels et socioéconomiques de la population ont été très rapprochés.

[2] Boucebci, M., Psychiatrie, société et développement, Alger, SNED, 1978, p.143.

[3] Lors du dernier recensement en 1998, 71% des ménages était de structure conjugale, contre 29 % de familles qui cohabitent au sein d’un même ménage.

[4] Vallin, J. & Ouadah-Bedidi, Z., Maghreb, la chute irrésistible de la fécondité, Population et sociétés, Bulletin mensuelle d’information, Institut national d'études démographiques, n° 359, 2002.

[5] Plus instruites et plus indépendantes, les femmes veulent un "bon mariage", et surtout choisir leur conjoint, quitte à retarder l'union.

[6] Addi, H., Les mutations de la société algérienne, famille et lien social dans l’Algérie contemporaine, Paris, La découverte, 1999, p.12.

[7] Camilleri, C., Dans Jeunesse, famille et développement commente la même situation en Tunisie en disant: « le nouveau n’a pas pénétré suffisamment pour triompher, mais assez pour tout transformer en problèmes», p. 64.

[8] Il faut rappeler que le contrôle mesuré dans le QPEPN est le contrôle autoritaire qui se manifeste dans le rapport de force entre les parents et les enfants. Il exige des enfants l’obéissance aux parents et se différencie du contrôle des sorties et des relations entre les deux sexes.

[9] Kagitçibasi, C., La famille et la socialisation dans une perspective interculturelle: Un modèle de transformation, in Familles Turques et Maghrébines aujourd’hui, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994, pp. 150-155.

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