La Kabylie à la lumière tremblotante du savoir maraboutique

Insaniyat N° 16 | 2002 | Réalités, acteurs et représentations du local en Algérie | p.99-115 | Texte intégral


Shaken Enlightment of Maraboutic Know-how in Kabylie (critique)

Abstract : The author of this critique presents Kamel Chachoua’s work here, (Kabyle Islam, Paris, Maisonneuve et Larose,2001), devoted to  the  early 20th century  theologian, Ibnou Zakri’s thought and to the role of religious institutions in Kabylie. Roberts shares here to a large extent  the critique made by Chachoua of « the Kabyle myth » tending to present Kabylie as a superficially islamised region, as well as minimizing Ibnou Zakri’s work  often reduced to a simple  springing up of the Nahda (Renaissance) in Algeria, and this before the emergence of  the Ibn Badis movement. 
Both of them also tend to break from the concept of those inspired by Ernest Ghellner’s thesis tending to analyze Kabylian society  by relying essentially on a segmentary approach.
However Roberts  also breaks away from Chachoua who tends to define the Djemaâ role  in pre colonial and colonial Kabylie essentially through  a subordination to religious institutions and to the Marabouts.

Key words : Ibnou Zakri – Kabyle myth – Islam – Islah (reform) – Brotherhood – Djemaâ (community assembly) – Salafiyaa tendency – Segmentary cleavage.


Hugh ROBERTS :  Senior Research Fellow (Maître de Recherche), Development Studies Institute, London School of Economics and Political Science; actuellement Visiting Research Scholar, Department of Political Science, American University in Cairo


Le livre de Chachoua, Kamel : intitulé L’Islam Kabyle. Religion. Etat et société en Algérie* reproduit à quelques petites modifications près le texte de la thèse soutenue, sous le titre Zwawa et zawâyâ: L’islam, “la question kabyle” et L’État en Algérie, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, où elle a obtenu le prix de la meilleure thèse (sur 178) de l’année 2000. Édité donc très rapidement, voire précipitamment - nous verrons plus loin en quoi cela est dommage - il lance un pavé dans la mare du débat sur la question kabyle en Algérie**.

On peut regretter ce changement de titre pour plusieurs raisons. Notons d’abord que la thèse avait le mérite de parler de “la question kabyle” et non de “la question berbère”. Cela fait maintenant plus de deux décennies que je me bats pour que cette analyse-là l’emporte sur celle-ci,[1] car il n’y a pas, et il n’y a jamais eu, une question berbère en Algérie dans le sens d’un problème politique mobilisateur indistinctement de toutes les populations berbérophones du pays. Le berbérisme en Algérie a toujours été un mouvement essentiellement kabyle, et traduit le fait qu’il existe une question kabyle fort spécifique, et ce depuis la période ottomane, bien que cette question ait connu une évolution particulière à la faveur de la conquête française et surtout depuis 1914, et des rebondissements spectaculaires depuis l’indépendance algérienne. Les évènements en Kabylie, cette dernière année, suggèrent que cette question n’a pas encore reçu tout le traitement scientifique qu’elle mérite et nécessite.[2]

Le débat se voulant “savant” – pour ne pas parler du débat franchement politique et partisan - autour d’elle a eu beaucoup de mal à s’émanciper de l’emprise de certains mythes. Pendant une brève période, celle de l’apogée de l’état-nation algérien sous la présidence de feu Houari Boumediène, il était de bon ton de parler, en France comme en Algérie, en termes culpabilisants, voire auto-disculpants, du “mythe kabyle”, et de clouer au pillori les études et les personnalités historiques censées être les vecteurs de celui-ci. Cependant, l’un des éléments constitutifs de ce mythe, la thèse que les Kabyles n’étaient pas vraiment musulmans, mais seulement des musulmans tièdes ou superficiels, voire carrément des laïques à la française en puissance, a eu la vie dure, et elle est revenue vigoureusement à la mode depuis l’avènement de la crise de l’état-nation algérien à la fin des années 1980.

Kamel Chachoua part en guerre contre cette vision-là de la société kabyle et son rapport historique à l’Islam, en nous faisant découvrir la vie et la vision extrêmement intéressantes d’un homme de religion kabyle de la période coloniale et en faisant sienne une lecture des traditions religieuses de la Kabylie qui rompt clairement avec des thèses très influentes dans l’anthropologie du Maghreb.

Son livre tire de l’oubli à peu près total un Algérien qui a eu l’ensigne mérite de réfléchir très sérieusement sur le sort de son pays, d’essayer d’analyser les racines de la crise à laquelle celui-ci était confronté alors, de concevoir une solution réaliste à cette crise et une démarche raisonnable pour la mettre en oeuvre, et de développer et exposer toute sa pensée dans un pamphlet publié à Alger en 1903.

Ce personnage “méconnu, voire inconnu”, M’Hand Saïd Azekri (ou Ben Zekri), dit – ou devenu – Ibnou Zakri Mohammed Saïd Ben Ahmed al-Zawawi al-Djennadi (ou Ibnou Zakri tout court), est signalé par Ali Merad dans son étude magistrale,[3] mais seulement comme un avant-courreur ou plutôt un “brouillon” de la pensée du Cheikh Abdelhamid Ben Badis et ses associés. Il est aussi signalé dans un livre récent par Alain Mahé, qui semble reprendre l’interprétation du Professeur Merad tout en assimilant Ibnou Zakri aux nombreux clercs kabyles émigrés dans d’autres pays musulmans pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, et en le classant parmi ceux qui ont trouvé leur inspiration dans “le réformisme islamique impulsé par des théologiens orientaux”.[4]

Or, comme le démontre clairement Kamel Chachoua, la pensée d’Ibnou Zakri, “le premier auteur kabyle à faire une critique de la société kabyle par l’écrit”, n’était pas vraiment un brouillon de la pensée badisienne, loin s’en faut, puisqu’elle se distinguait par bien des aspects fondamentaux de l’islah algérien tel que celui-ci se développait à partir des années 1920 et se définissait sous la houlette d’Ibn Badis et ses compagnons – en particulier, Tayeb al-Oqbi, Bachir al-Ibrahimi et Tawfiq al-Madani - pendant les années 1930. Les questions au coeur de la Badisiyya, la condamnation de l’innovation blâmable – bid‘a – et la dénonciation de l’hérésie ‘associationiste’ – chirk – ne le préoccupait pas. Au lieu d’anticiper la volonté des ‘ulama réformistes de l’entre-deux-guerres de balayer du champ religieux algérien les institutions religieuses traditionnelles des campagnes, notamment les zawâyâ (zaouias), Ibnou Zakri prônait justement une réforme des zawâyâ pour qu’elles puissent jouer pleinement leur rôle dans l’établissement de la paix aussi bien que dans la promotion de la civilisation musulmane en Kabylie.

En cela aussi, c’est-à-dire la finalité de la réforme, sa pensée était aux antipodes de la pensée badisienne, et notamment celle d’un Tayeb al-Oqbi. En effet, la levée de boucliers que l’Association des ‘ulama musulmans de l’Algérie a provoqué parmi les tenants d’un Islam ‘traditionnel’ à partir de 1931, et la polémique célèbre qui a éclaté entre Ibn Badis et Ferhat Abbas, porte-parole du courant dit ‘assimilationiste’, qui ne croyait pas encore à une nation algérienne, ont légué aux générations succédantes l’impression que toute tentative de réforme religieuse en Algérie, pendant le vingtième siècle, était liée dès le début à la contestation au moins implicite de la vision officielle de l’État français d’une Algérie française. Mais non seulement Ibnou Zakri ne conteste pas le cadre politique français, il le considère comme facteur de progrès civilisationnel parmi les musulmans de l’Algérie et offre sa pensée et ses recommandations comme tendant à reconcilier la République française avec ses sujets kabyles et ceux-ci avec celle-là.

C’est donc bien une conception de réforme – islah – qui, tout en s’échappant de la catégorie délégitimante de l’Islam ‘traditionnel’ des ‘vieux turbans’, semble beaucoup plus proche de la vision assimilationniste que de l’antithèse de celle-ci qui s’est développée après la première guerre mondiale. C’est pour cela que la critique que développe Ibnou Zakri des zawâyâ kabyles ne s’appuie point sur une remise en cause, du genre nationaliste, de celles-ci prétextant leur allégeance politique à l’ordre colonial; au contraire, elle cible plutôt leurs insuffisances dans le rôle qu’elles sont censées jouer dans les champs religieux et éducatif et explique ces insuffisances par leur décadence mais aussi par le fait qu’elles se sont détournées de leur vocation en devenant des lieux d’intrigue et de résistance politiques au nouvel ordre colonial.

Aussi Ibnou Zakri ne revendique-t-il point l’autonomie des institutions religieuses algériennes par rapport à l’Etat français dans le cadre d’une séparation radicale, selon le schéma de la laïcité française, de l’Eglise et l’Etat; au contraire, il invite la République française à s’intéresser davantage à la gestion des institutions de l’Islam algérien et de s’ingérer dans une certaine mesure – à condition que ça soit d’une manière bien inspirée et intelligente – dans les affaires de ces institutions, tout en insistant que soient laissés à leurs responsables locaux le soin et le droit de décider des questions qui relèvent de leur compétence, et que l’action de l’Etat doive respecter et s’accommoder d’une certaine diversité entre zawâyâ en ce qui concerne leur vie et leur administration internes. La réforme dont il est question suppose donc l’action éclairée de la France, mais une action qui rompt tacitement avec les réflexes jacobins traditionnels de celle-ci, et la démarche d’Ibnou Zakri est d’essayer de démontrer l’urgence de la réforme qu’il prône, les éléments pratiques très précis que cette réforme devra comporter, l’intérêt de la France à l’accepter et l’appuyer et les actions que celle-ci devra entreprendre pour lui permettre d’être menée à bien.

Et ce n’est pas tout. Nous pourrions signaler et développer d’autres points sur lesquels la vision d’Ibnou Zakri est à distinguer de celle des islahistes des générations succédantes, mais nous préférons renvoyer au livre lui-même, car c’est là l’intérêt réel du travail de Kamel Chachoua, son utilité principale et sa justification. Il est nécessaire, cependant, de relever le fait - et d’insister sur son importance - que les sources de la pensée d’Ibnou Zakri ne se situaient pas en Orient, comme le suggère Alain Mahé, mais en Algérie même.

L’essai ou la Rissala (épître) d’Ibnou Zakri est achevé le 2 juillet 1903. La date est importante pour plusieurs raisons. La première est relevée par Kamel Chachoua, car cette date se situe “bien avant le voyage de M. Abduh en Algérie qui a lieu durant le mois d’octobre de la même année”.[5] L’événement historique qui est censé avoir été le déclic qui a porté ses fruits dans le mouvement réformiste algérien des années 1920  et 1930 n’a été pour rien dans le chéminement de la pensée d’Ibnou Zakri. Il convient ici, comme souvent ailleurs, de faire attention à la chronologie. Ibnou Zakri est né en 1853. Il est donc le cadet de Mohammed Abduh (1849-1905), mais de quatre ans seulement, et de douze ans l’ainé de Rashid Rida (1865-1935). Aucun des maîtres à penser de la Salafiyya – Al-Afghani, Abduh, Rida – n’est cité dans la Rissala, et l’on peut se demander s’ils avaient exercé la moindre influence sur l’itinéraire intellectuel d’Ibnou Zakri, d’autant plus que celui-ci a quitté sa Kabylie natale, non pas pour se rendre en Tunisie ou au Machreq, mais pour continuer ses études dans la médersa de Constantine.

Ce n’est qu’en 1913, dix ans après la redaction de la Rissala et un an seulement avant sa mort, qu’il a fait le voyage en Orient. Par contre, Chachoua signale l’importance de son passage à Constantine et nous donne une description passionnante de la formation qu’il y a reçue, tout comme il nous livre un portrait remarquable de la vie de la grande zawiya kabyle, celle de Sidi Abderrahmane al-Illouli, où Ibnou Zakri a fait ses premières études de l’âge de 10 à 18 ans. Or, tandis que l’instruction fournie par cette dernière, quoique scripturaliste, a été très traditionnelle et plutôt étroite, l’enseignement offert par la médersa à Constantine avait été fortement influencé par l’administration française, et ce, dans un sens essentiellement positif, non seulement en ce qui concerne la variété des matières enseignées mais surtout, comme le souligne Kamel Chachoua, dans le nombre d’enseignants que les élèves avaient à écouter et l’encouragement qu’ils ont reçu à développer “un esprit individuel”.[6] Chachoua insiste aussi sur l’importance pour Ibnou Zakri du fait qu’il a pu y faire la connaissance du professeur Abdelkader al-Mejaoui (dont il aurait dû dire plus ici), mais aussi de Dominique Luciani.

Nous sommes donc en presence d’une pensée qui a indiqué au moins le point de départ d’une voie de développement qui, à condition d’être adoptée, élaborée et appliquée à l’échelle nationale, aurait pu permettre à la société algérienne d’évoluer dans le cadre politique français et franchir ainsi des étapes importantes de sa modernisation et de devenir une nation – quoique pas souveraine - sans les ruptures et les déchirements qui ont caractérisé son histoire actuelle depuis la fin de la première guerre mondiale. Les problèmes essentiels de l’Algérie contemporaine viennent en grande partie du fait que l’accélération douleureuse de l’histoire dont j’ai déjà eu l’occasion de parler[7] l’a obligée de s’ériger en Etat bien avant que son développement en nation ne soit achevé, et a poussé ses nouvelles élites à se pencher à la hâte et presque exclusivement sur des modèles politiques allogènes qui se sont avérés mal adaptés à la société algérienne et incapables de permettre à cette dernière de s’épanouir.

Qu’ Ibnou Zakri n’a pas été écouté ne fait pas de mystère. Fils d’un imam modeste d’Ibiskrien, un tout petit hameau des Aït Djennad de la Kabylie maritime, il ne pouvait, même élévé au statut de membre respecté du clergé officiel d’Alger, compter sur l’administration coloniale pour lui prêter sérieusement oreille, alors qu’il manquait totalement de relais pour son point de vue dans la société kabyle elle-même. Mais que la voie envisagée par Ibnou Zakri n’a pas été empruntée n’enlève rien à l’intérêt de la pensée de celui qui l’a conçue.

Signalons deux motifs clés de celle-ci. D’abord, le problème de société soulévé par Ibnou Zakri et surtout le problème de la décadence de ses institutions et ses moeurs suite à la déchéance des ses élites, c’est à dire, non seulement le problème qui préoccupait également, quoique de manière différente, son grand contemporain kabyle, le poète Si Mohand ou M’Hand (v.1850-1906), mais aussi essentiellement, mutatis mutandis, le problème de fond qui se pose en Algérie aujourd’hui. Ni la question identitaire posée par la Badisiyya ni la question des droits politiques soulevée par Abbas et ses associés ne l’intéressent vraiment. Ensuite, s’il accepte le cadre politique français, il ne monnaie pas cette acceptation contre la satisfaction de revendications de droits, et l’esprit qui anime sa pensée est aussi loin de celui de la Fédération des Élus que de celui de l’Association des ‘ulama. C’est qu’il ne revendique pas, il fait des propositions constructives fondées sur sa propre lecture de la réalité sociale.

Aussi serait-il une erreur de le classer selon les catégories qui n’auront de pertinence que plus tard, et injuste, me-parait-il, de voir en la Rissala l’expression d’une pensée inféodée à la France. Ayant de solides raisons d’apprécier l’apport français en Algérie, dans le domaine de l’enseignement au moins, il accepte le cadre français, à un moment, d’ailleurs, quand plus personne – à part des bandits d’honneur – ne le conteste. Mais il n’est, en vérité, ni intégrationiste, car il ne prône par l’intégration de l’Algérie à la métropole, ni assimilationiste, car il ne s’identifie pas en tant que français mais plutôt, avec lucidité, en tant que sujet de la France, et son acceptation du cadre français et son loyalisme envers la République sont conditionnels dans la mesure où il attend de la France qu’elle assume les responsabilités qui découlent de son rôle auto-proclamé de promoteur de civilisation chez ses sujets musulmans. Il s’agit donc d’une attitude politique et non pas d’une ambition ou prétention identitaires. Ajoutons aux traits déjà assez déconcertants de ce portrait le fait, sur lequel Kamel Chachoua a raison d’insister, sur le fait qu’Ibnou Zakri nous offre en même temps le spectacle d’un clerc et d’un arabisant kabyle qui, loin d’occulter la berbérité de sa région natale, l’affirme avec fierté dans un arabe châtié, et ce avant la publication du premier livre d’Amar ou Saïd Boulifa, pionnier du berbérisme francisant.

Mais, avant tout et surtout, Ibnou Zakri pense par lui-même. Si, en s’addressant à la République française, il présente le rapport de celle-ci avec ses sujets musulmans comme étant celui du berger et son troupeau, Ibnou Zakri lui-même se situe moralement en dehors de celui-ci. Il ne beugle pas, et il ne bêle pas non plus. Sa réflexion est indépendante, ses propositions sont les siennes, son argumentation – où nous ne trouvons ni dogme ni utopie, ni anathème ni argutie - est raisonnable et digne. C’est donc une conception de la réforme – islah – et de la démarche intellectuelle et morale qu’il faut entreprendre pour la débattre, qui a presque totalement disparu de l’Algérie, au grand dommage de son Etat comme de son peuple.

L’intérêt de ce livre ne s’arrête point à son exhumation de la personnalité et la pensée d’Ibnou Zakri. Véritable boîte de pétards, ses lecteurs y trouveront des réflexions souvent pénétrantes sur des sujets aussi divers que la pratique des sciences sociales en Algérie, la politique religieuse coloniale, les comportements des élites intermédiaires et les préjugés sociaux des ‘ulama réformistes, pour ne pas parler de la différence cruciale et lourde de conséquences entre les façons françaises et algériennes de concevoir le problème de la berbérité. Ils y trouveront aussi des développements remarquables sur “la révolution de l’imprimé” en Algérie et sur le lien entre l’Islam de la Badisiyya et le maquis révolutionnaire de 1954-1962. Tout en alimentant nos réflexions sur ces questions, Kamel Chachoua fournit aussi une contribution au débat sur la sociologie de l’Islam au Maghreb en général et en pays berbère en particulier.

La réflexion théorique sur la société et l’histoire algériennes est encore loin de s’être affranchie de l’influence stimulante mais aussi contraignante des thèses sur la sociologie politique et religieuse du Maghreb si brillamment défendues par feu Ernest Gellner. Celà fait maintenant plus de vingt ans que je m’efforce d’expliquer que, quels que puissent être ses mérites, le modèle segmentariste gellnérien ne peut point rendre compte de l’organisation politique traditionnelle de la Kabylie, mais il suffit de consulter les derniers ouvrages sur la sociologie et l’anthropologie politiques de l’Algérie pour constater à quel point ce modèle a la vie dure.[8] Quant à la sociologie religieuse, et notamment une des idées forces de la théorie de Gellner, la dichotomie qu’il avance entre un Islam ‘protestant’ – scripturaliste, puritain et égalitaire – des ‘ulama citadins et un Islam ‘catholique’ - charismatique, extatique et hiérarchique - des saints et des confréries, seul susceptible d’intéresser les paysans analphabètes de l’Atlas, il y a lieu de croire depuis longtemps qu’elle ne s’applique guère à la Kabylie, et une partie de ce livre vient en appui à cette hypothèse.

Nous savons depuis un bon moment déjà, grâce à la thèse indispensable de Mohammed Brahim Salhi,[9] que l’Islam confrérique ne signifie pas nécessairement l’Islam extatique. En effet, la grande confrérie de la Kabylie, la Rahmaniyya, a toujours oeuvré à promouvoir un Islam scripturaliste, même en pays de montagne. Bien que la vie religieuse traditionnelle de la Kabylie ait un côté extatique,[10] elle ne se limite point à cela, mais recèle une complexité et une diversité à l’image de l’Algérie dans son ensemble, et les traditions de l’Islam scripturaliste en Kabylie, qui remontent au XVIIème siècle au moins,[11] ont eu leur part dans la formation d’Ibnou Zakri tout comme elles sous-tendaient plus tard le ralliement d’une partie des élites religieuses kabyles, à l’exception notamment de celles du Djurdjura central,[12] à la Badisiyya. C’est ce que démontre Kamel Chachoua, d’une manière qui, me semble-t-il, tend pour l’essentiel à complèter le travail de Salhi mais aussi celui de Houari Touati, à travers une description particulièrement intéressante de la vie quotidienne de la grande zawiya kabyle de Sidi Abderrahmane al-Illouli. Partant des remarques qu’a fait Ibnou Zakri lui-même à ce sujet dans sa Rissala,[13] Chachoua nous fait un portrait passionnant de cette zawiya et de l’instruction qu’elle offrait.

Or, cette zawiya ne resemble que très peu à la zawiya Ahansal en plein coeur du Haut Atlas marocain qui était l’objet de l’étude magistrale de Gellner. Alors que celle-ci était surtout un lieu de sainteté et de baraka, capitale politico-religieuse d’une lignée maraboutique qui jouissait d’une grande influence dans la région, celle-là était avant tout un séminaire parfaitement indépendant de toute lignée maraboutique, et les règles et la logique de son organisation interne étaient par conséquent fort différentes de celles qui régissaient la zawiya Ahansal. C’est dire que non seulement ce livre enrichit notre connaissance de la vie religieuse de la Kabylie mais aussi il relance le défi déjà lancé par Salhi, Touati et d’autres, dont notamment Fanny Colonna,[14] aux manières de voir et de concevoir l’organisation religieuse des campagnes maghrébines en général en ébranlant plus qu’un stéréotype, et vient rappeler que toute volonté de monopoliser ce champ d’étude au profit d’une seule vision est vouée, à terme, à l’echec.

En même temps, l’image de la Kabylie qui ressort de cette étude n’est point celle d’une société renfermée. À l’encontre du Haut Atlas central, pour la Kabylie et les Kabyles, la ville n’est jamais loin, et les rapports qu’entretiennent la vie culturelle et religieuse aussi bien qu’économique et politique de la région avec Alger, Bejaia mais aussi Constantine, pour ne pas parler des grandes villes de culture arabo-islamique que sont Fès, Tunis et le Caire, ont constitué un paramètre permanent du développement social de la Kabylie qui, en certains milieux, a été par trop longtemps, et sans doute volontairement, ignoré.[15]

Comme le veut la sagesse populaire kabyle, dont le bon sens et la démarche empirique d’Ibnou Zakri me semblent s’inspirer, « on ne peut pas avoir tout le savoir, mais il faut avoir sa part ». Le mérite principal de ce livre tient à mes yeux au fait qu’il nous fait connaître la vie et la pensée d’Ibnou Zakri (mais aussi de son disciple, Abu Yaala) et fournit des éléments importants qui nous permettent de mieux comprendre l’histoire religieuse, sociale et intellectuelle de la Kabylie et de mieux saisir les enjeux de la concurrence dans le champ religieux algérien pendant les premières décennies du XXème siècle. Ceci dit, il me semble que Kamel Chachoua n’a pas résisté à la tentation d’utiliser ses découvertes à des fins qui sont plutôt étrangères aux préoccupations du personnage dont il nous parle, et la polémique tous azimuts à laquelle il s’est livré est une affaire d’affirmations mal étayées à profusion.

Cette polémique prend pour cibles, à tour de rôle, les tenants de la thèse sur l’importance du savoir (thamusni) de l’élément non-maraboutique de la population kabyle, personifié par l’amusnaw mis en exergue par Mouloud Mammeri par rapport à amrabed (le marabout);[16] les tenants supposés du ‘mythe kabyle’, dont non seulement Camille Sabatier mais aussi et surtout Émile Masqueray;[17] les tenants contemporains du berbérisme francisant, héritiers de Boulifa, contre qui Ibnou Zakri, pour l’avoir formellement devancé (de justesse), est enrôlé comme berbériste de la première heure, donc plus légitime;[18] et, bien sûr, à la fin du livre, l’islamisme, balayé presque d’un revers de la main sous prétexte d’être un ‘mensonge sociologique’.

Nous voyons que ce n’est pas seulement le courant idéologique laïciste inspiré par les traditions de la France qui est dans la ligne de tir, mais tout ce qui se situe ou prend racine en dehors de la tradition du monopole maraboutique du ‘savoir’ et, partant, de l’autorité intellectuelle et politique aussi bien que religieuse.

Ceci transpire clairement de la manière comme quoi Chachoua traite des traditions politiques de la Kabylie et en premier lieu de la jema‘a - assemblée du village mais aussi autrefois de l’ensemble plus large, regroupant plusieurs village, l-‘arch - dans leur rapport aux institutions religieuses, les zawâyâ. Pour lui, la faute la plus grave des tenants du ‘mythe kabyle’ ne semble pas être d’avoir nié ou au moins sous-estimé la foi islamique des Kabyles mais plutôt d’avoir accordé tant d’importance à la jema‘a. Car, pour Chachoua, cette institution n’existe même pas – il n’y avait, pour toute institution dans la société kabyle, que les zawâyâ, Ibnou Zakri ne l’avait-il pas déjà démontré?

La zawiya était-elle, il y un siècle seulement, l’institution centrale de la Kabylie? Selon la Rissala, elle était centrale et même la seule à regner. Ce n’est pourtant pas ce que l’on comprend à travers la production sociale et scientifique, savante (écrite) et/ou populaire (orale). La première attribuait exagérément ce rôle important à l’assemblée villageoise (djemâa)…[19]

Alors que la zawiya était, au lendemain de la prise de Constantine et la défaite d’Abd al-Qadir, “la seule institution en Kabylie à cette époque”.[20] Selon Chachoua, dans la mesure où on peut légitimement parler de la jema‘a, il faut reconnaître sa triple subordination aux institutions religieuses et aux marabouts, car, selon lui, non seulement la jema‘a est toujours présidée par le marabout imam du village[21] qui en est “le directeur réel et symbolique”[22] et se réunit toujours à la mosquée mais les lois qu’elle promulgue, les qawanin (qanouns), dont le rôle de ce que Hanoteau et Letourneux appelaient le “self-government” des Kabyles[23] était capital, sont elles-même empruntées aux règlements internes des thimâamrin ou mâamera (établissements dispensant une instruction religieuse) et ne font de toute façon leur apparition dans l’organisation socio-politique kabyle qu’à partir du milieu du XIXème siècle.[24]

Tout ceci est faux à de nombreux titres.

Faux d’abord parce que le fait que la jema‘a soit présidée par un homme influent de la population laïque (et non sainte) du village choisi explicitement pour remplir cette fonction, l-amin, et non pas par le marabout ou l’imam du village, dont le rôle essentiellement rituel se limite à la récitation de la fatiha en début de séance, est attesté très sérieusement pour de nombreux villages[25] par de nombreux travaux, y compris les miens, fondés sur des enquêtes sur le terrain, des observations et des témoignages, travaux que Chachoua s’autorise à ignorer complètement. Faux ensuite parce que le fait que la jema‘a se réunit souvent, quoique pas toujours, ailleurs qu’à la mosquée du village, et possède dans de nombreux cas son propre espace, voire son propre bâtiment, est également attesté. Faux aussi parce que nous savons que l’existence des qawanin des Zwawa proprement dits, c’est à dire les Igawawen du Djurdjura, date du milieu du XVIIIème siècle au moins si ce n’est pas de beaucoup plus tôt, et que rien n’atteste une quelconque origine dans les règlements internes des mâamera. Faux, enfin, parce que même Ibnou Zakri ne soutient pas ce que Chachoua avance ici en forçant sa pensée d’une manière douteuse, car nulle part dans la Rissala ne peut-on lire que les zawâyâ sont les seules institutions qui existent dans la société kabyle. Cette thèse, prêtée à Ibnou Zakri, semble plutôt être une invention de Chachoua.

La polémique que livre Chachoua autour de l’opposition entre zawiya et jema‘a est liée dans son argument à la thèse qu’il avance sur la périodisation de l’histoire de l’Algérie:

…la période où vécut le cheikh M’hend Saïd (1853-1914) est perçue par les historiens algériens comme un temps mort parce que non traversée par des évènements importants. Tout au contraire, nous considérons pour notre part cette période comme le temps fondateur de l’avenir de l’Afrique du Nord en général. C’est à ce moment-là que s’est engagé, formulé de manière irreversible le contenu et l’orientation de la pensée politique, intellectuelle, idéologique algérienne. Les évènements à venir, qu’ils soient intellectuels, politiques ou religieux, et par exemple l’islah ou la guerre d’Algérie, et plus tard l’Algérie indépendante, ne sont à notre avis que la monnaie de leur pièce, et paradoxalement, pour ne pas dire malheureusement, les historiens ne regardent la fin de l’avant-dernier siècle que comme ‘le brouillon’ ou la préhistoire des évènements à venir.[26]

Cette proposition audacieuse a le mérite d’attirer notre attention sur une période qui a certainement été riche en changements qui ont au moins contribué à préparer l’avenir. Que cette période ne doit pas être considérée comme un temps mort, nous pouvons immédiatement en convenir. Mais l’argument de Chachoua souffre de deux grandes difficultés, étant donné que, pour tout appui à sa thèse sur l’importance cardinale de ce tournant dans la vie intellectuelle de l’Algérie musulmane (pour ne pas parler de sa vie politique, encore moins de l’Afrique du Nord en général), il ne cite que le cas d’Ibnou Zakri lui-même. D’abord, la pensée d’Ibnou Zakri, loins d’influer sur les évènements ultérieurs, est non seulement rejetée par l’administration coloniale et sans relais dans la société kabyle, mais aussi abandonée par son plus fidèle disciple, Abu Yaala, qui a clairement estimé qu’elle n’était plus de mise dans les conditions nouvelles qui existaient en Algérie au lendemain de la première guerre mondiale, dont les retombées catastrophiques étaient les prémisses fondamentales des radicalismes et déchirements à venir. En deuxième lieu, en suggérant que « les évènements à venir » après la disparition d’Ibnou Zakri en 1914 « ne sont que la monnaie de leur pièce » des changements qui se sont opérés de son vivant, Chachoua démontre qu’il est resté prisonnier de la même problématique essentialiste du ‘tout ou rien’ de ceux qui soutiennent la thèse d’un ‘temps mort’ où il n’est rien advenu que des ‘brouillons’ d’évènements futurs. Tout comme pour le FLN, l’essentiel s’est joué entre 1954 et 1962 et l’avant-’54 n’est que préhistoire, alors que pour les ‘ulama islahistes de la Badisiyya l’essentiel s’est joué dans les années 1925-1940 et la suite n’est que ‘monnaie de leur pièce’, pour Chachoua l’essentiel s’est naturellement joué pendant la période en vie de son héros. Ce débat historiographique, autour de périodisations essentialistes concurrentes, exprime évidemment une problématique de légitimité intimément liée aux multiples enjeux du drame algérien d’aujourd’hui.

Or, la réaction d’Abu Yaala, que Chachoua nous raconte dans le détail,[27] à l’échec total du projet de réforme d’Ibnou Zakri, est très éloquente. Car, non seulement il choisit de rallier, au moins formellement, le mouvement des réformateurs salafiyyistes chasseurs de bid‘a et de shirk, mais, en ce qui concerne la Kabylie, il dévéloppe un tout autre projet de réforme religieux axé dans son aspect institutionnel non pas sur les zawâyâ mais…sur la tradition de la jema‘a.

C’est étonnant que Chachoua ne se rende pas compte du démenti qu’ont apporté la pensée et le projet de réforme d’Abu Yaala à sa thèse sur la primauté de la zawiya sur la jema‘a dans l’organisation socio-politique kabyle (pour ne pas parler de sa version ‘hard’ – et absurde - de ‘la zawiya seule institution en Kabylie’, version qui tend à faire disparaître la jema‘a complètement). Ici aussi, il est évident que nous sommes encore en plein problématique du ‘tout ou rien’: ou bien tout – dans l’organisation politique kabyle – vient de la jema‘a comprise comme le fruit et l’expression d’un quelconque ‘génie démocratique berbère’ qui ne doit rien à l’Islam (mythe kabyle version Sabatier et al.) ou bien tout vient de l’Islam, en l’occurrence à travers l’action des marabouts et leurs zawaya (mythe kabyle version Chachoua).

Rien ne nous oblige, cependant, de nous laisser entrainer dans ces partis-pris, encore moins de choisir entre eux. C’est que Chachoua s’essaie à nous y entrainer par le traitement qu’il réserve à l’ethnologie française du XIXème siècle. Son traitement de Masqueray – où il n’y a que l’amalgame avec Sabatier - est inadmissible; à aucun moment il ne discute sérieusement des analyses de Masqueray qui, sans pouvoir intégrer convenablement la dimension religieuse, étaient néanmoins réfléchies et pénétrantes. Et à aucun moment Chachoua ne se réfère-t-il à l’oeuvre fondamentale de Hanoteau et Letourneux, qui, quels que puissent être ses défauts, nous offre une vision de l’organisation kabyle qui insiste à la fois sur les jema­‘a mais aussi sur l’Islam, les marabouts, les zawâyâ et tout particulièrement les mâamera. Pourquoi pas? Peut-être parce que c’est plutôt difficile de coller tout le stigmate du mythe kabyle à ces auteurs, d’autant plus qu’ils se sont eux-même insurgés contre les inanités de leurs contemporains berbérophiles anti-cléricaux justement à propos de l’Islamité des Kabyles.

Or, si Chachoua avait eu la sagesse de traiter ces auteurs avec considération et discernement, il aurait pu en profiter en ce qui concerne son traitement du cas d’Ibnou Zakri lui-même. Car son récit de la vie d’Ibnou Zakri et de l’histoire religieuse de la Kabylie, bien que d’un grand intérêt dans son ensemble, comporte un certain nombre d’erreurs qu’une meilleure appréciation des oeuvres de ses prédécesseurs lui aurait permis d’éviter. Signalons seulement trois de ceux-ci: le saint fondateur de la Rahmaniyya ne s’appelait pas Sidi Abderrahmane[28] (nom plutôt du saint fondateur de la zawiya de ce nom chez les Illoulen Oumalou), mais Sidi M’Hammed Ben Abderrahmane. Les Aït Smaïl, dont Sidi M’Hammed Ben Abderrahmane était originaire et où il a établi le siège de sa tariqa, ne sont pas un village, mais toute un ‘arch, et leurs nombreux villages ne sont pas situés dans la plaine “en basse Kabylie”, “loin tout autant de la montagne et des villes”[29] mais s’étendent des premiers contreforts au-dessus de Boghni jusqu’à l’arête principale du Djebel Heidzer, partie occidentale du massif du Djurdjura. Et le village de Tifrit n’Aït el Hadj, dans la zawiya où Ibnou Zakri a enseigné à son retour de Constantine, ne se trouve pas chez les Aït Idjeur[30] (confédération de la région au sud-est d’Azazga), mais chez les Aït Fliq (‘arch située à l’est des Aït Djennad et au nord d’Azazga), dont Ibnou Zakri exhibe une connaissance personnelle impressionante dans la Rissala même.[31]

On pourrait relever pas mal d’autres détails sur lesquels l’auteur aurait été bien conseillé de revoir son texte. Notons simplement qu’à part les erreurs de fait ou de logique déjà mentionnés, et des notions très excentriques ou peut-être simplement subjectives de la géographie de la Kabylie,[32] l’auteur se permet trop souvent de se lancer dans des développements purement spéculatifs (par exemple sur le séjour au Caire de Sidi M’Hammed Ben Abderrahmane[33] et sur les raisons de la décision de M’Hand Saïd Azekri de convertir son nom en Ibnou Zakri[34]) au lieu de nous livrer les resultats fiables de recherches historiques approfondies.

C’est dire combien c’est dommage que l’on ait choisi de publier ce livre à la hâte, ce qui ne se comprend pas facilement, vu que son contenu n’a que peu de rapport à ce qui s’est passé en Kabylie ces douze derniers mois; seules quelques pages, assez pénétrantes d’ailleurs, y sont consacrées à la revendication berbère, tandis que l-‘arch, sur lequel Masqueray notamment a dit beaucoup de choses intéressantes, n’est pas mentionné une seule fois.

Mais retournons à Ibnou Zakri. Si sa pensée n’a été ni un brouillon ni la source de développements futurs, cela tient aussi en partie aux limites intrinsèques de sa vision et son discours, qui se limitent à la Kabylie et il parle même de la nation kabyle – al-umma al-qabaïliyya[35] - mais ne parle jamais des Algériens. C’est à dire que sa pensée, tout en appartenant au monde nouveau dans la mesure où il ne conteste pas la conquête au nom de la société pré-coloniale (et développe à ce titre une argumentation très cohérente pour disqualifier la révolte de 1871), appartient toutefois à l’époque pré-nationale de l’histoire de la sociéte algérienne. C’est donc le fruit intellectuel d’une période de transition qui s’ouvre avec la défaite de 1871 et prend fin en 1914, moment de sa propre disparition.

Quel est donc son attrait pour l’auteur de ce livre? Est-ce que c’est tout simplement le fait que, dans le moment historique de désarroi qu’il vivait, Ibnou Zakri, fils d’imam, membre d’une lignée maraboutique respectée, réformateur conservateur, a vu dans le rétablissement du rôle et des responsabilités éducatives de la caste des imrabeden de la Kabylie - et partant la préservation aussi bien que le rehaussement de son monopole du savoir scriptuaire - les préalables indispensables d’un règlement de la crise de la socíété kabyle d’alors, et que c’est donc sa défense, qui pourrait se justifier par son contexte historique précis, du statut privilégié de l’amrabed, dans le domaine du savoir surtout, qui intéresse notre auteur? Je ne prétend pas savoir, mais c’est bien mon impression.

Par contre, ce qui est clair est que les deux discours, celui d’Ibnou Zakri et celui de Chachoua, ont des rapports très différents aux crises de leur époques respectives. Car, bien que le discours d’Ibnou Zakri affiche un aspect conservateur et franchement élitiste, l’effort qu’il a consacré visait surtout à comprendre cette situation de crise et la dépasser. Or, bien que la crise de l’Algérie contemporaine soit, au moins entre autres choses, une crise d’institutions et de moeurs, tout ce qu’on entend (à quelques exceptions courageuses près) dans tous les champs à la fois ce sont des discours concurrents de la légitimité exclusive, puisant dans des fonds de commerce divers – l’historique, le technique, l’identitaire, l’utopique, voire le pragmatique - mais partageant tous ce fonds commun, propre à un troupeau de moutons enragés, qui s’appèle l’intolérance des autres points de vue et qui s’exprime dans l’anathème et le refus du débat loyal. Tout comme sa réticence à reconnaître ses dettes envers d’autres chercheurs dans le champ des études kabyles, la polémique disqualificatrice de Chachoua est symptomatique de cette situation de crise-là et ne la dépasse point.


Notes

* Chachoua, Kamel: L’Islam Kabyle. Religion, Etat et société en Algérie. Suivi de l’Epître (Rissala) d’Ibnou Zakri (Alger 1903), Muphti de la Grande Mosquée d’Alger.- Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.

**- Ce texte est une version développée de la préface que, sur sollicitation, j’ai fournie pour ce livre mais trop tard pour y être incluse ; le livre ayant été dépêché à l’imprimérie entre-temps à mon insu. Une préface n’étant pas un compte rendu, j’avais choisi de mettre l’accent sur les aspects positifs du livre; un compte rendu n’étant pas une préface, je me dois d’expliquer ici mes réserves sur ce livre aussi.

[1]-Hugh Roberts, ‘Towards an understanding of the Kabyle question in contemporary Algeria’, The Maghreb Review, V, 5/6 (Septembre-Décembre 1980), 115-124; ‘The unforeseen development of the Kabyle question in contemporary Algeria’, Government and Opposition, XVII, 3, (Été 1982), 312-334; ‘The economics of Berberism: the material basis of the Kabyle question in contemporary Algeria’, Government and Opposition, XVIII, 2 (Printemps 1983), 218-235; Co-opting identity: the manipulation of Berberism, the frustration of democratisation and the generation of violence in Algeria. London School of Economics and Political Science, Development Research Centre, ‘Crisis States Programme’ Working Paper No. 8, Décembre 2001.

[2]-Pour une tentative de penser cette question telle qu’elle se présentait pendant les deux premières décennies de l’indépendance, sans verser dans des prises de positions partisanes et en tenant compte et des données disponibles et de tous ses aspects majeurs (politiques et économiques aussi bien que culturels), voir ma thèse Political Development in Algeria: the region of Greater Kabylia (Université d’Oxford, 1980), reproduit sous le titre Algerian socialism and the Kabyle question, University of East Anglia, Monographs in Development Studies No 8, 1981, 379pp. Des copies de cette thèse ont été mises à la disposition de certains chercheurs en Algérie et une aurait atterri à l’université de Tizi Ouzou.

[3]-Merad, Ali : Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940: essai d’histoire religieuse et sociale.- Paris, La Haye, Mouton, 1967.

[4]-Mahé, Alain : Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles: anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises.- Paris, Éditions Bouchène, 2001.- 356-7 et 279, note 2.

[5]-Chachoua : Op. cité.- 38.

[6]-Chachoua : Op. cité.- 138.

[7]-Roberts, Hugh : Prémisses historiques d’une libération inachevée.- In Aurés/Algérie 1954: les fruits verts d’une révolution.- Dirigé par Colonna, Fanny : Paris, Édition Autrement, Série Mémoires no 33, 1994.

[8]-Voir à ce sujet Roberts, Hugh: Perspectives on Berber politics: on Gellner and Masqueray, or Durkheim’s mistake.- Journal of the Royal Anthropological Institute (nouvelle série), 8 (mars 2002), 107-126, et De la segmentarité à l’opacité: à propos de Gellner et Bourdieu et les approches théoriques à l’analyse du champ politique algérien.- Communication faite au Colloque International sur l’Anthropologie du Maghreb: Les apports de Gellner, Berque, Geertz et Bourdieu, Institut d’Études Politiques, Université Lumière de Lyon 2, le 20-21 septembre 2001; (à paraître).

[9]-Salhi, Mohamed Brahim : Etude d’une confrérie religieuse algérienne: la Rahmania à la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle.- Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1979. Qu’il me soit permis d’exprimer ici mon grand regret, voire mon étonnement, que cette thèse remarquable soit restée inédite.

[10]-Ceci a été largément limité aux pratiques de la confrérie Ammariyya, présente seulement chez les Aït Ouacif et les Aït Yenni depuis les années 1890, comme l’a fait remarquer Mohamed Brahim Salhi dans son article, ‘Lignages religieux, confréries et société en Grande Kabylie (1850-1950), IBLA, Revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes, 1995, t. 58, no 175, 15-30, 27 nn. 42, 43; on peut donc soutenir que l’islam extatique – à distinguer au sein de la catégorie plus large de l’islam soufi - est en fait plutôt minoritaire en Grande Kabylie depuis fort longtemps.

[11]-Voir Touati, Houari : Entre Dieu et les hommes: lettrés, saints et sorciers au Maghreb (XVIIe siècle).- Paris, Éditions de l’EHESS, 1994.

[12]-Comme je l’ai signalé dans mon article ‘The conversion of the mrabtin in Kabylia’, dans Gellner, Ernest, Vatin, Jean-Claude et al. : Islam et Politique au Maghreb.- (actes d’une Table Ronde du CRESM, Aix-en-Provence, Juin 1979), Éditions du CNRS, 1981.- 101-125.

[13]-Il y a lieu de signaler que, à partir d’autres enquêtes et sans s’appuyer sur la Rissala d’Ibnou Zakri, Mohamed Brahim Salhi a déjà souligné des traits particuliers de cette zawiya dans sa thèse (1979.- op. cité., 253-254) et son article : Confréries religieuses et champ religieux en Grande Kabylie au milieu du XXe siècle: la Rahmâniyya.- Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXIII, CNRS Éditions, 1994.- 254-269.

[14]-Voir son livre sur l’Islam dans l’Aurès : Les Versets de l’Invincibilité, permanence et changement religieux dans l’Algérie contemporaine.- Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1995; notons que Fanny Colonna a dirigé la thèse de Kamel Chachoua.

[15]-Rappelons toutefois que le fait du rapport à la ville souligné ici par Chachoua a déjà été mis en exergue, et de manière remarquable, par Morizot, Jean dans ses deux livres : L’Algérie kabylisée.- Paris, Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, Éditions Peyronnet, 1962 et La Kabylie: propos d’un témoin. - Paris, Publications du CHEAM, 1985.- que le rapport à la ville d’Alger de la population des Aït Djennad est signalé par Masqueray en 1886, tandis que l’importance de Tunis dans les traditions orales des populations de la Kabylie maritime, et justement des Aït Djennad en particulier, a été signalée il y a longtemps par Lacoste-Dujardin, Camille dans : Le conte kabyle.- Paris, Maspero, 1970.- 2e edition 1982.

[16]-Chachoua : Op. cité.- 26-28.

[17]-Chachoua : Op. cité.- 28-33.

[18]-Chachoua : Op. cité.- 42-43.

[19]-Chachoua : Op. cité.- 30.

[20]-Chachoua : Op. cité.- 86.

[21]-Chachoua : Op. cité.- 82.

[22]-Chachoua : Op. cité.- 83.

[23]-Hanoteau, A. et Letourneux, A. : La Kabylie et les coutumes kabyles.- Paris: Challamel, 3 tomes, 1872-73.- 2e édition, 1893.- t.II, 1.

[24]-Chachoua : op. cité.- 81.

[25]-Ce qui n’exclut pas la possibilité que dans certains villages, notamment ceux de la Kabylie maritime et en particulier les plus petits, tels que le hameau d’Ibiskrien, le coutume local peut confier la fonction d’amin à l’imam; les pratiques traditionnelles de la Kabylie n’ont jamais été uniformes, il faut accepter et penser sa diversité dans le champ politique comme dans tous les autres.

[26]-Chachoua : Op. cité.- 96-97.

[27]-Chachoua : Op. cité.- 191-206.

[28]-Chachoua : Op. cité.- 49 et seq.

[29]-Chachoua : Op. cité.- 45, 90.

[30]-Chachoua : Op. cité.- 133.

[31]-Chachoua, Op. cité.- 365.

[32]-L’auteur situe les endroits les plus divers indistinctement dans ‘la Kabylie orientale’- terme réservé par les géographes à la région, majoritairement arabophone, qui s’étende de la rive droite de l’Oued Agrioun en Petite Kabylie jusqu’à la presqu’île du Collo - alors que les endroits en question ici se situent en Grande Kabylie, c’est à dire dans la Kabylie occidentale; il semble que pour l’auteur tout ce qui se situe à l’est de l’Oued Aïssi appartient à la Kabylie orientale, ce qui réduit la Kabylie centrale et occidentale à bien peu de chose.

[33]-Chachoua : Op. cité.- 53-55.

[34]-Chachoua : Op. cité.- 157-162.

[35]-Chachoua : Op. cité.- 35.

 

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