Insaniyat N° 16 | 2002 | Réalités, acteurs et représentations du local en Algérie | p.201-208 | Texte intégral
The emergence of small private carriers in collective transport in Algerian rural areas Abstract : Globally, university research is more interested by industry and towns than local development and this despite the enormous financial effort made by the State in favour of the rural world. After the state crisis symbolized by a relative disengagement in some fields, the opening towards a liberal economy has produced numerous texts which have greatly opened up several branches to the private sector. Among these, collective transport has brought notable changes in rural areas since alongside public transport small new carriers of collective transport have been created by private operators and by young people helped by the national plan for backing youth employment. Key words : Collective transport – Rural areas – Small carriers – Local development – Public service. |
Abed BENDJELID : Professeur de géographie et d’aménagement, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
En schématisant, on peut dire que depuis l’entre-deux guerres, le monde rural algérien a connu au moins trois « petites révolutions » : le salariat, le parpaing et le fourgon aménagé. L’introduction récente de ce dernier met en relief le formidable besoin de mobilité des ruraux.
La loi de 1988 portant sur l’Orientation et l’organisation des transports terrestres a été progressivement mise en place, avec il est vrai, quelques années de retard tant dans les milieux urbains que dans les espaces ruraux. La dissolution de très nombreuses entreprises communales de transport et la mise en oeuvre d’un dispositif de financement d’aide à la création de petites unités au profit des jeunes sans-emploi ont entraîné, dans la foulée, de nombreux entrepreneurs locaux à investir dans le transport collectif en raison d’une forte demande exprimée et d’une rentabilité économique assurée.
I. Un contexte favorable à l’émergence de nouveaux acteurs privés dans les campagnes.
Le développement local, entendu comme une série d’actions convergentes portant sur la réalisation, l’entretien et la gestion d’équipements collectifs, d’infrastructures de base et de services publics, vise à créer et à améliorer les conditions de vie de populations locales destinées à travailler, à vivre convenablement sur place et s’y épanouir.
En dépit des énormes efforts déployés par l’Etat algérien en matière de développement au sein des zones déshéritées, cette action continue reste largement sous-analysée par la recherche universitaire comparativement aux travaux consacrés à l’industrie ou à la ville. Globalement, ces zones pauvres, plus ou moins délaissées par la colonisation agraire, connaissent aujourd’hui de notables transformations en raison de l’effort soutenu de l’Etat pendant plus d’un tiers de siècle en matière d’équipement (désenclavement, auto-construction rurale, électrification, alimentation en eau potable, localisation d’équipements collectifs, développement de services publics...) et de l’enracinement dans les terroirs d’une paysannerie, longtemps déconsidérée car perçue comme conservatrice.
Pourtant, la crise de l’Etat et l’ouverture vers le néolibéralisme semblent se traduire par une forme atténuée du soutien des pouvoirs publics à ces zones rurales. Ce relatif désengagement, perceptible entre 1993 et 2000, a donné lieu à la fois à un recul des investissements étatiques et à une gestion discutable des infrastructures publiques existantes (dissolution d’entreprises daïrales ou communales des travaux et de transport, fermeture de petites unités industrielles publiques locales, déperdition d’équipements sociaux, faiblesse de la réalisation d’infrastructures...) ! Cette situation qui contribue, une seconde fois, à souligner les inégalités sociales et territoriales au sein de l’espace national, a aussi permis l’émergence de nouveaux acteurs, dans le monde rural, que de nouvelles législations ont favorisée: familles rurales, commerçants enrichis, politiciens locaux liés aux partis politiques et à l’administration, entrepreneurs, émigrés...
Le délestage d’un certain nombre d’activités exercées par l’Etat et les collectivités locales, particulièrement dans les campagnes, est aisément récupéré par un secteur privé qui ‘‘prend sa revanche’’ et réoccupe sa place dans l’économie locale. Fort de sa propriété terrienne, de sa solidarité communautaire et de sa ruralité culturelle, ce secteur privé participe étonnamment à la reprise économique de vastes territoires ruraux déshérités (montagnes Telliennes et Atlasiques, Hautes plaines steppiques, Espaces sahariens). Parmi cette récupération économique, la branche des transports collectifs figure en bonne place. Entamée au début de la décennie 1990, cette dé-monopolisation a rendu beaucoup plus fluide la circulation dans les campagnes, atténué les tensions sociales et resserré les relations entre les villes et les campagnes algériennes.
II. La multiplication de petites entreprises de transport : déclin du secteur public local et montée du secteur privé
Dans le domaine des transports, l’acteur institutionnel local est la Direction des transports de la wilaya. Ce service technique s’est vu déléguer, par le Ministère des transports, de nombreuses prérogatives pour la gestion des dossiers : création des lignes intercommunales dans le territoire de wilaya ou de daïra, agrément des entreprises, contrôle des rotations et des véhicules, fixation du prix des billets... En général, le plan de transports est validé par les structures administratives de la wilaya ; la réalisation des gares et leur gestion reviennent à la commune.
II.1. La mobilité géographique au sein d’espaces ruraux diversifiés
Les réseaux de transport collectif dessinés à l’intérieur des wilayas parcourent généralement des zones physiquement hétérogènes où voisinent à la fois des montagnes, des collines, des plaines et des piémonts.
Les études de cas retenues pour approcher la dynamique de la mobilité géographique des hommes portent sur différents espaces géographiquement diversifiés: la daïra d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh située dans l’Atlas Saharien, la wilaya de Relizane, dont la Plaine de la Mina et la Vallée du Chélif bordées par le Dahra, les Béni-Chougrane et l’Ouarsenis occidental, la daïra d’Akbou qui chevauche sur la vallée de la Soummam, les versants du Djurdjura et du Bou-Sellam, et la wilaya de Tiaret qui s’étend sur le piémont sud-ouest de l’Ouarsenis, le Sersou et la Steppe... Dans ces diverses zones bioclimatiques, la densité des réseaux de transport est directement liée aux ressources locales et aux densités démographiques ; toutefois, le besoin de mobilité se retrouve partout dans ces territoires concernés par le développement local.
II.2. La création récente d’une multitude de petites entreprises dans le transport collectif
Comme partout, le transport collectif se compose d’entreprises publiques locales, créées au moment de la période planifiée, connaissant une gestion déficitaire, et de petites sociétés privées.
Le parc de véhicules collectifs privés apparaît comme partout relativement récent ; ainsi, sur les 79 unités immatriculées dans la wilaya de Relizane, 22,8 % ont plus de 16 ans et 77,2 % ont moins de 7 ans car mises en fonction entre 1995 et 2001. La libéralisation de l’importation des véhicules d’occasion au début des années 1990 et le rachat des véhicules d’entreprises publiques communales dissoutes ont certes, renforcé le parc privé, mais il a fallu attendre la seconde moitié de cette décennie pour voir l’installation d’agences commercialisant des marques asiatiques (Hyundai, Isuzu, Toyota...). Le renouvellement du parc se situe dans ces années là. Dans la même wilaya, les immatriculations se sont accélérées entre 1997 et 2000 : 9 véhicules en 1997, 19 en 1998, 26 en 1999, 13 en 2000 et 5 en 2001 (Daoudi S. - Fafaa M., 2002). Ceci correspond naturellement aux années de la création des petites entreprises familiales (artisans transporteurs ? entrepreneurs ? opérateurs ? investisseurs ?...) et coïncide avec la mise en oeuvre d’une ‘‘politique’’ d’aide à l’emploi des jeunes, sous forme coopérative ou individuelle, par le Centre qui a créé l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes.
II.3. Le déclin des entreprises publiques locales et la montée du secteur privé dans le transport rural
Dans le secteur privé local comme dans le secteur public local, les sociétés sont de petite dimension ; il en est ainsi dans la daïra d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh où cohabitent les deux statuts juridiques. On y dénombre 4 entreprises communales ou intercommunales de transport (Arbaouet, El-Mahra, El-Benoud) qui emploient neuf salariés ; seule l’entreprise de Boussemghoun est actuellement à l’arrêt. Le secteur privé compte trois sociétés financées par des entrepreneurs et huit créées dans le cadre de l’emploi des jeunes (Sahouli M., 2002). Globalement, chaque unité économique fonctionne avec un véhicule et seules deux entreprises locales ont deux minibus chacune.
Le type de véhicules le plus utilisé est incontestablement le fourgon aménagé, adapté au milieu rural, qui permet une mobilité accrue des usagers et à bas prix. Tous les voyageurs ruraux, soumis en Oranie à un sondage, semblent être satisfaits par ce moyen de transport pratique et n’omettent pas de comparer la situation actuelle avec les tracasseries vécues dans le passé. C’est en ce sens que nous parlons de ‘‘révolution du fourgon aménagé’’ dont le rôle est considérable dans les zones rurales déshéritées. D’ailleurs, le nom de ‘‘Karsan’’, sorte de fourgon Peugeot de 9 places fabriqué en Turquie, est devenu un nom commun pour de très nombreux usagers ; en 2002, le coût de ce fourgon est estimé à 1,6 million de dinars.
II.4. Des flux principalement organisés à l’intérieur des entités de la géographie administrative
Les lignes locales autorisées à l’exploitation par la Direction des transports de la wilaya s’inscrivent, soit à l’intérieur de la wilaya en assurant des liaisons entre le chef-lieu et les autres communes subordonnées, soit à l’intérieur d’une daïra dans laquelle le chef-lieu de daïra est relié aux autres communes..., voire au chef-lieu de wilaya.
Le premier modèle étudié ressemble au schéma de la wilaya de Relizane à l’intérieur de laquelle, l’essentiel des flux se fait dans la vallée du Chélif entre les plus importantes villes que sont Relizane et Oued Rhiou. Ainsi, sur 1740 rotations enregistrées entre le chef-lieu de wilaya et les autres communes subordonnées, 64,5 % s’effectuent dans la Plaine de la Mina et dans la Vallée du Chélif, 34,0 % entre Relizane et les communes orientales des Monts des Béni-Chougrane et... 1,50 % entre Relizane et les communes des Monts du Dahra !(Daoudi S. – Fafaa M., 2002).
Le second schéma de desserte se rapporte aux flux inscrits à l’intérieur de la daïra d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh, située à l’intérieur des Monts des Ksour dans l’Atlas Saharien. Là encore, les relations les plus denses se font entre le chef-lieu de la daïra et... le chef-lieu de la wilaya. Sur 28 lignes de desserte partant d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh, 18 se dirigent vers El-Bayadh et 10 vers les chefs-lieux et les agglomérations secondaires des communes rurales (Sahouli M., 2002). Est-ce à dire que les usagers ruraux de cette zone désertique pauvre sont obligés de transiter par la petite ville pour se rendre à El-Bayadh ?
III. Le transport collectif : une activité récente dominée par des opérateurs non-professionnels
Le contexte politique caractérisé par l’échec de l’option socialiste, la crise économique et l’ouverture libérale expliquent le relatif désengagement de l’Etat d’un certain nombre de services publics considérés par Alger comme une surcharge qui pénalise la gestion institutionnelle. Le transport collectif, qui fait partie du lot, a reçu un coup dur puisque de très nombreuses entreprises publiques communales et intercommunales, situées dans les zones rurales, ont fait l’objet d’une dissolution en raison de leur gestion économique déficitaire. Dans cet ordre d’idée, les opportunités d’investissement permises par la dé-monopolisation du transport terrestre ont été mises à profit par de petits entrepreneurs économiques qui ont occupé ce créneau à cause d’une demande manifeste de mobilité géographique, de la part d’une population incommodée par les déficiences du secteur public.
De petites entreprises, à la limite de l’artisanat, ont été créées par des entrepreneurs ou par des jeunes chômeurs aidés par le biais de l’Agence nationale du soutien à l’emploi des jeunes. Sur la base d’un dossier comprenant une étude technico-économique et l’accord d’affectation d’une ligne par la Direction des transports, le jeune peut bénéficier d’un prêt de 1,5 million de dinars de la part de la banque qui exige le dépôt d’une caution de 160 000 dinars et un remboursement annuel régulier. Ces petites sociétés appartiennent généralement à un individu soutenu par sa famille ou à un groupe de jeunes constitués en coopérative ; dans la wilaya de Relizane, les 194 opérateurs possèdent 191 véhicules. Parmi les types de véhicules utilisés (autocars, minicars et fourgons aménagés), le pourcentage de fourgons aménagés (9 à 12 places) est de loin le plus important, se situant autour de 60 % du parc roulant.
Dans la même wilaya, sur 86 opérateurs privés autorisés à exploiter une ligne locale, 55,8 % sont des entrepreneurs qui ont pris l’initiative de créer leur propre unité alors que 44,2 % sont des jeunes sans travail qui ont recouru à l’Agence nationale du soutien à l’emploi des jeunes. Sur le plan du financement, l’enquête faite en 2001 fait ressortir que sur 78 opérateurs, 35 ont autofinancé leur véhicule, 34 ont bénéficié d’un prêt bancaire et 9 personnes ont reçu une aide de la proche famille (frère, oncle...). L’emploi créé se chiffre dans la wilaya de Relizane à 170 personnes (propriétaires et aides familiaux compris) alors que dans la daïra d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh, seuls 16 emplois ont été ouverts par le transport collectif.
Dans cette dernière, sur 8 opérateurs, 4 sont nés dans la ville et 4 dans les zones rurales. Sur 76 enquêtés à Relizane, seuls 2,7 % ont moins de 25 ans et 61,8 % ont un âge compris entre 25 et 39 ans. Quant au lieu de résidence des entrepreneurs de cette wilaya, il se répartit sur 4 communes urbaines et 16 rurales ; c’est dire là, la contribution du monde rural au développement local puisque la moitié des opérateurs a créé dans leur commune rurale de résidence une, voire plusieurs (4 à Oued Djemaa), petite(s) entreprise(s) de transport.
Les investisseurs sont des personnes qui n’avaient pas, ou si peu, de relations avec des professions liées au transport. Bien plus, l’analyse de leur emploi précédent fait ressortir un étonnant recoupement avec les activités économiques dominantes des régions étudiées en Algérie : à Relizane, sur 50 réponses, 13 étaient des sans-travail, 7 des fonctionnaires, 7 des émigrés, 6 des chauffeurs, 5 employés, 4 ouvriers,
2 commerçants, 2 fellahs... ; dans la wilaya de Tiaret, sur 19 enquêtés, la ventilation est la suivante : 4 étaient des fellahs, 3 des commerçants, 3 des chauffeurs, 2 des émigrés, 2 des employés, 2 des artisans, 2 des chômeurs et un ouvrier d’usine (Marouf K.- Dengar M., 1997). Sur les 10 réponses enregistrées à El-Abiodh-Sidi-Cheikh, on dénombre 5 chauffeurs, 2 employés, 2 chômeurs et un fellah.
Discrets sur l’origine des fonds investis dans leur petite entreprise, les opérateurs restent généralement évasifs ; toutefois, sur 15 propriétaires de fourgons travaillant dans la daïra d’Akbou dans la wilaya de Béjaïa, 40 % ont affirmé qu’une partie de leur financement a un rapport direct avec la tradition migratoire locale. L’apport est là strictement familial : aides du père émigré en France (1 réponse), de pères retraités en France (2), de frères émigrés en France (2) et de frère émigré en Allemagne (1) (Bouda A. – Dahmani K., 1997).
Conclusion
Le fait marquant à relever se rapporte au déclin progressif des Entreprises publiques locales et à leur dissolution progressive. Dans cette dynamique de changement économique et social, l’émergence d’acteurs économiques privés peut être lue comme une sorte de passage de relais à des entrepreneurs locaux enracinés qui tentent d’investir leurs capitaux dans leur terroir. Même si ces opérateurs privés, qui ont peu de relation avec la profession, cherchent des créneaux à forte rentabilité, il n’en demeure pas moins vrai que c’est à l’Etat de réguler leur irruption dans une activité considérée comme un service public et d’organiser l’espace au profit du développement local.
Bibliographie
*Références en langue française :
-Bouda, Azzedine et Dahmani, Kamel, 1997 : Etude du transport de voyageurs : Akbou et sa zone d’influence.- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.
-Kandsi, Farida et Tehani, Baghdad, 1991 : Le rôle des transport dans l’organisation de l’espace local bel-abbéssien.- Mémoire, ingénieur, géographie, université d’Oran.
-Loi n° 01-13 portant orientation et organisation des transports terrestres. J.O. du 08 août 2001, Alger
-Loi n° 88-17 portant orientation et organisation des transports terrestres. J.O. du 10 mai 1988, Alger.
*Références en langue arabe :
-Benammar, Moudjahed, 1998 : Le transport rural dans la daïra de Hadjout (wilaya de Tipaza).- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.
-Bettayeb, Mostéfa et Lantri, Bachir, 1998 : Le transport collectif public et privé à Mostaganem.- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.
-Fafaa, Mokhtar et Daoudi Seif-eddine, 2002 : Le transport intercommunal dans la wilaya de Relizane.- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.
-Marouf, Khaled et Dengar, Meftah, 1997 : L’aire d’influence du transport collectif dans la zone de Tiaret.- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.
-Sahouli, Mohamed, 2002 : Le réseau de transport des fourgons aménagés dans la daïra d’El-Abiodh-Sidi-Cheikh.- D.E.U.A., géographie, université d’Oran.