Insaniyat N° 16 | 2002 | Réalités, acteurs et représentations du local en Algérie | p.229-235 | Texte intégral
Belkacem MEBARKI : Chargé de cours, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
Aujourd’hui, lorsque nous évoquons le terme « patrimoine », la première idée qui nous vient à l’esprit est sans conteste celle de notre appartenance identitaire et de notre capacité à préserver notre spécificité culturelle à l’intérieur de la globalité qui se met en place. Et lorsque, en tant que Maghrébins, par la grâce de la géographie et la force de l’histoire, nous vivons à la jonction de deux cultures, il est un fait que cette appartenance s’étend sur un plan aussi bien vertical (nous ne pouvons occulter notre origine orientale) qu’horizontal (nous ne pouvons faire abstraction des éléments occidentaux qui ont contribué à la formation de notre personne)[1]. Cette diversité doit aboutir théoriquement à l’émergence de notre être interculturel. Cependant, nous éprouvons des difficultés d’assumer cette mission, d’autant que ce rôle nous est contesté par nos principaux partenaires, au nom d’un européocentrisme tenace, et bien des paradoxes caractérisent encore notre relation avec le monde et avec nous-mêmes ; nous donnons ainsi l’image d’un « corps fissuré de mille et une blessures »[2]. Nous nous sentons fragilisés par les agressions des autres espaces et par l’impuissance atavique de notre culture à se mettre en adéquation avec notre situation géographique privilégiée et avec notre aspiration à nous affranchir des tutelles civilisationnelles qui nous ont été imposées et qui provoquent bien des malaises.
Aussi, nous surprenons-nous parfois, dans notre entreprise de collage identitaire, à nous comporter de manière névrotique à l’endroit de notre
héritage culturel. Surtout lorsque nous vivons notre maghrébinité en confrontation directe avec l’espace d’en face ou de l’intérieur même de cet espace, comme c’est le cas des enfants de l’émigration.
L’expression de ces enfants de l’exil nous interpelle parce qu’elle est un peu la nôtre, celle de notre maghrébinité en dialogue avec d’autres cultures, mais aussi avec elle-même, pour un examen de ses capacités de résistance face à l’immense pouvoir phagocytant de la mondialisation, synonyme, sur bien des points, d’« occidentalisation ».
Cette expression des « Beurs » constitue depuis quelques années l’objet d’étude d’un grand nombre de chercheurs en anthropologie, en sociologie, en ethnologie ou en littérature, intéressés, les uns et les autres, par le comportement d’une population en pleine mutation culturelle. Certes, cette recherche obéit à la norme occidentale et utilise souvent une approche dominée par cette espèce de sociologisme moderne, fortement marqué par le nivellement culturel, qui ramène tout à l’universalité et qui caractérise toute recherche de ce type. Cependant, elle a le mérite de nous titiller dans nos certitudes et de nous inciter à réfléchir sur la manière de sortir de notre enfermement culturel.
Les limites d’un tel discours résident dans sa ténacité à bloquer la quête des enfants de l’interculture dans le seul sens d’une éventuelle intégration. Ce point de vue, même s’il peut être justifié par le comportement négativiste, adopté par ceux qui appartiennent à des espaces civilisationnels en difficulté ou en décadence et qui ne veulent plus s’y reconnaître, donne toutefois l’impression d’être sous-tendu par des intentions ethnocentriques et peut se traduire par un discours nihiliste tel que celui produit par M.T. Maschimo : « Bénéficiant d’une autre culture, ils auraient pu, comme les Polonais, faire face, puis s’intégrer ; mais, privés de toute culture d’origine et incapables, par là même, de s’insérer dans une autre, d’autant plus qu’elle les repousse, ils sont absolument hors jeu, hors monde ; leur être est un non-être, leur moi un non-moi, leur substance, une absence. Tels les zombies, ils errent dans le royaume des ombres, sans aucun espoir d’entrevoir un jour la lumière. »[3]
Cet intérêt pour la maghrébinité a donc le mérite de nous offrir le cadre d’un débat que nous avons du mal à instaurer à partir du Maghreb. En effet, l’enjeu n’affecte pas seulement la société occidentale qui, en tant que société d’accueil, étudie le comportement de ceux qui s’y installent ; à bien des égards, il est aussi, et peut-être surtout, celui de la société maghrébine.
Cet enjeu est celui de l’interculturalité, qu’elle soit considérée comme mythe ou comme réalité[4].
La plupart de ces enfants de l’exil sont certes nés en France et leur rapport à l’espace d’origine paraît des plus caricatural. Leur expression, littéraire, artistique, ou même politique, palimpseste quant à sa forme, présente effectivement en surface des intentions bien intégrationnistes. Réduite exclusivement à cette unique intention, cette expression ne présente que peu d’intérêt pour nous. Aussi, proposons-nous une autre approche : celle qui voudrait considérer cette nouvelle manière d’être comme discours à valeur multidimensionnelle prenant en charge les deux espaces qui le provoquent.
Ce débat sur la capacité de la maghrébinité, de s’installer objectivement dans son rôle de trait d’union entre deux univers en perpétuel conflit, doit aboutir à nous faire cerner les contours du cadre dans lequel doit être perçue l’interculturalité Nous laissons donc de côté les volets économique et social, qui ont été assez étudiés par les spécialistes de la question, pour ne nous pencher que sur l’aspect culturel du phénomène.
L’expression de l’exil, et même, dans une large mesure, celle produite à partir du Maghreb, s’articule globalement autour de ce rapport Orient/Occident. Pendant longtemps, ce rapport s’effectuait selon une relation de dominé à dominant, sous-tendue par le mythe de la perfection du monde occidental qu’il fallait courtiser. Ce qui faisait d’ailleurs dire à Abdellatif Laabi, dans un article paru dans la revue Souffles, en 1966, à propos de l’expression littéraire maghrébine, qu’« elle illustre parfaitement ce rapport du colonisé et du colonisateur dans le domaine culturel. […] Cette littérature demeurait presque à sens unique […]. On a l’impression aujourd’hui que cette littérature était une espèce d’immense lettre ouverte à l’Occident, les cahiers maghrébins de doléances, en quelque sorte ».
Cet Occident en question, qui affiche des intentions « d’instaurer un nouvel ordre centralisateur, mais qui est en fait déphasé, qui ne fait que s’accrocher aux lambeaux de ce qui fut, jadis, une culture, qui ne survit plus que comme une trace éclatée, vidée de tout son sens vital »[5], se montre, malgré son hospitalité apparente, terriblement ethnocentriste au regard de ceux qui ont tout quitté pour s’y intégrer. Pour des considérations différentes, le Maghreb traditionnel se montre, somme toute, tout aussi jaloux de sa spécificité.
C’est ainsi que la culture emportée par les primo-migrants ne concède aucune perturbation, sauf peut-être (et encore !) sur le plan de la langue pour les besoins les plus stricts de la communication.
Un ethnocentrisme en face d’un autre, cela engendre une crise identitaire, forcément, sommes-nous contraints de souligner. Et la situation des « Beurs », victimes de ce conflit de cultures, a fait le bonheur des chercheurs de toute catégorie. Le discours de la plupart de ces derniers n’a pas été particulièrement tendre à l’égard de ces nomades périphériques qui se sont vus qualifiés, n’en pouvant mais, d’êtres qui « ne sont ni d’ici, ni d’ailleurs, à cheval entre deux cultures, en suspens d’identité, en mutation, en pèlerinage d’identité, en crampe d’identité, au seuil de la société française, sans repères, enfants déboussolés, un peu noyés dans le gué ou dans l’entre-deux, enfants à deux versants, écartelés entre deux rives, voués à l’orphelinat culturel, dans une anomie culturelle… »[6]
Ceux qui ont vécu une situation de transition culturelle savent cependant que ce type de discours n’est pas totalement infondé. En effet, il existe toujours un risque pour un candidat à la mutation culturelle, ou en partance pour un espace interculturel : celui de tomber dans le rôle du « bâtard œdipien »[7].
Cette obsession caractérise nettement les premiers écrits des Maghrébins installés ailleurs. Les romans de Begag, de Charef, de Sebbar et de bien d’autres, nous offrent, à ce sujet, des exemples édifiants. Étant persuadés d’être investis, par le hasard du lieu de leur naissance, offert d’ailleurs par les parents, de la mission de rectifier une anomalie de l’histoire, les « Beurs » croyaient utile de commencer d’abord par se départir de leur héritage culturel. La technique consistait à mettre en texte l’espace d’origine dans son image la plus caricaturale. Le Maghreb était renié : « Je n’ai rien à voir avec ce pays »[8], l’islam folklorisé : « Quatre fois par jour, Malika se tourne vers La Mecque pour prier Allah »[9], la langue arabe dénaturée[10].
Ce discours de la négation et du rejet était donc engendré par le caractère jugé obsolète d’une culture en panne de régénérescence, en difficulté face à la modernité. Limité cependant à cette seule fonction, il n’aurait pas suscité autant d’engouement. C’est paradoxalement l’hermétisme de l’espace d’accueil qui va donner toute sa valeur à l’expression des « Beurs ». Reléguée à la périphérie des deux centres, cette expression va se doter de cette appréciable capacité, et nous n’en attendons pas moins d’elle, à mettre à nu le caractère intolérant de deux cultures et à nous faire saisir les insuffisances et les attentes d’une société en mutation, telle que la société maghrébine du Maghreb.
Par instinct de changement propre à toute minorité en danger de phagocytage – « Le moi n’ayant de certitude que dans sa mobilité et sa singularité »[11] –, les « Beurs » vont faire de leur marginalité un phénomène fécond. On ne se contente plus de se conformer aux modèles proposés. On crée, on innove ; on enrichit la langue française, qui ne peut qu’afficher « un sourire de welcome », selon une expression de T. Djaïdani, par un « langage qui est en train de bouleverser l’écriture romanesque en général »[12].
Déjouant l’esthétique de la norme établie pour transcender les conjonctures et dépasser le binarisme de la situation de l’exil traditionnel, les « Beurs » ont réussi à inventer l’espace-temps de la périphérie en mouvement, qui ne se contente plus de son rôle d’objet d’un discours, mais qui devient elle-même productrice de parole.
Prenant à contre-pied le discours de la non-appartenance, cette parole se veut déstabilisatrice en s’affichant comme miroir qui réfléchit aux deux centres leurs imperfections. On perturbe l’espace pour fuir de son « bidon d’huile » (bidonville) et aller revisiter l’histoire pour casser le mythe de la pureté des races et de la perfection des cultures en rappelant par exemple que « Charles Martel n’a arrêté les Arabes qu’à Moitié » (Poitiers).
Cette parole qui dit ainsi l’indigence d’une identité reposant exclusivement sur la différence nous offre une onomastique et une toponymie psychiques, sociales ou mythiques en plein délire, à la lisière des espaces ordonnés. Cela nous donne quoi ? Cela nous donne : « Zeïda de nulle part », « le Chinois d’Afrique », « les ANI du Tassili », « Archi-Ahmed »…Autant d’expressions subversives qui brouillent les repères, qui dé-balisent les frontières, qui créent un nouveau code à la jonction des deux autres codes qui l’ont généré[13].
À travers cette nouvelle démarche, il n’est plus question de négation des valeurs de l’espace des ancêtres, au contraire. Par la sécurité qu’elles offrent en cas d’échec, ces valeurs constituent la rampe de lancement vers toute contrée interculturelle. Des concessions se font également à l’intention de l’Occident, qui se laisse désormais pénétrer par l’orientalité, de laquelle il s’est toujours méfié. C’est ainsi que le candidat à l’interculture accepte de tronquer son identité de départ d’un certain nombre de ces constituants ; il allège son altérité pour atténuer la différence en se faisant appeler Momo, Ben, Nono, Abdel… ou en choisissant des prénoms à mi-distance des deux codes de référence, tels que : Lynda, Lilly, Sissi, Lydia, Yanisse…
Sur la forme, cette nouvelle expression est habillée d’humour et d’ironie. Cela va de soi, sommes-nous tentés de dire, car, pour ne pas verser dans la névrose, il est préférable de tourner en dérision sa situation de crise. Sur le fond, cette nouvelle manière d’être au monde dénote une intention interculturelle certaine, qui passe par le fait de bousculer les certitudes des espaces forcés au dialogue et de se moquer de leurs modèles. En effet, l’édification, ou la réédification, de l’identité d’un nomade culturel à partir des seuls éléments de l’appartenance d’origine, ou des seuls éléments d’une appartenance adoptive, est un leurre. « L’identité n’est pas une affaire d’appartenance, mais d’apparence. Elle est souvent à fleur de peau », soulignait A. Maalouf.[14].
Cette nouvelle manière d’être au monde, de vivre sa modernité à partir de sa tradition, entre l’ici et l’ailleurs, n’est pas spécifique aux « Beurs » ; elle caractérise la même volonté de changement chez les jeunes Algériens d’Algérie, qui utilisent le même type d’interlangue, qui se choisissent le même type de prénoms, qui adoptent les mêmes attitudes à l’encontre des
cultures qui les font. Offrant de telles perspectives de recherche sur la maghrébinité en mutation, l’expression de l’exil n’est donc plus à aborder sous son seul aspect sociologique ou à partir de sa prétendue seule valeur d’écriture de contestation et de dénonciation d’une communauté marginalisée par ces deux espaces culturels de référence. De par son esthétique de la transgression, de l’inter-normes, sa thématique de la déstabilisation, sa spécificité assumée dans son universalité déclarée, cette expression s’affiche désormais comme parole à valeur interculturelle, qu’il faudrait interroger autrement pour mieux appréhender le comportement des sociétés traditionnelles dans leur mouvement vers la modernité.
Notes
[1]-Maalouf, A. : Les Identités meurtrières.- Paris, Grasset, 1998.
[2]-Kristeva, J. : Étrangers à nous-mêmes.- Paris, Fayard, 1988.
[3]-Cité par Ouamara, R. : In Le discours désémigré.- Paris, Ed. Bouchène, 1993.
[4]-Bererhi, A. : Territoire perdu, territoire réinventé.- Littératures des immigrations, (dir. de) Bonn, Charles, Paris, L’Harmattan, 1995.
[5]-Miquel, C. : Critique de la modernité.- Paris, L’Harmattan, 1992.
[6]-Cf. Ouamara, R. : Op. cité.
[7]-Robert, M. : Roman des origines et origines du roman.- Paris, Grasset, 1972.
[8]-Charef, M. : le Thé au harem d’Archi-Ahmed.- Paris, Mercure de France, 1983.
[9]-Ibid.
[10]-Begag, A. : le Gone du Chaaba.- Paris, Mercure de France, 1986.
[11]-Kristeva, J. : Op.cité.
[12]-Madrarhi-Alaoui, A. : Place de la littérature beure dans la production franco-maghrébine.- In Littératures des immigrations.
[13]-Laronde, M. : Autour du roman beur.- Paris, L’Harmattan, 1993.
[14]-Maalouf, A. : Op.cité.