Insaniyat N° 14-15 | 2001 | Numéro spécial: Premières recherches | p.33-56 | Texte intégral
Samia ZENBOUDJI-ZAHAF : Architecture et d'Urbanisme d'Alger, 16 000, Alger, Algérie
La conception de l’habitation a consisté pendant longtemps en une reconduction de modèles plus ou moins réinterprétés, modèles qui se perpétuaient selon une image conventionnelle dans le respect des codes dominants dans une communauté donnée .
Ce processus de conception a prévalu jusqu'à l’avènement de la révolution industrielle qui est venue bouleverser un mode de production d’abord économique (donc mode de subsistance), et par voie de conséquence un mode de vie et un mode d’habiter.
Cela a eu des conséquences sur des organisations originellement communautaires ; la communauté s’effrite et ne contrôle plus la production de son l’habitat.
Par ailleurs, la stéréotypie, le gigantisme, la pauvreté formelle, l’indifférence à l’égard des particularités sociales et le mépris de l’individu qui ont caractérisé les réalisations du mouvement moderne, ont suscité leur remise en cause ; et encouragé l’intégration de la sociologie et de l’anthropologie culturelle dans les études urbaines et architecturales [1].
Le mouvement post-moderne lui, revalorise l’image traditionnelle de la ville et pose le problème du traitement des ensembles anciens dans le processus d’urbanisation ; les études de morphologie et les recherches sur les parcellaires sont reprises en Italie; démarche qui pourrait présager une réconciliation de l’aménagement urbain avec l’échelle humaine et un inévitable retour aux sources.
Construire un habitat signifie délimiter un territoire, structurer un environnement et l’organiser de manière à satisfaire un besoin vital d’isolement, sans être en contradiction avec une volonté certaine de vivre en communauté [2].
Comprendre l’articulation des domaines d’intimité d’un habitat signifie l’appréhender d’abord à travers son contexte historique, social et spatial avant de le situer par rapport à sa structure de référence qui est l’agglomération.
Retrouver la structure originelle de l’espace, organisation témoin d’une culture de référence et d’un mode de vie, nous fournira les éléments nécessaires à la compréhension des schémas et modèles en amont de toute production spatiale.
L’habitat évolue toujours plus lentement que la société elle-même tout en perpétuant certaines de ses caractéristiques antérieures. La maison, lieu d’une certaine permanence des valeurs fondatrices de l’habiter conditionne l’individu dans la représentation qu’il se fait de son habitation et dans son vécu spatial.
Se référer aux caractéristiques et pratiques antérieures d’un habitat, véhiculées à travers des modèles qualifiés habituellement de traditionnels ou de vernaculaires, est donc une nécessité pour concevoir un habitat en conformité avec les besoins permanents, et ceux nouveaux ou en mutation d’une population donnée.
Au 20ème siècle, le progrès technique, les luttes sociales, les guerres ont totalement bouleversé la hiérarchie des valeurs. Limites, frontières, distances y ont perdu leur importance, voire leur signification[3].
La croissance du monde est universelle; certains besoins tendent à le devenir mais l’habitat n’en demeure pas moins une solution spécifique. Plus qu’un simple abri, foyer ou logis, c’est un ensemble socialement organisé qui permet à l’homme de satisfaire ses besoins physiologiques, spirituels et affectifs. L’habitat intègre la vie individuelle et familiale dans les manifestations de la vie sociale et collective.[4]
Une société algérienne en pleine mutation, un modèle de vie «moderne» pas toujours en accord avec les valeurs et les pratiques traditionnelles, tel est l’environnement dans lequel évolue l’habitat contemporain en Algérie. Comme toutes les villes d’Algérie, Tizi-Ouzou n’échappe pas à cette réalité. Comment s’effectue la délimitation du territoire dans un habitat en mutation, l’intimité comme élément de marquage du territoire de l’habitation constitue-t-elle une permanence dans cet habitat ? Telles ont été les préoccupations de cette étude.
Le terrain choisi à cet effet est la Haute-Ville de Tizi-Ouzou, ou plus exactement le vieux village ou Smala de Tizi-Ouzou appelée communément dechra par opposition à l’espace du village colonial «El bilage» ; désignations très significatives des cloisonnements de l’espace Tizi-Ouzien.
« El bilage », implanté en des lieux antérieurement espaces d’échanges, représente pour le kabyle montagnard, le lieu d’échanges et de rencontres situé dans le bas pays par opposition à «Taddart» qui associe résidence et défense et se localise dans le haut pays.(4)
Implantée à mi-chemin entre Alger et Bédjaïa, entre la mer Méditerranée et le massif du Djurdjura, Tizi-Ouzou, agglomération urbaine de piémont, Chef-lieu administratif, culturel, social et économique est caractérisée par la convergence de onze voies routières d’inégale importance (dont la R.N.12 ) et par une migration quotidienne particulière.
La dechra, noyau originel de la ville de Tizi-Ouzou, se compose à l’origine de quelques habitations éparses, pour devenir successivement Smala, «village indigène », puis dechra ; elle constitue malgré sa marginalisation actuelle un champ d’étude intéressant tant par ses permanences que par ses mutations.
Premier noyau de Tizi-Ouzou, la Haute-Ville réunit à la fois :
- Un cadre (géo-historique) intéressant,
- Un cadre morphologique traditionnel en mutation,
3) Un cadre humain hétérogène représentatif d’une situation propre à toute la ville.
C’est à travers tous ces aspects, que nous vérifierons la permanence de l’intimité en tant qu’élément de marquage du territoire dans un habitat en mutation ; à travers différentes échelles : celle du territoire, de l’agglomération, du quartier et de l’habitation.
Ceci nous permettra :
1. de situer notre cas d’étude par rapport à son contexte géo-historique,
2. de situer cet habitat par rapport à son modèle pratico-symbolique.
Et, dans le souci de mieux cerner les préoccupations qui sont les nôtres, à savoir l’étude de la territorialité dans un habitat traditionnel en mutation , nous définissons les concepts fondamentaux associés à notre problématique puis présentons des approches théoriques qui se rapportent à la définition du rapport : Habitat-Territorialité-Intimité.
Ce qui nous conduit à illustrer, par des exemples d’habitats traditionnels, la matérialisation de la territorialité définie comme la traduction du besoin d’intimité dans l’habitat présentée à travers ses spécificités culturelles.
Parmi ces habitats, nous retrouverons l’exemple du village kabyle. Considéré comme modèle pratico-symbolique, le village kabyle nous introduit à notre cas d’étude : la Haute-Ville ou dechra de Tizi-Ouzou.
Pour comprendre sa structure actuelle, nous la situerons dans son contexte géo-historique, celui de la Grande-Kabylie ; ce qui nous permettra de retrouver le processus de sa genèse et celui des transformations successives qui l’ont affectée.
Dans ce qui suit, nous abordons les différentes structures spatiales de la Haute-Ville de Tizi-Ouzou et leur rapport à l’intimité et à la territorialité, pour aboutir à la définition de sa structure actuelle: la dechra est-elle un village ou un quartier ?
L’état des lieux actuels confirme la conclusion précédente et nous donne les éléments nécessaires à une meilleure compréhension de la situation actuelle.
Ce qui suit est consacré de manière plus particulière à l’habitat de la Haute-Ville appréhendé à travers ses mutations ; territorialité et intimité indissociables par la nature de leur origine et par leur manifestation spatiale, y sont traitées de manière globale pour l’ensemble de la Haute-Ville ; puis vérifiées sur un îlot.
L’importance de la dechra ne nous permettant pas un travail de terrain sur l’ensemble de son périmètre, nous avons choisi un de ses quartiers les plus anciens : Lala Saïda, noyau originel au sein duquel un îlot a été choisi : l’îlot 3.
Par sa situation et par la variété de son habitat, l’îlot 3 est représentatif de la situation de l’habitat de l’ensemble de la Haute-Ville de Tizi-Ouzou.
L’habité est le but de l’architecture ; habiter signifie s’orienter dans un milieu et s’identifier à lui. Définir et contrôler un territoire est une nécessité qui permet à l’homme de répondre à un besoin d’intimité nécessaire à son équilibre ; pour cela il construit des lieux caractérisés par la concentration et l’enfermement. Ce sont des intérieurs au sens plein du terme qui induisent privacité et exclusion.
Culturellement définies, l’intimité, la perception et la pratique de l’espace, échappent au champ de la conscience ; l’habitation est une réponse à des besoins physiologiques auxquelles la culture confère structure et signification.
La maison est donc une solution spécifique tant socialement que culturellement ; lieu d’intimité par excellence, elle introduit les spécificités culturelles de l’intimité. Variable d’une culture à l’autre, la conception de l’intimité participe à l’organisation de l’espace.
La maison définie comme nid, coquille, lieu surprotégé et intime, a pour première fonction de créer un espace protecteur au sein duquel l’homme développe des pratiques précises qui mettent en relation l’espace enclos avec son environnement dans le respect de sa culture de référence.
Avec la civilisation technique du 20ème siècle, l’évolution de la structure de la famille, conjointement à celle des conditions de production, va générer des transformations de l’habitat. De cela, découle une profonde transformation du rapport espace/société qui exige de plus en plus que soient construits, matérialisés les rapports sociaux et que soient isolés et distingués les fonctions et les individus.
Il s’agit là d’un processus à très long terme impliquant une transformation continuelle des habitations sans rupture, ni achèvement. Par ce phénomène, s’accomplit progressivement une différenciation des espaces de la maison sans que les pratiques paraissent en être directement et profondément affectées.
L’habitat des quartiers traditionnels, dont l’organisation initiale ne répond plus aux nouveaux besoins de ses occupants, connaît de réelles mutations qui intègrent le modèle traditionnel d’appropriation de l’espace.
Construire son habitat signifie délimiter un espace qui va définir un territoire. La définition et la délimitation d’un territoire constitue toujours une permanence dans l’habitat, seule varie la manière de l’obtenir, l’appropriation de l’espace de l’habitat étant culturellement déterminée.
Les mutations typologiques affectent l’organisation de l’habitat d’un point de vue formel et plus rarement du point de vue des pratiques spatiales qui perdurent à travers le modèle pratico-symbolique. Eléments de permanence situées dans l’inconscient de l’individu, les pratiques spatiales sont soumises à peu ou pas de mutations.
Dans l’habitat traditionnel, l’intimité est un élément de marquage du territoire ; territoire du groupe, territoire familial et enfin celui individuel.
L’espace villageois, en rapport avec notre cas d’étude, limitait et définissait ses différents territoires : Arch, tribu, village, ... etc., conformément à une organisation sociale propre.
Successivement lieu d’habitat temporaire, Smala, village indigène puis dechra, la Haute-Ville de Tizi-Ouzou, noyau originel de la ville, présente d’un point de vue structurel, un certain nombre de similitudes avec le village kabyle de montagne considéré comme modèle pratico-symbolique local. Structure, implantation, organisation et utilisation de l’intimité en tant qu’élément de marquage du territoire sont conformes aux principes organisationnels du village kabyle. Situé dans un contexte traditionnel resté stable dans sa structure globale, l’habitat de la Haute-Ville connaît de profondes mutations.
La Haute-Ville de Tizi-Ouzou, noyau originel de la ville, est un espace en déperdition. Il se compose d’un habitat traditionnel pas toujours conservé en état; il présente un intérêt par les transformations et les mutations qu’il a subies pour mieux répondre aux besoins de ses occupants actuels.
« Axxam », dans sa forme initiale, a disparu, quelques ruines subsistent encore mais elles sont inaccessibles. L’hara s’est divisée en parcelles ; elle est souvent recomposée verticalement ; plus qu’une conservation, c’est une réinterprétation. La maison construite verticalement abrite frères ou cousins qui traditionnellement occupaient l’hara dans le village kabyle. L’hara territoire de la famille élargie est remplacée par la parcelle, tantôt territoire d’une famille élargie et d’autres fois celui d’une famille plus restreinte .
L’organisation de l’espace conformément aux appartenances lignagères tend à disparaître. Les rapports de proximité auparavant familiaux se limitent souvent à de simples relations de voisinage ; l’individualisation de l’espace s’accompagne d’une définition plus claire des limites et d’une volonté certaine d’en préserver l’intimité.
L’intimité, en tant qu’élément de marquage du territoire, est de ce fait un élément de permanence dans un habitat en mutation situé dans un contexte traditionnel. L’époque contemporaine met en évidence l’importance du rapport espace/société et la nécessité de concevoir non pas un habitat qui réponde à des normes universelles mais un habitat qui réponde davantage à des impératifs plus contextuels. L’habitat doit être conçu pour répondre aux besoins d’une société en perpétuelle mutation.
Les notions d’intimité, d’espace personnel, d’espace communautaire, d’espace public et privé sont culturellement variables ce qui remet en cause la transposition de modèles d’habitat importés d’ailleurs. Il s’agit donc, d’actualiser le rapport espace/société tout en intégrant passé présent et avenir à travers deux dimensions complémentaires:
- une dimension utilitaire qui considérerait l’espace comme support des activités et qui prendrait en charge les besoins quantifiables.
- une dimension culturelle représentative de particularités qui assurerait des exigences qualitatives, symboliques ou particulières.
En ce qui concerne notre cas d’étude, le développement vertical de certaines habitations a généré de nombreux problèmes de promiscuité. Conçue pour être occupée par des habitations à simple rez-de-chaussée, la Haute -Ville de Tizi-Ouzou assume mal sa nouvelle verticalité. Pour délimiter leur territoire et préserver leur intimité, les habitants ont souvent recours à l’utilisation de diverses sortes de brises vue .
Retrouver l’intimité du territoire familial et répondre aux nouveaux besoins d’espace, signifie intégrer permanences socioculturelles et mutations socio-économiques; c’est-à-dire retrouver des limites territoriales claires et une appropriation spatiale introvertie dans une habitation verticale, avec ouvertures sur l’extérieur, représentative du modèle «moderne» signe de promotion sociale .Solution difficile à intégrer au parcellaire actuel.
Samia ZENBOUDJI – ZAHAF
Notes
* Mémoire de Magister en Architecture et Urbanisme (sous la direction de : M. Salhi Mohamed Brahim), novembre 2000.
[1]- Choay, F. : Urbanisme -Théories et réalisations.- In Encyclopaedia universalis, France, 1995.
[2]- Baduel, P. R. : Habitat traditionnel et polarités structurales dans l’aire arabo- musulmane.- In Annuaire de l’Afrique du nord, tome XXV 1986.- p.p.231 à 235.
[3]- Piganiol, P. et Candilis, G. : Habitat : l’habitat contemporain.- In encyclopaedia Universalis, France , 1995.
[4]- Ibid.