Processus de production des espaces centraux à partir d’un cas : Tizi-Ouzou

Insaniyat N°14-15 | 2001 | Numéro spécial: Premières recherches | p. 69-81 | Texte intégral


Samia KITOUS 


La poussée urbaine de l’après deuxième guerre mondiale, est un phénomène important qui affecte l’ensemble de la population mondiale. En une génération, la surface urbanisée a été multipliée par trois ou quatre. De larges développements périphériques apparaissent et deviennent la composante majeure de l’espace urbanisé. Au même moment, de nouvelles formes de centralité urbaine, nées de nouveaux processus de polarisation économique ou/et sociale, se constituent dans les espaces urbanisés périphériques. Elles se déploient selon des logiques fonctionnelles (centre administratif, centre culturel, centre commercial, centre hospitalier, etc.), et s’ancrent aux lieux les plus accessibles, accentuant à leur profit la convergence des lignes de circulation. La ville érige ainsi de nouveaux foyers de convergence et se réorganise selon une structure polynucléaire. On aboutit à un espace où tout s’exprime en terme de centre. Les fonctions qui étaient rassemblées en un même lieu se dispersent en une pluralité de lieux. Cette dispersion des fonctions centrales est perçue comme crise.

La crise des centres, c’est à dire le déphasage entre centre géométrique et pôles d’attraction, ne signifie donc pas disparition de la centralité, bien au contraire. N’est-ce pas plutôt l’excès de centralisation qui met la ville en crise ? La centralité urbaine s’approprie l’espace urbain dans sa totalité. Ce qui était le centre, se multiplie en une pluralité de centres.

Aujourd’hui, il est impensable de se représenter l’urbain en dehors de la figure de la centralité. Tout se passe comme si la centralité urbaine était un
principe d’organisation de l’espace des villes actuelles, mais aussi de celles qui leur ont préexisté. La centralité est ainsi considérée comme une permanence de toute l’histoire urbaine. Le centre est saisi comme élément constitutif et immuable de la structure urbaine. On connaît en effet, l’importance que la production d’espaces centraux, a dans les pratiques urbanistiques contemporaines. Pas de ville sans centre, pour l’urbaniste moderne. Cette perspective préjuge que le démantèlement du centre reconfigurera nécessairement la ville.

Mais pourquoi faut-il penser, toujours, la ville avec un centre? En ce qui nous concerne, nous voulons inverser la perspective dominante des urbanistes quant à la ‘‘crise des centres’’. Nous posons le centre comme structure mouvante, appelée à évoluer et se transformer au grès des changements qui affectent la société. Nous pensons que la crise du centre n’est qu’un moment de l’histoire de la ville. Cette dernière peut, en outre, s’organiser sur d’autres bases que celles d’une structure centrée. Il y a bien sûr, une dimension de défi dans cette hypothèse initiale qui est d’imaginer une ville sans centre. Pourtant, au regard des faits, il nous semble que le propre des sociétés est bien de tendre à ne produire que les espaces dont elles ont besoin.

Notre travail de recherche, inscrit dans le cadre d’un magister en Urbanisme, se propose d’explorer le concept de centralité urbaine dans ses différentes acceptions, à la fois d’un point de vue spatial et social. Dans cette analyse, nous nous intéressons plus particulièrement à ce que l’on nomme le ‘‘cœur’’ des villes. Rendre compte de la ‘‘production de ce centre’’, tel est notre objectif, et ce à partir d’un cas : Tizi-Ouzou.

En nous basant sur les travaux de J. S. Bordreuil[1] sur la centralité urbaine dans les villes européennes, nous définissons la centralité urbaine comme étant ‘‘un principe de localisation de contenus’’, principe qui répartit les diverses activités selon l’opposition centrale-périphérique, ou pour dire autrement, ce qui fait correspondre à une différence spatiale centre/périphérie, une différence fonctionnelle. Cette définition de la centralité nous permet d’aborder celle-ci dans ses deux dimensions spatiale et sociale, car la représentation sociale du centre ne suffit pas à le créer, de même que l’objet physique centre ne devient centre que s’il est socialement qualifié ainsi, c’est à dire doté d’une signification. Organisation spatiale et organisation sociale sont donc dans un rapport de détermination réciproque.

L’intitulé de notre travail, ‘‘Processus de production des espaces centraux’’, exprime l’idée selon laquelle la centralité urbaine n’est pas figée, donnée une fois pour toute, mais qu’elle est historiquement produite: cela explique la recherche de la profondeur historique dans le cas que nous étudions. Au lieu de poser la centralité comme permanence historique, nous proposons que la centralité urbaine puisse être étudiée à chaque époque pour déterminer si elle est ou pas un principe organisant l’espace urbain. Si tel est le cas, comment cette centralité est-elle produite, comment est-elle représentée, et qu’est-ce qui fait que cette centralité puisse se défaire à un moment ou un autre de l’histoire urbaine? Il ne s’agit pas tant de se demander qu’est-ce que le centre, mais comment la société produit le centre, ou plus exactement, comment elle produit son centre? Quelles sont les conditions et les circonstances qui la conduisent à envisager les remaniements de celui-ci? Quelle place revient aux politiques urbanistiques dans cette transformation du centre? Que nous apprend l’urbanisme à la fois sur les centres et sur les sociétés qui le conçoivent et le mettent en œuvre? C’est là, le contexte général de notre problématique.

La question du centre est dans sa dimension épistémologique même, une question transversale. Son approche implique donc un recours à plusieurs disciplines, en particulier, l’histoire, la géographie et la sociologie. Nous avons tenu à l’effectuer dans cet esprit, bien consciente des limites qui sont celles de notre spécialisation, mais aussi des bénéfices que peuvent nous procurer des incursions dans ces différents domaines. Notre approche est fondée sur l’approche systémique car elle convient à un thème qui traverse l’ensemble de la question urbaine. L’étude de la centralité urbaine sera abordée dans toute sa complexité: le centre ville est un objet complexe, complexité qu’il faut aborder en tant que telle. Le centre est envisagé dans sa totalité, mais simultanément par rapport à l’ensemble de la ville assimilée à un système. Cette démarche implique un constant mouvement de va-et-vient entre le sous-système central et le système dans sa totalité.

Nous abordons une approche théorique dans laquelle la production du centre est la question essentielle. Nous réfléchissons le centre, non pour en donner un contenu invariant mais pour décrire sa nouveauté. Nous pensons que le centre actuel n’a presque rien à voir avec le centre ancien, de même que la centralité actuelle est différente de la centralité passée. Il est important de rappeler les questions de départ qui ont été à la base de notre problématique[2] :

  • la centralité urbaine n’est pas une permanence historique s’imposant à toute société, échappant à l’histoire et la dominant, elle est une ‘‘production’’ de la société. Le centre, malgré sa forte originalité spatiale et morphologique, n’existe pas en soi, définitivement figé.
  • le centre ville est un construit social, produit et remanié selon les besoins du moment. Sa production s’apprécie à travers des conditions économiques, sociales, politiques et idéologiques.
  • les transformations du centre, en même temps qu’elles nous livrent des éléments d’appréciation sur la centralité, sont un excellent indice du changement social, dans la ville assimilée à un système.

Pour entreprendre notre recherche, la démarche suivie a procédé par étapes. A chacune d’entre elles, correspond une partie de la démonstration. La première est consacrée à l’exploration du concept de centralité urbaine dans les sciences de l’urbain (1er chapitre). Cette question a nécessité le recours à une littérature pluridisciplinaire en raison du caractère polysémique du concept. A ce niveau de la recherche, nous déclinons clairement notre question centrale et nos hypothèses. Cette partie de l’étude nous a conduit à établir une étude diachronique de la centralité urbaine. La restitution du passé s’avère en effet indispensable. Ainsi, en focalisant notre attention sur des épisodes fortement centralisateurs de l’histoire urbaine, l’étude diachronique nous permettra d’analyser comment s’est dégagé au cours de l’histoire, le centre. L’analyse nous mènera de la ville grecque à la ville contemporaine occidentale, en passant par la ville arabo-musulmane. Toutefois, l’essentiel de notre travail était de porter notre attention sur le cas d’étude (Tizi-Ouzou), objectif de notre recherche. Nous avons envisagé trois séquences successives dans l’élaboration du centre de la ville de Tizi-Ouzou. La période actuelle correspond à la troisième étape du processus de production de la centralité urbaine. Elle survient après les périodes coloniale et post-coloniale.

La première période correspond au fait colonial (2ème chapitre). Elle met en perspective l’émergence d’un type de centralité. Elle débute en 1858 et se prolonge jusqu’à la fin de la colonisation. C’est en effet avec l’implantation d’une place militaire à Tizi-Ouzou, que s’organise et que prend forme et s’enracine un centre urbain. Outre un travail de terrain (observation, entretiens), cette partie de l’étude a nécessité un travail de reconstitution cartographique, en plus d’un long travail de recherche aux archives de la wilaya et de la commune de Tizi-Ouzou. La consultation des registres des délibérations des conseils municipaux de Tizi-Ouzou, a permis de mettre à jour, des données inédites quant au processus d’élaboration du centre colonial, révélant à priori des aspects insoupçonnables.

La centralité de type colonial s’élabore en deux étapes: une première étape annonce un centre conçu par les militaires pour la population civile et une seconde étape dans laquelle les exigences économiques prennent le dessus sur toute considération défensive. Elle produit un centre ‘‘moderne’’ qui se fixe autour des boulevards.

L’emplacement du centre est prévu et réservé dans le plan. Le village ainsi conçu est monocentrique. Il est structuré autour de sa place centrale, regroupant l’ensemble des édifices publics indispensables à la nouvelle communauté colonisatrice (école, église, hôtel de ville). Ce centrage autour des édifices du pouvoir, traduit la volonté d’un marquage symbolique dans une société conquise, mettant en valeur un centre qui donne une visibilité à la domination politico-administrative. Le centre, en s’organisant autour de la trilogie Eglise-Mairie-Ecole, est emblématique dans la mesure où il réunit un projet colonial et sa philosophie qui consiste à assimiler et à faire ressembler cet espace aménagé au modèle métropolitain et au type de centralité dont il est porteur. L’espace conquis, marqué, est de plus, inscrit dans une distance à la fois physique et symbolique par rapport à sa périphérie algérienne (Dechra), dominée et reléguée vers le Nord et à l’espace d’échange économique et social (le Souk-es-Sebt), situé à neuf kilomètres du centre colonial. Ce premier centre colonial est centripète pour la communauté européenne et complètement centrifuge pour les musulmans.

La seconde étape dans la production du centre colonial, correspond à la mise en place de l’intégration de l’économie locale à l’économie coloniale. On voit apparaître une nouvelle organisation de l’espace colonial basée sur les échanges commerciaux. Les impératifs économiques prennent le dessus sur toute considération défensive. Ils structurent ce nouvel espace et continuent de centraliser toutes les fonctions principales en un même lieu. La ville coloniale de Tizi-Ouzou est toujours monocentrique, mais le centre a un contenu nouveau. La ville ne s’organise plus autour de la fonction politique et militaire mais autour de l’économie. Elle produit un centre ‘‘moderne’’ dont le modèle d’espace est celui typique de la ville occidentale du XIXème siècle : espace ouvert, espace accessible, espace conçu pour la circulation. La fonctionnalisation de l’espace fait ainsi muter l’ancien centre rassemblé autour de sa place centrale. Le centre colonial de Tizi-Ouzou se fixe le long de l’axe historique ‘‘Alger-Bougie’’, axe structurant dans l’espace central Tizi-Ouzéen. Ce mouvement s’amorce vers les années trente, induit par la polarisation marchande exercée par le marché du Sebt (transféré à Tizi-Ouzou en 1877) et la gare aux marchandises, deux éléments centralisateurs, mitoyens, situés à 1800 m de la ville et de son centre. Le pôle d’attraction qui émerge autour de l’avenue de la gare procède de la polarisation induite par l’espace commercial. Cette polarisation arrive à supplanter les considérations défensives et s’éloigne des édifices du pouvoir. Le centre de gravité de la ville se déplace, sa forme globale s’étend vers sa partie ouest, mais il s’agit plus profondément, par delà la déformation morphologique, d’une mutation spatiale. Les acteurs sociaux changent et l’espace central subit des bouleversements et se transforme à son tour. Le centre colonial devient ce lieu où l’extérieur communique avec l’intérieur.

L’aménagement du centre colonial témoignera en outre de ce goût du ‘‘monumental’’, de ce goût des ‘‘perspectives’’ qui est une façon bien occidentale d’aménager l’espace : c’est l’espace visible et dégagé, c’est l’espace du pouvoir. L’ensemble des fonctions représentatives du pouvoir viennent se greffer autour de la fonction commerciale, et contrairement à ce qui s’est passé dans les villes occidentales du XIXème siècle, où l’aménagement haussmanien de l’espace urbain ‘‘casse’’ la vieille synthèse du commercial et du politique[3], l’opposition entre l’espace symbolique du pouvoir et l’espace marchand, dans le cas de la ville coloniale, n’est pas contradictoire. Cette dernière sera définie par un paysage engendré par la reproduction du modèle de l’espace urbain français et par l’amplification de l’aspect monumental qu’on conférera aux édifices publics. L’édification des monuments municipaux est tardive dans l’histoire du Tizi-Ouzou colonial (1895-1896) et intervient dans un espace déjà structuré. Cette centralisation politique se fait par insertion dans un tissu préalablement bâti et dont les emplacements centraux ont été précédemment appropriés. On ne s’étonnera donc pas que ces équipements du pouvoir tel le tribunal ou l’hôtel de ville, ne se situent pas dans la continuité des grands axes structurants du plan urbain, mais cherchent plutôt à se démarquer symboliquement des espaces contigus en les surplombant et en les dominant. Les immeubles abritant les symboles du pouvoir doivent servir les besoins du fonctionnement de la communauté, mais aussi sa gloire et sa puissance qu’expriment leur existence même et la beauté qu’on s’efforce à donner aux édifices. C’est autant la structure des bâtiments que leurs images et leurs décors qui prennent une dimension symbolique. Ils disent la centralité, la majesté; et; la pérennité de la puissance française. Et c’est dans un style néoclassique qu’on cherchera à marquer avec suffisamment de force ce territoire conquis, la monumentalité caractérisant le style du vainqueur.

Le centre-ville colonial est l’espace de pouvoir, l’espace des commerces, mais il est aussi l’espace du ‘‘bourgeois’’. Il ne rassemble en réalité que les gens de même niveau social, aussi différents soient-ils au point de vue culturel. La cohabitation des deux communautés musulmane et européenne n’est que d’ordre économique, le commerce local étant détenu en majorité par des algériens.

La deuxième séquence importante du travail porte sur la période ayant suivi l’indépendance et qui s’étale de 1962 à 1988 (3ème chapitre). Cette partie de l’étude vise à démontrer comment le centre produit par la colonisation est investi et reformulé par le jeune Etat national. Nous y avons abordé aussi, de manière générale, la politique de développement économique mise en œuvre par l’Etat, en mettant l’accent sur la nouvelle organisation spatiale qui en découle. Ce travail est alimenté par des données d’enquête de terrain, des documents cartographiques et iconographiques, ainsi que des données statistiques collectées au niveau de la commune de Tizi-Ouzou.

La seconde étape dans l’élaboration du centre de la ville de Tizi-Ouzou est différente de la précédente par les moyens juridiques et réglementaires qu’elle mobilise, mais surtout par l’existence de moyens financiers qui avaient fait défaut lors de la période coloniale, limitant ainsi les réalisations. C’est dans un contexte de planification centralisée et de nationalisation du secteur de la distribution que le centre-ville est reformulé. Le réinvestissement du centre colonial et les transformations urbanistiques qui l’accompagnent coïncident avec la politique d’équilibre régional. Tous les projets et toutes les réalisations intervenus dans le centre ville ont pour objectif de propulser la ville de Tizi-Ouzou au rang de capitale régionale.

Durant les premières années de l’indépendance, le passage du pouvoir colonial à celui des Algériens, n’altère en rien les fonctions et les rôles attribués à cet espace central. Nul ne remet en question la nécessité d’une localisation centrale et chaque administration reprend le patrimoine de celle dont elle assure la succession. La ville de Tizi-Ouzou est toujours monocentrique et s’organise autour du centre colonial réinvesti: celui-ci est espace de commerce, espace de pouvoir et lieu de rassemblement et d’identification pour une population qui vient d’accéder à l’indépendance. A partir de 1969, les nouveaux choix politiques et économiques vont apparaître. Le procès d’industrialisation de l’Algérie, fondé sur le principe des ‘‘pôles de croissance’’ et mis en œuvre à travers la planification centralisée des investissements, se traduit sur le plan spatial par une concentration des investissements et des populations, au niveau des trois pôles littoraux Alger, Oran et Annaba. Afin de remédier aux déséquilibres régionaux générés par cette politique, une stratégie de développement et d’équilibre local est entreprise. Tizi-Ouzou, de par sa position géographique et son statut administratif, se voit doter d’un rôle important dans la nouvelle armature territoriale et économique mise en place par l’Etat. Elle est promue ‘‘capitale régionale’’ et bénéficie de la sorte de tous les équipements inhérents à sa nouvelle fonction. Le rôle principal de la ville de Tizi-Ouzou reste ainsi, dans le cadre régional, une ville de commandement. Elle offre à sa région une variété de services de fonction supérieure.

Aussitôt après l’application des différents plans de développement, l’espace urbain tizi-ouzéen éclate et tend à se fonctionnaliser. Un nouveau découpage de l’espace urbanisé prend forme. Plusieurs types d’espace vont apparaître et une spécialisation par activités, par nature de l’habitat, va peu à peu se mettre en place. La ville de Tizi-Ouzou va comporter sa zone de dépôts à l’ouest, sa zone d’habitat urbain nouvelle et son centre universitaire au sud, son marché de gros au sud-ouest, sa zone scolaire au nord ouest, et sa cité administrative à l’est. Le centre-ville colonial, occupant un emplacement médian, constitue le centre commercial et administratif de la ville. L’étude des localisations des équipements contenus dans les différents plans de développement montre en effet, que le zoning ne touche pas les services publics, notamment les activités centrales comme l’administration, la culture, la protection civile, etc., qui s’installent en plein quartier central ou dans son environnement immédiat. L’espace central tizi-ouzéen accueillera, non seulement l’ensemble des équipements politico-administratifs et de services de la ville de Tizi-Ouzou, mais aussi de sa région. Il sera l’espace de commandement, l’espace politico-administratif et économique de l’ensemble régional kabyle. La reformulation de la centralité de type colonial procède ainsi par un renforcement de son rôle dominant. La vocation idéologique, institutionnelle et administrative du centre écrasera tout autre aspect constitutif de la centralité urbaine.

Les nouveaux équipements projetés rechercheront la proximité immédiate des édifices coloniaux. Ils affirment de la sorte, la tendance à la reconduction de l’espace central colonial. L’aménagement de la ville coloniale n’est donc pas remis en question: l’implantation des équipements s’effectue par insertion dans l’espace central colonial. Il s’avère toutefois que la surface occupée par les administrations et autres équipements liés au tertiaire dépasse de loin l’aire du centre-ville colonial. On aboutit ainsi à une densification mais aussi à un élargissement de l’aire centrale tizi-ouzéenne. De cette concentration d’équipements, naît en outre une nouvelle avenue ‘‘centrale’’ qui s’annexe à la ‘‘grand’rue’’ de Tizi-Ouzou, hypercentre fortement localisé et localisable des fonctions centrales. Elle constituera du point de vue des décideurs, ‘‘la nouvelle façade’’ de la ville, son ‘‘image forte’’.

Ainsi s’affirme le marquage spatial par l’Etat à partir de son projet politico-économique. Le symbolisme du pouvoir s’exprime à travers la création d’équipements socioculturels et politico-administratifs. Ces derniers reflètent la manière dont le régime définit le rôle de l’Etat et les responsabilités des classes dirigeantes. L’Etat est présent, il marque son espace. Il imprime sa présence dans le centre-ville. C’est l’Etat qui pense, dirige, finance et organise l’espace central tizi-ouzéen.

L’étatisation des structures commerciales et de distribution aboutissent par contre à un affaiblissement des échanges commerciaux. Il en résulte une déstructuration de la centralité de type colonial: les activités marchandes perdent de leur capacité de polarisation spatiale, le Souk-Es-Sebt décline, le rôle de la gare aux marchandises s’amenuise et le quartier de la gare subit un processus d’involution et d’obsolescence. La logique mercantile cesse de présider à l’agencement central interne de l’espace urbain et le centre-ville de Tizi-Ouzou subit une atrophie dans son contenu commercial.

A l’organisation de l’espace central hérité, se superpose ainsi une nouvelle forme de structuration spatiale interne induite par la mise en place progressive d’organismes étatiques de distribution et l’implantation d’équipements tertiaires variés. Mais à côté, le centre colonial connaît un remodelage important au niveau de sa morphologie. L’action transformatrice poursuit des buts économiques, politiques et idéologiques afin de donner au centre un cachet architectural moderne, conforme au nouveau statut de la ville de Tizi-Ouzou. L’opération aboutit à un remodelage impressionnant de l’artère principale de la ville. C’est en tout 350 logements, des bureaux et équipements qui y sont projetés. L’ensemble des interventions, tout en renforçant la centralité, accentue le déséquilibre d’ordre fonctionnel existant entre le nord et le sud du périmètre de rénovation. Elle est également à l’origine d’une rupture d’ordre morphologique, non seulement entre les deux parties nord et sud constituant l’espace à rénover, mais au sein même du quartier sud. L’espace central est transformé. Il se recentre sur son hypercentre. En outre, la saturation du centre-ville et l’apparition de zones résidentielles en périphérie entraînent le centre dans un mouvement de dépopulation. Le centre-ville connaît une dépréciation de sa valeur résidentielle et perd de son prestige à être l’espace le plus convoité de la ville. Ainsi, contrairement à la ville européenne de Tizi-Ouzou qui concentrait exclusivement sa petite bourgeoisie locale dans son espace central, la ville algérienne tend à diffuser celle-ci à travers son territoire. Elle devient un « espace éclaté à l’image d’une société éclatée »[4].

Ainsi reformulée, la ville de Tizi-Ouzou est toujours monocentrique.

La dernière séquence de notre travail porte sur les évolutions récentes du centre et de la centralité (4ème chapitre). Nous situons cette période au début des années quatre-vingt dix. Elle correspond à l’abandon du régime de planification centralisée et au passage à une économie de marché. Les réformes apportées dans les structures commerciales, la libéralisation de la propriété foncière, ainsi que les mesures prises par l’Etat dans l’immobilier vont être à l’origine d’une restructuration de l’espace urbain dans son entier. Dans le cas de la ville de Tizi-Ouzou, ces réformes vont induire des restructurations spatiales centripètes. Dans ce dernier chapitre, nous nous fondons essentiellement sur des données de l’observation du terrain. Celles-ci compensent valablement de notre point de vue, l’absence de données systématiques (séries statistiques, études, etc.). En effet, de nombreux indices empiriques confortent nos hypothèses et étayent notre analyse.

Avec la libéralisation du marché foncier et immobilier, la compétition pour l’appropriation du sol devient vive et les cotations s’expriment en fonction des impératifs commerciaux. Il s’établit naturellement une hiérarchisation nouvelle des espaces et une survalorisation du centre-ville et de ses prolongements. Dès lors, le centre historique se trouve engagé dans un processus de tertiairisation qui se manifeste selon deux directions et autour de deux activités: celles de distribution et celles de gestion et services. Celles liées à la fonction culturelle et ludique ne connaissent aucun renouvellement. La tertiairisation du centre-ville de Tizi-Ouzou s’effectue par renouvellement, spécialisation et concentration. Elle aboutit à un renforcement du caractère économique constitutif de la centralité urbaine. Le processus de ‘‘tertiairisation’’ du centre-ville entraîne en revanche une baisse de sa population résidente. L’étroitesse du parc logement induit en effet un processus d’affinage, au détriment de la fonction habitat. Le centre-ville de Tizi-Ouzou qui cumulait durant la période coloniale les deux fonctions tertiaire et de résidence par les couches supérieures, a tendance durant la période actuelle à accentuer sa fonction tertiaire au détriment de la fonction résidentielle. Sa population résidente se déplace vers la périphérie, suivant des processus différents.

Espace en pleine mutation, objet des pressions les plus diverses, le centre-ville de Tizi-Ouzou se diffuse et s’étire le long de ses voies d’accès. L’étirement du ce entre est accentué par la présence de deux nouvelles polarités dans la ville. Ces deux dernières s’opèrent autour du marché de gros au sud-ouest et l’université Hasnaoua au sud. Elles sont fortement liées au réseau routier intra-urbain et induisent une cristallisation socio-spatiale autour des voies qui relient le centre-ville de Tizi-Ouzou à ces deux éléments de polarité. Le marché de gros en fruits et légumes et l’université Hasnaoua se présentent ainsi comme deux éléments centralisateurs. Ils orientent la diffusion de la centralité dans leur direction, le long des voies de communication qui les relient à l’ancien centre colonial. Les artères centrales qui se constituent sont la matérialisation physique et sociale d’une centralité dont l’essence est purement mercantile.

La nouvelle centralité qui s’élabore le long des voies d’accès au centre induit une forte délocalisation spatiale. Elle diffuse de façon plus extensive que les précédentes (coloniale et post-coloniale), et préside à une restructuration progressive du réseau de circulation de la ville de Tizi-Ouzou. Elle est ‘‘plus centrifuge que centripète’’ et trouve un support adéquat dans l’activité commerciale. Ceci nous amène à faire deux types de remarques:

- d’une part, puisque l’extension s’effectue selon des axes de grande circulation, il y a là vérification du lien qui unit centralité et mobilité.

- d’autre part, il apparaît que cette restructuration centrale interne s’opère essentiellement autour de la fonction échange. Dans cette phase de libéralisation de l’économie, la logique mercantile redevient polarisante. Sa puissance ‘‘socio-spatiale’’ est telle, qu’elle arrive à territorialiser l’espace urbain autour d’elle.

En conclusion, il apparaît que c’est un processus complexe qui se développe, se généralise, et qui modifie le dispositif spatial que d’autres nécessités avaient conduit à concevoir et à favoriser, en l’occurrence celui d’une ville monocentrique organisée autour de son noyau colonial. Ce processus en réalité peut se résumer par les enchaînements suivants:

-  libéralisation du commerce, du marché foncier et de l’immobilier,

- survalorisation du centre-ville, renforcement des tensions internes, exode centro-urbain,

- occupation de plus en plus grande de l’espace, délocalisation,

- apparition de nouvelles polarités spatiales,

- étirement du centre-ville induit par l’attractivité exercée par les polarisations spatiales : ici le marché de gros, là l’université.

L’espace central tizi-ouzéen s’élabore ainsi par une série de remaniements successifs, remaniements qui gagnent en clarté lorsqu’ils sont replacés dans la logique de production de la ville, à la fois locale et globale. Ainsi relativisées, les interventions du centre perdent de leur singularité et apparaissent mieux comme des moments de l’évolution de la société, étroitement liée au mode de production dominant.

Ainsi, si la centralisation peut paraître une constante urbaine, elle est source permanente de changements, changements qui s’accomplissent selon des formes différentes d’une époque à l’autre.

Dans la formation sociale coloniale, post-coloniale et actuelle, le centre paraît omniprésent. Il y a maintien d’un dispositif spatial centralisé. Toutefois, le centre de la ville coloniale n’a rien à voir avec celui de la ville post-coloniale même si ce dernier constitue le prolongement du premier. De même, le centre de la ville actuelle est différent de celui de la période de planification centralisée. Le centre existe toujours, certes, mais il prend à chaque fois des formes et des contenus différents. Il n’y a pas permanence d’une forme, ni d’un contenu. Chaque moment historique marquant pour la société produit non pas un centre mais son propre centre. Ce centre est à chaque fois différent tant dans son organisation spatiale que dans son contenu social. Il n’est donc pas possible d’envisager la centralité en terme de permanence puisqu’elle est source de changements. Ces derniers s’accomplissent selon des formes différentes d’une époque à l’autre.

A travers notre analyse du centre de la ville de Tizi-Ouzou, nous avons démontré l’influence prépondérante de l’économique et du politique dans la production de la centralité urbaine. Une ville organisée autour de la fonction politique et de pouvoir, produit un centre rassemblée autour d’un espace emblématique, rassemblant les principaux édifices publics. C’est le cas du village de colonisation de 1858, mais aussi celui de la ville post-coloniale des années soixante-dix et quatre-vingt. Ce centrage autour des édifices du pouvoir traduit la volonté d’un marquage symbolique, mettant en valeur un centre qui donne une visibilité à la domination politico-administrative. De même, une ville qui s’organise autour de la fonction économique, produit un centre qui s’étire, espace ouvert, espace propre à la circulation. Ce sont les exigences économiques qui président à l’agencement central interne de l’espace urbain. C’est ce que nous avons observé dans la ville coloniale de 1873, et c’est ce que nous retrouvons aujourd’hui à Tizi-Ouzou, où la libéralisation de l’économie, induit une polarisation interne autour d’axes d’échange. D’une structure monocentrique organisée autour de la fonction politique et symbolique, la ville de Tizi-Ouzou se réorganise en une structure ramifiée, en réseau, induite par l’accroissement de la mobilité et l’intensité des échanges économiques.

La centralité urbaine est production sociale. Sa production s’apprécie à travers de nombreux facteurs liés au politique, l’idéologique et l’économique. Son étude nécessite ainsi une démarche dynamique rapportant les transformations d’une société en mouvement aux espaces affectés par ces transformations.

Bibliographie:

Bordreuil, Jean-Samuel : La production de la centralité urbaine.- Thèse de Doctorat d’Etat (sous la direction du professeur R. Ledrut), Université de Toulouse, le Mirail. 1987.- 885p.

Côte, Marc : L’Algérie ou l’espace retourné.- Constantine. Ed. Média-Plus /Algérie, 1993.- 362p.

Dupuy, Gabriel : L’urbanisme des réseaux. Théories et méthodes.- Paris. Ed. Armand Colin, 1991.- 198p.

Lévy, Jean-Paul : Centres villes en mutation.- Paris, Ed. du C.N.R.S, 1987.- 257p.

Mumford, Lewis : La cité à travers l’histoire.- Paris, Ed. du Seuil, 1964.- 781p.

Naidja-Lebkiri, Zéhira : La centralité urbaine dans le Monde arabe. Cas de l’Algérie.- Thèse de Doctorat de troisième cycle (sous la direction de Mme le professeur S. Ostrowetsky).- Aix-Marseille, Université de Provence, Sociologie-Ethnologie, I. 1982.- 452p.


Notes

[1]- Bordreuil, Jean-Samuel : La production de la centralité urbaine.- Thèse de Doctorat d’Etat (sous la direction du professeur R. Ledrut), Université de Toulouse Le Mirail, 1987.

[2]-  Pour l’élaboration des hypothèses de travail, nous nous sommes basée sur les travaux de Lévy, J. P. : Centres - villes en mutation.- Paris. Ed. du C.N.R.S, 1987.- 257p.

[3]- Bordreuil, Jean-Samuel : Op. cité.- p.581.

[4]- Côte, Marc :  L’Algérie ou l’espace retourné.- Constantine,  Ed. Média – Plus, 1993.

 

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