Le discours de la dénonciation dans le roman « Tombéza » de Rachid Mimouni

Insaniyat N° 14-15|2001|Numéro spécial:Premières Recherches|p.175-187|Texte intégral


Faouzia BENDJELID


La dénonciation n’est pas une parole étrangère à la tradition de la littérature algérienne d’expression française ; dès son émergence, dans les années trente, elle appréhende le langage comme ayant une force,une puissance d’intervention sur le réel : c’est le langage du militantisme, de l’engagement, du discours, de la parole que choisissent les écrivains, de Caïd Bencherif à Abdelkader Hadj Hamou, de Chukri Khodja à Mohamed Ould Cheikh, de Mouloud Féraoun à Mohamed Dib et Kateb Yacine et bien d’autres encore, et enfin plus proches de nous Rachid Mimouni ; Dans une interview, il affirme à propos de l’écriture :

« c’est ma voie d’engagement, c’est la seule chose que je sais encore faire…C’est mon arme préférée ; elle ne tue pas et elle me permet de dire mon opinion aux autres… Elle évolue avec l’évolution des problèmes de mon pays. J’essaye d’exprimer les drames et bonheurs que vivent les  citoyens algériens »[1].

Face à l’occupant français, les écrivains  algériens se devaient de prendre la parole en empruntant sa langue, et dans leurs écrits, ils affirment et clament leur altérité par rapport au colonisateur qui planifie pour l’effacement de la personnalité du colonisé et à l’évacuation de son histoire ; dans leur écriture, les Algériens se réapproprient le discours de la mémoire, des origines et de l’identité ; ils rejètent et dénoncent la politique d’asservissement et d’assimilation ; autant dire que l’œuvre de Rachid Mimouni, à travers le discours dénonciateur, dans le contexte historique et dans l’ordre politique et idéologique contemporains, n’est pas étrangère à, cette parole ; donc, dans son ensemble  et depuis qu’elle existe, la littérature algérienne est fondamentalement contestataire. Les Algériens écrivent pour revendiquer leur souveraineté ; relevons à ce propos l’opinion de Christiane Achour :

 « Mouvante, migratoire ambivalente, la littérature dont nous rendons compte est à la fois : inquiétude d’identité mais conscience d’une différence ; affirmation d’une spécificité mais recherche d’une universalité, transition vers autre chosez, algérienne pour l’heure.»[2] Ainsi le discours de la dénonciation peut être une des lectures possibles du roman « Tombéza »  de R. Mimouni  s’explique par le fait que le romancier appartient à la génération des écrivains algériens de la post-indépendance. De ce fait , ses écrits traduisent dans la fiction l’actualité qui leur confère une résonance sociale, historique et idéologique de grande  envergure. Ils apparaissent comme de véritables témoignages ; notre écrivain  est de ceux qui témoignent pour dénoncer et contester au mieux ;en  effet que peut-on constater, de prime abord, de la lecture de « Tombéza » ? C’est l’invasion systématique du texte par un discours dénonciateur ; le discours de la dénonciation s’inscrit dans notre corpus dans deux périodes successives de l’Histoire de l’Algérie : la période de la colonisation française puis celle de l’Indépendance. Pour l’analyse d’un tel discours, nous nous appuyons sur la définition du verbe « dénoncer » proposée par le grand dictionnaire encyclopédique Larousse (1982) « dénoncer quelque chose (abstrait) : le révéler, le faire connaître publiquement comme néfaste. »

Cette définition nous autorise à émettre un ensemble de présupposés qui serviront de base théorique à notre analyse du discours ; nous en saisissons alors les constituants fondamentaux.[3]

Au regard de cette définition, la dénonciation apparaît, d’abord, comme un procès discursif modalisé ( «néfaste» ). «Ensuite,  syntaxiquement, (« dénoncer») est un verbe d’action ; sur le plan énonciatif, il est acte de parole assumé par un locuteur (ou un énonciateur) dont l’intention est de communiquer avec un « public », soit un destinataire ; donc le procès discursif modalisé se réduit  à un procès énonciatif ; dénoncer, comme acte de parole, possède, aussitôt une force illocutoire (théorie de J. Austin et O. Ducrot ) ; il appartient à la classe des « marqueurs du discours »[4] ; la dénonciation comme acte  d’illocution d’un énonciateur entraîne immédiatement et tout logiquement la force perlocutoire d’un tel discours.

« Dénoncer » présuppose également la notion de distance, un phénomène énonciatif fondamental dans l’approche du discours ; dénoncer c’est, pour le locuteur, prendre une distance par rapport aux faits,  c’est y porter un regard de remise en question, de rupture ; ainsi la dénonciation peut prendre plusieurs sens dans la classe des verbes illocutoires : contester, remettre en cause, asserter ou révéler, douter, s’opposer, regretter, se révolter… Compte-tenu de tous ces présupposés, qui représentent autant d’hypothèses de travail,  il est évident que dans l’histoire de notre roman, l’action de dénoncer est un procès énonciatif accompli et assumé par des personnages victimes d’une exclusion sociale

Il nous semble important de souligner que la marginalisation sociale prend diverses formes dans notre corpus, et ce en fonction de la place des personnages dans le discours. Tombéza en est l’exemple le plus probant en tant que première narrative et discursive dans la fiction ; effectivement, il incarne le type socialement  du bâtard  exclu, rejeté par sa famille et sa communauté qui lui dénient le droit même à l’existence ; il possède presque tout le monopole de la parole qui dénonce et à travers son parcours narratif. Objectivement, le statut du personnage et sa place dans la fiction comme un rebut social, détesté, honni et haï par tous, expliquent le contenu de son discours car il a  tout un compte à régler avec la société qui l’a vu naître et évolué en son sein. De façon systématique, la marginalisation sociale des personnages conduit la narration à une superposition, une sédimentation de discours dynamisant le texte dénonciateur, générant des discours convergents dans lesquels le personnage narrateur et les personnages seconds établissent des relais de parole. L’écriture dans le discours de la dénonciation se caractérise par une fluidité vertigineuse et dense de la parole et cette extrême mobilité fait, du coup, éclater la structure séquentielle du roman et la configuration spatio-temporelle de l’histoire.

Dans le cadre du pré-construit, on peut, en outre, ajouter que dénoncer comme acte d’illocution dans un procès énonciatif, s’inscrit obligatoirement dans un cadre spatio-temporel. Il prend appui sur des réalités sociales précises, un contexte historique tout aussi précis, en pus d’un espace déologique complexe ; l’imbrication de tous ces éléments produit un « effet de réel ». De ce fait,  la dénonciation est aussi un discours s’inscrivant dans un projet réaliste et idéologique. Notre corpus se présente davantage sous l’aspect d’une narration parole que d’un récit d’événements. Ce sont les formes du discours narrativisées qui sont chargés de véhiculer la parole ; ainsi est choisie la forme subjective  (roman à la première personne) pour narrer l’histoire. Prenons encore une fois l’exemple de Tombéza : dans la fiction, ce personnage, enfant naturel, conçu à la suite du viol d’une fillette de quinze ans, « produit » exécré de sa communauté, est une conscience en liberté, racontant sa vie, en passant subrepticement de l’époque coloniale à celle de l’indépendance, dans un genre romanesque mémoratif, par analepses successives aux portées variables ; sentant venir sa fin, il se met à voir son monde chaotique et en plein désarroi ; de la colonisation à l’indépendance, se déploie un discours qui gagne progressivement en virulence. Projet réaliste d’écriture, dans une narration discursive, le récit véhicule tout un réseau thématique de la dénonciation ; parmi ces figures, on peut citer l’oppression coloniale, la suppression de la parole au peuple et son humiliation quotidienne, la crise sociale morale et humaine, l’émergence de l’individu immoral, la corruption alliée à l’affairisme des plus illicites, le clanisme, le népotisme, le clientélisme, le mépris et la transgression des lois, la dégradation des institutions sociales et services publics, l’oppression et la marginalisation des femmes, la dévalorisation du savoir et des intellectuels, le mépris des compétences. La dénonciation devient une configuration discursive subsumant toutes les figures et dont les multiples parcours empruntent les signes de l’assertion, l’avertissement, la contestation, la révolte, la violence, la désapprobation, l’interpellation… Ce que l’on peut voir à l’analyse, c’est que le discours comme la narration prennent des marques modalisantes .

Partant de toutes ces considérations préalables, sous forme de postulats de départ ou d’hypothèses, nous avons tenté de rendre compte du discours de la dénonciation. Pour ce faire, il a fallu retenir les points suivants : 

- Dégager la structure du roman et montrer par l’analyse séquentielle le procès de la dénonciation dans le vécu des personnages, nous aboutissons ainsi à l’élaboration du schéma narratif de l’histoire, du système des personnages qui y évoluent.

- Mettre  en évidence, par l’analyse du texte, la stratégie formelle du discours de la dénonciation en montrant son insertion dans la structure du roman, son fonctionnement particulier, ses caractéristiques.

- Considérer le principe de la production et la réception, donc évoquer la notion de contrat de lecture ; l’approche sociocritique du discours devient incontournable ; l’œuvre  obéit à une commande sociale, l’action de dénoncer étant une parole mettant en relation  auteur-langage-lecteur ; nous pouvons citer, pour illustration, Max Milner : « Dans toute critique, aussi rigoureuse qu’en soient les méthodes, il y a donc un pari, un engagement de l’interprète, et il doit en être ainsi ,parce qu’un texte littéraire n’est pas un objet neutre, justiciables des méthodes explicatives de la science mais un message ,ou plus exactement un foyer de messages, issu d’une conscience enracinée dans une expérience psychologique, historique et culturelle et adressé à d’autres consciences, à une infinité de consciences, qui peuvent être atteintes que par l’intermédiaire d’une lecture personnelle. »[5].

En résumé, l’analyse des énoncés dans la formation discursive de la dénonciation nous a conduits à investir deux espaces du discours :

- Un espace du sujet énonciateur, c’est-à-dire la parole des personnages, c’est donc le niveau intradiégétique .

 - Un espace des « silences » de l’œuvre ou de ses connotations dans le champ textuel lui-même .

Nous résumons à présent les trois parties de notre travail, annoncées plus haut, et que nous intitulons :

- La composante narrative du roman : Tombéza comme histoire.

- La composante discursive : le texte comme discours de la dénonciation.

- La dénonciation : un discours social et idéologique .

Ces trois parties constituent les chapitres de notre mémoire ; nous synthétisons les différentes étapes de nos analyses et leurs conclusions.

  1. La composante narrative du roman: Tombéza comme histoire

Au plan théorique, notre approche structurale du roman, se fonde sur une citation de R. Barthes : « On propose de distinguer dans l’œuvre narrative trois niveaux de description :  le niveau des fonctions (au sens que ce mot a chez  Propp et chez Brémond), le niveau des actions (au sens que ce mot a chez Greimas lorsqu’il parle des personnages comme actants ) et le niveau de la «  narration » (qui est en gros le niveau du discours chez Totorov) »[6].

C’est dire que l’analyse structurale du récit distingue l’histoire conçue comme un systèmes d’événements et de personnages (la composante narrative chez Greimas) et le discours qui se présente comme l’acte par lequel le narrateur nous présente les faits et leurs acteurs, le discours se manifestant comme un acte de dénonciation .

Le parcours narratif de Tombéza révèle une succession de transformations des états du personnage par rapport aux objets convoités ; conformément à la  grammaire narrative de A. J. Greimas, il entretient deux types de relations avec son objet :de conjonction ou de disjonction. Les diverses transformations des états du personnage s’articulent autour de deux quêtes essentielles : l’une le conduisant à la reconnaissance et à l’exercice de son identité au sein de sa communauté, l’autre lui permettant d’acquérir la richesse, le pouvoir, l’autorité. Ces quêtes s’inscrivent dans le déroulement de deux programmes narratifs successifs : Programme narratif 1(PN.1) et programme narratif 2 (PN.2) et que nous intitulons : « quête de l’identité » et « la conquête des sphères du pouvoir ». A l’intérieur de PN.1 et PN.2, se greffe tout un réseau de PN secondaires, et l’ensemble forme un système structuré, intégré, hiérarchisé  représentant  le parcours narratif de Tombéza dans le cadre spatio-temporel du récit ; dans ce système de PN, le personnage tient divers rôles actantiels favorisant la transformation de ses états. Notons que des histoires secondaires (ou micro-récits) s’intègrent dans le système général de la composante narrative ; elle donne lieu à des récits autonomes qui développent leurs propres schémas narratifs. Il est à remarquer ,ici, que l’imbrication d’un certain nombre de  ces récits dans la structure narrative du roman a une fonctionnalité particulière, qui est celle de servir le déploiement du discours de la dénonciation :

Une synthèse générale de l’analyse  narrative nous a permis de parvenir aux conclusions suivantes :

- Dans son parcours narratif, Tombéza subit des transformations tantôt euphoriques tantôt dysphoriques ; la progression du personnage se présente, schématiquement, en ligne brisée comprenant trois états disjoints contre deux états disjoints, autrement dit, chaque mouvement ascendant est suivi par un mouvement descendant. Le PN.1 est la réplique, sur le plan structurel, du PN.2 ;la construction du mouvement d’ensemble est régulier et les trajectoires narratives sont identiques et parallèles. Entre le PN.1 et le PN.2 s’établit une relation de cause à effet et ce dans l’articulation de la phase de sanction du PN.1 et la phase de manipulation (ou initiale) du PN.2. Enfin, la compétence détenue par le sujet d’état Tombéza est celle d’un / non-vouloir faire / dans le PN.1 et au contraire celle d’un /vouloir faire / dans le PN.2.

- Dans les micro-récits, des personnages secondaires, au plan de la grammaire narrative domine la relation motivante de cause à conséquence et la relation de l’avant et l’après un événement majeur ou décisif ; leur fonctionnalité, dans la structure générale du roman, obéit à un impératif strictement discursif; leur rôle primordial est argumentatif, explicatif ou didactique dans la narration des évènements, narration entièrement soumise au regard d’un narrateur (Tombéza) omniscient et omniprésent ; Tombéza, dans son monologue intérieur, fait appel constamment à ces micro-récits pour les besoins de la dénonciation d’une société qui l’a refoulé et marginalisé.

-Dans le système des personnages, nous sommes parvenus, au terme de notre analyse, à conclure que les relations  entre certains personnages se tissent dans le cadre d’une isotopie de l’affrontement, de l’opposition, de l’hostilité sur un fond d’injustice, de violence et d’arbitraire .

  1. La composante discursive: le texte comme discours de la dénonciation

Pour procéder à l’analyse du discours de la dénonciation dans le roman, nous avons d’abord installé le cadre théorique qui le fonde. Nous avons fait appel à la définition du concept du discours selon la théorie de l’énonciation énoncée par E. Benvéniste : « Il faut entendre par discours dans sa plus grande extension toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière, c’est d’abord la diversité des discours oraux de toute nature et de tout niveau, de la conversation triviale à la harangue la plus ornée».

Cette définition appelle d’autres précisions relatives aux concepts de « l’énoncé » et de « l’énonciation », nous citons encore une fois Benvéniste : « Il faut prendre garde à la condition spécifique de l’énonciation : c’est la tâche même de produire un énoncé et non le texte de l’énoncé qui est notre objet. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son propre compte. La relation du locuteur à la langue détermine les caractères linguistiques de l’énonciation (…) L’énonciation suppose la conversion individuelle de la langue en discours»[7].

Donc dans notre approche énonciative, nous avons considéré les éléments suivants :

-  Le surgissement du locuteur à l’intérieur de son discours, c’est à dire les traces du « je ».

-  L’identification de l’allocutaire, le « tu » .

- La relation que le discours institue avec son lecteur ou récepteur, ses tentatives de saisie de l’allocutaire pour l’influencer, « le facteur tension ».

- L’attitude du locuteur par rapport à son propre discours, « adhésion » ou « distance » .

Pour rendre compte du discours de la dénonciation ,nous avons fait appel, de même, compte tenu de nos  hypothèses de départ, à la linguistique pragmatique des actes de parole. Au plan pragmatique, dénoncer étant une parole proférée par un locuteur habilité à le faire par le contexte. On peut parler d’un « rituel discursif » : l’énonciateur agent de la dénonciation « agit » en situation de communication, sa parole action (ou parole active) est codifiée, normalisée, institutionnalisée par l’usage social, dans le système des relations intersubjectives de l’environnement social.[8]

Tous ces phénomènes appartenant au monde de l’énonciation, dessinent et signifient tout une stratégie de l’écriture et décrivent la configuration discursive de la dénonciation. Pour décrire et signifier le discours de la dénonciation dans notre corpus, nous avons organisé notre travail en deux parties :

- le discours intradiégétique .

- le discours extradiégétique.

L’analyse prend en charge les points suivants:

- les micro-récits (ou récits seconds ,ou récits métadiégétiques) des personnages où la dénonciation apparaît comme un acte langagier, comme une énonciation intra-textuelle assumée par des instances discursives dans la fiction.

- L’isotopie de l’exclusion  : elle exprime le discours dénonciateur dont le contexte se réfère au vécu des personnages.

- Le discours extradiégétique des personnages et en priorité celui de Tombéza, première instance discursive.

L’analyse des deux types de discours a abouti aux conclusions suivantes :

- une pragmatique du discours s’appuyant sur l’activité de la dénonciation en tant qu’énonciation d’un acte de parole mettant en exergue la force illocutoire du verbe dénoncer,

- une polyphonie énonciative se déployant par une imbrication  de voix, une multiplication de foyers dénonciateurs ; cette polyphonie s’inscrit dans discours diégétique  et une énonciation modalisée  assumée d’un bout à l’autre du roman omniprésent et omniscient, instance discursive première. La narration est tendue (implication de l’énonciateur), la distance à l’objet du discours est plus ou moins creusée ou abolie totalement,

- une alternance de deux modes d’énonciation : énonciation historique modalisée du narrateur, premier sujet d’énonciation, et discours rapporté  (sans traces typographiques) ou transposé de personnages jouant le rôle de co-énonciateurs,

- le cadre énonciatif permet l’émergence et le déploiement progressifs, dans le corpus, d’une stratégie argumentative sur laquelle repose tout le discours de la dénonciation. Les discours échangés entre le sujet énonciateur et ses co-énonciateurs sont convergents. Argumenter signifie convaincre un destinataire réel ou virtuel ; cet effet recherché et programmé par les instances énonciatives est ce que l’on désigne, dans la théorie de la pragmatique du discours, par la notion de perlocution,

- la description des objets (rarissime) est le fait d’un regard unique, celui de Tombéza, première instance énonciative, elle fonctionne comme parole ; sa valeur itérative dévoile et déploie l’objet dans la pérennité de ses caractères fonctionnels et qualifiants,

- le narrateur, première instance énonciative distribue la parole, organise ses relais, commande ses foyers,

- le procès énonciatif définit les sujets de la dénonciation, les objets de la dénonciation, les sujet est en même temps objets de la dénonciation.

Au plan méthodologique, il nous a semblé pertinent, avant de procéder à l’analyse énonciative et pragmatique du discours de la dénonciation, d’examiner, de comprendre, au préalable comment il s’articule dans le schéma narratif, de nous préoccuper des procédés de la narration que sont les facteurs temps, ordre et espace dans lesquels se déroulent les événements de l’histoire. Les relations entretenues entre l’histoire et son récit permettent de déterminer la configuration spatio-temporelle et événementielle dans laquelle surgit le discours dénonciateur et de localiser les espaces textuels qui lui sont réservés, enfin reconnaître les instances énonciatrices de la dénonciation.

Toute narration se présente comme un agencement particulier et sélectif donné aux événements de l’histoire par une instance narrative. Dans Tombéza, roman écrit à la première personne, autodiégétique, l’organisation des faits est soumise à un type d’enchaînement dans le temps et l’espace qui génère tous les possibles discursifs pour la bonne raison que le narrateur, conscience agonisante, se trouve au seuil de la mort. Cette situation du personnage est un tremplin pour le développement du discours dénonciateur ; en effet paralysé et aphasique suite à un accident de la route, et quelques instants avant le moment fatidique de sa mort, Tombéza, narrateur, fait le bilan de sa vie, opère un retour dans son passé ; ainsi se trouve ouverte la voie à la libération de la parole ; son extension, voire son déferlement par moment dans le roman, se produit et se reproduit. par une dynamique des rappels, des souvenirs, des témoignages et de quelques accents de la confidence. L’analyse de la configuration spatio-temporelle du récit nous a menés aux conclusions suivantes :

- La juxtaposition dans l’espace textuel de trois champs temporels est rigoureusement articulée par l’emploi de formes linguistiques variées (segments temporels, segments syntaxiques, segments narratifs). La jonction entre les trois champs temporels est souvent  exprimée par le contexte, la situation narrative ou tout simplement la typographie. Malgré la complexité de la composante narrative, les divers moyens de jonction contribuent à assurer cohésion et cohérence aux événements du récit,

- La situation narrative « Tombéza hospitalisé » demeure une donnée constante, une donnée repère dans l’espace spatio-temporel d’ensemble car facteur de liaison, un point d’appui irrévocable.

Le roman commence et s’achève par cette même situation.

- Certaines parties du texte apparaissent très denses par la condensation des trois champs temporels, par leur redondance dans le même espace textuel ; d’autres parties sont moins surchargées, moins déstabilisées temporellement.

- Deux événements dans la vie de Tombéza monopolisent un grand espace textuel dans des analepses de grande portée : son enfance et ses péripéties et sa collaboration comme harki dans l’armée coloniale. Cet intérêt est d'ordre  discursif : l’enfance est celle d’un personnage proscrit et renié par sa famille et la communauté du village à cause de sa bâtardise, la collaboration, au contraire, lui permet d’obtenir du colonisateur identité et reconnaissance contre services rendus.

- Le discours privilégie deux modèles narratifs : les micro-situations des vécus des personnages ou espace social de la dénonciation et les récits métadiégétiques ( ou micro-récits ou récits seconds)[9].

- Le récit premier est autobiographique (récit autodiégétique) de Tombéza.

- Le traitement du temps, nous a permis de constater qu’à mesure que le récit des événements de l’autodiégèse s’amenuise ou s’efface complètement, le récit de parole, celui de la dénonciation, prolifère et s’amplifie ; le « récit pur » ou « mimésis » cède la place à la « diégésis ».

- Le procédé narratif de la dislocation des pôles de la séquence narrative permet l’imbrication du discours de la dénonciation dans le récit : ce que R. Barthes appelle « distorsion » et « expansion du récit». En effet, l’interruption de l’autodiégèse et la désarticulation dans l’espace textuel des fonctions noyaux de la séquence narrative entraînent un éclatement du signifiant qui propulse l’émergence de la parole des sujets de la dénonciation.

- Le récit est très souvent itératif ; des occurrences qui se manifestent par des faits répétitifs (ou fréquentatifs), redondants.

  1. la dénonciation: production et réception d’un discours

« De même qu’il y a à l’intérieur du récit, une grande fonction d’échange (répartie entre un locuteur et bénéficiaire), de même, analogiquement, le récit, comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y a un donateur du récit, il y a un destinataire du récit. On le sait, dans la communication linguistique, « je » et « tu » sont absolument présupposés l’un par rapport à l’autre. » Compte tenu de cette assertion de R. Barthes, le choix d’une lecture socio-idéologique de roman « Tombéza», n’est ni arbitraire ni fortuite ; cette lecture s’impose à nous car nous mesurons d’emblée son ancrage dans le référent historique ; de ce fait une approche sociocritique est incontournable :

- « Tout lecteur appartient à une société et à une sociabilité qui, à la fois déterminent sa lecture et ouvrent des espaces d’interprétation, le conditionnent, le rendent libre et inventif » [10] .

- « Tout lecteur est un moi, venu de relations parentales et symboliques qui, elles aussi, le déterminent et lui ouvrent des espaces de recherches et d’interprétations»[11]. Pour les thèses de la sociocritique, lire un texte n’est donc pas un acte intemporel, lire se présente comme un acte social qui travaille sur un texte qui, selon Claude Duchet, historise et socialise ce dont il parle. Il s’agit d’interroger la socialité de l’œuvre dans sa textualité, dans le corpus même ; c’est tout un questionnement, en contexte, de l’implicite, du non-dit, du présupposé. P. Barbéris assigne à la sociocritique ses objectifs : « La sociocritique désignera donc la lecture de l’historique, du social, de l’idéologique, du culturel dans cette configuration étrangère qu’est le texte : il n’existerait pas sans le réel, et le réel à la limite aurait existé sans lui.» [12] .

Dans le para-texte de Tombéza, R. Mimouni nous livre le message suivant : « On a effectivement parlé à mon propos d’écrivain de la rupture. L’énorme poids d’un passé récent et les mystifications d’un pouvoir qui toujours a su jouer avec un art consommé nous ont longtemps affectés d’une injustifiable bienveillance. Il est temps de retrouver notre lucidité. L’oppression, l’injustice, l’abus de pouvoir sont inacceptables d’où qu’il viennent, et il ne faut pas se contenter de dénoncer ceux d’hier ».

C’est ainsi que Mimouni se situe dans la sphère littéraire des écrivains de sa génération : un écrivain de la rupture ; son écriture se veut ainsi remise en cause, dénonciation d’une littérature entièrement inféodé au pouvoir en place et qui l’ a réduite à un état de « confortable sclérose ».  Cette situation d’intertextualité est génératrice d’un contre discours de la dénonciation ; donc son texte s’élabore par rapport à un déjà dit, dans une sorte de discours contestataire dans l’espace littéraire qui l’entourait ; dans le contexte historique, politique et idéologique, qui était le sien, Mimouni est un écrivain qui revendique l’autonomie de la pensée chez le créateur, l’affranchissement de l’activité intellectuelle.Il refuse de s’aligner de souscrire à un conception de la littérature qui réduit l’écrivain à un simple répétiteur du discours élaboré par l’idéologie dominante.

Mimouni, dans le para-texte de Tombéza, interpelle le lecteur éventuel :

«Je crois à l’écrivain comme pure conscience, probité intégrale, qui propose au miroir de son art une société à assumer ou à changer qui interpelle son lecteur au nom des plus fondamentales exigences de l’humain : la liberté, la justice, l’amour (…). Je crois à l’intellectuel (…) comme guetteur vigilant prêt à dénoncer les dangers qui menacent la société».

C’est ainsi que R. Mimouni octroie au lecteur une participation active à l’élaboration du sens, en tant que partenaire de l’écrivain en l’installant dans une relation de complicité, de connivence ; il lui propose son adhésion à un contre discours dans lequel il lui faudrait saisir la portée d’une écriture véhiculant un projet réaliste et un autre idéologique. Dans cette relation écrivain-langage-lecteur ou écriture-lecture, l’œuvre de Mimouni semble obéir impérativement à une « commande sociale ». Sociocritique, contrat de lecture, contre discours Mimouni en représentent autant d’éléments utiles à la compréhension de la dimension idéologique de notre corpus dont toutes les composantes narratives et discursives se trouvent focalisées autour de la parole de la dénonciation.

Au plan de l’analyse, nous avons considéré les point suivants :

- Les fonctions du discours extradiégétique du narrateur, première instance d’énonciation.

- Quelques aspects de la dimension sociale et politico-idéologique du roman ; le corpus nous a permis d’examiner de prés la description de la société algérienne dans des moments de son histoire : la société algérienne sous la domination coloniale et la société algérienne décolonisée .

 - La fonction didactique du discours idéologique.

Une conclusion générale a donné lieu aux résultats suivants :

- Trois fonctions fondamentales du langage gèrent la parole de la dénonciation dans le discours extradiégétique :

- Une fonction idéologique (explicative, didactique)[13].

- La fonction émotive présuppose la fonction idéologique (dominante) dans la mesure où s’établit une relation de cause à conséquence entre les événement et la thématique retenue.

- Le discours argumentatif qui manifeste la fonction idéologique rend compte de la force perlocutoire de l’acte langagier de la dénonciation.

- La dimension didactique du récit : elle tend à expliquer politiquement la situation chaotique de la société et ses contradictions dans l’espace et dans le temps.

Pour conclure, on peut dire que le roman «Tombéza», histoire d’une déchéance, rejoint dans la littérature maghrébine d’expression française, l’écriture dite de dévoilement et de désenchantement, écriture d’une génération d’écrivains de la post-indépendance. Il n’en demeure pas moins que pour R. Mimouni, la littérature est utile et hautement idéologique : « Moi je défends des idées, je ne pense jamais à la réflexion des gens de pouvoir dont c’est une litote de dire qu’ils ne m’aiment pas beaucoup. »[14].

Faouzia BENDJELID


Notes

* Mémoire de magister (sous la direction Mme Fewzia Sari ), Université d’Oran, Es-Sénia, Institut des Langues Etrangères, Octobre 1996.

** Maître-assistante, université d'Oran, Es-Sénia.

[1]- Liberté, quotidien national, propos recueillis par Amine Chikhi  (13 Janvier 1993).

[2]- Achour, Ch. : Anthologie de la littérature algérienne de langue française, (p. 12 ).- Paris, Ed. Bordas, 1990.

[3]- Liberté, quotidien national, propos recueillis par Amine Chikhi  (13 Janvier 1993). 

[4]- Maingueneau, D. : Initiation aux Méthodes de l’Analyse du Discours, (p.64).- Hachette, 1983.

[5] -Cité par Achour, C. : Lectures Critiques.- Alger, OPU, 1997-1998.- p. 67.

[6] -Barthes, R. : Analyse structurale du récit, Communications  8.- p.8.

[7]-Benvéniste, E. : Problèmes de linguistique générale.- Paris, Ed. Gallimard, 1966.- p.242.

  -Benvéniste, E. : Appareil formel de l’énonciation.- Paris, Ed. Gallimard, 1966.- p.242.

[8]- Cf. Austin,  J. L.: Quand dire, c’est faire.- Paris, Ed. du Seuil, 1991 .

[9]- Genette, G. : Figures II.- Ed., du Seuil, 1969 ;  Figures  III.- Ed. du Seuil, 1972.

[10]- Barbéris, P. : Lecture du réel.- Ed. Sociales, 1973.

[11]- Barbéris, P. : La sociocritique : introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire.- Ed. Dundee, 1990.

[12]- Barbéris, P. : ibid.

[13]- Fonction définie par Genette, G. : Figures III,  Seuil, 1972 : «  () c’est elle qui rend compte de la part que le narrateur, en tant que tel, prend à l’histoire qu’il raconte : rapport affectif, mais aussi moral et intellectuelMais, les interventions directes ou indirectes, à l’égard de l’histoire peuvent prendre la forme plus didactique d’un commentaire autorisé de l’action : ici s’affirme ce que l’on pourrait appeler la fonction idéologique du narrateur. ».- p.p. 262-263.

[14]- Entretien de Bruno Cessole  avec Mimouni  R., Bibliothèque publique d’informations, Centre Pompidou, G., Paris.

 

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