Pratiques langagières effectives et pratiques postulées en Kabylie A la lumière des événements du «printemps noir» 2001

Insaniyat N° 17-18 | 2002 | Langues et société, Langue et discours | p.17-35 | Texte intégral


Effective and assumed language practices in Kabylia. In the light of “the black spring” (le printemps noir in 2001)

Abstract :The concept of linguistic practices is disreputed in Algerian society, which is saturated with ideology to the point that it no longer realizes the importance of impersonal scientific description. The linguistic question in a plurilingual society which is not recognized as such, by the state, is inevitably seized by ideology, to conceal people in power’s ideals and materialistic interests.
At the stubborn refusal to recognize Tamazight (Berber) language, certain Amazigh defenders react by setting up a rejection to school Arabic. They confound the state power political and linguistic arabization which is in a tight rut, acting under the effect of self hate, with the Arabic language it self, which has been the vehicle for a brilliant  civilization and rational thinking, which was transmitted to the occident passing by Averroes to St. Thomas d’Acquin. To deny reality remains thus the thing best shared by these actors.
The graffiti texts which we introduce express in so much the reality of the Tamightophone speakers plural linguistic practices ; French in contact with  Algerian Arabic, alongside Kabyle and school Arabic. Graphics in Arabic and Latin letters are used spontaneously for these graffitis – a form of expression with a wide range of discursive content having political and social  implications, brightening the walls of Tizi-Ouzou and Bejaia.
It was with the call to rally “ ’ayaw âh !” (= Come here ! Or let’s    go !) and slogans against  “Hogra” (injustice), specifically Algerian expressions, which the attackers used against state police held responsible for 118 young  persons’ deaths.
Consequently these expressions were collected from a very serious context.
We have noted, with regards to this context, the use of non critical concepts born with particular historical and social conditions, could lead to serious distortions of reality.
Must we call for an epistemology of sociolinguistic theories ? For Algerian sociolinguistics which won’t confound itself with Catalan, whose social history which gave it birth, distinguishes itself from Algerian society ?

Key words : Linguistic habits – Tamazight – Ideology – arabization graffito - sociolinguistics


Abderrezak DOURARI :  Maître de conférences, Université d’Alger, département de traduction , 16 000, Alger, Algérie


 -«Nous sommes morts, mais nous dérangeons les vivants»

-«Al-imlâq al—wahîd huwa ach-cha’b»

-«Ulach smah ulach»

 

Les mots d’ordre mis en épigraphe expriment à eux seuls la réalité des pratiques langagières plurielles des locuteurs de Tizi-Ouzou : le français côtoie l’arabe algérien, qui côtoie le kabyle et l’arabe scolaire. Les graphies arabe et latine sont-elles aussi convoquées spontanément pour écrire les graffitis qui ont orné les murs de certaines villes de Tizi-Ouzou après la mort tragique du lycéen Massinissa Guermah de Béni-Douala suivie par l’arrestation de jeunes collégiens d’Amizour, successivement le 18 et le 22 avril 2001, impliquant le corps de gendarmerie. C’était d’ailleurs sous le cri de ralliement «‘ayaw âh !» (=Venez donc ! ou Allons y !) et le mot d’ordre contre la «hogra», expressions spécifiquement algériennes, que les attaques étaient menées contre les gendarmeries.

Le syntagme «pratique langagière» semble, par le seul rapport que son sémantisme suggère à ce qui est constaté dans un espace linguistique particulier, dispensé de vérification. Il impliquerait plus un constat de réalité que le scientifique qui établi objectivement des représentations de ces pratiques.

Khaoula Taleb Al-Ibrahimi1, sociolinguiste algérienne au fait des enjeux tant épistémiques portés par les différentes théories linguistiques et sociolinguistiques que de ceux linguistiques propres à la société algérienne, parle de concept opératoire (p. 120) tout en gardant à son égard une attitude prudente puisqu’elle avait auparavant senti la nécessité de spécifier ce terme davantage en parlant de pratiques langagières effectives (p. 119). C’est que dans le champ des sciences sociales et humaines et notamment dans les sociétés où la langue est le lieu d’enjeux complexes et serrés les linguistes, qui ont le privilège de discourir sur la (les) langue (s) et les pratiques des uns et des autres, ne sont pas de simples descripteurs de réalités factuelles. Ils sont parfois des acteurs embarqués sur des aventures idéologiques, souvent à leur insu même.

Faits, représentations et enjeux idéologiques dans la recherche linguistique maghrébine

Faut-il ajouter que le statut de «fait» en sciences sociales et humaines est objet d’interprétations divergentes et que Durkheim avertissait déjà, en son temps, d’une certaine méprise à son égard :

«Les faits sociaux consistent en représentations, mais il faut traiter les faits sociaux comme des choses»2.

La question linguistique étant un enjeu de société très important en Algérie, il convient de relever que certains linguistes algériens dont l’essentiel de l’activité de recherche tend à légitimer les thèses du pouvoir (tunisiens et marocains aussi), y compris (ou surtout) ceux exerçant dans le domaine du berbère, combattent avec hargne toute approche des langues parlées en Algérie qui les mettrait en relation de questionnements sur la société, l’homme et l’histoire.

La politique de recherche du célèbre Institut de Linguistique et de Phonétique de l’Université d’Alger (fermé en 1985) dont le concept témoin est «la technologie du langage» n’admettait que les travaux sur ‘l’arabe standard’, car les dialectes autant que les pratiques langagières effectives sont déclarés impensables. Un magister en préparation sur la pathologie du langage a été empêché d’aboutir car il devait nécessairement poser les questions des langues maternelles dont on sait qu’elles sont les dernières à se détériorer en cas d’aphasie.

Au cours de l’année 2000-2001, une grève des étudiants des départements de berbère de Tizi-Ouzou et de Bejaia (intitulés officiellement «Instituts de langue et culture amazighes») dénonçait le refus des autorités de l’université d’inscrire des thèmes de recherche portant sur la culture, la société et l’histoire. Le mythe du «berbérisant» omniscient qui correspond à l’autre mythe populaire plus ancien de «amusnaw» (= le savant), cultivé pour exercer un contrôle idéologique sur la "qualité" des enseignants recrutés, leur dire et celui des étudiants chercheurs y compris sur les soutenances de mémoires et de thèses en tamazight (contrôle idéologique de l’accès à l’autorité scientifique), est à lui seul édifiant. Ainsi, les thèmes, comme les linguistes non technicistes, seront-ils soumis à un ostracisme systématique à moins de se plier aux normes du «linguistiquement correct». C’est donc en toute logique qu’un même enseignant du département de berbère se retrouve systématiquement dans tous les jurys de soutenance : littérature, linguistique, archéologie, architecture, sémiotique… sans qu’il soit sollicité par les promoteurs et bien souvent contre leur gré. A l’université de Tizi-Ouzou (année universitaire 1999-2000) un magister agréé par l’Académie Universitaire Centre au département de français intitulé «magister en sciences du langage et littérature»- qui devait concerner les licences des départements d’arabe, de français, d’anglais et de berbère - a été contraint à la fermeture par les autorités administratives de cette université (il s’agit des mêmes) qui ont exigé de "reformuler" certains thèmes de recherche validés pourtant par le conseil scientifique tout en annulant d’autres inscrits depuis au moins deux ans sous prétexte que la spécialité «sciences du langage» n’a aucune existence scientifique ! Dans le même sens, les détenteurs des licences de philosophie ont été interdit de séjour dans ce magister de sciences du langage y compris pour réaliser des mémoires de philosophie du langage, rappelant l’interdiction de cette discipline à un autre âge par Ibn Taymiyya.

Ridha Salhi, de l’Université de Manouba, Tunisie, déclare :

«There is a widespread belief that language is one of the key components of national identity and a strong indicator of group membership. In multilingual contexts, language policies (wether explicit or implicit) often reflect a power relationship and serve a particular ideology»3. Le rapport langue / pouvoir est clairement souligné et le lien postulé à l’identité nationale et les complexes qui éventuellement la sous-tendent est mis en relief pour mieux saisir les tenants et aboutissants des politiques linguistiques des pays du Maghreb engoncés dans la dimension arabo-islamique mythique et transnationale.

Mohammed El-Medlaoui4 note, pour le cas du Maroc, que l’atelier n° 3 intitulé sciences du langage et de la communication, tenu le 14 avril 2001 dans le cadre de la rencontre nationale «Recherche scientifique et développement» organisée à Rabat par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et le Secrétariat d’Etat pour la Recherche Scientifique, a relevé un constat important quant à la politique de recherche marocaine dans le domaine des sciences du langage et du plurilinguisme :

«Le constat stigmatise un déficit d’intérêt au Maroc pour les aspects sociologiques des sciences du langage en comparaison de l’intérêt pour la linguistique proprement dite».

On le voit bien, dans les pays du Maghreb, partout on est face à la même pratique et la gestion de ce domaine est soumise aux caprices des gestionnaires du «linguistiquement correct» et du «linguistiquement dicible». L’intérêt porté aux structures de la langue exclusivement (i.e. la linguistique interne) permet de garder impensées les questions qui mettent en crise le discours déréalisé du pouvoir (et d’une certaine opposition) et de centrer l’intérêt sur la combinatoire linguistique tout autant incolore et indolore, pensant, peut-être, que briser le thermomètre a pour effet de supprimer la fièvre.

Mohammed Arkoun5 après avoir constaté que les «les départements de littérature arabe ne laissent aucune place à la "philosophie"» après «l’éclatement de la raison et des savoirs… qui s’est imposé dans le système scolaire et universitaire dans les pays musulmans», nous éclaire davantage à ce sujet quand il dit6 :

«Le travesti : la critique de la connaissance déclenchée par la psychanalyse et la philosophie du langage, notamment, a montré comment la pensée transpose le réel dans ce qu’on pourrait appeler une logosphère. Celle-ci est le lieu de projection, d’élaboration, de transmission des représentations mythiques, des imageries scientifiques, des systèmes conceptuels qui travestissent, à des degrés divers, le donné positif. C’est ainsi que sont constitués tous les discours mythologiques et idéologiques que la pensée positive s’attache, aujourd’hui, à dé-construire pour accéder au donné demeuré impensé».

Revenons à Christian Baylon7 qui affirme en parlant de certains discours scientifiques :

«Par contre ces mêmes discours deviennent idéologiques dès qu’ils contiennent des éléments servant subrepticement à légitimer un pouvoir»… «Les idéologies s’acquittent de cette fonction de légitimation apparemment rationnelle grâce au discours, lequel possède un pouvoir qui lui est propre, celui de changer "la force en droit et l’obéissance en devoir" et  C’est cette dernière qui créerait l’illusion de rationalité propre à l’idéologie : en donnant aux individus le sentiment de raisonner, elle leur ôte la liberté de penser par eux-mêmes».

C’est dans ce contexte intellectuel que l’on mesure toute la pertinence du point de vue de notre sociolinguiste citée plus haut quand elle affirme :

«La notion de pratiques langagières marque une évolution dans la description linguistique et sociolinguistique car il ne s’agit plus uniquement d’analyser les règles internes au système linguistique qui organisent la compétence d’un locuteur idéal (…) ou de décrire les régularités structurales d’un corpus fermé de données (…), mais de s’intéresser à la diversité des locuteurs, à la diversité de leurs conduites». Elle ajoute: «L’étude des pratiques langagières permet de rassembler une somme d’informations et de renseignements sur la réalité sociolinguistique d’une société donnée, en ce sens elles font partie d’un ensemble plus important qui englobe toutes les pratiques humaines»8.

Maintenant que la problématique a été rendue plus claire, il s’agit d’essayer de comprendre les soubassements de l’attitude de déni de réalité. Il semble que la lutte contre la mise à disposition du savoir sociologique et macro-sociolinguistique sur ces questions a pour but de permettre au discours idéologique le plus insensé sur la (les) langue (s), l’identité et la culture de surdéterminer la pensée rationnelle et les comportements. On continue de penser qu’il est possible de couler les citoyens, singletons mathématiques, dans le moule confectionné par le pouvoir. Parler de réalité et de pratiques effectives devient problématique de ce point de vue. Un tel discours scientifique est suspecté de sédition puisqu’il aura pour conséquence de contraindre à terme les élites au pouvoir (et dans une certaine opposition) de revoir bien des conceptions sommaires de la société, y compris la place du savoir par rapport au pouvoir9 et à entrer de plain-pied dans un mode de gouvernance moderne : gérer rationnellement à partir de ce qu’il y a en respectant le citoyen, son avoir été, son être et son vouloir être.

Le scientifiquement correct

Nous avons soutenu ailleurs, et dès notre premier article sur la question de la revendication culturelle et identitaire amazighe10, puis ensuite d’une manière plus englobante dans notre thèse11, que le courant de pensée dominant dans le monde arabe privilégie le holisme méthodologique car celui-ci autorise, par l’effet du raisonnement déductif qui lui est consubstantiel, plus facilement les a priori idéologiques dérivés de postures intellectuelles fondées sur le déni de réalité. Ce type de posture intellectuelle rappelle de quelque manière le raisonnement analogique des fuqahâ’ qui s’enferme dans la clôture du texte sans point de fuite sur la réalité. Il a fallu aux fuqahâ’ éclairés (Châtibî, juriste andalou mort en 1406 par exemple) d’inventer des astuces (maqâsid ach-charî’a ; ‘asbâb at-tanzîl ; al-maslaha al-‘âmma…) notamment la contextualisation, pour pouvoir briser tant soit peu le cercle. C’était ce qui nous avait conduit à préconiser pour les études maghrébines les approches de l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon dans la mesure où celles-ci contraignent à une démarche plus rigoureusement inductive : apporter les preuves inductives de sa validité scientifique.

Il faut bien croire que cette posture intellectuelle consistant à surveiller la pensée sociologique et la punir par le despotisme universitaire est une posture réfléchie, car les perspectives épistémologiques sociolinguistiques choisies autant que celles rejetées renseignent sur l’intentionnalité. J’aimerais faire une allusion particulière au travail critique de Maougal12 où beaucoup de questions évoquées ici, impensables ailleurs, sont traitées avec la manière incisive caractéristique de la pensée de ce spécialiste des sciences du langage. Il déclare ainsi que :

«Les chauvinismes et les repliements ne résistent jamais à l’épreuve des recherches sérieuses. Car la véritable recherche aboutit toujours à rendre justice […] Mais à travers son cheminement difficile, lent, laborieux, pourtant sûr malgré les embûches, elle tisse les réseaux et jette les passerelles qui se moquent des chauvinismes et des étroitesses d’esprit sordides».

Dans cette atmosphère, Louis Jean Calvet, par exemple, est enseigné (glottophagie), les sociolinguistes catalans le sont aussi (conflit permanent). Joshua Fishman, illustre pionnier de l’école de socio-linguistique américaine, l’est beaucoup moins quand il n’est pas dénigré, car ne s’inscrivant pas dans la sociolinguistique du conflit en situation plurilingue, d’un côté, et c’est lui, en effet, qui a tiré au clair la distinction entre sociolinguistique de micro-niveau (linguistiquement orientée) et celle de macro-niveau (sociologiquement orientée, donc portant sur les processus sociaux et l’organisation de la société), d’un autre côté, rendant ainsi les choix épistémologiques plus parlants13.

Fishman est l’un des auteurs spécialisés qui a redéfini la notion de "communauté linguistique" et lui a donné l’extension d’un pays partant de la considération que les réseaux linguistiques «totalisant la plus grande somme d’expériences, de contacts et d’intérêts, ont aussi la plus grande richesse linguistique»14. Observant la situation sociolinguistique en Indonésie d’après Nancy Tanner15, il conclut, en accord avec l’auteur, à une spécialisation fonctionnelle des codes dans les sociétés multilingues. C’est à lui qu’on doit aussi cette sortie de la socio-linguistique du carcan du structuralisme quand il a refondé la sociolinguistique au plan épistémologique sur ces quatre questions : Who speaks What language to Whom and When ? Les spécialistes des théories de l’énonciation auront reconnu ici la fameuse déixis subjectivo-spatio-temporelle ou l’antithèse du structuralisme.

On lui reproche à tort une tendance au figement des situations de «minoration» linguistique en raison d’une lecture orientée de sa fameuse stratification sociale et fonctionnelle des variétés eu égard à l’observation de leur usage effectif à un moment donné dans les situations de plurilinguisme. On n’oublie souvent ses propositions définissant les modalités de promotion d’une variété d’un statut à un autre (normalisation, historicisation, et autonomisation) :

«Enfin, des variétés ne répondant pas actuellement aux normes, peuvent être soumises à un processus de normalisation ; inversement, une variété normalisée pendant un certain temps peut subir une déstandardisation, si les locuteurs estiment qu’il n’est pas besoin de la maintenir rigide. La normalisation n’est donc pas une propriété de la langue en soi : ce traitement typiquement social est engagé dès qu’une société, suffisamment diversifiée, éprouve la nécessité d’une élaboration «symbolique» plus étendue»16. Plus loin il ajoute : «on ne naît pas héros, on le devient » et termine en disant : «Dans ce cas, il n’y a pas d’autonomie par "l’Abstand", la distance ; mais plutôt par ‘’l’Ausbau’’ par le travail donc» (p. 40).

Fouad Laroussi, sociolinguiste d’origine tunisienne, tout en critiquant à juste titre les positions de A. Moatassime (Marocain) au sujet de ce que ce dernier appelle l’arabe dialectal qu’il oppose à fushâ, se lance dans une contestation de la théorie ‘ferguso-fishmanienne’ dont on saisit difficilement les raisons. Surtout que son argument en la matière est loin d’être la description d’une réalité qui contredirait la théorie de Fishman, mais la théorie concurrente occitano-catalane comme si cette dernière devait être adoptée comme l’énonciation de la Vérité absolue, sans recul épistémologique. Il affirme en effet :

«La sociolinguistique occitano-catalane a non seulement bien analysé ce ‘dernier subterfuge produit par la diglossie elle-même et chargé d’en favoriser le cheminement irréversible17, mais elle a aussi montré que les travaux qui s’inscrivent dans la théorie ferguso-fishmanienne des répartitions des usages servent d’écran au conflit linguistique toujours à l’œuvre, sans cesse reproduit et réinterprété dans la société»18.

On le voit bien à travers les énoncés «conflit linguistique toujours à l’œuvre», «sans cesse reproduit» les soubassements idéologiques d’une telle théorie pour laquelle la révolution permanente est une nécessité ontologique. On voit bien aussi la qualité de ses arguments contre sa concurrente. Elle est accusée de mensonge : «subterfuge», «servent d’écran»… alors que, selon lui, le conflit doit être partout même là où il n’apparaît pas.

Cette démarche, à l’œuvre au Maghreb, est bien simple : on vous empêche de traiter les domaines de votre choix, et l’on vous empêche de voir pourquoi l’on vous empêche en vous privant des savoirs susceptibles de vous en éclairer. Ainsi s’explique aussi le refus d’enseigner la grammaire générative dans les départements de berbère en Algérie. Puisque la GGT affirme un certain universel linguistique, rejeté par le fonctionnalisme, elle est suspectée d’être susceptible de permettre aux futurs chercheurs d’envisager la problématique des langues autochtones sous un angle non conflictuel contraire aux attitudes idéologiques arc-boutées sur un antagonisme guerrier entre l’arabe (ainsi indistinctement) et les variétés berbères, en dépit du fait qu’elles partagent la famille, la typologie linguistique et l’histoire. Mais Chaker, qui souligne cette parenté19 en arrive, en bon fonctionnaliste, à exiger l’autonomie de la Kabylie (son individuation politique) sur la seule base de son individuation linguistique qui fonderait son individuation identitaire (jamais démontrée)20 pour la seule fin d’en préserver la pérennité :

«Une identité collective à base linguistique ne peut exister et se maintenir sans une assise communautaire et territoriale spécifiée et fonctionnelle. Vouloir assurer la survie de la langue berbère implique d’abord d’assurer la survie des berbérophones…»21

On pourrait même lui opposer l’argument rhétorique que si le kabyle est aujourd’hui toujours vivant, après quarante deux ans d’arabisation et sans autonomie territoriale ou identitaire, c’est parce que précisément ses affirmations péremptoires, énoncées sur le mode de la vérité générale, expriment plus un a priori qu’elles n’ont de fondement objectif. D’ailleurs, pour se donner bonne conscience, l’individuation de cette langue est poussée à l’extrême en lui infligeant la graphisation latine légitimée par tous les qualificatifs moderne, universelle, adéquate22.

On retrouve à cet égard un enseignement pertinent de Fishman qui déclare, à l’encontre des thèses un peu caricaturales de Whorf et de Sapir :

«En matière de valeurs et d’orientations, les langues reflètent plus qu’elles ne créent les normes de la vie socioculturelles» ; «Les langues parlées dans le monde ont beaucoup plus de notions universelles structurales en commun qu’on ne l’avait cru jusqu’à présent»23.

On constatera qu’il n’y a aucun enseignement sérieux de la langue arabe scolaire ou classique dans les départements d’arabe où les aspects idéologiques priment sur son étude scientifique, dans la mesure où l’on s’échine à ressusciter une norme fossilisée (références datant des 9ème et 13ème siècles) non mise en rapport ni avec le siècle, ni encore moins avec le contexte sociolinguistique des pays du Maghreb. Que dire alors des départements de berbère dont l’encadrement est dans l’essentiel issu des licences de français ?

Le fonctionnalisme de Martinet qui, après avoir mis en évidence la récurrence, dans sa propre définition de la «langue», des termes «différemment» et «diffèrent», affirme que «rien n’est proprement linguistique qui ne puisse différer d’une langue à une autre»24 vient, par contre, à point nommé pour insinuer les clivages qui séparent l’arabe scolaire des variétés berbères à tel point qu’une enquête de nos étudiants du département de français (Salmi, Ouahiba et Bekka, Hadi, Les attitudes et les pratiques langagières des étudiants du département de langue et culture amazighes de Tizi-Ouzou, Tapuscrit inédit pour l’obtention du diplôme de licence de français, s/d Dourari, A. 1996-1997 : p.33 et corpus d’informateurs)25 a mis en relief un fait troublant : des étudiants en post-graduation de berbère nourrissent un sentiment de culpabilité pour avoir suivi des études d’arabe en licence !

Affirmer, par exemple, avec sincérité: «En Kabylie l’arabe fonctionne comme langue véhiculaire mais, en même temps, il connaît un rejet car, considéré comme un danger pour le tamazight, et les tamazightophones ne cessent d’afficher leur opposition catégorique devant la seule officialisation de l’arabe»26 génère de la mystification. De quel arabe s’agit-il ? Quel arabe constitue un danger pour le tamazight ? L’algérien n’est rejeté nulle part en Algérie et le mouvement d’Avril 1980 le revendiquait au même titre qu’il revendiquait le tamazight27 «Fî ma’ânî dhikrâ 20 afrîl 1980 : at-tassâ’ul hawla matlab al-huwwiya wa l-hurriyât al-fardiyya wa l-jamâ’iyya», in Kitâbât, Revue de l’Association des Amis du Livre, N°1).

Ainsi d’aucuns cultivent l’amalgame quant à une certaine domination de l’arabe scolaire sur le tamazight dont la conséquence serait la disparition de ce dernier. Il s’agirait, selon eux, bien sûr de processus auto-impulsés entre langues et non pas une lutte sociologique entre protagonistes d’horizons idéologico-politiques opposés. Il s’agirait encore moins d’une politique linguistique promue par un courant idéologique dominant identifié.

Dalila Morsly, une pionnière en sociolinguistique algérienne, a démontré que le tamazight n’a jamais, depuis la période punique (- 300 J.-C.) à nos jours, été utilisé dans le domaine formel. Ce fut le punique du temps de Massinissa, le latin durant la période romaine, le français durant la période française et enfin l’arabe scolaire durant la période d’indépendance28. Cette attitude se retrouve aussi chez un illustre sociologue algérien, Mostefa Lacheraf29. Le tamazight est toujours vivant et vivace. Soutenir après cela que le tamazight est une langue minorée et menacée (noter le singulier et le passif), dans l’absolu et non pas subséquemment à une situation sociologique et historique et à une politique linguistique de l’Etat indépendant, présuppose :

(a) l’unicité du tamazight,

(b) que le tamazight est dans une position de victime,

(c) qu’un actant aurait délibérément décidé d’en faire ainsi,

(d) que l’Etat n’y est pour rien.

Il faut rappeler que cette situation (polynomie du tamazight et non utilisation dans le domaine formel) est le résultat d’une histoire et d’une dynamique sociologique où aucun actant responsable, fut-il un individu ou un Etat, n’est identifiable hormis durant la période algérienne d’indépendance que les promoteurs de la micro-sociolinguistique prennent bien soin de voiler en pérorant doctement sur la spécificité du phonème [e] dans la prononciation kabyle. Certains étudiants ont ironiquement appelé cette "nouvelle science" la «phonémologie» parodiant la dénomination du célèbre courant de philosophie de Husserl puis de Maurice Merleau-Ponty, la «phénoménologie».

Présenter le tamazight comme la victime de l’arabe scolaire et de son expansion est encore une entorse au bon sens car il faut noter que cet arabe en particulier, restreint au domaine formel, ne s’oppose pas au tamazight, largement utilisé dans le domaine personnel et quotidien dans les zones tamazightophones, dans la mesure où ils ne partagent pas les mêmes domaines d’utilisation. Les Algériens ne parlent pas en arabe scolaire qui n’est aujourd’hui la langue maternelle de personne dans le Monde arabe. C’est encore à K. Taleb Al-Ibrahimi que nous ferons appel quand elle affirme dans son enquête que :

«l’usage de l’AS (=Arabe Standard) s’amenuise au fur et à mesure que l’on s’éloigne des contextes formels, que l’on se rapproche des situations informelles»30.

Les décisions politiques en la matière n’y peuvent rien comme l’a constaté Yasmina Cherrad, autre sociolinguiste algérien de l’université de Constantine (citée supra) : «Malgré les nombreuses décisions et textes officiels rendant obligatoire l’utilisation exclusive de l’arabe standard moderne, les Algériens dans leurs pratiques quotidiennes agissent autrement. Devant cette réalité réfractaire, les autorités, par l’ordonnance de 1996, durcissent leur position en menaçant d’amendes et même de prison les contrevenants. Ces dispositions ne changent les habitudes ni des sujets parlants, ni même des instituions qui ne se plient pas à la loi…». On peut évidemment ergoter sur la notion emberlificotée d’arabe standard moderne, si chère aux sociolinguistes anglophones, tant les instruments de standardisation n’existent toujours pas pour cette variété : ni dictionnaire de référence commune en matière de lexique, ni grammaire moderne unifiée… Un autre spécialiste du Maghreb, Gilbert Grandguillaume31 affirme :

«Les langues quotidiennement parlées au Maghreb ne sont pas écrites, mais exclusivement orales : elles sont des variétés régionales, soit arabes, soit berbères. Elle sont mises en opposition, principalement les parlers arabes, avec une langue essentiellement écrite, (ou limitée oralement à des usages savants ou religieux), dite arabe classique ou littéraire. Cette opposition est universelle dans le monde arabe».

Il ajoute, dans une mise en rapport du processus d’unification linguistique propre à la France et celui projeté dans les pays du Maghreb,

«Il faut reconnaître que, dans la lutte du français contre les "patois", la langue dominante a trouvé la complicité de "la promotion sociale" qui s’attachait à l’abandon de la langue régionale. Il n’y a pas de phénomène analogue en ce qui concerne les pays du Maghreb […] D’autre part, les langues parlées sont l’objet d’un attachement renouvelé. C’est le cas du berbère32, mais aussi des parlers arabes […]. Ces parlers sont même "véhicules de la modernité" 33 et assument une sorte de conscience identitaire».

En effet il ne faut pas oublier que l’algérien a été utilisé dans la création artistique notamment le théâtre de Kateb Yacine et de Alloula pour ne citer que ces deux piliers de la culture algérienne. Tout le monde sait l’influence qu’a les chansons chaâbi, et raï, chantées en algérien.

Le fait est là : la réalité sociolinguistique de la société algérienne est plus forte que toutes les politiques explicites et implicites menées par un courant idéologique de l’intérieur même, et avec les moyens, de l’Etat.

Le plurilinguisme algérien vu autrement : pour une sociolinguistique algérienne

Cette longue introduction critique des pratiques universitaires quant aux savoirs sur la société en Algérie nous permet de mettre en perspective nos propres choix épistémologiques consistant fondamentalement en une vision intégrative du plurilinguisme algérien qui vit en coexistence pacifique, une sorte de dialectique de l’un et du multiple34. Cette vision sera soutenue par l’éclairage qu’apporteront nos études portant sur les pratiques réelles des locuteurs plurilingues en Algérie et qui complète admirablement les constats établis par Dalila Morsly, M.-L. Maougal, Khaoula Taleb Al-Ibrahimi et Yasmina Cherrad et tout récemment notre étudiante en post-graduation de berbère Kebbas, G.35.

Le texte que nous proposons ici présente de manière descriptive comment se sont médiatisés en langage les affrontements entre manifestants et forces de gendarmerie-instance accusée de meurtre contre des innocents. Nous nous intéresserons aux échanges oraux souvent recueils d’insultes les plus salaces et aux graffitis non moins incisifs. Mais il faut au passage insister sur le fait que ces graffitis sont au plan du contenu de véritables discours politiques parfois d’un grand niveau de conscience citoyenne même si la manifestation linguistique plurielle qui les sous-tend est indigente au plan grammatical. Dans un autre article nous espérons pouvoir aborder les questions de contenu des discours relevant de la sémiotique du monde verbal d’un côté et, de l’autre côté, ceux relatifs au discours figuratif. On les abordera tant au plan de l’expression que de celui du contenu en tant que pratiques sémiotiques plus englobantes.

Cet intérêt résulte de notre souci d’inciter à la fondation d’une sociolinguistique algérienne (d’une socio-sémiotique) et même maghrébine en l’embrayant sur la réalité diverse et dynamique. Notre vœu ici est d’approcher la réalité précisément dans son expression la plus spontanée, la plus brute, car il nous semble bien que dans le feu de l’action les idéologies s’estompent pour laisser place au jaillissement de la vérité et ces graffitis sont le résultat concret de cet instant de vérité.

Notre corpus consiste en 36 photographies des graffitis apposés sur les murs de la ville de Tizi-Ouzou, de Draa Ben Khedda et quelques uns d’Azazga, de Tigzirt et de Tademaït. Quant aux discours oraux, il ne nous a pas été aisé d’observer directement ceux-ci dans ces différentes villes pour des raisons de sécurité, mais nous avons eu le loisir de les entendre directement dans notre propre ville et de les confirmer par examen croisé auprès des amis habitants certaines villes citées ci-dessus.

Contrairement aux affirmations intéressées de certains linguistes fonctionnalistes «berbérisants» attachés à l’idée de «reberbérisation du Maghreb» selon leur propre vision, selon lesquelles l’arabe de Tizi-Ouzou n’est qu’une vue de l’esprit du moment que celui-ci s’estomperait en présence de kabylophones, oubliant que les locuteurs arabophones de Tizi-Ouzou parlent souvent kabyle et arabe tizi-ouzien, nos observations montrent que dans les situations limites comme celles auxquelles nous avons affaire ici, l’arabe de Tizi-Ouzou (dorénavant l’algérien) apparaît avec force et semble être gratifié par ses utilisateurs d’une capacité expressive plus grande puisqu’il est choisi spontanément pour immédiatement se venger verbalement de l’autre et le faire souffrir au maximum. Certains de ces discours oraux se retrouvent écrits sur les murs de la ville. Bien évidemment le registre employé dans ces circonstances est tout indiqué puisque la culture algérienne, et, par delà, maghrébine, saturée jusqu’à l’obsession de pureté et d’authenticité, privilégie l’insulte portant sur les origines et une certaine perception de l’honneur. Nous livrerons ici les énoncés de manière brute :

1) al jadarmî wlîd ech-chettâha (=le gendarme fils de danseuse de cabaret)

2) yemmâk n’erf-hâ u babâk chkûn (=je connais ta mère et ton père qui est-il ?)

3) rûh chûf khtek rahî fi l-kabare (=va voir ta sœur elle est au cabaret)

4) ‘ukhtek chtaht m’a-hâ fî l-kabare (= j’ai dansé avec ta sœur au cabaret)

5) l-jadarmî wlîd lasistans / wlîd ez-zahouaniyya (=le gendarme fils de l’Assistance / fils de Zehouaniya)

Ce à quoi certains gendarmes répliquent, et c’est là que l’on peut dire qu’il s’agit bien de la même culture et du même peuple, par les mêmes paroles blessantes :

6) nta chtaht m’a khtî fe l-kabare u khelest khams ‘alâf, ‘anâ dit l-qbayliyya bâtel lil-ghâba (= toi tu as dansé avec ma sœur au cabaret après avoir payé cinquante dinars, mais moi j’ai pris une Kabyle gratuitement à la forêt)

Les insultes portant sur l’honorabilité et l’honnêteté de ce corps est elle aussi exprimée en algérien :

7) ya klâb haw jâ kamyu ta’ r-rmel rûh teddi ‘achrîn ‘alef (=Hé les chiens, voilà un camion de sable qui arrive, allez lui soutirer deux cents dinars)

A Tizi-Ouzou certains émeutiers ont lancé des sachets de lait contre les gendarmes et les CRS en leur disant :

8) haw haw alhes alhes mâ tahchemch (=ouaf ouaf ! lèche, lèche, n’aie pas honte)

ou les ont bombardé de pommes pourries en leur disant :

9) hez takul es-saler ta’ak mâ yekfîkch (=prends et mange, ton salaire ne te suffirait pas pour en acheter)

On l’aura déjà compris, le but est de déstabiliser l’autre et de lui faire le plus de mal sinon l’annihiler par le mot idoine- projectile métaphorique- lancé à la face de l’adversaire. Nous ne noterons point les emprunts nombreux au français sachant que ceux-ci sont véritablement intégrés dans le vocabulaire de l’algérien et adaptés morpho-phonologiquement.

Certaines situations sont cocasses puisque dans le feu de l’affrontement avec les CRS il se trouve que les adversaires s’aménageaient des moments de répit : Un CRS fatigué de poursuivre inlassablement des émeutiers leur lança :

10) mâ ‘endkumch ech-chemma ? (= Avez-vous de la chique?)

Ils lui répondirent qu’ils en avaient et qu’ils ne lui en donneraient pas. Après insistance du CRS on lui balança par delà la voie un sachet en exigeant qu’il le rende aussitôt qu’il aura chiqué:

11) chemm u rej’hâ tem tem

Après qu’il l’eut rendu par la même manière, les insultes fusèrent et la course poursuite reprit. Un autre aurait demandé de l’eau glacée et après des négociations obtient sa bouteille d’eau glacée n’empêchant nullement la reprise des hostilités juste après…

12) assem’u ya nâs

ma’tub khella wsâya

fî tîzî bwîra bjâyâ

al girra râhî jâyâ

(= Ecoutez O aimable assistance ! Matoub a laissé un vœu, à Bouira, à Tizi, à Bejaia la guerre arrive à grands pas).

Dans ce slogan chanté par les manifestants, même l’aspect poétique n’est pas négligé puisque il est rimé, ce qui dénote une maîtrise supérieure de cette langue.

Nous avons jusque-là signalé les instances de l’énonciation et présenté, au plan de l’expression seulement, les échanges conversationnels entre forces de répression et jeunes émeutiers qui se sont faits principalement en algérien. L’on pourrait soutenir que les conversations se faisaient en algérien pour être comprises par les membres du corps de gendarmerie et de CRS souvent, en raison de la politique d’Etat, issus d’autres régions d’Algérie. Ceci est en partie vrai. Mais cela prouve que les émeutiers pouvaient utiliser l’algérien avec spontanéité dans des contextes très marqués émotionnellement (des dizaines de morts et des centaines de blessés). Mais alors que dire des graffitis écrits ou dessinés sur les murs des villes dont le destinataire ne peut être que le public de ces villes et non pas le corps de gendarmerie terrés dans leurs casernes ?

Là, nous pensons que l’hypothèse avancée par K. Taleb Al-Ibrahimi selon laquelle «les locuteurs algériens ont en commun la possibilité d’user d’une gamme de variétés qui constituent leur répertoire verbal»36 se vérifie dans la situation particulière que nous décrivons ici. Il convient tout de même de compléter cette hypothèse par le fait que ces locuteurs n’ont pas seulement la faculté d’utiliser des variétés linguistiques différentes, mais des systèmes graphiques pluriels aussi. Ils réalisent de ce fait une dissociation entre le plan de l’expression linguistique (les différentes variétés) et le plan du contenu qui peut ainsi se manifester de plusieurs façons selon la variété utilisée.

Mieux, ils distinguent entre l’expression linguistique et sa mise en graphie- ce que nous avons déjà proposé d’appeler la graphisation37. Louis Hjelmslev38 se trouve conforté aussi au sujet de son postulat de l’autonomie méthodologique du plan de l’expression et celui du contenu mais aussi dans ses affirmations sur le fait que le «sens non formé que l’on peut extraire de [...] chaînes linguistiques prend forme de façon différente dans chaque langue»… que «le sens devient chaque fois substance d’une forme nouvelle et n’a d’autre existence possible que d’être substance d’une forme quelconque» (p. 70). En fait c’est le concept hjelmslevien de «fonction sémiotique» qui rend le plus compte de cette réalité.

On examinera maintenant les graffitis écrits sur les murs des villes citées.

a) Discours en algérien écrits en caractères arabes :

13) wlâd l-‘âsima hayawanât barriyya rabbâthum l-hukûma bach ‘i ‘îchû fil mîzîriyya (=les enfants de la capitale sont des animaux terrestres élevés par le pouvoir pour vivre dans la misère)

14) ad-darkî wlîd ech-chettâha (=le gendarme, fils de danseuse)

15) ad-darak al-watanî huwa l-‘irhâb ‘inânî (la gendarmerie nationale c’est le terrorisme à découvert)

16) ya derki ya wjah miki blastek fî hasî ber (= ô gendarme face de Mickey, ta place est à Hassi Berkine) (notez la rime).

17) Lâ darkî lâ darkiya mâ bqâtch fîkum an-niyya (=ni gendarme, ni ‘gendarmette’, vous n’êtes plus dignes de confiance)

b) Discours en algérien écrit en caractères latins :

18) al-hukûma haggâra la j¶nes harrâga (=le pouvoir est méprisant et despotique, la jeunesse cherche l’émigration clandestine). Noter le jeu de mots avec l’interversion réussie dans les mots « haggâra // harrâga)

c) Discours en arabe scolaire et en caractères arabes

19) ad-darkî l-kalb al-mutacharrad (= le gendarme chien errant)

20) al-himâr al-watanî huwa ad-darak al-watanî

21) ad-darkî ‘irhâbî (=le gendarme terroriste)

22) al-‘imlâq al-wahîd huwa ach-cha’b (= le seul géant est le peuple).

Slogan sur une banderole sur le boulevard de l’hôpital de Tizi-Ouzou durant la marche du 08/08/01, certainement en réponse à cette boutade d’un haut responsable de l’Etat qui disait en substance «de loin je vous voyais comme des géants, mais vus de près vous n’êtes que des nains».

d) Discours en kabyle écrit en caractères arabes

23) mazâl as-suthiw adh iba’zeq (= ma voix continuera à exploser) repris d’une chanson de Matoub Lounes.

24) X aghyûl (X est un âne)

e) Discours en kabyle écrit en caractères latins

25)Vive imazighen

26) X da batard

27) Tilleli, tugdut, tamazight (= Liberté, Fraternité, Tamazight)

f) Discours en français écrit en caractères latins

28) Les gendarmes à la guillotine

29) Police + gendarme= corruption

30) www.les batards.dz

31) Monarchie Algérienne Antidémocratique et Militaire

32) Gens de Merderie Nationale

33) les gendarmes terroristes avec ordre de mission

34) les gendarmes symbole de la corruption

35) l’Algérie pousse au suicide

36) Le pouvoir veut allumer le feu entre les Algériens, le sang a coulé il est trop tard pour reculer

37) pouvoir assassin

g) discours mélangés en algérien et français écrit en caractères latins :

38) houkouma les bâtards, gendarmes assassins.

39) al-harba, vengeance (=la fuite, la vengeance)

40) al-‘izza wa l-karâmâ pour les généraux (= honneur et dignité pour les généraux)

Nous voyons bien que les énonciateurs, dont les tagueurs, utilisent en effet toutes les ressources disponibles dans leur répertoire linguistique et scripturaire. Ils utilisent ces langues (kabyle, algérien, arabe scolaire et français) et ces graphies (arabe ou latine) indifféremment pour s’exprimer dans des situations émotionnelles de grande tension. Ils privilégient donc l’aspect pragmatique dans la mesure où il s’agit fondamentalement d’énoncer ce qu’on ressent, sa douleur. Ces éléments de corpus montrent aussi que l’alphabétisation en Algérie serait plus efficace, mieux assumée et assurée si elle était réalisée au début de la scolarité en langue maternelle (algérien ou tamazight) car les catégorisations du monde seraient déjà là et il ne manquerait aux locuteurs que les moyens scripturaires ou orthographiques d’une langue du domaine formel. En fait on énonce mieux sa douleur et sa joie dans sa langue maternelle à laquelle le pouvoir s’évertue d’enlever les capacités scripturaires.

Le déploiement du discours figuratif (tags, couleurs notamment le noir, emblèmes, bougies allumées,…) mais aussi les discours verbaux élaborés (plate-forme d’El-Kseur et divers communiqués et déclarations) expriment un état d’âme et une vision politique sans commune mesure avec ce dont on a l’habitude (raison, tristesse, colère et défi). Ces discours mettent en scène tout autant une appartenance (l’algérianité) exprimée par l’exhibition omniprésente de l’emblème national durant les rituels d’inhumation des jeunes tombés sous les balles de la répression aussi bien que dans les marches massives à Tizi-Ouzou, à Bejaia et à Alger. Remarquons aussi l’omniprésence de l’emblème national arboré par les supporters de la  JSKabylie au Maroc et au stade du 5 Juillet durant les éliminatoires de la coupe de la CAF. Le slogan des supporters de la JSK disait : La JSK, fierté de la Kabylie ; Ambassadeur du football Algérien. Le mouvement citoyen déclenché en Kabylie, en énonçant sa souffrance d’une blessure physique et psychique dans le répertoire linguistique et graphique ‘naturel’ des Algériens, aura posé un jalon pour des analyses plus réalistes de la réalité sociolinguistique de l’Algérie. C’est en ce sens qu’il devient intéressant d’analyser les réactions des pouvoirs publics durant tous ces événements qui ont subitement perdu leur langue de bois préférée pour parler tamazight, français et arabe scolaire en certains moments précis et seulement arabe scolaire en d’autres moments.

Ce sont, par conséquent, l’analyse et la conceptualisation des pratiques langagières effectives des Algériens qui constitueront les principes devant guider la reconstruction du champ de la pensée sociolinguistique algérienne et non pas les concepts issus de description de situations particulières empruntées à d’autres sociétés. Les enseignements généraux de ces disciplines sont nécessaires, mais on doit tout de même se permettre de s’interroger sur leur adéquation à nos situations particulières. On oublie souvent de rappeler que l’algérien, ou le maghrébin, sont devenus des langues majoritairement parlées dans un pays (le Maghreb) anthropologiquement amazigh et tamazightophone sans qu’il y ait eu une quelconque politique linguistique qui ait produit cette situation. C’est donc la seule dynamique sociologique et historique qui en est l’acteur. Cette dynamique d’unification linguistique doit pouvoir trouver explication scientifique en dehors des concepts de «conflit linguistique», de «minoration» et de «domination»… dont le sémantisme renvoie à la belligérance posée comme nécessité ontologique. Pour aussi vraie qu’elle puisse être, cette idée n’est pas nécessairement exclusive d’une tentative quelconque de promotion de variétés spécifiques, en un temps et un lieu donnés, à telles fonctions sociales. Il suffirait pour cela que la politique linguistique de l’Etat ne soit pas elle-même exclusiviste ou totalitariste.


Notes

1- Taleb-Ibrahimi, K. : Les Algériens et leur(s) langue(s).- Alger, Al-Hikma, 1995.- p.p. 119-120.

2- Combessie, J.-C.: La méthode en sociologie.- La découverte, 1996.- p. 3. 

3- Salhi, R. : Mother tongue education : a legitimate or subversive claim?- Tanger, The American Institute of Maghrebi studies, Colloque international sur les langues de l’Afrique du Nord : Pratiques plurielles, Identités plurielles, Idéologies plurielles, 23-26 mai 2001 .

4- El-Medlaoui, M. : Le berbère et l’histoire du plurilinguisme au Maghreb (le cas du Maroc).- Tanger, Maroc, Communication à la Conférences Internationale organisée par The American Institute of  Maghrebi Studies, May 23-26, 2001.- p. 15.

5- Arkoun, M. : Pour une critique de la raison islamique.- Maisonneuve et Larose, 1984.- p. 9.

6- Arkoun, M. : Ibid.- p. 308.

7- Baylon, C. : Sociolinguistique société, langue et discours.- Nathan Université, 2ème éd., 1996.- p. 256.

8- Taleb Al-Ibrahimi, K. : Op. cité.- 1995.- p. 120.

9- Dourari, A. : Savoir et pouvoir en Algérie, Pour un essai de sémiotique sociale.- In Le Matin, 1996 (1).

10- Dourari, A. : Les langues berbères en Algérie, réflexions autour des problèmes liés à leur enseignement.- Colloque de l’Université d’Oran sur les dialectes en Algérie, 1990.

11- Dourari, A. : Le discours idéologique arabe contemporain.- Thèse de doctorat de l’université de la Sorbonne, 1993.

12- Maougal, M.-L. : Langages et langues entre tradition et modernité.- Alger, Marinoor, 2000.- p. 10.

13- Fishman, J.: Sociolinguistique.- F. Nathan, Ed. Labor, 1971.- p. 57.

14- Fishman, J.: Ibid.- p. 82.

15- Tanner, N.: Speech and society among the Indonesian elite : a case study of a multilingual community.- Anthropological linguistics, 9, n° 3 (art. Cité in Fishman Sociolinguistique), 1967.- p.p. 15-40.

16 - Fishman, J.: Op. cité.- p. 39.

17- Laffont : 1984.- p. 17.

18- Laroussi, F. : Du malaise diglossique aux fantasmes idéologiques : les subterfuges de la théorie fonctionnalo-stratifiante.- In CLS, 1996.- p. 121.

19- Chaker, S.: Manuel de linguistique berbère.- Alger, ENAG Editions, 1996. 

20- Carlier, O.: La production sociale de l’image de soi. Note sur la crise berbériste de 1949.- Paris, Extrait de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, Ed. du CNRS, 1986.

21- Chaker, S.: Réflexions pour l’autonomie de la Kabylie.- In Le Matin, n° 2930 du 11/10/01, 2001. 

22- Dourari, A.: Du symbole graphique au symbole identitaire, les enjeux socioculturels de la normalisation des variétés de tamazight.- Tanger, Maroc, Colloque international, AIMS/ Université d’Austin, 23-26/05/01, 2001 (2). 

23- Op. Cité.- p. 105.

24- Martinet, A. : Eléments de linguistique générale.- Armand Colin, 1970.- p. 20.

25- Dourari, A.: Pluralisme linguistique et unité nationale.- Publications de l’Université de Rouen, n° 233, 1996 (2). 

26- Benchefra-Cherrad, Y. : Colloque AIMS (The American Institute of Maghrebi Studies, 23-26 Mai, Tanger, Maroc), 2001.

27- Dourari, A. : Fî ma’ânî dhikrâ 20 afrîl 1980 : at-tassâ’ul hawla matlab al-huwwiya wa l-hurriyât al-fardiyya wa l-jamâ’iyya.- Kitâbât, Revue de l’Association des Amis du Livre, n° 1, 2000.

28- Morsly, Dalila: Alger plurilingue.- In Plurilinguismes, n° 12, 1996.

29- Lacheraf, M. : Des noms et des lieux.- Alger, Casbah Editions, 1998.

30- Op. Cité.- p.122

31- Grandguillaume, Gilbert : Le multilinguisme et le cadre national au Maghreb.- In Publications de l’Université de Rouen, 1996.

32- Chaker, S.: Langue et culture berbères en Algérie depuis 1988 : rupture ou continuité ?- Cahiers de linguistique Sociale, Université de Rouen, SUDLA, n° 22, 1993. 

33- Benrabah, M.: L’arabe algérien, véhicule de la modernité.- Cahiers de Linguistique Sociale, Université de Rouen, SUDLA, n° 22, 1993.

34- Dourari, A. : Mode d’être et Dialectique de l’un et du multiple dans les expressions culturelles de la société algérienne / Essai d’une sémiotique sociale.- In Actes du colloque sur « Les formes d’expressions populaires dans la définition d’une culture nationale », Tizi-Ouzou 20-22 novembre 1999.

- Dourari, A.: Op. cité.- 1996 (2).

- Dourari, A.: Les élites face au plurilinguisme et à l’équation identitaire en Algérie : entre histoire, vécu et représentation idéologique de soi.- Colloque CNRPAH du 21-22/04/01, 2001 (1).

- Dourari, A.: Op. cité.- 2001 (2).

35- Kebbas, G.: Alternance de langues dans une zone urbaine de Tizi-Ouzou, arabe de Tizi-Ouzou/kabyle/français.- Magister en linguistique s/d A. Dourari, 2001 (inédit).

36- Op. cité.-p. 126.

37- Dourari, A. : Op. cité.- 2001 (2).

38- Hjelmslev, L.: Prolégomènes à une théorie du langage.- Les éditions de minuit, 1967-1971.

 

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