Dire la vie avec les mots de la mort : un trait du discours féminin.

Insaniyat N°17-18 | 2002 | Langues et Société - Langues et Discours | p. 37-61 | Texte intégral


Relating life with words or death : a feature of feminine discourse

Abstract : The author has chosen Algiers, his native town, to make a parallel of linguistic diversity in signs used by shopkeepers in their signboards.
This linguistic cross breeding or multilinguism indicates the country’s inexorables integration to a world economy.
After enumerating the actions made by the political  authorities who led an Arabisation campaign during the 1970’s the author goes back to this period to arrive at the conclusion of another tension between toponomy and language, between ‘in-vitro’ decided policies and ‘in-vivo’ Algiers citizens’ solutions. This shows the real cultural, social and economic stakes structuring the Algerian symbolic field.

Key words : Sociolinguistic - Signboards - Multilinguism - Algiers - Arabisation - Consumation - Globalisation


Férida LAKHDAR-BARKA :  Enseignante, Département d’Anglais, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie


Tout au long de l'histoire de l'humanité, la mort a constitué un sujet de préoccupation majeur. Témoins les nombreux travaux dans les domaines de la mythologie et de la thanatologie, ainsi que le vaste répertoire linguistique que les peuples ont élaboré pour exprimer leur angoisse existentielle.

C'est au sein des sociétés traditionnelles que l'on retrouve les signes les plus manifestes de cette expression. Que cela soit dans le discours quotidien ou dans le domaine folklorique, le concept de la mort est omniprésent. S'agissant du contexte linguistique, ce concept ne désigne pas uniquement son signifié propre : la mort réelle, mais également, et dans une proportion impressionnante, différentes situations de la vie. C'est précisément ce deuxième aspect que nous avons choisi d'explorer dans le cadre de cette étude qui se propose de faire une lecture d'une kyrielle d'expressions (utilisant le lexique de la mort pour parler de la vie) en usage dans le dialecte arabe parlé à Tlemcen.

Le corpus en question, qui ne prétend nullement à l'exhaustivité, a été réuni à partir de trois sources principales :

-  Une enquête de terrain ciblée qui a résulté en une collecte de données substantielles

- Un enregistrement de conversations, récits et dialogues à caractère informel et d'ordre général

- Une série d'expressions ayant trait au sujet, extraites en partie de la "trilogie" de Mohammed Dib.

A ce niveau, deux précisions s'imposent:

1/ L'élément diachronique ne sera pas pris en compte comme paramètre d'analyse car il ne présente aucune signification dans ce cas.

2/ La quasi-totalité des informateurs ayant contribué (directement ou indirectement) à ce travail sont de sexe féminin. Nous verrons dans quelle mesure cette caractéristique peut jouer un rôle déterminant dans l'explication du phénomène en question, et par la même occasion, nous renseigner sur les rapports que les utilisateurs de cet idiome entretiennent avec leur langue.

A/ Description du corpus et interprétation des données

L’intrusion du vocabulaire de la mort dans le langage quotidien a engendré une richesse conséquente de la langue - richesse créée par une polysémie acquise du signifiant. De ce fait, le corpus présente une multitude de formes constituant, à première vue, un amas hétérogène rapidement réordonné en classes distinctes selon leur fonctionnement dans le discours (voir Annexe) :

1) Des formes linguistiques diverses en majorité basées sur la comparaison. (tableau 1)

2) Des dictons, proverbes et autres formules consacrées. (tableau 2)

3) Des formules utilisées comme insultes et malédictions. (tableau 3)

4) Des constructions diverses faisant référence à la mort en rapport avec la vie. (tableau 4)

L'examen du corpus démontre une occurrence très importante du lexique de la mort pour exprimer divers aspects de la vie. Les auteurs de ce type de pratique langagière sont en grande majorité les femmes. Que dénote ce comportement de leur part ? Quelles en sont les raisons et les stratégies utilisées ? Cette pratique illustre-t-elle un rapport particulier qu'elles entretiennent avec leur langue?

La principale constatation que nous avons pu faire en entamant la lecture du matériau à notre disposition est que les locutrices traduisent immanquablement leurs représentations de la mort à travers leur langage quotidien. Les images dominantes qui transparaissent à travers leurs expressions sont:

1-L'horreur de la mort.

2-La mort : équivalent de repos, de soulagement et de sommeil.

3-La mort : lien avec les ancêtres et perpétuation de la tradition.

4-Les rêves : lieu de communication avec les morts.

5-La femme : carrefour de la vie et de la mort.

1. L'horreur de la mort

Transmis par l'héritage mythico-religieux qui caractérise la plupart des sociétés traditionnelles[1], ce sentiment traduit l'attitude de l'homme vis-à-vis de la mort et ses corollaires : le deuil, la putréfaction, l'enterrement, l'obsession de disparaître ou de perdre un proche[2].

L'horreur de la mort est ici transposée dans la vie lorsqu'il s'agit de parler de la maladie, de la fatigue, de la souffrance morale ou physique[3]. Elle se trouve à son paroxysme dans les malédictions et insultes, souvent proférées par des personnes éprouvées par des conditions d'existence difficiles. Ce registre, typiquement féminin, montre clairement comment les femmes sont hantées par ce sentiment qu'elles ne peuvent dissocier de leur vie malheureuse. Parfois, leurs imprécations ne sont pas directement adressées à la personne qui les subit, mais plutôt à celles qui sont considérées comme les responsables de leur situation, (les hommes, la société en général ou parfois leur destin[4]).

L'exagération que nous avons notée à travers l'ensemble des formes utilisant la comparaison ou l'analogie est un procédé  très fréquemment employé. Par le truchement de la polysémie, il vient enrichir le discours d'un langage très imagé, parfois excessif dans son expression.

Pourquoi les femmes transposent-elles les représentations de la mort et plus particulièrement ce sentiment d'horreur dans leur parler de tous les jours, celui qui exprime la vie ?

Si l'on considère la maladie, l'asthénie, la maltraitance, la saleté, la souffrance morale extrême et d'autres maux dont peut souffrir l'individu, l'on ne peut nier le fait qu'ils se situent tous à la limite de la vie et de la mort. Des sentiments tels que la peur, l'amour, la colère ou la jalousie peuvent également tuer. Et le rire n'est pas en reste. L'exagération ne traduit qu'une réalité. La vie des femmes dans les sociétés traditionnelles étant particulièrement difficile tant sur le plan physique que moral, résulte souvent dans des situations telles que décrites dans ce corpus. L'analogie avec la mort est rapidement établie. La femme, considérée comme catégorie mineure dans ce type de société, n'a d'autre moyen que les mots pour dire sa souffrance. A travers un langage symbolique, elle va évacuer ce sentiment horrible qu'elle a de la mort et en habiller le discours quotidien.

Les travers de la société (envie, hypocrisie, orgueil, égoïsme, etc…) nous rappellent à travers les proverbes et sentences que les excès peuvent mener à la mort, tout comme les dangers de la nature (mer, soleil, froid, écarts alimentaires) dont les éléments sont souvent personnifiés puisque capables de tuer[5].

Finalement le cœur, moteur de la vie, tient une grande place dans le discours féminin. Il est tour à tour "brûlé", "tailladé", "piétiné" ou même "mort" lorsqu’il s'agit d'exprimer l'indifférence, l'insensibilité ou le manque de motivation.

2. La mort : équivalent de repos, de soulagement et de sommeil

Le langage n'atteste pas que de l'horreur qu'inspire la mort. En effet, de nombreuses formulations laissent entrevoir une conception beaucoup plus sereine car non empreinte de tragique, mais néanmoins résignée. Une telle conception se retrouve notamment dans les communautés où la religion tient une place centrale. La mort est assimilée à la fin des souffrances endurées dans une vie. Elle est synonyme de repos et de soulagement. Elle ne constitue qu'un rite de passage, suivi d'une renaissance ou résurrection dans une autre vie[6]. Cet au-delà est proposé comme une récompense à ceux qui auront fait preuve de patience malgré une existence malheureuse, misérable et injuste. Du même coup, la vie terrestre est perçue comme insignifiante et vaine. La mort est souhaitée et accueillie presque avec bonheur, souvent avec soulagement et béatitude[7].

Cette attitude, à l'opposé de la précédente, a donné lieu à un registre à connotation positive que l'on retrouve notamment dans le discours des personnes âgées ou de ceux que la vie n'a pas choyés.

D'autre part, la mort est souvent comparée au sommeil[8]. "Le sommeil est le frère de la mort", dit le proverbe arabe. Elle est parfois qualifiée de "voyage"[9] au royaume des défunts. «mšā eli”na», «l’ā rebbi, l’ā mūleh» (il nous a quittés, il a rejoint Dieu, son maître).

3. La mort : Lien avec les ancêtres et perpétuation de la tradition

Une autre forme de représentation positive que les utilisateurs de ce dialecte font de la mort et qui transparaît à travers le langage est la perception de la mort non pas comme la fin de quelque chose, mais comme un élément assurant une relation entre les ancêtres disparus et les vivants à travers ce que l'on nomme la tradition[10] (thème largement exploité dans la littérature maghrébine).

Ce comportement, fortement influencé par des croyances païennes, permet à ses adeptes de lier leur vie présente à leur passé, synonyme d'expérience, pour affronter avec sécurité leur avenir. L'esprit et les actions des ancêtres sont sans cesse évoqués dans le discours comme références d'un code de conduite à suivre : «kemmā ’alu jdūdna» (comme nous ont prescrit nos ancêtres). Dans ce contexte, la mort n'est plus assimilée au Néant mais à un moment qui lie deux mondes : celui, sacralisé, des morts et celui des vivants qui y sont intimement attachés. La mort ne sépare pas les vivants et les morts, bien au contraire elle les relie sans cesse.

Le respect des morts et leur culte sont assurés  par les personnes âgées au sein de la société, d’où un rôle très important accordé à l'aïeul(e) qui assume la fonction de transmission des valeurs, et la pérennité des traditions. A ce titre, il est d'usage de baptiser un nouveau-né au nom d'une proche personne décédée, notamment un grand parent[11] «semmāweh ela žeddu» (ils l’ont nommé après son grand père) ou que l'on affirme la ressemblance frappante avec un parent «ġil eămetha wnādet mel’būr» (c’est l’incarnation de sa tante paternelle).

Ainsi, les ancêtres ne sont jamais morts dans l'esprit des vivants car chaque naissance est perçue comme une renaissance. La continuité est assurée et elle se retrouve au niveau de langage comme le montrent les exemples sus-mentionnés. Il arrive que les ancêtres n'aient pas droit au respect qui leur est dû lorsque les vivants s'adressent à eux dans les insultes «+ah belžed errā’ed» (il a insulté les ancêtres.)

La tradition hagiographique exprimée à travers le langage offre une preuve supplémentaire illustrant la conception de la mort comme lien avec les ancêtres. Dans leur vie de tous les jours, les femmes invoquent sans cesse les saints pour leur protection dans toutes les actions qu'elles entreprennent. Leur admiration pour ces morts qui font partie de leur vie est sans cesse renouvelée à travers proverbes, incantations, chants et louanges. A Tlemcen, Sidi Senouci, Sidi Boumediene, Lalla Mansourah et Sidi Elhalwi sont souvent présents dans le discours féminin.

4. Le rêve : lieu de communication avec les morts

Le rêve tient une grande place dans la vie des femmes maghrébines. Il constitue souvent un lien ou se concentrent les messages transmis par les défunts au monde des vivants. Les signes que reçoivent les femmes à travers leurs rêves revêtent un intérêt tout particulier, clairement exprimé dans leur langage.

«wă’fet  Eliya felmnām w’āletli» (elle s’est dressée devant moi dans le rêve et elle m’a dit) déclarent-elles souvent avant de raconter leur rêve.

Les songes sont un moyen de dédramatiser la mort puisqu'ils permettent de se retrouver et de communiquer avec les personnes décédées. En outre, ils servent quelquefois à orienter les vivants dans une démarche à prendre dans la vie.

En étant perçus ainsi, ils contribuent à anéantir du même coup l'antagonisme séculaire qui existe entre les concepts de la vie et de la mort, et les frayeurs qui sont rattachées à cette dernière.

5. La femme : carrefour de la vie et de la mort

La femme est l'être qui transmet la vie, assurant ainsi la reproduction de l'espèce et la continuité de l'existence de celle-ci[12]. A travers la maternité et la mise au monde de son enfant jusqu'au terme des couches, elle expérimente un phénomène très troublant qui consiste à vivre (comme sur une lame de rasoir) entre la vie et la mort, comme l'illustre parfaitement ce proverbe à propos de l'accouchée : «enfi”sa reb Ei”n yūm wrezli”ha fel’būr» (l’accouchée pendant quarante jours a un pied dans la tombe).

A ce propos D. Zahan écrit :

"Les limites entre la vie et la mort sont, en réalité, inexistantes. La vie naît de la mort et celle-ci, à son tour est le prolongement de la vie"[13].

D'une façon plus symbolique, la femme se situe au carrefour du passé (Mort) et de l'avenir (Vie) représentés, comme nous l'avons vu plus haut, par les ancêtres et les vivants.

La terre natale est aussi souvent comparée à la femme sur la base d'un schéma identique : elle constitue le point de rencontre entre la vie et la mort. La terre est source de fécondité et de vie et en même temps l'endroit qui accueille les morts en son sein[14]. Pour la plupart des êtres humains le retour à la terre natale est une nécessité. Comme le souligne Mircea Eliade :

"A la mort, on désire retrouver la Terre-Mère, y être enterré dans le sol natal"[15], idée reprise dans l'expression «’erd jdudna nerž Eulha» (nous retournons à notre terre natale) utilisée dans le dialecte tlemcenien.

Dans l'interprétation des données que nous venons d'exposer nous avons tenté d'expliquer les raisons pour lesquelles les femmes utilisent si fréquemment et si intensément le vocabulaire de la mort dans leur discours. Nous avons découvert que la femme était "concernée"  à un degré assez important par la mort dans sa vie-même et que, par conséquent, elle ne pouvait occulter cette évidence dans son mode d'expression principal : le langage.

A présent nous examinerons le comment de cette pratique, c'est-à-dire les stratégies mises en œuvre par les femmes pour communiquer et exprimer leurs représentations de la mort à travers le langage. En même temps, nous identifierons les indicateurs linguistiques et extra-linguistiques qui nous démontrent que cette pratique langagière caractérise les femmes plutôt qu'une autre catégorie de la société.

B/ Stratégies de communication propres au discours féminin

Pour se démarquer par rapport aux autres catégories sociales, les femmes ont souvent recours à un ensemble de procédés stylistiques et prosodiques. Parmi ces procédés nous citerons :

1/ L'utilisation de la métaphore dans l'analogie, la comparaison, l'exagération (hyperbole), le contraste, la personnification, l'allégorie, tels qu'illustrés par les exemples ci-dessous : «eddenya mnem» (la vie est un rêve).

«bnādem esġi”r kelhli”b Elennār» (la santé du nourrisson est très fragile)

«bkāt dmūE essem weddem» (elle a pleuré les larmes de son corps)

«ma Ereftūni yla hiyya wella miyta» (vous ne vous êtes pas souciés de moi)

«elġurba tu’tel» (l’exil tue)

«elmedbūh y Eeyyeb felme+lūX wel m Eelle’ y’ul llāyžjirna» (le chameau ne voit pas sa bosse)

Le choix du langage figuratif est délibéré et atteste d'un désir de s'affranchir des contraintes de la langue, couplé d'une détermination à évacuer les angoisses liées à la mort en les transposant dans le langage de tous les jours (cf. interprétation des données.)

2/ La technique de la rime est un autre trait du discours féminin qui se distingue par un goût pour l'esthétique et le raffinement dans l'expression. A cette technique viennent s'ajouter d'autres traits prosodiques tels qu'une intonation particulière, une prononciation très réduite des consonnes emphatiques, se répercutant sur celles des voyelles qui ont tendance à être plus fermées, plus hautes et plus "frontales".

Cette volonté d'embellir la langue n'épargne pas le registre de la mort. Même dans la souffrance ou dans un accès de colère, une femme est capable de s'exprimer dans la rime, [«’teltūni wmedditūni» (vous m’avez exténuée et usée) «dmū Eessem weddem» (larmes de douleur) ; «rrik tendeb wethāndeb» (griffes-toi la figure)], d’utiliser des allusions et d'employer différents jeux de langage à l'instar de ce quelle fait dans le domaine folklorique (chants divers, berceuses, légendes, devinettes, incantations, jeu de la boqala, etc…)

S'ajoutant au langage imagé mentionné plus haut, l'utilisation du langage poétique vient renforcer cette idée de vouloir à tout prix exorciser les peurs qui hantent cette catégorie sociale.

3/ L'emploi de la répétition au moyen de structures parallèles, de l'emphase, de la redondance et de l'apposition sont des traits très présents dans le parler des femmes qui en font usage pour asseoir leur discours et insister sur le message q'elles veulent délivrer. Ainsi, nous avons :

«leyti”m yti”m mnemwāh» (le véritable orphelin est celui qui a perdu sa mère)

«l’ern erba Etāsh mafi”h ftāš» (le Quatorzième siècle amènera la fin du monde-référence coranique)

«ye Etik kiyya tekwi”k» (qu’il t’arrive une grande peine)

«eddār ’būr eddenya» (la maison est le tombeau de la vie )

4/ Le souci du détail et de la précision dans la description et l'énumération se retrouvent jalonnant le registre des malédictions et de celui utilisant la comparaison, résultant en images fortes, capables de frapper les esprits par leur violence pourtant symbolique.

Cette volonté de choquer participe d'une attitude contestataire comme nous l'avons vu plus haut (cf. l'horreur de la mort), pour faire entendre le cri de celles  qui souffrent.

5/ A toutes ces figures de style, s'ajoutent des tournures comme «kemmā ’alu zdūdna» ou «kemma ’ālet lemra» (faisant intervenir la troisième personne -sing. ou pl.- virtuelle) précédant plus particulièrement les formules consacrées.

Cette technique très répandue dans les parlers algériens (et certainement maghrébins) donne plus de poids et de crédibilité à ce que le locuteur avance. Dans le cas de la première expression, les locutrices situent leur discours par rapport à celui de la tradition héritée de leurs ancêtres (cf. la mort : lien avec les ancêtres) afin de démontrer leur désir d'assurer la continuité de celle-ci (notamment à travers les proverbes, dictons et expressions consacrées).

6/ La richesse et la diversité des registres et des modes de communication à travers cette pratique langagière attestent de manière évidente des capacités créatrices et d'un désir de liberté au sein du langage, propres aux femmes.

Les indicateurs que nous venons d'énumérer se retrouvent tous à des degrés plus ou moins importants dans le corpus étudié. Nous pouvons donc conclure que nous avons affaire à un discours typiquement féminin, bien qu'il partage certains aspects avec celui d'autres catégories sociales, puisque toute langue constitue un continuum, formé d'une juxtaposition de plusieurs types de discours.

La particularité de celui-ci est que, dans le but d'exprimer leurs préoccupations quotidiennes, les femmes emploient le vocabulaire de la mort, à travers un langage très imagé qui parfois déroute et sonne étrangement aux oreilles du profane.

C/ Rapports aux normes linguistiques

Les normes linguistiques d'une société sont en général calquées sur ses normes sociales. Dans les sociétés traditionnelles, les principes de conservatisme, de purisme et de sens de la communauté appliquée à la langue impliquent que les locuteurs doivent se référer à un système régi et fixé par des règles bien précises et qu'ils doivent s'y conformer. La liberté et l'initiative personnelle ont théoriquement peu ou pas de place dans ce contexte.

Les femmes, plus que les hommes, ont le devoir de les respecter car elles sont investies du rôle de "gardiennes de la tradition". Qu'en est-il en réalité ?

D'après l'étude que nous avons faite ci-dessus, il est vrai que les femmes assument pleinement la fonction de transmission  des valeurs ancestrales à travers la littérature orale (dont nous avons ici un échantillon avec les expressions basées sur le lexique de la mort), et par la même occasion, elles contribuent à préserver la langue, son authenticité et sa fonction unificatrice au sein d'une communauté.

Mais nous avons décelé également à travers la lecture des données, une forme de contestation et de refus des contraintes qui se retrouve à tous les niveaux de la langue, bousculant les normes linguistiques et par voie de conséquence, les lois sociales.

Comment les femmes gèrent-elles cette ambivalence dans leur comportement langagier ? Comment réussissent-elles à concilier conservatisme et liberté d'expression, silence et contestation ?

Dans l'organisation sociale des communautés à caractère traditionnel, l'espace réservé aux femmes est maintenu séparé de celui des hommes pour diverses raisons. A l'intérieur de cet univers clos, prennent place inévitablement des pratiques et des habitudes particulières. Evoluant librement au sein de leur espace, les femmes vont par la même occasion s'affranchir de certaines normes linguistiques : elles vont manipuler la langue à leur guise, abandonner certains modes d'expression ou au contraire les renforcer, créer de nouveaux registres etc…

Le champ folklorique dans son ensemble offre la meilleure illustration de ces pratiques : dans les chants, les devinettes, les jeux, les incantations divinatoires, les proverbes et maximes, l'élément féminin va tour à tour user de liberté de langage, habiller les mots de mystère, les investir d'un pouvoir, leur faire exprimer des valeurs.

Ces différentes possibilités, présentes également dans notre corpus (utilisation au moyen de différentes stratégies, d'un langage figuratif dans une variété de registres), attestent de cette liberté au niveau linguistique dont usent les femmes dans un univers social réduit. En manipulant le langage pour transmettre un message (comparaison, malédiction, proverbe, superstition) elles vont en quelque sorte transgresser les principes de soumission à la norme que leur dicte habituellement la société. Elles vont même jusqu'à se réfugier dans un code qu'elles créent pour se démarquer des autres (langages secrets).

La contestation à l'intérieur  de la langue finit par se répercuter même sur les normes sociales. La cérémonie des funérailles en est un exemple. En effet, à travers l'expression bruyante de leur douleur (chants funèbres, lamentations et éloges du défunt) elles rompent le silence dans lequel les confine la tradition (dans la vie ordinaire, elle ne doivent pas faire entendre le son de leur voix). Prolongeant cette forme de transgression, elles vont même réitérer ce genre de pratiques, à un degré moindre, lorsqu'elles iront se recueillir sur la tombe du défunt.

Les insultes et malédictions, comme nous l'avons vu plus haut, sont un moyen d'exorciser les peurs et angoisses engendrées par les affres de l'existence (cf. la trilogie de M. Dib). En criant leur colère et leur souffrance, les femmes se libèrent par des mots empreints de violence et se révoltent contre leur situation. Elles assument ainsi une transgression sur deux plans à la fois : linguistique et  sociale. En outre, elles s'octroient un pouvoir au sein du groupe, car les malédictions, surtout proférées par une mère sont extrêmement craintes par sa progéniture «dā Ewet eššer » (la malédiction).

L'utilisation du langage comme arme de pouvoir se retrouve également dans les pratiques de la magie[16] et des rituels divinatoires auxquelles certaines femmes participent, ce qui leur permet d'agir quelquefois sur l'ordre des choses, et notamment de reconquérir une place longtemps occupée par les hommes, celle de la politique[17].

La caractéristique première du discours féminin c’est l’emploi qu’il fait du langage symbolique. Cette propension à user de la métaphore en toute situation atteste d’un grand pouvoir de créativité de la part des femmes. Puisant dans  leurs rêves et leur imaginaire, elles ont inventé une multitude de registres où  évolue leur sensibilité féminine, ignorant toute contrainte, qu’elle soit d’ordre social ou linguistique, assumant par la même occasion leur identité propre au sein d’un patrimoine culturel et social.

Ainsi, les femmes, malgré la place mineure qu’elles occupent au sein de la communauté, ont trouvé un moyen de s’affirmer par le biais du langage qui leur permet d’exprimer un grand nombre de leurs préoccupations sans pour autant remettre en cause fondamentalement  leur statut.

Dans un univers conservateur et traditionaliste, la gente féminine va utiliser les espaces sociaux qui lui sont réservés pour laisser libre cours à tout ce qui  caractérise sa féminité, faire usage de tous ses atouts, afin de transmettre son message aux autres et affirmer son existence.

Consciente de l’importance des multiples symboles qu’elle représente au sein du groupe, à savoir : la source de vie (maternité), la générosité et le sacrifice (transmission des valeurs) et le courage (face aux épreuves de la vie), elle va utiliser tour à tour, sa capacité créative, son désir de liberté, sa puissance de manipulation, son envie de pouvoir et son inclination au jeu, pour exorciser les peurs, les tabous et les interdits, à travers la Parole, et accéder à une vision réaliste de l’Existence  : Vie et Mort sont les deux faces d’un même phénomène[18], et la langue l’exprime clairement.

« Nul ne peut atteindre l’aube

 Sans passer par le chemin de la  Nuit. »

K. Gibran, Le sable et l’écume, p.46

 

Expression de la mort chez Mohammed DIB (liste non exhaustive)

 

La grande Maison

Le métier à tisser

1-  Impossible de se rafraîchir par ce soleil de malheur… C’est plus qu’une géhenne ici (p.99)

1- ….Peut être penses-tu…que mon cœur n’est pas assez taillade  (p.40)

2- Il est tranquille dans sa tombe (p.30)

Ha hai. Dois-je déchirer la figure ou déchirer la mienne ? Les plumes du mal t’ont poussé. (P.8)

Tu es la proie de tes enfants sans cœur qui te sucent les sangs (p.86)

On ne les dévorera pas !…Tu devrais être en train de travailler si tu m’avais pas le cœur mort. (p.39)

3- Gorha. Quilla  (p.37)

2- Dieu me fera justice, démon, pour ces offenses !  (p.155)

Je me souhaite la mort. Peut-être après je serais plus .tranquille. (p.35)

3- Tu feras bientôt ton deuil de cette vie (p.8)

Enfant de malheur, que la fièvre te dévore !. Que je te perde un jour. (p.23) 

…s il n y a pas de quoi le tuer ce chien errant. (p.186)

Griffe-toi la figure ! (p.42)

4-…pense que chaque jour te rapproche de la tombe…sache que la mort est suspendue au-dessus de ta tête. (p.106) 

Je te mènerai au tombeau ! (p.193)

Et si je veux les tuer moi . (p.103)

Oiseau de malheur ! (p.157)

Si la mort survient alors nous dirons tant mieux. La mort pour nous est une couverture d’or. (P.143)

4- Notre part nous sera accordée dans l’autre demeure. (p.52)

Au siècle 14ème ne cherche point de salut. (P.180)

Allah viens à mon secours. L’existence m’est à charge (p.119)

Dieu prépare le châtiment de ses créatures. (P.182)

Nous mourrons tous (p.155)

 

Dieu punira (p.156)

 

Je préfère mourir pour que maman vive. (p.37)

 

…pour Dieu et vos parents défunts, donnez, gens de bien !  (p.21)

 

 

 

Un été Africain

 

 

Te dessécherais-tu sur place que tu n’en entendras plus une de ma bouche. (P.118)


Notes

[1]- Eliade, Mircea : Le sacré et le profane.- Gallimard, 1965.- p. 171 

[2]- Morin, Edgar : L’homme et la mort.- Ed. du Seuil, 1970.- p.p. 34-44

[3]- Ziegler, Jean : Les vivants et la mort.- Paris, Ed. du Seuil, 1975.- p.p. 21-3

[4]- Dib, Mohammed : La grande maison.- Paris, Ed. du Seuil, 1952.- p.p. 30-1 ; Le métier à tisser.- Paris, Ed. du Seuil, 1957.- p.p. 22-3

[5]- Morin, E. : Op. cité.- p.106 « Avec le mot ou le symbole…, l’homme anthropomorphise la nature : il lui donne des déterminations humaines ».    

[6]- Eliade, M. : Mythes, rêves et mystères.- Paris, Gallimard, 1957.- p.p.65-68.

[7]- Ibid.- p.p. 44-5 ; Dib, M. : Op. cité.- 1952.- p.p. 30-143 ; Did, M. : Op. cité.- 1957.- p.p. 114 et 119.

[8]- Eliade, M. : Aspects du mythe.- Paris, Gallimard, 1963.- p.156 ; Morin, E. : Op. cité. - p.p. 139-41 ; Zahan, Dominique : Religion, spiritualité et pensée africaines.- Paris, Payot, 1970.- p. 70.

[9]- Morin, E. : Ibid.- p. 162.

[10]- Zahan, D. : Op. cité.- p.p. 79-86.

[11]- Morin, E. : Op. cité.- p.p. 124 –5.

[12]- Zahan, D. : Op. cité.- p. 69.

[13]- Zahan, D. : Op. cité.- p. 77.

[14]- Dorsinville, Roger : Dans un people de dieux.- Alger, SNED, 1971.- p. 15 ; Eliade, M. : Op. cité.- 1957. - p. 232 ; Morin, E. : Op. cité.- p. 136.

[15]- Eliade, M. : Op. cité.- 1965.- p. 122.

[16]- Favret-Saada, Jeanne : Les mots, la mort, les sorts.- Paris, Gallimard, 1977.- pp. 26-7 ; Morin, E. : Op. cité.- p. 107.

[17]- Virolle, Marie-France : Une forme de poésie féminine issue d’un rituel divinatoire.- In Littérature orale. Actes de la table ronde.- Alger, OPU, 1982.- p. 119.

[18]- Zahan, D. : Op. cité.- p. 162.

 

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