Voilà un bon et beau sujet. Un beau sujet parce qu'il concerne une question encore neuve au Maghreb, la prostitution, souvent évoquée par la littérature, mais largement ignorée des sciences sociales, alors que la sexualité, ressort essentiel de toute société humaine, permet de rendre mieux intelligible aussi bien le rapport colonial que certaines pratiques propres à la société autochtone. On peut parler en effet d'un véritable oubli des sciences sociales, du moins jusqu'à une époque très récente, en tout cas pour l'Algérie. L'innovation est venue de Tunisie, avec un essai de Abdelwahab Bouhadiba sur La sexualité en Islam, resté sans équivalent à ce jour, prolongé bien plus tard par des études de cas. Un article de Mohamed Kerrou et Moncef M'halla sur la prostitution à Tunis aux XIXème et XXème siècles, a ouvert la voie, avant que Delenda et Abdelhamid Larguèche ne lui consacrent un livre, Marginales en terre d'Islam, centré lui aussi sur le cas de Tunis à l'époque des beys, jusqu'à la veille du protectorat. On attendait justement qu'une enquête s'intéresse à l'Algérie ou au Maroc, et vienne à son tour lever le voile, ou le tabou, sur une pratique sociale condamnée par l'orthodoxie religieuse et refoulée par la mémoire collective.
Barkahum Ferhati s'est judicieusement attelée à cette tâche à propos de l'Algérie. Sa thèse vient donc à son heure. Mais son travail ne se contente pas d'étendre à l'Algérie les connaissances acquises sur la Tunisie. Ce beau sujet est aussi un bon sujet parce qu'il présente au moins deux dimensions fécondes. D'une part, il prend pour base d'étude l'évolution du groupe social qui a précisément servi en Algérie de support à la représentation littéraire et iconographique orientaliste de la sexualité vénale, celui des supposées « prostituées-danseuses » Ouled Naïl, immortalisées par la photographie d'un Geiser, ou la peinture d'un Dinet. On quitte donc l'espace de la ville-capitale : Tunis, ou Alger, pour aborder la question depuis « l'intérieur du Maghreb », sous l'angle d'une pratique de la prostitution, réelle ou supposée, qui serait propre au monde social des Hauts-Plateaux et du Sud algérien, ainsi qu'à un groupe gentilice, celui dit des Ouled Naïl. D'autre part, on s'installe dans le temps également spécifié de la période coloniale, pour suivre l'évolution d'une pratique rapidement contrôlée et récupérée par l'administration coloniale, mais aussi à la fois réappropriée puis repoussée par la société autochtone.
Née à Bou Saada, cité oasienne quasi identifiée à la tribu des Ouled Naïl et à l'attraction de ses almées, à deux pas du mausolée de Dinet, issue elle même d'une famille, d'une fraction, et d'une confédération dont l'ancêtre éponyme donne son nom au centre de l'Atlas saharien, Barkahum Ferhati est bien placée pour aborder cette question complexe. Elle le fait avec un grand courage, de manière à la fois émouvante et pertinente.
Dès l'introduction, elle prend son sujet « au corps », et son lecteur aux tripes, en y intégrant un « récit de vie », évoquant sa propre éducation, assujettie à un code moral d'autant plus strict qu'il devait résister à l'opprobre jeté sur un nom gentilice devenu métonymique et infamant. Elle revient, lors de sa soutenance, sur le stigmate qui l'a frappée, elle et son groupe, depuis son enfance. Ce stigmate, il fallait en comprendre la genèse et la raison, pour le surmonter, avant qu'il ne parvienne à la dignité d'un objet scientifique. On aura compris que cette analyse est aussi une auto-analyse. Mais inversement, cette épreuve personnelle apporte une dimension qualitative difficile à atteindre par l'approche sociologique ordinaire, ou même par le classique protocole d'enquête ethnologique médiatisé par l'informateur. Disons le sans plus attendre, là est sans doute le meilleur de la thèse, dans la mesure où celle-ci restitue, de l'intérieur, en l'objectivant, un cadre social, matériel et mental d'expérience, après que l'impétrante ait constitué sa propre famille en objet d'étude. Rien ne le montre mieux, dès le premier chapitre, que ce développement consacré au statut de la « deuxième épouse » ou « épouse de plaisir », au rite de son installation séparée dans la maison, à la revanche éventuellement longanime de la « première épouse ». Le « portrait de femmes » qui le soutient ne renvoie pas à un modèle réducteur mais à des personnages vivants et des situations concrètes. Il met au jour des histoires personnelles chaque fois différentes et des ajustements négociés très variés entre femmes au sein de la famille. Rien sinon les derniers chapitres descriptifs sur la danse ou le vêtement, rendus possibles à ce degré de précision par l’œil expert de celle qui est née avec cela même qu'elle décrit, par exemple, le costume d'apparat de la danseuse.
Barkahum Ferhati ne s'en est pas tenue toutefois à l'observation sociologique d'une pratique « dérogeante » de la sexualité, et à la description ethnographique de la danse ou du vêtement qui spécifient la femme Ouled Naïl. Elle tente d'éclairer l'évolution de la prostitution en Algérie coloniale, et son devenir à Bou Saada en particulier, à partir du statut problématique de la « danseuse » Ouled Naïl, à la fois réel et fantasmé. Pour débusquer l'imaginaire colonial et montrer que ce dernier finit par déformer la réalité sociale au point d'identifier la prostituée à la seule Ouled Naïl, elle diversifie et déplace ses sources sur près d'un siècle: depuis la première réglementation administrative coloniale, policière et sanitaire, dès 1830, jusqu'aux dernières enquêtes «sociologiques » diligentées par Emile Dermenghem, en peine guerre d'indépendance, sans oublier la littérature coloniale des romans et récits de voyage, ainsi que l'iconographie orientaliste.
Le développement d'ensemble en quatre parties paraît cohérent. Mlle Ferhati commence par « déconstruire » le mythe colonial qui fait écran à la lecture du réel, exhume ensuite la politique coloniale de la prostitution, qui se redouble au Sud, notamment à Bou Saada, d'une folklorisation pour touristes de la « prostituée-danseuse », avant de la rendre à elle même dans son corps, en tant qu'elle chante et danse, en tant qu'elle se pare et se prépare pour les hommes, mais aussi pour elle même, et finalement pour toutes les femmes..
Deux hypothèses soutiennent l'ensemble de ce travail et emportent la conviction du lecteur. La première est explicite, quoique insuffisamment formulée. Elle renvoie d'un côté à « l'ethnicisation » de la danseuse-prostituée Ouled Naïl par le discours et la pratique du colonisateur. Le discours est en phase avec la représentation orientaliste. La pratique répond au besoin d'un service pour l'Armée et d'un marché pour le tourisme. De l'autre, elle renvoie au déclin et à la disparition d'une pratique vénale de la sexualité moins dégradante et humiliante que celle qui a été importée par le colonisateur. La dégradation est liée à cette importation. Le déclin et la disparition sont dus à la réaction d'un islam citadin réformateur et puritain, dans les années 1930, réaction reconduite par le FLN pendant la guerre d'indépendance, et finalement réactivée jusqu'à la violence extrême par l'islamisme des années 1980. La seconde hypothèse est implicite et conduit à penser renvoie que l'art de ces professionnelles de la séduction qui, notamment par le biais de la seconde épouse, mais pas seulement, apparaissent paradoxalement pour les autres femmes moins comme des ennemies que comme des amies, les transforme en médiatrices et en « éducatrices ».
Si intéressant et heuristique soit-il, le travail de Melle Ferhati n'est pourtant pas sans défauts. Il présente une riche documentation et des perspectives d'analyse passionnantes qui appellent le dialogue et le débat, mais aussi des faiblesses, qui laissent quelques regrets.
Sur la forme, trop de scories gênent la lecture, même si elles sont sans incidence sur le fond. Un certain nombre d'assertions sont erronées: Bellounis n'est pas un dissident du FLN mais du MNA (p.11), Sétif n'est pas la frontière entre la Petite Kabylie et la Grande Kabylie (p.295), la flûte n'a pas disparu de la littérature après 1900 (p.298). D'autres assertions sont hasardeuses: le rapport entre coquetterie et prostitution (p.40), le « côté accidentel de la prostitution juive » (p.125), les scènes de Dinet relatives aux femmes dans l'oued, qui suggèreraient l'orgie (p.303). D'autres encore ne sont pas étayées par des raisonnements convaincants: Dermenghem, à propos de la généalogie des Ouled Naïl (p.84-85) ; par des sources précises ou des citations adéquates: Mathéa Gaudry à propos de la prostitution sacrée (p.89), les « traditions du prophète » à propos de l'épilation, et de la prostitution elle-même (p.130, p.133) etc. Certaines catégories sont employées à tort l'une pour l'autre: la « naturalisation » est confondue avec l'accession à la « citoyenneté » (p.26). Trop d'auteurs sont cités en deuxième main (ex. Carette d'après Ageron p.89). La datation est parfois manquante, ou fragile : ainsi, pour l'avènement du tourisme, on évoque « l'âge d'or des années 1930 », alors que cette formule vaut beaucoup mieux pour les années 1900, et même 1920. On regrettera aussi l'absence de cartes, au moins celle que donne Dermenghem dans Au pays d'Abel, ainsi que celle de quelques tableaux.
Bien entendu, les problèmes essentiels sont ailleurs. Sur le fond, on peut tout d'abord discuter du titre et du plan. Le titre, qui concerne expressément « la prostitution dite Ouled Naïl à Bou Saada », manque de correspondance avec le contenu, qui dans toute la deuxième partie (120 pages, soit le tiers du travail) porte sur la prostitution dans l'Algérie coloniale, en fait essentiellement à Alger. En outre, la quatrième partie, si intéressante soit-elle, concerne plus l'ethnographie de la danseuse Ouled-Naïl que le rapport de cette dernière, en tant que « prostituée-danseuse », avec le monde des femmes de Bou-Saada. C'est donc la construction même de la thèse en quatre parties qui fait problème. Sans doute aurait-il fallu étoffer substantiellement les parties 1 et 3, et reconstruire l'ensemble à partir d'elles.
Le deuxième problème de fond renvoie à l'appellation Ouled Naïl et à l'opération de déconstruction- reconstruction à laquelle Mlle Ferhati procède pour donner tout son sens à la catégorie, ou plutôt aux différents contenus de sens, populaires et savants, dont elle est investie (1ère partie).
Il n'y a pas de doute que la stigmatisation étendue à toute la tribu ( en fait une vaste confédération), surtout à partir du discours puritain de l'Islah des années 1930, a été vécue très douloureusement par les femmes de Bou Saada et des Hauts plateaux ou d'ailleurs, assignées à leur origine tribale, et renvoyées à la mauvaise conduite de leurs sœurs. La peur a suivi l'opprobre, en raison de la menace physique, pendant la guerre d'indépendance, et bien plus encore dans les années 1990, sous la pression de l'hystérie islamiste. On comprend d'autant mieux la difficulté de l'enquête et le courage qu'il a fallu à Mlle Ferhati pour enquêter in situ sur un sujet tabou dans un tel contexte. Il ne faut pas pour autant simplifier le discours relatif à l'Ouled Naïl, y compris le discours masculin « indigène », même celui des Hauts-plateaux. Bien souvent, dans le langage masculin du Sud, la naûia, « professionnelle » ou pas, n'est pas stigmatisée comme prostituée, mais valorisée comme experte en amour. Le GIA n'a pas tout fait disparaître d'un coup.
J'adhère néanmoins volontiers à l'idée d'ethnicisation de la prostitution en tant que représentation coloniale réductrice et fautive renvoyant à la « simplification ethnique ». Mais j'observe que ce processus de réduction, très général au Maghreb (et d'ailleurs universel), est propre tout aussi bien à la représentation vernaculaire du rapport entre activité ou métier et origine. Et ce notamment en ville, mais aussi dans les petits centres de l'intérieur et sur les marchés, où le marchand de beignet est tounsi (tunisien), l'épicier soussi ou mzabi, (mais le bougnat n'est-il pas auvergnat ?). Ensuite, il me semble que la réduction métonymique de la prostituée à l'Ouled Naïl est moins systématique et plus tardive qu'il n'est dit. Fromentin, en 1853, met ensemble Ouled Naïl et Azria. Le peintre Guillaumet, cité par B. Ferhati elle-même, ne mentionne pas spécifiquement l'Ouled Naïl. Pas davantage le Comité d'hivernage, qui vante pourtant dans une brochure de 1897 les plaisirs du Sud. Quant à Charles de Galland, maire d'Alger, et auteur de référence au tournant du siècle, il met sur le même plan naïlia et sadaoui'a, sans que celle-ci ne se réduise à celle-là.
J'adhère aussi à l'idée que l'émergence économique du marché touristique joue un rôle important et peut-être décisif dans le processus de qualification ethnique, à condition de situer plus exactement le tourisme du Sud dans sa chronologie, et de ne pas oublier les militaires dans la confection du mythe. Par ailleurs, je me demande s'il n'y a pas à établir, en liaison avec l'émergence de ce marché, une corrélation forte entre la réduction ethnique de la prostituée-danseuse à l'Ouled Naïl et une phase historique de la représentation coloniale comprise entre 1910 et 1930, dates rondes. Le peintre Dinet servant de vecteur et de lien entre « Belle époque » et après-guerre, entre la période indigénophile du gouverneur Jonnart et la préparation du Centenaire, qui concentre et duplique avec des moyens considérables un discours exotique bientôt pris à contre-pied par la crise des années 1930.
Mais d'autres problèmes se posent. Pour déconstruire la catégorie Ouled Nail, Mlle Ferhati procède à une distinction entre « sens commun » et « représentations de la littérature d'érudition et romanesque » dont on ne voit pas très bien le principe effectif de classement. Elle semble mettre dans un même bouquet ou sur le même plan des auteurs de valeur très différente et appartenant à des registres très différents (le capitaine Pein et Marie Bugéja, voire Edmond Doutté et Simone de Beauvoir). Inversement, elle disjoint ou sépare des auteurs relevant pareillement des sciences sociales (Masqueray, Doutté, Dermenghem). Surtout, elle avance un certain nombre d'hypothèses assez peu convaincantes sur diverses raisons possibles d'une focalisation stigmatisante sur les Ouled Naïl. La stigmatisation serait le fait de citadins, mais cela n'explique pas pourquoi elle porterait spécifiquement sur l'Ouled Naïl, puisqu'elle est connue de longue date à Alger, sans cette spécification. Les références à l'origine (esclaves venus d'Arabie), à la tente rouge hospitalière (rapprochée de la couleur rouge des maisons de prostitution de Tunis), à la légende du « saint vengeur », paraissent encore plus fragiles.
S'agissant de reconstruire la catégorie, B. Ferhati avance l'idée qu'on peut distinguer deux catégories d'Ouled Naïl installées dans la dérogeance sexuelle, la prostituée des quartiers réservés ou du « café de la joie », et la femme libre ou « courtisane ». L 'hypothèse de la femme libre « invisible aux voyageurs et aux étrangers » est intéressante, mais manque de vigueur démonstrative. On ne peut pas dire à la fois que « la littérature de voyage l'a occultée » (p.61) et « qu'elle en a retenu des éléments » (p.62), sans préciser lesquels. La référence elliptique à Dozy, qui d'ailleurs ne relève pas de cette littérature, ne suffit pas. On sait, notamment par les militaires, que la « prostitution » et la « courtisane » ne sont pas ignorées dans d'autres régions et d'autres tribus, en Kabylie pour le premier cas, dans les Aurès pour le second, avec la 'Azrié, qu'un bon observateur comme Fromentin met précisément en équivalence avec l'Ouled Naïl etc. D'autres indices laissent supposer que la sexualité dérogeante ne se ramène sans doute pas à la simple opposition entre quartier réservé et courtisane.
Enfin, je ne crois pas que l'on puisse penser la situation introduite par la période coloniale comme spécifiée par l'introduction d'un modèle dualiste opposant le système traditionnel de la prostitution indigène au nouveau système européen de la prostitution, même si ce dernier est stigmatisé lui aussi, et justement, mais par les Européens cette fois, artistes de passage (Fromentin) ou natifs d'Algérie (Lucienne Favre), comme autrement plus dur et moins respectueux de la dignité humaine. Car il existe bien aussi à l'époque turque, au moins dans les grandes villes, une sorte de dualisme fondé sur le clivage entre la prostitution organisée par le pouvoir politique, avec l'institution du mezouar, contrôlant des filles fichées travaillant dans des maisons réservées, et le reste des pratiques sexuelles dérogeantes non contrôlées par l'Etat, ce qui concerne aussi bien la sexualité accordée à l'esclavage domestique, à l'homosexualité, à la zoophilie etc.
Au fond, on aurait souhaité que Barkahum Ferhati ait encore densifié son enquête, notamment du côté de la source orale, et aille encore plus loin dans l'utilisation de son matériel. Mais c'est le propre de tout travail novateur de stimuler notre réflexion et de renforcer notre exigence.
auteur
Omar Carlier