Insaniyat N° 17-18 | 2002 | Langues et société, Langue et discours | p.187-204 | Texte intégral
Mostefa MOSTEFA
L’enseignement des sciences physiques consiste en la transmission d’un savoir savant fondé sur des phénomènes physiques naturels ou provoqués artificiellement. Dans l’acte d’enseigner, on a souvent recours à un certain outillage comportant, généralement, des notions, des concepts, des méthodes et/ou des théories. Diverses combinaisons de ces outils sont nécessaires pour la transmission d’un savoir donné. Dans une situation de classe, l’enseignant adopte «des démarches pédagogiques» dont les implications, souvent sournoises, peuvent s’avérer, pour l’apprenant, bénéfiques ou néfastes. Il serait donc instructif d’examiner quelques-unes de ces démarches et de mettre en évidence leurs implications au niveau de l’acquisition de savoir par l’apprenant.
L’enseignant, dans son acte d’enseigner, est guidé par le résultat objecté, et le chemin d’y arriver ne doit comporter aucune faille. Quand il arrive à aller jusqu’au bout de sa démarche sans difficulté ni protestation et aboutit au résultat il est en général satisfait. Mais il arrive que des questions lui soient posées, durant le cheminement de sa démarche, questions mettant en évidence des zones d’ombre qui rendent le savoir moins intelligible à la compréhension par l’apprenant. L’enseignant est alors frustré par cet échec pour diverses raisons : de ne pas savoir lui-même que l’esprit de l’apprenant ne lui soit pas accessible, ou tout simplement que cet esprit soit inaccessible. Cette frustration, l’enseignant va tenter de l’éviter : pour cela, il adopte des démarches ; voire, il en élabore d’autres qui lui sont propres, au risque d’occulter des points ou éléments essentiels de l’objet à enseigner. L’usage de la formulation mathématique de l’objet facilite, énormément, cette occultation. L’apprenant est occupé à suivre attentivement le déroulement des différentes opérations constituant la démarche et leur implication sur le résultat, et ne se préoccupe plus du sens inhérent à ces opérations ni à celui du résultat.
Par ailleurs, l’enseignant, n’étant, dans la plupart des cas, pas prêt à accepter qu’il y ait une erreur dans son exposé, va tenter de la noyer dans des considérations soit inaccessibles à l’apprenant soit sans lien réel avec l’objet de l’exposé. Il y a quelque chose de déloyal dans cette manière de faire qui, à mon sens, est plus courante qu’on ne le croit. Je ne pense pas que la démarche soit préméditée mais je pense qu’elle est devenue une pratique pédagogique. Cette attitude peut aller jusqu’à la tromperie et au mensonge si ce n’est à l’agressivité et à l’humiliation de l’apprenant.
Le but de cette communication est d’analyser ce qui se passe en situation de classe lors d’une séance de cours où l’enseignant doit transmettre un certain savoir à ces étudiants. Nous y présentons en premier lieu des variantes de démarches adoptées. Le reste de la communication consiste en une analyse critique de l’enseignement des concepts fondamentaux d’inertie et de champ pris comme exemples afin de mettre en évidence les pratiques pédagogiques qui en ont été développées. Cette analyse comporte également les résultats d’une enquête réalisée sur l’acquisition (compréhension, assimilation et mise en pratique) du concept d’inertie par les étudiants.
La démarche
La démarche étant définie comme la manière de conduire un raisonnement vers un but donné, un résultat escompté, nous allons décrire la démarche adoptée pour exposer un cours.
D’une façon générale, la démarche, qui est mise en pratique dans une situation de classe, est élaborée à partir d’un certain nombre d’éléments dont les plus déterminants sont :
- le type de savoir à transmettre,
- l’épistémologie de l’enseignant,
- le rapport de l’enseignant au savoir,
- l’interférence des apprenants.
L’enseignant arrive en classe en ayant préparé son cours selon une certaine démarche émanant au moins des trois premiers éléments précédents, ou de tous ces éléments dans le cas où l’enseignant prendrait en compte les interrogations et interventions des apprenants lors de séances antérieures. Cependant, en situation de classe, les choses peuvent prendre une toute autre tournure ; en fait, on peut être confronté à trois cas de figure.
• Un premier cas où l’intervention des apprenants est très réduite, voire inexistante. Dans ces conditions, la démarche élaborée est présentée telle quelle, sans aucune modification puisqu’il n’y a aucune interférence. La démarche est alors plate, sans dynamisme ; elle est adoptée dans un enseignement de type dogmatique (fig. 1).
• Dans un second cas, la démarche est de temps à autre interrompue par des questions portant sur le déroulement des calculs impliqués, sans plus. L’enseignant y répond et reprend tout de suite son exposé là où il l’avait laissé. On est en présence d’une démarche plate perturbée (fig. 2).
Dans un troisième cas, les apprenants interviennent lors de la présentation du cours et, par conséquent, ils influent au fur et à mesure sur la démarche en présentation ; l’enseignant est alors contraint de l’ajuster pour l’adapter à la situation de classe. Ce qui donne une démarche dont l’importance de l’écart par rapport à la démarche pré-élaborée dépend de l’ampleur des interférences émanant des apprenants. En fin de présentation, on réalise que la démarche préconçue a été totalement déformée par ces interférences ; elle comporte désormais des boucles, des impasses et des déviations (fig. 3), définies comme suit :
(1) Une boucle se produit à certain niveau de la démarche, suite à des interrogations, et consiste en une discussion faisant appel à d’autres éléments de savoir afin d’élucider des points obscurs du contenu de la démarche. Mais cette dernière est reprise à partir du niveau d’interruption. La fréquence des boucles peut être assez élevée pendant une séance de cours.
(2) Une impasse survient lorsque les questionnements des apprenants font prendre à la démarche une direction sans issue. La fréquence de ces impasses peut être très basse, l’enseignant craignant d’être entraîné dans une voie inconnue qui lui ferait perdre du temps.
(3) Une déviation résulte par exemple d’une question d’un apprenant qui amène l’enseignant à suivre une autre direction que celle prévue. La déviation présente un niveau de départ et un niveau d’arrivée, ce dernier pouvant être le résultat lui-même. Les déviations sont très rares, l’enseignant redoutant l’aventure en situation de classe
Il importe de faire remarquer ici que chacun de ces éléments peut, selon le cas, en comporter lui aussi les mêmes ; mais nous laisserons cela de côté pour le moment (objet fractal ?).
La démarche est donc évolutive ; elle est dynamique dans la mesure où elle prend une certaine direction (effet) sous une certaine influence, l’interférence (cause). En fait, elle est doublement dynamique, par le fait que le changement de situation de classe (changement de groupe interférant) peut donner une tout autre allure à la démarche : elle est interactive.
Nous n’avons nullement l’intention d’analyser, dans cette communication, les différentes variantes de la démarche ni les différents éléments la composant (boucle, impasse…) ; ce serait trop vaste. Nous nous limiterons à présenter uniquement une analyse de la démarche telle qu’elle a été élaborée par l’enseignant, ce qui correspondrait à la démarche plate.
Enseignement du concept inertie (hors interférence)
1) Enseignement (cours)
Que ce soit dans le secondaire ou à l’Université, l’enseignement du concept d’inertie est introduit en suivant la même approche, à savoir à travers le principe d’inertie qui constitue en quelque sorte un corollaire stipulant que (je cite) :
Lorsqu’un corps est isolé (comprendre libre, hors de toute contrainte), il se trouverait alors dans l’une des deux situations suivantes :
- un état de mouvement rectiligne uniforme, soit ayant une vitesse indéfiniment constante sur une trajectoire rectiligne ;
- un état de repos indéfini.
L’enseignement du concept d’inertie se limitant à ce qui vient d’être cité, nous pouvons constater les faiblesses suivantes :
- le principe ainsi cité, sous une forme détaillée pratique, a l’air de concerner des cas particuliers. Une formulation généralisante du principe me semble plus appropriée en termes d’intelligibilité. Soit : un corps reste dans son état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme tant qu’il demeure isolé de toute contrainte ou, encore, dès qu’un corps entre dans un état d’isolement, son mouvement se transforme en mouvement rectiligne uniforme ou demeure dans l’état de repos où il se trouvait. Ces formulations ont l’avantage de mettre l’accent un peu plus sur l’absence d’influence externe sur le corps, préparant ainsi à ce qui se passerait en présence de cette influence, soit à l’entrée dans la dynamique.
- Le concept d’inertie, ou l’inertie tout simplement, n’est pas abordé du tout. Il semble ainsi que le sens du concept a moins d’importance que le principe qui en découle et qui en fait un usage pratique : c’est ce que peut se représenter l’apprenant.
- Une telle démarche est, à mon sens, assez négative en ce qui concerne le statut des sciences physiques dans la société puisqu’elle contribue à l’isolement de cette discipline. En effet, le lien avec le reste des disciplines et la société est tout simplement établi en donnant du sens au concept lui-même et en le rendant accessible à tous, en disant par exemple : «L’inertie est la propriété des objets de ne pas pouvoir changer par eux-mêmes leur état de repos ou de mouvement» (définition donnée dans un dictionnaire de physique). Il faut noter qu’il s’agit ici d’objet quel qu’il soit. Sous cette formulation, l’inertie, concept qui peut sembler aux apprenants être propre aux sciences physiques, reprend son sens universel courant de résistance au changement.
- Paradoxe : il semblerait qu’il y ait deux types d’inertie, celle des scientifiques et celle des autres. Le paradoxe est que le concept semble être mieux compris par les non-scientifiques.
2) Description d’une expérience en situation de classe
L’expérience qui suit est couramment faite (subie) par les usagers des transports en commun. Il s’agit d’expliquer ce qui arrive à une personne se trouvant dans un bus lorsque celui-ci change de vitesse. Examinons alors cette description du point de vue de ce qui doit être dit. On constate qu’en général la description n’est jamais menée jusqu’au bout ; elle se trouve interrompue à partir d’un certain niveau ; nous verrons pourquoi.
a) Description couramment utilisée par les enseignants
On fait appel au concept d’inertie qui s’énonce comme suit (je rappelle) : «L’inertie est la propriété des objets de ne pas pouvoir changer par eux même leur état de repos ou de mouvement», que l’enseignant exploite à travers le principe qu’il a enseigné, de la manière suivante :
- L’effet de l’accélération du bus est de modifier l’état de son mouvement ainsi que celui de la personne debout en équilibre sur son plancher.
- Comme la personne n’est pas solidaire du bus, elle n’est pas immédiatement soumise à la force d’accélération que subit le bus.
- Donc tout se passe comme si, par rapport au plancher du bus, la personne se trouvait soumise à une force opposée à .
- Cette force est appelée force d’inertie relativement au fait que la personne étant dans un état d’inertie avant l’accélération aura tendance à rester dans cet état. C’est donc une force fictive (tout se passe comme si) liée à une certaine résistance au changement de l’état de mouvement. (fig. 4.a)
Je précise que les quatre points qui précèdent font partie de ce qui doit être dit et sont dits en général ; mais, malheureusement, ce qui suit n’est pratiquement jamais abordé
b) Partie peu utilisée de la description
Cette représentation du concept d’inertie par la force (fictive) d’inertie masque en fait deux éléments importants pour la description globale de l’événement :
- La force modifiant l’état du mouvement du bus est en réalité transmise par le plancher aux pieds de la personne (fig. 4.b).
- Avant l’accélération, la personne est en équilibre par rapport au plancher. Dès l’accélération, cet équilibre est rompu par l’application de aux pieds de la personne. On se retrouve donc dans la situation de la figure 4c ; le poids appliqué au centre de gravité de la personne n’est plus compensé par la réaction qui demeure liée aux pieds de la personne : la personne perd donc son équilibre dans le référentiel relatif.
En fait, par rapport au sol, la personne n’est pas bousculée vers l’arrière, mais elle est immobile et en train de tomber.
En résumé, nous pouvons dire :
L’usage de la force (fictive) d’inertie conduit à une représentation du concept d’inertie axée sur cette force, ce qui contribue à l’interruption de la description. Cette explication, opérée dans un référentiel relatif (Â’ ) satisfait aussi bien l’enseignant que l’apprenant. Mais, à mon sens, ce niveau de l’explication du phénomène est insuffisant puisqu’il ne donne pas la cause pour laquelle la personne a la sensation de tomber : ce qui est obtenu par une explication dans le référentiel absolu (Â ). Ainsi, une telle démarche laisse une zone d’ombre dans la compréhension du phénomène impliquant le concept. La zone d’ombre constitue en elle-même un obstacle ; surtout si l’apprenant perd de vue le référentiel dans lequel l’explication est opérée, ce qui est souvent le cas en situation de classe. Ce qui pourrait se traduire par un questionnement du type : Comment une force fictive peut-elle avoir une conséquence concrète : le fait de tomber ? En résumé, il est impératif de constater qu’une explication de phénomène est dépendante du référentiel.
D’autre part, apparaît ici toute l’importance que peut avoir le référentiel dans l’enseignement de sciences physiques. Nous constatons en effet que la description du phénomène dans le référentiel Â’ est différente de celle dans Â. C’est là un point sur lequel nous y reviendrons.
3) Le test
a) Expérience
Nous avons alors posé à des étudiants de 2e année de DES de physique puis à ceux de la 4e année la question suivante :
Une personne se tient debout dans un bus qui roule à vitesse constante v. A un certain instant, le bus accélère, la personne se sent alors bousculée vers l’arrière avec l’impression de tomber. Pourquoi ?
Les conditions du test étaient les suivantes :
- Le questionnaire s’adresse à des étudiants de physique.
- Ils sont répartis par groupes réduits (20 à 30).
- Le but de l’enquête est clairement défini au préalable.
- Les réponses sont anonymes.
- La durée est fixée à 15 mn.
b) Réponses des étudiants
Ceux de 2e année (19 étudiants) :
Les réponses ayant un lien avec la question
- L’ensemble bus-personne n’est pas en équilibre (1)
- La force du bus est plus grande que la force de l’homme (2)
- Parce qu’il y a une force d’inertie (1)
- La force d’accélération est supérieure à la force d’inertie (3)
- Chaque corps a une masse inertielle qui a tendance à garder la direction et le sens du mouvement (1)
- La personne n’est pas perpendiculaire au bus (1)
- L’équilibre, entre et une force (? ) opposée à exercée par la personne, est rompu (1)
- L’accélération du bus a généré une force de frottement (2)
- Il n’y a pas d’égalité entre (poids) et (réaction) (1)
Les réponses n’ayant pratiquement aucun avec la question
Ces réponses sont diverses et de niveau très bas (6)
Ceux de 4e année (30 étudiants) :
Les réponses ayant un lien avec la question
- Après accélération apparaît une force, de direction opposée à , qui ramène la personne à l’état d’équilibre (1)
- La personne perd son équilibre à cause de la force d’inertie (3)
- La vitesse du bus est supérieure à celle de la personne : mouvement du bus contraire à celui de la personne (1)
- La personne est soumise à une force centrifuge opposée à celle du bus (1)
- L’accélération implique que la personne subit une force opposée au mouvement (1)
- Le changement de vitesse entraîne une force qui bouscule la personne (4)
- C’est dû au principe de l’action (accélération) et de la réaction (basculement) (1)
- Pour que la personne reste en équilibre, apparaît une force égale à – m (1)
- L’application de entraîne l’apparition de – m, qui fait tomber la personne (1)
- L’accélération donne une force inverse au déplacement (force d’inertie) qui bouscule la personne vers l’arrière (1)
- La personne perd son moment d’inertie (1)
- C’est à cause de la force d’inertie qui apparaît pour conserver l’état du mouvement du précédent (1)
- C’est dû à une force de recul (1)
- Le corps à tendance au retour à la position d’équilibre (1)
- La force du bus est supérieure à la force de la personne (1)
- Quand la vitesse change la force opposée à celle du bus change (1)
Les réponses sans lien avec la question
Ces réponses sont là aussi diverses et de très bas niveau (9)
4) Lecture des réponses
Du point de vue statistique
Ceux de 2e année
- Réponses justes : 1 sur 19 (la 5e), soit 5,3 %.
- Concept d’inertie reconnu, sans donner une réponse juste : 4 sur 19, soit (21 %).
- Concept d’inertie non décelé : 14 sur 19, soit 73,7 %.
Ceux de 4e année
- Réponses justes : 1 sur 30 (la 12e), soit 3.4 %.
- Concept d’inertie reconnu, sans donner une réponse juste : 4 sur 30, soit 13.4 %.
- Concept d’inertie non décelé : 25 sur 30, soit 83.4 %.
Remarque : les pourcentages par catégorie de réponses sont plus élevés en 2e année qu’en 4e année ; cela n’est pas suffisant pour en tirer quelque conclusion que ce soit : il faudrait plusieurs autres expériences (réalisations) pour que cela ait un sens.
Du point de vue de l’interprétation
Il est clair que près de 94 % des étudiants qui accèdent en 2e année de la filière physique semblent ne pas avoir compris le concept d’inertie. (Ce résultat ne concerne évidemment qu’une seule promotion et doit être confirmé ou infirmé par d’autres tests). Néanmoins, nous pouvons déjà donner une première interprétation à ce résultat, vu que les cours n’évoluent que très peu au fil des promotions.
Du moment que, dans les cours, le concept d’inertie n’est enseigné qu’à travers son applicabilité (par son principe), le sens inhérent au concept n’est à aucun moment abordé de façon directe ; ce qui est en contradiction avec la notion principe puisque, de par sa définition, celui-ci est une hypothèse à caractère général. Nous pensons alors que les résultats précédents s’expliquent clairement. En effet, si l’apprenant a suivi ce type d’enseignement, sa compréhension risque de rester limitée au cas décrit dans le principe ainsi tronqué, et il ne saisit pas le sens profond du concept. Ainsi, sa représentation de celui-ci risque de demeurer parcellaire et incomplète, probablement limitée aux cas déjà vus. Ce qui expliquerait que, même quand il reconnaît l’implication du concept dans le phénomène à expliquer, il n’arrive pas à l’appliquer à ce contexte nouveau pour lui (comprendre «non répertorié» lors de l’apprentissage du concept). Ainsi, quand un apprenant ne s’est pas approprié une représentation globalisante d’un concept lors d’un cours ou d’un travail dirigé, il semble qu’il lui est très difficile d’opérer de lui-même cette globalisation en vue d’une éventuelle application aux nouveaux cas qui lui sont présentés. Tout cela est bien formulé par J.-P. Astolfi quand il affirme : «Les savoirs que transmet l’école ne sont pas vraiment théoriques, car ils ne disposent pas de la plasticité inhérente au théorique. Ce ne sont pas non plus vraiment des savoirs pratiques.»
D’autre part, cette globalisation nous semble importante à opérer puisqu’elle permet à l’apprenant d’être prêt à réfléchir non seulement sur tous les cas de figure qui peuvent se présenter à lui – aussi bien dans sa discipline ou dans son futur métier –, mais aussi sur les problèmes de la vie courante, en société. Le concept d’inertie, puisque c’est de cela qu’il s’agit ici, n’est pas un concept du domaine exclusif de la physique, bien au contraire. On le retrouve ailleurs, en société par exemple, où il signifie la résistance au changement, d’une manière générale. Si nous considérons l’évolution d’une société au cours du temps, on retrouve le concept sous forme de difficulté à changer de mentalité et de comportement. Dans ce contexte, je citerai de nouveau J.-P. Astolfi : «On peut ainsi soutenir que ce qui manque à l’école, c’est de savoir pratiquer le théorique.»
Quant à la remarque sur la diminution des pourcentages entre la 2e et la 4e année, on est tenté de se demander si elle n’est pas révélatrice, si elle se confirme, d’un certain rapport au savoir, de la part des étudiants – un rapport qu’ils expriment d’ailleurs clairement lorsqu’ils réussissent aux examens, disant (je cite) : «J’ai fermé le module», «J’ai fermé l’année». Faut-il comprendre par-là que les modules (leurs contenus en termes de savoirs) de l’année sont mis au placard ? Si c’est le cas, cette attitude serait contraire à ce qui est attendu du processus de scolarisation et d’apprentissage, à savoir un affinement continuel, un perfectionnement, donc une maturation des connaissances avec le temps. On est alors interpellé quant aux causes de cet état de fait : ne serait-ce pas une conséquence du système d’évaluation dont, à mon sens, la conception est à revoir parce qu’elle est incompatible avec les caractéristiques d’une véritable formation moderne et adaptée aux exigences de l’heure ? L’équipe qui travaille sur le système d’évaluation est interpellée pour y regarder de plus près.
Enseignement du concept champ (hors interférence)
Le concept de champ est une notion abstraite qui demeure très difficile à appréhender. Les enseignants ont souvent beaucoup de difficulté à l’enseigner et les apprenants beaucoup de mal à l’assimiler. Du côté enseignants, la difficulté s’explique aisément par l’absence de formation pédagogique, ce qui se traduit par un rapport au savoir enseigné spécifique à chaque enseignant. Ce rapport au savoir se révèle à travers des pratiques pédagogiques dans l’acte d’enseigner. Ces pratiques se retrouvent évidemment dans les manuels scolaires sensés être plus réfléchis.
Démarches courantes
Variante 1 : Le concept champ est indépendamment introduit en mécanique ou en électricité
La démarche adoptée pour introduire le champ (de gravitation ou électrique) fait appel, en premier lieu, à un autre concept, le concept de force, qui existerait entre deux masses m1 et m2 ou deux charges q1 et q2. Le phénomène d’attraction (ou répulsion) n’est que sous-jacent dans la démarche. L’étape suivante consiste à représenter les forces mathématiquement par des expressions, soit :
Le champ est alors introduit comme étant le rapport entre la force et l’une des deux masses ou des deux charges, soit :
Nous faisons remarquer que cette démarche est assez expéditive.
Variante 2 : Le concept champ électrique est introduit par analogie au champ de gravitation.
Dans ce cas le champ électrique est introduit en plusieurs étapes :
1) Introduction des forces de Coulomb
2)Retour à la mécanique avec rappel sur :
- les forces de gravitation : l’enseignant commence par rappeler que deux masses m1 et m2 sont soumises à la force d’attraction de Newton donné par :
- le champ de gravitation ou de pesanteur : l’enseignant rappelle aussi que toute masse m1 placée en un point de l’espace est soumise à son poids donné par :
Puis en comparant les deux expressions, il conclut que :
La pesanteur est donc un vecteur, défini en tout point r de l’espace : c’est donc un champ de vecteurs (faisant ainsi le lien avec les mathématiques).
3) Le champ électrique
En considérant deux charges q et q’ distantes de r, elles sont soumises à une force de nature électrique similaire, données par
Le champ électrique est introduit par analogie au champ de gravitation ou de pesanteur : , soit
Dans cette démarche, l’architecture est la suivante :
- Le principe de Newton (d’inertie).
- L’action et la réaction
- La force de Coulomb – Champ électrique
Explication : lorsque deux charges q1 et q2 sont mises en présence l’une de l’autre, il apparaît une force soit répulsive soit attractive selon les signes de charges. Si l’on enlève (1) la charge q2 par exemple, la force disparaît. Mais, dès qu’on remet (2) la charge q2 en place, la force réapparaît. Si, maintenant, on enlève la charge q1, alors même en présence de q2, rien ne se passe. On conclut donc qu’au point r existe une certaine «influence» qui est en fait dû à la présence de q1. Cette influence change de direction et d’ampleur avec la position : On parle alors de champ d’influence ou de champ tout simplement.
- Le champ de gravitation
Le champ de gravitation ou champ de pesanteur est alors introduit par analogie avec le champ électrique en précisant que les charges sont maintenant des masses m1 et m2.
Commentaire
De l’organisation de la démarche
Il est clair qu’en ce qui concerne le concept, l’architecture de la démarche, quelle que soit la variante, est la suivante :
En bref, le concept est introduit à travers ses effets par un usage exclusif de formulation mathématique.
De l’usage de l’aspect mathématique
Bien que la démarche ait certainement son utilité sur le plan de la présentation, il arrive, plus souvent qu’on ne le croit, que l’enseignant de sciences physiques se laisse aller à la commodité de la manipulation d’expressions mathématiques. L’explication du sens constitue-t-elle un problème ? Le sens des concepts est-il inaccessible ? Toute fois, dans le cas présent, cette démarche comporte quelques risques :
- L’apprenant risque de comprendre que, sur le plan phénoménologique, le champ découle de la force. Ce risque serait alors dû à la lecture purement mathématique de la relation (ou ) définissant le champ : le membre de gauche résulte du membre droit, comme une fonction.
- La formulation (représentation) purement mathématique risque de masquer le sens inhérent au concept, alors qu’il est nécessaire, voire essentiel, que l’idée ou représentation physique ait plus d’importance que la représentation mathématique. Même une idée aussi abstraite que le flux d’un champ peut être, par exemple, introduite concrètement à l’aide d’un flux de vitesses.
L’acte d’enseigner devient dans certains cas un jeu de labyrinthe où l’important est de passer.
Remarque : cette démarche de déduction du champ à partir de la force est utilisée par R. Feynman mais avec la nuance qu’il donne un sens au procédé en introduisant la notion de force par unité de masse (lecture de ), ce qui lui permet de ne pas occulter la question du sens.
De l’usage de l’analogie
- L’usage du champ de gravitation comme préalable au champ électrique laisse entendre que le concept champ est fondamentalement compris, est-ce le cas ? surtout que le champ de gravitation peut être enseigné dans un autre cours par un autre enseignant. De ce point de vue, cette démarche me semble incorrecte.
- L’usage de l’analogie ne doit être utilisé (par l’enseignant comme moyen d’évitement) ni être perçu par l’apprenant comme tel ? L’analogie ne peut être utilisée que dans des situations particulières pour éviter de répéter des démarches connues concernant des concepts compris.
- La formulation «la pesanteur est donc un vecteur défini en tout point r de l’espace ; c’est donc un champ de vecteurs» est une information que l’apprenant va s’approprier en vue d’en faire une connaissance par auto-structuration. Mais cette information est présentée sous un aspect suggestif : au lieu de préciser à l’apprenant que ce n’est là qu’une représentation du concept champ par un ensemble de vecteurs rendant le concept plus commode à la manipulation, il lui est suggéré de procéder à une identification voire une substitution dangereuse, puisqu’elle sous-entend une occultation du sens inhérent qui est essentiel à l’acquisition des savoirs en sciences physiques qui se veulent sciences du réel
De l’usage de formulation inappropriée
• La formulation «la pesanteur est donc un vecteur défini en tout point r de l’espace ; c’est donc un champ de vecteurs» est une information que l’apprenant va s’approprier en vue d’en faire une connaissance par auto-structuration. Mais cette information est présentée sous un aspect suggestif : au lieu de préciser à l’apprenant que ce n’est là qu’une représentation du concept champ par un ensemble de vecteurs rendant le concept plus commode à la manipulation, il lui est suggéré de procéder à une identification voire une substitution dangereuse, puisqu’elle sous-entend une occultation du sens inhérent qui est essentiel à l’acquisition des savoirs en sciences physiques qui se veulent sciences du réel.
Implications des éléments d’interférence
Nous avons présenté jusqu’ici le contenu d’un cours en démarche plate hors de toute interférence de la part des apprenants (ici, des étudiants de première année universitaire). Mais l’on est sensé s’interroger sur ce que peuvent apporter des éléments d’interférence à la démarche : agissent-ils dans le sens à rendre le savoir plus intelligible, et la démarche, plus accessible, plus pédagogique ?
Pour répondre à ce questionnement, il nous semble nécessaire de redéfinir le concept d’enseignement : ce ne serait plus l’acte de transmettre un savoir mais plutôt un acte interactif en vue d’une transmission effective d’un savoir. Ce qui signifierait que l’apprenant doit participer activement à ce processus de transmission-acquisition dont il constitue l’élément de réception. Par ses interventions, l’apprenant dévoile tous ses acquis, y compris ses lacunes, ses représentations erronées, ainsi que les obstacles épistémologiques. L’enseignant est instruit de manière à apporter les correctifs nécessaires aussi bien aux acquis de l’apprenant qu’à la démarche préétablie en l’adaptant à la situation de classe – bref, en l’améliorant. Ainsi, l’intervention de chaque apprenant devrait apporter une certaine spécificité à la démarche ainsi qu’à son contenu, de sorte que, en fin de processus, tout un chacun ait le sentiment d’avoir contribué plus à une construction qu’à une acquisition de savoir : ce serait cela l’enseignement.
La physique est enseignée d’une manière très technique selon de modes opératoires qui mettent l’accent plus sur l’usage des concepts que sur leur sens. Cette pratique pédagogique est, à mon sens, à l’origine d’au moins deux faits :
- le fait que la physique soit considérée comme une science difficile, une science dure ;
- le fait que la physique soit considérée comme une discipline fermée, isolée.
Toute démarche présente une certaine influence sur l’esprit de l’apprenant, le structure quelque part, en s’y imprimant, totalement ou partiellement, et réapparaît ultérieurement sous forme de réflexes (irréfléchis). L’esprit, ou le cerveau, doit posséder en mémoire une certaine réserve de démarches de références auxquelles il a recours pour traiter des problèmes nouveaux. Donc, les toutes premières démarches qu’on adopte sont décisives et peuvent être handicapantes pour la formation d’un scientifique, en ce sens qu’elles deviennent des obstacles épistémologiques. C’est pourquoi, par exemple, il est souvent préconisé, que ce soit les enseignants les plus avertis qui enseignent dans les premières années de l’université : c’est pour réduire au mieux tout dégât possible de ces pratiques pédagogiques.
En outre, il me semble possible d’imaginer pour les sciences physiques quelques critères en vue de pratiques pédagogiques saines. Cet ensemble serait élaboré en se basant sur certains aspects caractéristiques des sciences physiques, à savoir les caractères expérimental, phénoménologique, qualitatif, exact, d’une part et le caractère structurant de toute pratique pédagogique d’autre part.