Les colonies portuaires espagnoles au Maghreb du XVIe Au XXe siècle (2ème partie)

Insaniyat N°49 |  2010 | Savoirs et dynamiques sociales | p. 73-98 | Texte intégral


Spanish portuary colonies in the Maghreb from 16th to 20th century

Abstract: In this article we try to show the colonial model founded by Spain in Morocco and Algeria through fortified towns, economic and military sites as well as the setting up of a Spanish West African space. We will consider the Ceuta, Melilla and El Houceima enclaves in Morocco and that of the Mers el Kebir –Oran zone in Algeria which was occupied until 1792.
Until 1830, settlement attempts in North Africa were failures. These failures were generally due to limited settlement policy, because the Portuguese, Spanish and British held coastal zones which couldn’t be used as a base for a deeper penetrability.

               Keywords : Oran/Mers El Kebir - Tangiers - Ceuta/Melilla - Spain - Algeria - Morocco -
                                  colonialisation - forts.


Daha Chérif BA, Maître - Assistant au Département d’Histoire de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar, Sénégal.


 Les déserteurs : mourir, souffrir ou « se faire maure »

Pour les prisonniers comme pour les soldats et officiers de la garnison, la vie dans les présides d’Afrique n’avait aucun attrait. Le climat y était parfois dur, surtout en été, les vivres manquaient souvent, on n’y buvait pas toujours à sa soif, tout enfin devait plier devant une discipline de fer. Parfois, en effet, le ravitaillement en blé, en viande fraîche ou en eau n’arrivait pas, détruit par la tempête ou capturé par les pirates toujours aux aguets ; souvent il arrivait trop tard et les viandes étaient avariées. D’autre part les rois d’Espagne étaient aux prises, en Europe, avec des difficultés plus importantes, guerre de Succession, d’Italie, de Catalogne… et délaissaient leurs places fortes d’Afrique ; l’énergie et l’ingéniosité du gouverneur devait, à maintes reprises, suppléer à l’incurie. A Oran, par exemple, les embuscades procuraient de la viande à la population et l’on raconte qu’en 1662 la misère fut si grande au Penon que le gouverneur en vint à autoriser la désertion : autorisation dont personne ne se soucia d’user, car le rivage était alors infesté par les sauvages Amacirgas qui faisaient mourir leurs prisonniers d’horribles tourments[1]. Les détenus, cela se comprend, faisaient tous des efforts pour fuir ces lieux ; mêmes leurs gardiens, les soldats, aussi malheureux que leurs prisonniers, n’hésitaient pas à tenter l’aventure[2]. Ces militaires, surtout ceux des régiments en garnison extraordinaire, gens peu recommandables bien souvent, enrôlés dans tous les pays sur la foi de belles promesses, étaient profondément déçus lorsque, au lieu de la vie des camps ou des villes, on leur offrait la monotonie de ces vastes prisons où ils se voyaient soumis au travail, aux privations, aux épidémies et à la discipline comme les criminels qu’ils gardaient : ils désertaient à la première occasion. D’ailleurs, la désertion était endémique dans tous les corps de troupe espagnole à cette époque. De 1787 à 1901, les statistiques ne signalent pas moins de 16 540 déserteurs[3]. Certaines tribus du Maroc, surtout dans les environs du Penon et de Alhucémas, accueillaient avec joie ces déserteurs, s’ils demandaient à embrasser la religion musulmane, organisaient des fêtes en leur honneur, leur octroyaient des lopins de terre et des épouses qui avaient le plaisir et le privilège de parfaire leur éducation religieuse. Mais, à Oran, ils étaient tout simplement réduits à l’esclavage et subissaient des tortures les plus cruelles. Le Dey d’Alger refusait systématiquement de les admettre dans la religion musulmane. Plus tard, vers 1785, la plupart de ces esclaves, échappés aux épidémies et aux souffrances, furent rachetés grâce à une collecte publique organisée par Louis XVI qui en délivra 375 moyennant 39 053 livres ; Naples et la Sicile en rachetèrent 230 pour 1 473 020 livres et l’Espagne 389 pour la somme de 3 003 625 livres[4].

Les autorités espagnoles adoptèrent dans un premier temps la fermeté et la sévérité contre ces déserteurs : on n’hésita pas à passer aux armes les déserteurs repris mais les désertions reprirent de plus belle. Alors, le roi d’Espagne conseilla la modération au général et qui en arriva même à même relâcher un nombre important de détenus. Parallèlement, il ne punissait plus ceux qui revinrent de leur propre gré. Mais, toutes ces mesures ne freinèrent pas l’hémorragie. On fixa, au cours de ce siècle, autour des présides des limites qu’il était défendu de franchir sans autorisation et en dehors desquelles tout homme était considéré comme déserteur. Un décret du 17 octobre 1732 établissait pour Melilla les lignes extrêmes du côté de la terre : le mur des Jardins et la fin de l’Esplanade. La peine de mort était prononcée contre le détenu ou le soldat qui les dépasserait… Semblable mesure fut prise à Alhucémas et au Penon contre tous ceux qui quitteraient l’île et « seraient vus soit sur le rivage du continent, soit escaladant les remparts de la place ou se laissant glisser de quelque fenêtre sans un motif urgent et sans la permission du supérieur… ». A Ceuta, il était interdit d’aller, dans la campagne, au-delà de la ligne des postes avancés et, par mer, de doubler le cap des Espigones. Le général commandant d’Oran, Joseph Aramburu, donnait des ordres le 30 décembre 1741 pour que personne ne s’éloignât de la ligne imaginaire passant à vingt toises des forts et des redoutes échelonnés autour de la ville.

Sur les rapports des gouverneurs, le roi prenait en 1771, de nouvelles mesures pour empêcher les défections toujours nombreuses dans les présides. Les fuyards repris devaient être dirigés sur Cadix, le Ferrol et Carthagène pour y exécuter les travaux les plus rudes, les plus grossiers et infamants.

Dans les divers traités passés avec les princes du Maroc, l’Espagne fit insérer une clause relative à ces déserteurs. Sidi Mohamed spécifiait : « Les Espagnols, qui déserteront les présides de Ceuta, Penon et Alhucémas, seront immédiatement et sans le moindre retard rendus par les principaux chefs ou gouverneurs qui les auront saisis, à moins qu’ils ne changent de religion ». Et le traité de Meknès de 1799 était encore plus explicite dans son article 14 : « Les sujets de Sa Majesté Catholique qui déserteront des places de Ceuta, Melilla, Penon et Alhucémas, seront conduits, aussitôt qu’ils seront arrivés sur le territoire du Maroc, devant le consul général et il dépendra de celui-ci de faire d’eux ce que lui ordonnera le gouvernement espagnol et il paiera les frais de leur transport et de leur entretien. Cependant, si, devant le dit consul, ils disaient et confirmaient vouloir embrasser la religion mahométane, alors le gouvernement marocain les reprendra. Mais, si, accidentellement, quelqu’un se présentait devant le souverain et déclarait librement devant celui-ci vouloir se faire maure, dans ce cas-là, il ne devra pas être conduit devant le consul général ». Au demeurant, le flot des déserteurs continua à s’amplifier et en 1791, le comte Rodesno, ancien ministre espagnol des Finances et de la Guerre, avouait, avec peine, qu’on avait effectivement compté à la place d’Oran, de 1732 à 1765, plus 30 000 déserteurs[5].

Se faire chrétien pour vivre dans les présides espagnols

Le roi interdisait l’admission et l’installation des Arabes dans les présides. En 1745, Ceuta n’en comptait à peine dans ses murs qu’une douzaine (hommes, femmes et enfants), à qui le gouvernement servait une pension. Ils n’étaient pas tolérés dans Alhucémas, le Penon ou Melilla. Si des populations musulmanes fuyaient l’intérieur du pays pour se  présenter devant les places fortes, elles étaient gardées avant d’être remises au gouverneur militaire de Cadix. Alors, on leur demandait de choisir : ou elles se convertissaient au christianisme et les expédiait dans le couvent ou l’hôpital d’une ville ; elles y servaient comme domestiques. On les nourrissait tout en les instruisant dans la religion catholique ; après quoi, elles allaient se louer, à 20 lieues au moins de la côte ; dans le second cas, si elles refusaient de se convertir, on en faisait des galériens ou on les vendait comme esclaves dans l’intérieur de l’Espagne et le produit de leur vente revenait au contrôleur des Finances du préside où elles avaient  échoué la première fois. Ainsi en avait décidé le traité de 1767 avec le Maroc.

A Oran, il n’en était pas de même, à côté de la garnison et de la population civile vivaient en assez grand nombre des Moros de paz (Maures amis). Lors de la prise d’Oran par le Bey de Mascara en 1708, ils  furent amenés en Espagne avec le reste de la population ; les survivants revinrent dans leur pays en 1732. Notons que le roi ne tenait pas beaucoup à les voir au milieu des chrétiens ; il fallait, disait-il, loger autant que possible les Maures en dehors de l’enceinte et, pour ce, reconstruire le village d’Ifri et les y loger ; un plan était approuvé dès 1738 et les travaux allaient commencer ; les événements s’y opposèrent et, alors, on leur attribua un quartier spécial dans le haut de la ville, à peu près sur l’emplacement de ce que deviendra avec la colonisation française le « Village Nègre » ; plusieurs se réfugièrent dans les grottes et cavernes des environs. Dans ce quartier, ils vivaient paisiblement avec leurs familles, sous la tente, gardaient leurs coutumes et leur religion. Ils recevaient des allocations en nature : blé, orge, pain de munition, charbon ; les veuves et orphelins des hommes tombés au service du roi étaient l’objet de soins spéciaux. Une somme annuelle de 49 080 réaux leur était destinée. Ils furent utilisés comme défenseurs en temps de siège et comme précieux auxiliaires dans les sorties et les expéditions ; de plus, le commandant général recrutait parmi eux ses espions et mieux, ils formaient une troupe de soldats spéciale contre les Moros de Guerra. Les Maures de la guerre combattant les espagnoles et le butin qu’ils faisaient était à eux, à l’exception du quart destiné au commandant général ; et quand ils combattaient aux côtés des chrétiens, le partage se faisait selon les règles établies pour la garnison ordinaire[6]. Après la cession d’Oran, en 1791, tous les musulmans qui ne voulurent pas rester dans le pays, suivirent les Mogataces et furent embarqués et transportés à Ceuta. Là, on leur assigna un quartier spécial près de l’Eglise de los Remedios, où ils vécurent sous l’autorité d’un imam ou prêtre directeur. Grâce à des conventions spéciales conclues avec les sultans du Maroc, ils étaient visités régulièrement par des chefs religieux du royaume marocain.

Et les éléments civils ?

Les populations civiles[7] étaient assez nombreuses sur les places d’Oran et de Ceuta. Melilla, à la fin du XVIII e siècle, comptait  97 maisons ; Alhucémas en avait à peine 28 de mauvaise construction, avec trois magasins pour l’artillerie, la maistrance et la manutention, deux casernes pour la troupe et les prisonniers, le tout situé autour de deux places et traversé par quatre rues. Il y avait, en outre, cinq grandes citernes ou algibes pour conserver l’eau potable apportée d’Espagne sur ce rocher désert. Le Penon possédait une trentaine d’habitations, deux casernes (St Dominique et St François), pouvant contenir chacune une centaine de soldats, deux autres casernes pour détenus, cinq citernes de la capacité de 60 500 arrobes (environ 975 260 litres) pour l’eau potable transportée par bateaux depuis Malaga. Ceuta atteignait le chiffre de 2 200 habitants. Il y en avait bien davantage à Oran, car peu après la reprise, en 1732, le général Vallejo dénombrait 400 maisons « la plupart construites à la mauresque avec des murs souvent en pisé ». La misère et la pauvreté frappaient toutes les couches sociales en ces temps de siège. Peu après la reprise d’Oran, on s’occupa, en effet, de rendre leurs biens aux personnes qui avaient fui en 1708 ou à leurs héritiers, à qui le roi servait une pension en Espagne. La tâche fut ardue et ne put être résolue qu’en 1741 car pendant les vingt quatre années d’occupation arabe, ces personnes s’étaient établies ailleurs et ne se  souciaient guère de revenir dans la ville. Il n’y avait plus de Juifs à Oran à cette époque et depuis assez longtemps, car ils avaient été expulsés en 1669 par le marquis de los Velez. Il en restait encore quelques uns, à peine sept ou huit, à Ceuta où de nombreuses familles avaient vécu et trafiqué jusqu’alors. Le gouverneur D. Pedro Espinosa, craignant avec un aussi long siège quelque acte de trahison, les expulsa en 1707.

En principe, on ne voulait pas de population civile, surtout dans les présides mineurs ; un décret de 1751 y interdisait l’admission d’une personne quelconque. Les femmes et familles de détenus ne devaient, sous aucun prétexte, les y rejoindre. Et comme plusieurs patrons de bateaux avaient passé outre cette défense, les ministres des Départements maritimes de Cadix, Carthagène et Malaga reçurent l’ordre de refuser tout permis ; les gouverneurs devaient faire partir sur le champ de leur préside toutes les femmes, veuves ou mariées. Celles qui se mariaient avec des détenus devaient, la peine de ceux-ci terminée, les suivre en Espagne à partir de 1754.

La question la plus importante était le ravitaillement de ces places d’Afrique : l’état de guerre continuel avec les souverains du pays, l’encerclement rendaient impossibles les relations commerciales avec les campagnes marocaines ou algériennes. Péniblement, dans certaines occasions très rares, les gouverneurs passaient des conventions avec des villages et des tribus. D’autre part, poussés par l’appât du gain, des indigènes essayaient d’introduire, en cachette, dans la ville, des denrées ou du bétail. Le gouverneur, malgré les ordres de la Cour, mais devant les besoins et réclamations des habitants civils et militaires, leur ouvrait facilement les portes et même les encourageaient par des concessions ou des prix spéciaux. Mais les musulmans, en général, empêchaient ce trafic, plaçaient des sentinelles à des endroits bien situés pour surveiller les routes et s’opposer à ces entrées. On peut donc dire que, sauf très rarement, tout l’approvisionnement des présides se faisait par mer. Cet approvisionnement fut toujours au compte du Trésor royal pour les petits présides qui souffrirent énormément des famines terribles par suite de l’incurie ou de l’incapacité administrative. Un ordre royal du 16 juin 1721 décrétait Ceuta port franc et à Oran, le Ministère de la Guerre espagnol afferma tout l’approvisionnement, garnison et civils, à une compagnie commerciale. La maison française Lebeau René fut pendant longtemps concessionnaire de cette place. Certains commerçants, par contrat, approvisionnaient aussi le préside d’Oran ; ce sont tout d’abord des Espagnols des côtes voisines, depuis Malaga jusqu’à Barcelone, puis des étrangers des Iles Baléares, surtout de Port Mahon, Ibiza, Majorque, de Gibraltar et aussi d’Agde, Sète et Marseille.

Cependant, il fallait s’occuper non seulement de nourrir et vêtir les régiments et la population, mais encore de rendre tolérable, dans la mesure du possible, la vie des présides. Les gouverneurs, en général, s’appliquèrent à défendre courageusement le poste à eux confié et aussi à l’administrer avec intelligence. La plupart des commandants d’Oran et de Ceuta étaient de valeureux soldats qui avaient fait preuve sur les champs de bataille des Flandres ou d’Italie, en même temps que de grands seigneurs. Aussi, malgré les ordres réitérés de la Cour, ils organisaient, de temps à autre, de fructueuses sorties, quelque hardie correria pour dégourdir la troupe, lui ménager quelques diversions dans cette vie monotone de forteresse et procurer un butin agréable à tous. D’autre part, ils aménagèrent la ville, perçant des rues, créant des jardins et même organisant des spectacles. A Oran, une caserne fut transformée en théâtre public et une troupe de comédiens vint d’Espagne pour divertir les administrés. Avec Alvarado, de grandes réjouissances furent organisées pour l’érection sur la place d’Armes, d’une statue de Carlos III, à l’occasion de son anniversaire. C’est à cette occasion que le poète Vicente de la Huerta, alors prisonnier à Oran composa des drames et des poésies, notamment son Eglogue Africaine, « les Berbères », où plusieurs bergers guerriers de la région exaltent la valeur et la puissance des Espagnols et leur roi. A Ceuta, eut également lieu une fête semblable en 1794. Sur la place des rois on érigea une statue, en marbre d’Italie, de Carlos IV que le gouverneur comte de Lomas avait commandée à Gènes. Il y eut là aussi de grandes réjouissances publiques d’autant plus joyeuses qu’on était en paix avec les Marocains.

Une difficile cohabitation arabes indigènes /occupants espagnols

Les relations des Espagnols de ces présides avec les indigènes sont unilatérales, c'est-à-dire que les premiers n’osent pas s’éloigner seulement à quelques kilomètres de la ville ; cela est même défendu de la façon la plus formelle par les autorités espagnoles, à la population composée presque exclusivement de fonctionnaires et de soldats, pour ne pas arriver à d’infructueuses complications avec le sultan du Maroc. D’autant plus que très souvent les Berbères dévalaient le Rif pour venir fusiller les sentinelles espagnoles sur les remparts. En 1895, par exemple, le gouverneur d’un de ces présides subissait des voies de fait de la part des indigènes, et la seule alternative qui s’offrait à l’Espagne c’est le rapatriement de l’officier au pays. Le sultan, qui n’était que partiellement maître du Rif, malgré l’enquête qu’il ordonna, fut incapable de punir les coupables. Pour ainsi dire, les Espagnols des présides vivaient en complète quarantaine ; mais, ils étaient contraints d’accueillir les rifains dans leurs places ne serait ce que pour le ravitaillement qui fut toujours une obsession pour les habitants des places fortifiées. Cependant, le trafic était très peu important. A Melilla (berb. Mlila, la blanche), les relations se sont améliorées dans les années 1896-1900, depuis que les Vapeurs des Messageries maritimes reliant Marseille à Oran y accostent et que le sultan a soumis les tribus voisines : Guelaya et Kibdana.

Par ailleurs, quelques rifains se sont engagés comme soldats au service de l’Espagne et à Ceuta même, ils constituaient un tout petit corps dans le genre des zouaves et sont surnommés localement les « Moros del rey »[8].

L’activité des Espagnols à Oran depuis la conquête qu’ils firent de cette ville en 1509, jusqu’à leur évacuation définitive à la fin du XVIII e siècle contraste étrangement avec leur inaction à Melilla pendant la même période. Diverses causes, assez faciles à dégager, expliquent cette différence d’attitude dans les deux régions[9]. Melilla est serrée de près par de hautes et âpres montagnes habitées par une population guerrière contre laquelle il eût été imprudent d’engager une guerre de conquête à une époque où les nations européennes ne possédaient pas encore les moyens et l’écrasante supériorité que leur donne l’armement moderne. La puissante tribu des Galiya pouvait, à elle seule, mettre sur pied des fantassins redoutables dans le corps à corps et excellents tireurs, en nombre suffisant pour tenir en échec les forces très réduites que l’Espagne, participant activement aux affaires de l’Europe, était à même d’envoyer dans cette région.

A ce moment d’ailleurs, le Maroc n’avait pas encore éveillé les convoitises européennes et l’Espagne en particulier, loin d’envisager l’extension de ses possessions sur cette partie des côtes de Barbarie, songea plus d’une fois (notamment en 1764 et en 1772) à les abandonner. On conçoit qu’à une époque où le principe en matière d’annexion était de tenir compte, non seulement des diverses richesses du sol, mais aussi de la valeur politique de la population, c'est-à-dire de son espèce et de sa qualité, on n’ait pas songé à conquérir un pays pauvre et difficile défendu par une race vigoureuse animée de la haine de l’étranger et de l’infidèle, habituée aux armes, de civilisation trop arriérée et de mœurs trop différentes pour que le conquérant pût trouver parmi elle cette première de toutes les richesses, la richesse en hommes dotés de ces talents divers indispensables aux sociétés européennes, tels qu’en procurèrent à l’Espagne et à l’Autriche leurs possessions italiennes.

Enfin, pendant leurs deux règnes qui occupèrent toute la seconde moitié du XVIII e siècle, le roi d’Espagne Carlos III et le sultan du Maroc, Sidi Mohamed ben Abdallah s’attachèrent à conserver d’excellents rapports qui ne furent troublés que pendant une courte période lors de l’attaque des Marocains contre Melilla en 1775. Ces bons rapports valurent à la France et à l’Espagne unies contre l’Angleterre, l’amitié agissante du Sultan qui permit aux deux puissances alliées d’utiliser la rade de Tanger comme base contre Gibraltar en 1780. Notons que le Sultan craignait que l’Angleterre, venant à perdre Gibraltar, ne songe à s’emparer du port et de la ville de Tanger. Pour ne pas compromettre une amitié précieuse qu’il s’appliqua soigneusement à conserver pendant tout son règne, Carlos III écarta toujours l’idée d’une entreprise militaire en territoire marocain.

A Oran, au contraire, point de souveraineté amie à ménager. La place commande les deux plaines vastes et fertiles de la Meléta et de Sirat favorables aux évolutions des troupes européennes. Les pâturages de ces deux plaines étaient indispensables aux troupeaux des tribus voisines, celles-ci, pour s’en assurer la paisible jouissance, devaient de toute nécessité s’entendre avec les Espagnols. Et, alors qu’à Melilla les Galyens, ne relevant que nominalement du sultan, restaient, en réalité, indépendants, les tribus voisines d’Oran n’échappaient au joug espagnol que pour retomber sous le joug turc, non moins brutal et non moins lourd.

Par la force même des choses, les tribus de la province de l’Ouest se divisèrent en deux groupes; l’un qui étant le plus à portée des Turcs demeura soumis à ceux-ci et l’autre comprenant les tribus qui, plus immédiatement exposées aux coups des Espagnols, préférèrent s’entendre avec ceux-ci et participer à leurs razzias.

Il est vraisemblable d’ailleurs que, pas plus à Oran qu’à Melilla, la Cour d’Espagne ne tenait beaucoup à étendre une occupation qui lui coûtait plus qu’elle ne lui rapportait. Plus, peut être, que les instructions venues de Madrid, le profit particulier, qui était escompté par les officiers et soldats espagnols et par leurs auxiliaires indigènes, détermina ces courses qui finirent par étendre dans un rayon de vingt lieues la souveraineté de l’Espagne.

La conduite des tribus qui se firent ainsi les agents du succès de l’envahisseur chrétien fut cruellement ressentie par leurs coreligionnaires. L’un d’eux, Si Abdelkader el Mecherfi, donna une expression à l’indignation générale en écrivant contre ces faux frères un pamphlet on ne plus qu’acerbe. El Mecherfi assista à la reprise de Oran par les Espagnols en 1732. Il vivait encore en 1764, car ce fut à cette date qu’il écrivit son factum contre les Beni Amer.

Traduction 

« … ils s’introduisirent dans Oran grâce à l’entremise des Juifs (Allah les maudisse et en purge la terre !) et en trahison des musulmans, en l’année 14 ou 15 du Xe siècle de l’Hégire. Ils étaient entrés quatre ans auparavant dans le Bordj el Marsa (le port de Mers el Kébir) : ce fort et le bordj el Ahmar (appelé par les Espagnols le Rosalcazar, futur Château Neuf) ont été construits tous deux au VII e siècle de l’Hégire, par Abou el Hasan, le Mérinide.

Quant à Oran, on sait, avec certitude qu’elle fut construite en l’an 90 du III e siècle de l’Hégire : mais il existe deux opinions différentes sur le point de savoir quel en fut le fondateur. Suivant l’une, Khazer ben Hafs el Maghraoui l’édifia sur le rivage de la mer romaine (Méditerranée) avec la permission des princes omeyades d’Espagne, car les Maghraoua étaient les clients des Beni Omeyya et les Sanhadja ceux des Alides (Fatimides). Ibn Khaldoun déclare ignorer les raisons de ces patronages.  D’après la seconde opinion, Oran fut fondée, après entente avec les Nefza et les Meni Mesghen (ces derniers appelés aussi Misserghin appartiennent à la tribu des Azdidja), par Mohammed ben Ali Aoun Mohammed ben Addoun et un certain nombre de maures espagnols qui fréquentaient ce point pour en utiliser le mouillage. C’est la première de ces deux opinions qui est la plus sûre.

Quand les Espagnols furent solidement établis dans Oran, diverses tribus arabes dont la foi avait décliné passèrent de leur côté et se mirent à leur service et firent partie de leurs armées. Par le fait de ces tribus, de nombreux malheurs accablèrent les musulmans : elles furent contre ces derniers les auxiliaires des Espagnols dont elles partagèrent la foi corrompue. Les chrétiens les firent participer à leurs expéditions : elles leur fournirent toutes les subsistances et toutes les bêtes de somme qui leur étaient nécessaires. L’avidité à poursuivre l’acquisition de biens périssables, cette avidité qui fait du musulman un pécheur et un criminel, fut le mobile de leur conduite. On doit donc les comprendre sans doute ni hésitation sous l’appellation générale d’arabes christianisés, d’arabes satellites des chrétiens.

Parmi les Arabes qui combattaient dans l’armée des Espagnols d’Oran, on compte une tribu Zénète de la branche des Maghroua de la tribu des Krichtel (formant une agglomération de 90 huttes). Ils s’adonnent à la culture maraîchère et au commerce, sont forts et redoutables en dépit de leur petit nombre. Ils habitaient originairement l’endroit où le Chélif se jette dans la Méditerranée avant de se fixer définitivement un bourg situé sur une anse de la côte, entre le cap Canastel et la pointe de l’Aiguille, au pied du Djebel Krichtel à une quinzaine de km par mer au NNE d’Oran. Leur rôle auprès des Espagnols consistait à leur fournir des renseignements et à enlever subrepticement (teghtis) les gens pour les leur vendre. Ce sont eux que l’on désigne sous le nom de Maghatis ou Moghattisouna. Notons que c’est de ce mot Meghatis que les espagnols ont tiré le nom de Mogataces qu’ils donnaient à leurs auxiliaires indigènes. Par les explications que fournit l’auteur, on voit, qu’il est erroné de traduire Meghatis par « baptisés » comme l’ont fait jusqu’ici tous les traducteurs qui ont rencontré ce mot. L’on raconte que les krichtel  soumirent leur imam au teghtis, celui qui dirigeait leurs prières, en profitant d’un moment où il n’était pas sur ses gardes pour le vendre aux Espagnols.

Le teghtis se pratiquait de la façon suivante. Les Meghâtis munis de ceintures en cuir du Tafilaleh, se rendaient dans les douars avec leurs bêtes de somme, se donnant les dehors de ces citadins qui font des tournées de colportage dans les douars et vendent des épices. Recueillaient-ils quelques renseignements, ils le portaient aux Espagnols. S’ils trouvaient une occasion favorable de capturer quelqu’un, jeune ou vieux, ils s’en emparaient, lui plaçaient leurs ceintures de cuir sur la bouche et l’amenaient de nuit à Oran où ils le vendaient aux Espagnols et se faisaient un profit de son prix. Quand ils étaient serrés de près par les musulmans, ils faisaient leur demeure des ravins qui sont aux alentours d’Oran, près de Château Neuf. Ils possédaient des embarcations sur lesquelles ils faisaient la traversée de leur village à Oran, dans les conjonctures pressantes, quand la voie de terre leur était fermée. Ils apportaient aux espagnols par le moyen de ces bateaux, toutes espèces de légumes et autres subsistances du même genre. Les chrétiens communiquaient constamment avec eux par mer pour se procurer chez eux tout ce dont ils avaient besoin. Les Krichtel fournissaient également une partie des espions employés dans les régions qui se trouvent au sud et à l’est d’Oran.

Parmi les Arabes qui fournissaient aux espagnols le service de guerre figurent les Chafaî, branche des Beni Amer établis au Maghrib. Les Chefaî faisaient partie de l’armée des chrétiens espagnols établis à Oran, à l’exclusion de leurs autres contribuables des Beni Amer, qui étaient simplement sujets tributaires. Cette fraction comprenait environ vingt douars. Ils étaient gens vaillants, d’une énergie extrême, toujours prêts à combattre, avisés, habiles, rusés, actifs. Forts de leur appui, les espagnols affermirent leur puissance au suprême degré et firent rigoureusement sentir leur force aux musulmans. Comptant sur ces auxiliaires, les chrétiens redoublèrent d’activité et multiplièrent leurs courses contre les populations les plus proches comme les plus éloignées. Ils trouvaient dans les Chafai des espions aux yeux vigilants, des soldats redoutables revenant toujours à la charge, des frères, des conseillers sincères, des amis d’élite. Les Chafai furent une arête solidement engagée dans le gosier de la Foi, un fétu dans l’œil de l’Islam, une friandise pour les cœurs des vils mécréants ! Que de razzias faites contre les musulmans ! Que de croyants enlevés ! Que d’intérieurs fouillés ! Que de contrées difficiles parcourues par les infidèles grâce à leur concours !

Parmi les Arabes assimilés aux Chrétiens et qui faisaient partie de l’armée des espagnols d’Oran, citons les Hamian, tribu considérable. Lorsque le pacha Ibrahim, le premier turc qui ait fait une expédition contre Oran, vint, au milieu du XIe siècle de l’hégire, attaquer cette place et fit l’ascension de la « Table », plateau situé au sommet de la montagne qui domine Oran, sur lequel il mit en batterie ses canons et mortiers (opération inutile, la prise de la ville ayant présenté des difficultés qu’il ne put surmonter), les espagnols s’occupèrent activement avec un soin diligent à mettre ce point en état de défense. Telle était l’ardeur des Hamian à se faire les auxiliaires des chrétiens que, les Espagnols éprouvant les plus grandes peines à se procurer l’eau nécessaire aux travaux de fortifications, le cheikh des Hamian et sa tribu, furent les premiers parmi les soldats et les sujets des chrétiens à leur apporter des outres pleines d’eau. Ces Hamian comptaient plus de trente douars. C’est une tribu vaillante et considérable, experte dans les stratagèmes de la guerre et qui se livra en toute occasion secrète ou publique à de terribles massacres sur les sectateurs de l’Islam dont il lui arrivait de s’emparer.

On raconte comme un trait de leur scélératesse extrême, que ce fut le cheikh des Hamian lui-même qui indiqua la construction du fort du Murdjadjo comme un moyen de fortifier la place. Les Espagnols goûtèrent fort le conseil mais, redoutant pour eux-mêmes une perfide agression du conseiller et se disant que celui qui trouvait des expédients pour les servir en trouverait également pour leur nuire, ils formèrent le dessein de le tuer par traîtrise. Gardant le silence sur ce projet, ils commencèrent la construction de la forteresse et, ayant creusé près des fondations de l’édifice un puits très profond, ils en bouchèrent l’orifice après y avoir jeté ce cheikh qui y est resté pendant des années.

Les Ghomaras furent contre les musulmans d’énergiques auxiliaires des Espagnols qu’ils en vinrent à seconder en toutes choses.

Parmi les Arabes qui faisaient partie de l’armée des chrétiens espagnols d’Oran figure la tribu des Guiza ou Djidza qui est une fraction des Beni Amer. Ils sont grands massacreurs de musulmans. On les appelait les « Lossous : les brigands ». Quand les chrétiens étaient rigoureusement bloqués, les Guiza habitaient avec eux les forts et le vaste espace qui s’étend sur la pente du Murdjadjo, entre le bordj el Ihoudi et le bordj el Oyoun. Ils jouissaient d’une grande autorité auprès des Espagnols et leur étaient unis par les liens d’une solide amitié. Que de recherches ils firent pour connaître les points faibles des musulmans ! Que de renseignements ils procurèrent aux vils infidèles ! Que d’iniquités ils commirent ! A quels excès infinis ils se livrèrent ! Que de courses ils firent contre les musulmans ! Que de rapts de femmes et d’enfants ! Que de massacres de croyants ! Parmi eux se recrutaient les mogataces ravisseurs d’enfants (les mohannichouna appelés au Maroc les Hannacha, enlevaient des enfants des musulmans et les musulmans eux-mêmes pour les vendre comme esclaves aux Portugais et Espagnols établis sur la côte), les batteurs d’estrade, les soldats, tout ce qui était dommageable aux musulmans et utile aux chrétiens. Les Guiza durent leur affaiblissement aux violences qu’ils exercèrent contre l’un des leurs, le saint Homme Sidi Ahmed el Halfaoui, lequel lança contre eux sa malédiction qu’Allah exhaussa. Le saint maudit également les Ounazera, qui avaient déshonoré ses femmes ; ils décrurent par l’effet de cette malédiction et vécurent dans le malheur.

Au nombre de ces Arabes à la vue et à l’intelligence obscurcies qui étaient sujets des chrétiens Espagnols d’Oran, on compte les Oulad Abdallah et-Tali qui sont une fraction des Beni Amer, tribu nombreuse jusqu’à 60 douars. Ces gens avaient parcouru de vastes espaces sur la terre, étaient très vaillants et fertiles en ruses. Les juifs les tenaient sous un joug très écrasant qui les avait marqués des stigmates de l’infamie et de l’avilissement, un joug tel que nulle langue ne saurait le dépeindre, que nul recueil de poésie ne saurait en contenir la description. En dépit de l’état d’abaissement dans lequel ils étaient tenus, ils apportaient le plus grand zèle à seconder et à conseiller les espagnols en toutes choses. Ils étaient si charmés de leurs juifs, que pour eux, en voir un était comme voir un prince du plus haut rang. Les Beni Amer allaient jusqu’à embrasser sur les deux faces, en signe d’hommage, non pas seulement la main du chrétien, mais celle même du juif !!! Les Beni Amer contractaient des alliances matrimoniales avec les juifs et les espagnols, et les yeux n’étaient frappés que du spectacle de la femme des Beni Amer allant et venant, pour la plus grande joie de sa famille, dans la maison de l’infidèle.

Les Oulad Abdallah ont fait un mal immense à l’Islam. Parmi eux se recrutaient les semeurs de nouvelles terrifiantes, les fourbes qui cherchaient à gagner les cœurs à l’irréligion, les impies qui ne se complaisaient que dans l’adoration des idoles et des fausses divinités. L’un des leurs  était Abou Neççabya, le mécréant qui tua le légiste bey de Mazouna, le seigneur Chabanez-Zenagui près de la porte d’Oran en 1098 (1686-1687) ap. J. C. et lui trancha la tête.

Les Oulad Ali, sujets des Espagnols sont une grande tribu comptant près de 70 douars. Fort soumis aux Espagnols et amis des juifs, ils furent d’énergiques auxiliaires et firent avec eux des razzias sur razzias contre les croyants à El Kert et autres lieux.

Les Ounazera, partie des armées des chrétiens espagnols. Ces derniers n’avaient pas infligé aux Ounazera et aux Guiza les marques d’abaissement et de dégradations qu’ils avaient imposées à d’autres, tels que les Beni Amer au moment où le joug des juifs pesait sur ces derniers. (Un ouchoum, c'est-à-dire un signe de tatouage représentant une étoile placée sur la joue gauche ou la tempe, est la marque que les Espagnols infligèrent aux Beni Amer lorsqu’ils les placèrent sous leur illusoire protection. Les Arabes de cette tribu la portèrent longtemps et ne se doutèrent point que cet agrément est un cachet d’esclavage). En effet, la perception des impôts s’effectuant par les soins, non des Espagnols mais des juifs d’Oran(les Espagnols avaient affermé les impôts aux juifs de la ville), ces derniers jouissaient d’une supériorité immense sur les Beni Amer. Le juif sortait avec son escorte militaire pour percevoir la taxe, montait sa tente au milieu des douars des oulad Abdallah et autres Beni Amer, et disposait d’eux comme un souverain absolu dispose de ses sujets, édictant à sa guise ordres et défenses, faisant garrotter celui-ci, mettre les fers aux pieds de celui là, donner des étrivières à cet autre, laissant libre  un quatrième et autres actes aussi arbitraires sans trouver personne qui le contrecarrât. Quant aux débauches qui se commettaient, elles étaient innombrables.

Pour les piquer d’émulation à les servir, les espagnols avaient établi une hiérarchie entre leurs sujets. Ils donnaient aux Ounazera la préséance sur les Guiza qui avaient eux-mêmes le pas sur les Hamian et les Ghomra : ces derniers passaient avant les Chafai et ceux-ci avant les Kritchel qui primaient les oulad Ali, qui avaient le pas sur les Oulad Abdallah qui l’avaient eux-mêmes sur les Beni Chougran, lesquels passaient avant les Gelaya qui avaient la primauté sur les Beni Hachem. Ces derniers avaient en effet, dans leurs rapports avec les espagnols, une attitude mi-hostile, mi-correcte. Tantôt ils obéissaient docilement, tantôt, ils sortaient de l’obéissance et dédaignaient de rester sous leur patronage. Fournissaient avec diligence paille, fourrage, bois, beurre, lait, miel, brebis, chèvres, moutons, bœufs, chevaux chameaux, mulets, ânes, etc. jour et nuit, sans interruption, ils approvisionnaient ainsi les chrétiens.

Lorsque ces huit tribus égarées, Kritchel, Chafai, Hamian, Ghomra, Guiza, oulad Abdallah, oulad Ali, Ounazera, se furent groupées autour des espagnols et résolus à une action commune pour en écarter les ennemis et leur gagner des amis, le bras des chrétiens s’appesantit plus lourdement par leur concours, la puissance des espagnols se fortifia, les maux qu’ils infligeaient aux musulmans se multiplièrent. Les plaines de la Melata et de Sirat finirent par faire partie des terres de culture et de pacage de l’ennemi et les musulmans durent renoncer à prétendre à la jouissance de ce sol, hormis ceux qui s’attachaient au parti des chrétiens, furent compris au nombre de leurs sujets, se mirent sous leur protection, leur payèrent tribut et les secondèrent dans leurs desseins. Ces arabes se mettaient en quête de renseignements propres à éclairer les espagnols sur les points occupés en tous lieux, faciles ou difficiles, par les musulmans, et lorsque ces derniers étaient découverts, l’ennemi assisté de ses informateurs, les chargeait avec sa cavalerie et son infanterie, massacrait, faisait des prisonniers, enlevait femmes et enfants. (Ouvrage terminé entre le 25 décembre 1764 et le 3 janvier 1765).

Ce n’était pas en vain que l’on donnait à ces cinq Places fortes d’Afrique le nom de Présides ; pour comprendre leur organisation intérieure et la vie qu’on y menait alors, il faut répéter que les occupants n’avaient ni licence ni facilité d’en sortir, qu’en dehors de leurs enceintes il n’y avait de sûreté pour personne et qu’on était toujours soumis au blocus. Malheur aux imprudents. Oran et Ceuta entourées de plaines assez fertiles essayaient d’en tirer profit pour faire paître leurs troupeaux. Mais il fallait se méfier des tribus qui rôdaient[10]. Le temps était loin où ces villes, dans un rayon assez large, ne comptaient que des alliés et des amis parmi les indigènes, sur qui elles percevaient des impôts, en échange de leur protection armée. Désormais, lorsqu’on menait paître les bêtes, chaque matin, dans les champs voisins, on les accompagnait d’une bonne escorte. Les soldats avaient à dépister des embuscades toujours possibles et souvent des ennemis tapis dans les fourrés, derrière les buissons ou les aloès, surgissaient à l’improviste, engageant un combat parfois meurtrier. Les équipes qui travaillaient en dehors des murs avaient de temps à autre des blessés ou des morts. Enfin, les postes avancés pouvaient être surpris par des ennemis qui connaissaient les moindres replis du terrain. Les troupeaux et convois qui passaient non loin des Présides n’étaient pas plus en sûreté ; les espions les signalaient et des sorties fructueuses étaient organisées. Un jour, par exemple, une petite flottille partie d’Oran allait surprendre des douars paisibles jusque sur les bords du Rio-Salado.

Le traité de paix, conclu en 1799 entre l’Espagne et le Maroc, spécifiait que les Maures qui vivaient dans les environs de Ceuta étaient assez paisibles ; mais, ajoutait-il, « il est bien connu que ceux de Melilla, d’Alhucémas et du Penon sont turbulents et gênants et malgré les ordres de S. M. Impériale, ils n’ont pas cessé de les incommoder continuellement ». Aussi, l’Empereur du Maroc ne voyait lui-même d’autres moyens de pacifier ses sujets remuants que de les corriger durement et il conseillait aux Espagnols « de se servir de canons et de mortiers en cas d’offense, l’expérience ayant fait voir que le feu de mousqueterie ne suffit pas pour ramener à la raison de pareilles gens[11]». Le traité de 1786 signé par Carlos III et le Dey d’Alger Baba Mohammed ne s’exprimait pas autrement au sujet  d’Oran et Mers el Kébir. Le Dey s’engageait à ne jamais attaquer ces places, il empêcherait aussi le bey de Mascara de leur nuire ; mais, il s’empressait d’ajouter que ce dernier « commandait en despote » et que ces villes « étaient environnées de Maures rebelles, vagabonds et indomptés » et il recommandait aux Chrétiens de toujours rester sous la protection des canons de leurs forts.

Au demeurant, devant les multiples dangers, les Espagnols n’hésitèrent pas à faire recours aux services des populations indigènes. Ainsi, à Oran, ville qui ne disposait pas de cavalerie, se dota d’une compagnie d’indigènes montés que l’on appelait « Mogataces » (ou encore Moros Almohataces ou Almogataces)[12]. C’étaient des hommes venus de l’intérieur se mettre au service des Espagnols. On les avait utilisés avant la perte d’Oran, puisque déjà en 1688 ils secondaient courageusement les assiégés pendant les attaques du Dey d’Alger, Ibrahim Khodja. Mais en 1734, un décret royal les constituait en corps de troupe avec un règlement particulier et étaient enrôlés, formant un régiment régulier, avec une solde fixe et dépendaient directement du commandant général, les moros de paz étaient libres et n’étaient pas soldats. Les mogataces étaient recrutés parmi les roturiers (villanos) et non dans la classe noble des indigènes (caballeros). Ainsi le règlement royal du 5 décembre 1741 parle de trois chefs maures amis, de leurs frères et de leurs parents « qui servaient dans la Place d’Oran avec leurs armes et chevaux et qui, parce que nobles, ne s’enrôlaient pas dans la compagnie des mogataces. Enfin, il ne s’agit nullement de convertis ou nouveaux chrétiens (cristianos nuevos), mais des musulmans au service de l’Espagne car on continue à les appeler « maures ». Ils gardent leurs noms, tandis que les convertis recevaient toujours un prénom chrétien. Ainsi, par exemple, les places de capitaine et de lieutenant sont vacantes en 1739 et elles sont données « aux maures Almanzor Benonzar et Alalben Jamut, bien connus pour l’affection qu’ils nous portent ». Et dernière preuve, lorsque, le 28 mars 1774, on s’empare d’un beau troupeau et qu’on apporte en ville plusieurs bêtes tuées en route, l’historien qui avait vécu à Oran, c'est-à-dire, le Marquis de Tabalosos       (qui était en effet le fils du commandant général Alvarado et il rapporte, dans son histoire inédite, plus d’un fait dont il a été témoin lui-même) ajoute « Nous étions en semaine sainte, le Général ne permit de manger de la viande qu’aux Mogataces et aux malades… ». Ils étaient habillés en mauresque. Les mogataces accompagnaient les fusiliers dans toutes les expéditions, car ils connaissaient le terrain et les habitudes de leurs coreligionnaires. On ne cite aucune défaillance ou trahison parmi eux ; mais leur témérité était connue, leur cruauté et leur esprit de rapine aussi[13].

Les mauvaises rives africaines

Pouvait-on y vivre ? Planter des hommes, on y a pensé. Dès l’époque de Ferdinand le Catholique, on  a songé à peupler les villes de morisques castillans ; vers 1543, il fut question de coloniser le Cap Bon. Mais comment faire vivre les transplantés ? Et dans cette Espagne aventureuse qu’attirent l’Amérique et les bonnes auberges d’Italie, où trouver même les hommes ? On a pensé aussi à animer économiquement ces villes fortes, à leur rattacher, tant bien que mal, le vaste intérieur dont elles auraient pu vivre. Il y a eu, à l’époque de Ferdinand le Catholique, puis de Charles Quint, une curieuse politique économique pour le développement des échelles nord africaines, avec le propos d’y faire une grande place aux navires catalans et d’obliger les galères vénitiennes à y relâcher…en vain d’ailleurs. Dans ces conditions, les présides en proie au seul commerce des mercantis et des cantiniers, ne purent prospérer, ni provigner. Les greffes ont à peine pris, elles se sont contentées de ne pas mourir…

Dans ces conditions, comment la vie des présides n’aurait elle pas été misérable ? Près de l’eau, les vivres pourrissent, les hommes meurent de fièvre. Le soldat crève de faim à longueur d’année ; jusque vers 1570, le ravitaillement vient par mer. Ensuite, mais à Oran seulement, le pays environnant fournira de la viande et du blé, appoint qui devient régulier à l’extrême fin du siècle. Les garnisons vivent donc généralement comme des équipages de navires, non sans aléas. La gare régulatrice de Malaga, avec ses proveedores, aidée parfois par les services de Carthagène, assure le ravitaillement  du secteur Ouest, Oran, Mers el Kébir et Melilla[14].

Mauvaises gestions et prévarications à cause de la présence des pirates qui détournent et confisquent les ravitaillements : aussi bien le pirate, autant que l’intendant négligeant, porte-il la responsabilité des famines répétées des présides de l’Ouest[15]. Leur organisation intérieure n’est pas favorable non plus à la bonne marche des présides. C’est ce que laisse apercevoir le règlement de 1564 à Mers el Kébir : la fourniture de vivres aux soldats est faite par des magasiniers, au prix fixé par les bordereaux d’envoi des marchandises et souvent à crédit : c’est le dangereux système des avances sur solde, occasion de dettes effroyables pour les soldats qui achètent en outre toujours à crédit aux marchands qui passent. Parfois, en cas de difficultés ou de complicité des autorités locales, les prix montent sans mesure. Pour ne pas régler leurs dettes insoutenables, des soldats désertent et passent à l’Islam. Ce qui  aggrave tout, c’est que la solde est moins élevée en Afrique qu’en Italie. Raison de plus, quand on embarque les troupes destinées aux présides, de ne pas leur dire à l’avance leur destination et, quand elles y sont, de ne pas les relever. Ainsi, Diego Suarez passera t-il 27 ans à Oran, malgré plusieurs essais pour s’enfuir comme passager clandestin sur les galères. Seuls les malades, et encore, peuvent revenir de la mauvaise rive jusqu’aux hôpitaux de Sicile et d’Espagne. Aussi bien les « présides » sont-ils lieux de déportation. Des nobles et des riches y vont purger leurs peines. Le petit fils de Christophe Colomb, Luis, arrêté à Valladolid pour trigamie, condamné à dix ans d’exil, arrivait à Oran en 1563, il devait y mourir le 3 février 1573[16].

Le médiocre usage des présides africains

Imaginons l’atmosphère spéciale de ces garnisons. Chaque place est le fief de son capitaine général, Melilla longtemps celui des Medina Sidonia, Oran, longtemps aussi celui de la famille des Alcaudete, Tripoli en 1513 est concédé à Hugo de Moncada sa vie durant. Le gouverneur règne avec sa famille et les seigneurs qui vivent autour de lui.

L’organisation militaire « en pays de croisade »

On conçoit dès lors fort bien l’isolement dans lequel vivaient ces places ; l’état de siège presque permanent, les attaques nombreuses, la nécessité de veiller jour et nuit réclamaient la présence d’une garnison suffisante. L’organisation militaire fit l’objet de soins tout particuliers de la part des ministres. Il fallait une infanterie entraînée, endurante, de l’artillerie pour la défense des remparts, du génie pour la construction et la réparation des fortifications et, à Ceuta et Oran, de la cavalerie pour faire face à l’ennemi dans les sorties et la poursuite en pleine campagne. De bonne heure, on songea à doter chaque place d’une garnison stable. Mais ce ne fut qu’au XVIII e siècle que ce projet reçut son exécution ; car jusqu’alors on se contentait d’y envoyer de la Métropole des troupes en plus ou moins grand nombre, selon les besoins et pour des périodes indéterminées.

Dans les deux grands présides, le roi Philippe V décida la création d’un régiment d’infanterie fixe qui porterait le nom d’Oran et Ceuta. Le premier, celui de Ceuta, fut formé en 1715, pendant le siège, avec les restes des anciennes compagnies, castillanes ou autres, que l’on y avait transportées pour sa défense. Il se maintient jusqu’en 1822, dissout à cette époque, il fut reconstitué, avec un nouveau règlement, six ans plus tard. Celui d’Oran fut institué un an après la reprise de cette ville, par décret du 9 janvier 1733. Il devait comporter deux bataillons de treize compagnies, soit 1 300 hommes, sous officiers inclus « pour le service et la garde de cette place et de ses châteaux ». Son nom était Oran[17]. Ce régiment avait reçu trois drapeaux : celui du colonel, blanc, avec les armes royales ; les deux autres verts, avec deux châteaux et deux lions au quatre angles et deux bandes disposées en croix de Saint-André et portant chacune le nom d’Oran. Les hommes étaient habillés en blanc, avec revers et cols verts (divisa verte), leur armement consistait en un fusil (du calibre de seize balles à la livre, modèle ordinaire de l’infanterie) avec sa baïonnette. Les premières armes étaient fournies par le roi, les capitaines veillaient ensuite à leur entretien.

Une vie de garnisons et de milices militantes religieuses dans les présides

Les soldats étaient ainsi recrutés à Oran comme à Ceuta : dans chaque compagnie, les cinquante premiers, sous officiers inclus, devaient obligatoirement être des volontaires et les autres étaient choisis parmi les déportés qui, en âge et en état de porter les armes, n’avaient pas à purger de crime ni de délit infamant. D’autre part, ne pouvaient être admis à s’enrôler comme soldats que les hommes nés dans la place ou naturalisés ; les officiers eux-mêmes n’étaient ordinairement pas des étrangers et nous voyons une fois le Roi lui-même prier le colonel de Ceuta d’admettre dans son régiment un lieutenant venu d’Espagne et nommé par lui. Le décret royal du 13 janvier 1734 s’exprimait en ces termes : « Afin que le régiment ait assez de volontaires, le Roi ordonne que, pour les places vacantes, on ne propose personne qui ne soit originaire de ces Présides ou naturalisé ; le gouverneur et le contrôleur sont chargés de veiller à ceci ».

Parmi les habitants de ces places fortes, il  y avait beaucoup de déportés qui, après avoir subi leur peine, restaient là (plus tard, voyant la population s’accroître trop rapidement, on leur interdit ce séjour). Il y avait aussi des Espagnols venus avec leur famille pour y exercer le commerce : ils tenaient des boutiques et des magasins d’alimentation et de confection. On obligea bien vite tous ces gens à entrer dans le Régiment fixe. Ce décret disait : « Considérant que depuis que la garnison perçoit le prêt au lieu des rations comme autrefois et depuis que l’habillement n’est plus à notre charge, beaucoup d’étrangers se sont introduits dans ces places et plusieurs détenus y sont restés après le temps de leur condamnation, en qualité d’épiciers ou de marchands drapiers avec leur famille… Sa Majesté veut que tous ces hommes soient astreints à servir dans le régiment fixe ou autres compagnies. Car la plupart, étant mariés, pourront laisser la gestion de leur magasin à leur femme et faire eux-mêmes du service actif. Ceux qui ne voudront pas se soumettre à cette règle devront immédiatement quitter la ville avec leur famille et dorénavant, sans mon autorisation,  aucun étranger ne pourra plus être admis à vivre dans ces places ».

Cependant, la constitution de ce corps ne se fit pas sans difficulté ; les soldats se souciaient peu d’aller servir à Ceuta ou à Oran. On fut obliger de former tout d’abord, à Oran, avec le régiment de Cuenca, qui se trouvait en ce lieu depuis l’expédition de Montemar et on y adjoignit 183 soldats volontaires et neuf tambours venus des régiments de Galice, Asturies, Espagne, Cantabrie et Aragon.

Le prêt de chaque soldat était de deux écus, huit réaux et 8 maravédis par mois avec une ration de pain quotidienne. Précédemment le tout était payé en nature ; mais au XVIIIe siècle, il fallut abandonner cette coutume car on enregistrait beaucoup trop de maladies provenant des salaisons que l’on donnait aux hommes en temps ordinaire. On décida donc de leur remettre toute leur solde pour leur permettre de se nourrir d’aliments frais achetés au marché et dans les boucheries de la ville. C’est ainsi que l’on procéda tout en maintenant cependant deux jours par semaine, le mercredi et le vendredi, pendant lesquels ils devaient recevoir la ration entière d’armée : de la viande salée ou du porc le mercredi et du poisson le vendredi avec du biscuit au lieu du pain frais. Les officiers pouvaient également se procurer cette ration complète au prix de 89 maravédis.

Chaque capitaine, obligé de recruter ses volontaires, avait une gratification mensuelle de 25 écus et devait maintenir constamment sa compagnie sur un pied d’au moins 53 hommes. On ajoutait, en outre, trente réaux par mois pour l’entretien des armes. D’autre part, l’équipement complet de cette troupe se faisait au compte du Roi. Mais comme ce régiment était exempt de marches et d’autres services analogues, son habillement n’était remplacé que tous les quatre ans, alors qu’il était tous les trois ans dans les autres régiments d’Infanterie. Enfin, aucune retenue n’était faite,  en qualité de « masse », sur le solde de ces militaires car le Trésor prenait à sa charge tous les frais d’entretien et de remplacement des tenues et des armes.

Melilla aussi avait une troupe de dotation (de pie fixo). Elle comprenait, au début du siècle, quatre compagnies. Mais, « estimant que deux compagnies étaient suffisantes pour assurer le service », le Ministre de la Guerre la réduisit de moitié par son règlement de 1745. Le Penon n’eut encore, à partir de cette époque, qu’une seule compagnie qui, sans compter les officiers et sous officiers, devait comprendre un minimum de vingt volontaires, les détenus la complétaient, ainsi qu’à Alhucémas.

Ces fantassins avaient pour mission de veiller au maintien du bon ordre à l’intérieur de la place et à sa défense, sous la protection des canons, en cas d’attaque. Aussi, multiples étaient leurs devoirs en dehors des rondes régulières et des gardes. En temps ordinaire, ils escortaient les équipes de travailleurs, lorsqu’un travail quelconque était entrepris en dehors des fortifications, comme lorsque le général Alvarado fit couper, en 1771, la partie de la Meseta rattachée au fort de Santa Cruz d’Oran ou lorsque, sur la route de Mers el Kébir, le marquis de la Real Corona découvrit et fit aménager les bains de la Reine. Ils protégeaient les troupeaux de la ville que l’ont menait paître dans la campagne. Ces bêtes sortaient le matin de bonne heure, conduites par des bergers et des chiens et avec une escorte de tirailleurs car les Arabes, toujours à l’affût d’une bonne occasion, avaient coutume de s’embusquer dans les fourrés et les ravins pour s’emparer des animaux. Ainsi, le 16 juillet 1732, ils parvenaient à enlever par surprise plus de deux cents bêtes à corne[18].

Dans les moments périlleux, ce régiment d’Infanterie était aidé par les milices que, de bonne heure, surent organiser les commandants des présides. Ainsi, le gouverneur de Ceuta, lors d’un long siège, utilisa pour la défense de la ville toutes les personnes valides et forma une bonne compagnie militante avec 120 ecclésiastiques. Depuis lors, il y eut toujours des compagnies de civils qui s’exerçaient régulièrement et au besoin se joignaient aux autres unités. A Oran, Alvarado eut l’idée de constituer un corps de troupes urbaines qui se compose de neuf compagnies de fusiliers et une de grenadiers, toujours au complet sous les ordres d’un commandant, avec uniforme et marque distinctive (divisa). Il les équipa de pied en cap, les entraîna au maniement des armes. Le Roi approuva cette initiative, accorda des ordonnances spéciales pour leur habillement, leur équipement et leur meilleur emploi : enfin, il octroyait à ces troupes de réserve, lorsqu’on les utilisait, le prêt, les rations de pains et autres bonifications des régiments réguliers. Ce même général organisa quatre autres compagnies auxiliaires, les trois premières avec tous les employés du Ministère des Finances de la ville et d’autres bureaux et la quatrième avec les ecclésiastiques réguliers ou séculiers qui devaient prendre les armes en cas d’extrême urgence « contre les infidèles, pour la défense de la Religion ». Ainsi dans les présides, tout le monde était soldat : pendant les sièges, on décrétait la mobilisation générale et tous, même les prêtres, comme en Espagne au temps de la Reconquista », faisaient le coup le feu car on était en pays de croisade. Mais cela ne suffisait pas encore et l’on pouvait être attaqué par des milices d’ennemis : ce qui exigeait en outre la présence de troupes plus nombreuses. Oran et Ceuta gardaient toujours une garnison extraordinaire de trois bataillons d’infanterie que l’on relevait assez fréquemment car la vie des présides n’avait rien d’attrayant pour des soldats de métier et les compagnies castillanes, suisses, lombardes ou vallonnes s’ennuyaient rapidement de cette vie de bagne faite de privations et de monotonie.

A plusieurs reprises on avait essayé d’y installer l’un des grands ordres de Chevalerie espagnole qui aurait, dans ces places frontières, maintenu son esprit guerrier en défendant la chrétienté, mais jamais on ne put y réussir. Le dernier essai fut tenté en 1697, une ordonnance royale du 25 mars prescrivait aux trois Ordres militaires de passer immédiatement à la défense de Ceuta assiégée « pour y combattre les Maures, ennemis de la foi ». Un paragraphe final autorisait cependant les dits Chevaliers à s’exonérer de ce service en fournissant des remplaçants ; ils usèrent si bien de cette licence, que pas un seul ne bougea, préférant verser des sommes importantes : l’ardeur pour les croisades était morte en leur cœur.

Conclusion

Jusqu’en 1830,  toutes les tentatives européennes en Afrique du Nord ont abouti à un échec. Cet échec a été total ou partiel, immédiat ou tardif, mais l’insuccès final des Portugais au Maroc, des Espagnols dans l’ensemble de la Berbérie, des Anglais à Tanger, apparaît comme une réalité qui ne saurait être discutée sérieusement. On attribue généralement cet échec à la politique d’occupation restreinte. L’explication est juste dans ses grandes lignes, mais elle a besoin d’être nuancée et précisée. Portugais, Espagnols, Anglais n’ont occupé que des places maritimes, qui demeuraient quelque peu en marge du pays et qui ne pouvaient servir de base à une vraie pénétration. Le cas des Anglais à Tanger constitue le cas extrême, mais il faut noter que les Espagnols et les Portugais, cantonnés par les traités les uns sur la côte méditerranéenne, les autres sur la côte atlantique, n’eurent jamais la possibilité d’attaquer l’arrière pays par les deux bouts. Toutefois, la raison essentielle semble d’ordre financier. L’occupation intégrale représente un placement à long terme et exige d’énormes avances de capitaux. Or, ni l’Angleterre, ni le Portugal, d’abord pauvre, puis écrasé par un empire démesuré, ni surtout l’Espagne, obligée de soutenir de tous côtés une politique ruineuse, n’étaient en situation de faire ces avances au moment où ils s’intéressent à l’Afrique du Nord. Leurs difficultés budgétaires les condamnèrent malgré eux à une politique trop souvent étroite et inefficace. Sans doute l’histoire des Anglais à Tanger doit être regardée comme la forme aiguë de cette politique : on peut dire qu’ils ont pratiqué l’occupation restreinte à l’état presque pur. Mais la politique portugaise et la politique espagnole ne constituent qu’une forme mitigée, et parfois atténuée, foncièrement, elles ne diffèrent pas de la politique anglaise; seulement, ce qui ressort de ces remarques, c’est qu’on aurait tort de voir dans la politique d’occupation restreinte une erreur de méthode ou de jugement. Il est peu probable que ses inconvénients, graves et éclatants, aient échappé à tous ceux qui la pratiquèrent qui furent nombreux et qui appartinrent à des siècles et à des pays différents. Dans l’ensemble, la politique d’occupation restreinte fut une nécessité acceptée beaucoup plus qu’un système librement conçu. Elle se présente surtout comme un pis-aller, imposé aux hommes par une foule de circonstances extérieures et lointaines dont la plupart échappaient à leur volonté.

Bibliographie

Afrique française, 1919, p. 197 et Supplément, [Renseignements coloniaux], 1920, p. 91.

Beltran, Dr R. Rozpide, Les possessions espagnoles de l’Afrique occidentale, ce qu’elles sont, ce qu’elles coûtent, ce qu’elles produisent, Bulletin de la Société royale de Géographie de Madrid, tome XXI, n° 7 et 8, juillet /août 1924 ou In Supplément de l’Afrique française, 1924, pp. 387-398.

Bodin, A., « Notice historique sur les Arabes soumis aux Espagnols pendant leur occupation d’Oran », par Si Abdelkader El Macherfi (traduction en arabe, in Revue africaine, publiée par la Société historique algérienne, 60e année, numéro 319, 2ème trimestre 1924, pp. 193-260.

Bouillet, M. N., « L’Espagne », in Dictionnaire universel d’Histoire et de Géographie, Paris, 1955, pp. 615-616.

Braudel, F., La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Librairie Armand Colin, 1949, 1160 p.

Braudel, F., Les Espagnols et l’Afrique du Nord, Revue Africaine, 1928.

Castries, (Lt. Col. H. De), Les sources inédites de l’histoire du Maroc, (Archives et Bibliothèques d’Espagne, Tome I, Paris, Ernest Leroux, Madrid (Ruiz Hermanos), XXVIII, 670 p.

Cazenave, J, « Les Présides espagnoles d’Afrique (Leur organisation au XVIIIe siècle) », Extrait de la Revue Africaine, n°s 311-313, 1922, Alger, éd. Jules CARBONEL, 79 pages.

Cazenave, J., « Un chroniqueur Espagnol de l’Algérie au XVIe siècle (Diego Suarez) » In : Revue africaine qui publia en 1932 les Actes du Deuxième congrès national des Sciences historiques, Alger, du 14-16 avril 1930, pp. 113-124

Ch-André, J., Histoire de l’Afrique du Nord. Tunisie, Algérie, Maroc. De la conquête arabe à 1830, Paris, 2e édition, Payot, 1956, 367 p.

Gaudio, A., « Sahara espagnol », Fin d’un mythe colonial ? Rabat, Ed. Arrissala, 1975, 516 p.

GUIN, L., « Quelques notes sur les entreprises des Espagnols, pendant la première occupation d’Oran (10e siècle de l’Hégire) », in Revue africaine, Journal des Travaux de la Société historique algérienne, pp. 312-322, numéro 178, juillet/août 1886, Alger, édition Adolphe Jourdan, 1889, pp. 243-322.

Pestemaldjoglou, A., « Ce que subsiste de L’Oran espagnol », in Deuxième congrès de la Fédération des Sociétés Savantes de l’Afrique du Nord, Tlemcen, 14-17 avril 1936, Tome II, Alger, 1936, pp. 665-688.

Quedenfeldt, (Capitaine H. Simon), « Division et répartition de la population Berbère du Maroc », [tradition], in Revue africaine. Bulletin des travaux de la Société Historique algérienne, n°244-245, 1902, pp. 79-116.

Ricard, R., « Les établissements européens en Afrique du Nord du XVe au XVIIIe siècle et la politique d’occupation restreinte », in Deuxième Congrès tenu à Tlemcen, 1936, Tome II, pp. 687-688.

Rollin, (L.), « Du Loukkos à la Moulouya sans passer par le Rif », Supplément de l’Afrique française, Renseignements coloniaux, n°1, 1924, pp. 14-29.

Rouard, (de Card., E), Les Relations de l’Espagne et du Maroc pendant le XVIIIe et XIXe siècle, p.184.

Zurlo, Y., Ceuta et Melilla : Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, Paris, L’Harmattan, Collection « Recherches et Documents Espagne », 2005, 318p.

Webb, B. et Berthelot, S., Histoire naturelle des îles Canaries, 6 vol. Paris, 1842.


Notes

[1] Cazenave, J., p. 53-54.

[2] Lire « Un chroniqueur Espagnol de l’Algérie au XVIe siècle (Diego Suarez) » de Jean Cazenave dans Revue africaine qui publia en 1932, les Actes du Deuxième congrès national des Sciences historiques, Alger, du 14-16 avril 1930, pp. 113-124, qui revient sur un des cas les plus illustratifs que nous connaissons est celui du « chroniqueur espagnol de l’Algérie au XVI e siècle » en la personne de Diego Suarez, ayant servi comme soldat à Oran, alors place forte espagnole depuis 1509, entre 1577 et 1604, il écrivit plusieurs ouvrages et notamment une Histoire de l’Afrique du Nord. Obscur soldat de la garnison d’Oran, il ne se drape point dans la gloire d’un héros ni d’un génie méconnu. Comme un picaro à la vie tumultueuse, il parcourut toute l’Espagne à la poursuite d’une fortune insaisissable, en quête de quelque maître généreux ou puissant et, comme le Licencié Vidriera de Cervantès, il finit par s’enrôler dans une compagnie de soldats. Et ce pauvre diable apparaît effectivement comme le type de l’Espagnol de l’époque, de l’Espagnol qui, affligé de bougeotte, ne peut rester en place un moment et que le désir de courir l’aventure éperonne sans cesse et chasse sans répit sur les routes de la Péninsule et des pays étrangers. Il naît de parents nobles (naturellement), dans la province d’Oviedo (Asturies), en 1552. A l’âge de 22 ans, il s’enfuit de la maison paternelle, à la suite d’une dispute avec son frère aîné et… pour voir du pays. Arrivé à Valladolid, il s’engage comme domestique d’un capitaine et gagne avec lui la Navarre. Il le quitte bientôt et le voici à l’Escorial parmi les manœuvres qui travaillent, comme il le dit, à toda furia, à la construction du château. Mais l’Andalousie l’attire ; il décampe un beau matin et désormais, il circule inlassablement d’une ville à l’autre. Nous le trouvons au service d’un curé (ainsi que Lazarillo) près de Tolède ; pour douze ou quinze réaux par mois, il est valet de ferme à Baeza, berger à Utrera et à Velèz Malaga, agriculteur à Arcos de la Frontera, garçon d’écurie à Cordoue. En janvier 1577, un racoleur de soldats l’engage dans une compagnie qui doit aller en Italie ; on l’embarque à Carthagène, et le dimanche de Pâques de cette même année, il débarque, à son grand désespoir, devant Oran, en Berbérie. On l’a odieusement trompé, comme on a trompé avant lui et comme on trompera après lui tous les gens qui viennent en Afrique. Et pendant quatre ans, il n’aura même pas la consolation de combattre l’Infidèle. Une pioche ou une truelle à la main, il se verra obligé de travailler aux fortifications de la ville. Enfin, en 1581, on lui fait l’honneur de l’incorporer dans une compagnie régulière, où il servira pendant 23 ans, sans revenir dans son pays. En demande t-il un congé pour revoir ses parents, en vain fait-il intervenir en sa faveur des personnes influentes, en s’embarque t-il clandestinement dans les bateaux qui retournent en Espagne…, peine perdue. De désespoir, il se marie en 1588, de aborrecido, me casé, dit-il simplement (il faut comprendre que dépité, il se résigne à prendre femme et à fonder un foyer à Oran, désespéré de ne pouvoir le faire dans sa patrie). Il se marie avec une honnête demoiselle, Maria de Velasco, descendante des premiers colons d’Oran ; il a 36 ans, elle, 17.  A défaut de patrimoine, il apporte à sa fiancée une chose qu’en bon chrétien il estime à son juste prix : sa virginité ! Obtinrent une fille. Quelques temps après, il a la bonne fortune d’obtenir un emploi sédentaire : il est, en effet, nommé au poste de secrétaire de l’hôpital Saint Bernardin et de sacristain de la chapelle. Il se met à écrire pour utiliser ses loisirs. Ecrire l’histoire de son pays d’adoption. Pourquoi ne pas écrire ce qu’il a vu, ce qu’il sait, ce qu’il pense de l’établissement des Espagnols dans cette contrée soumise à la loi de Mohamet ? Mais, il y a toujours inconvénient à dire franchement la vérité et le Capitaine général, qui a toute l’arrogance d’un Grand d’Espagne et d’un maître absolu sur la côte africaine, apprend avec déplaisir qu’un simple soldat se permet de blâmer dans ses écrits sa politique et celle de ses prédécesseurs, de ses parents. Diego souligne nettement que les généraux ne pensent qu’à s’enrichir rapidement, ou à se couvrir de gloire, aux dépens de l’armée et des tribus indigènes, même les plus loyales, qui ne peuvent se fier à leur parole d’honneur ou à leur signature ; dans la place, il n’y a plus de justice pour personne et le roi ne connaît d’ordinaire que les rapports officiels du chef. On a même supprimé le Regidor, placé par le cardinal de Cisnéros, en face du pouvoir militaire et qui était le défenseur véritable des intérêts de l’Espagne, le protecteur des petits et des indigènes de la contrée, amis ou alliés des chrétiens. Et voilà Diego Suarez impliqué dans un complot ; ce qui lui vaut quelques mois de prison. Quand il peut, grâce à la protection dévouée des bons pères de l’hôpital, revoir la lumière du jour, il obtient l’autorisation de regagner l’Espagne. Il part aussitôt et sans regret, il abandonne cette terre inhospitalière, qu’il ne reverra jamais, laissant sa femme et sa fille à la charge de ses beaux parents. Il va mourir quelque part en Espagne, après l’année 1605, sans avoir eu le temps de corriger son œuvre la plus chère, son Histoire de l’Afrique du Nord, sans avoir eu la consolation de trouver un éditeur bienveillant pour la publier.

[3] Ibidem.

[4] Cazenave, J., op. cit., p. 55

[5] Idem, pp. 57-58.

[6] Cazenave, pp. 60-61.

[7] Idem, pp. 62-73.

[8] Quedenfeldt, op. cit., p. 101.

[9] Notice historique sur les Arabes soumis aux Espagnols pendant leur occupation d’Oran, par Si Abdelkader El Macherfi (traduction en arabe par A Bodin, In : Revue africaine, publiée par la Société historique algérienne, 60e année, numéro 319, 2e trimestre 1924, pp. 193-260.

[10] Quedenfeldt (op. cit., 1902) dit qu’à l’intérieur du Rif, les Arabes riches peuvent aussi peu voyager que les chrétiens, s’ils ne veulent pas courir le danger d’être complètement dévalisés ou assassinés ; et même une protection dite anaya qui procure parfois une certaine sécurité, doit être fréquemment violée chez les Berbères du Rif. Les Espagnols leur reproche leur « amour immodéré du pillage et de l’antipathie contre tous les étrangers ». Les juifs sont aussi très mal traités par les Berbères. C’est ce qui explique leur très faible présence dans cet espace et presque tous habitent Tafersit. De fait, en raison de l’insécurité du pays, un voyage était presque impossible, même pour des indigènes musulmans ou juifs, en dehors des villes du Bilad el Maghzen, si un usage particulier très répandu ne rendait accessible le Bilad es Sîba, pp. 110-111 et n° 246-247, 1902, pp. 280-290.

[11] E Rouard de Card., Les Relations de l’Espagne et du Maroc pendant le XVIIIe et XIXe siècles, p. 184.

[12] Terme qui renvoie à baptiser, au baptême. Il désigna primitivement un maure baptisé, un renégat, puis un maure baptisé au service de l’Espagne dans les présides et enfin le cavalier indigène dont il est ici question. Les mogataces avaient à peu près le même rôle que les anciens « almogavares ». En outre, ils ne sont pas assimilables aux Moroz de paz.

[13] Cette cavalerie indigène devait se composer de cent hommes, mais devant l’impossibilité de réunir rapidement un tel nombre de volontaires, on se contenta d’une compagnie de cinquante : un capitaine ou adalid, un lieutenant, deux sergents, deux caporaux et 46 cavaliers, tous indigènes. Le roi, qui tenait beaucoup à l’existence de cette troupe, donnait à chaque soldat quatre écus et demi par mois, une ration journalière de pain d’une livre et demie et un picotin d’orge, avec dix livres de paille pour le cheval qui était la propriété personnelle du soldat.

[14] Idem, pp 688-689.

[15] Ibidem.

[16] Ibidem, pp. 689-690.

[17] Le premier bataillon avait la compagnie du colonel, celle du lieutenant colonel et celle des grenadiers. L’état-major était constitué par le colonel qui recevait une gratification de 110 écus en plus de sa solde de capitaine, le lieutenant-colonel, le sergent-major, un adjudant major. Le commandant, avec un adjudant et un aumônier, était à la tête du second bataillon. Chaque compagnie était dirigée par un capitaine, à la solde mensuelle de 40 écus, un lieutenant et un sous-lieutenant et formée de deux sergents, trois caporaux, deux carabiniers, un tambour et 92 hommes.

[18] Cazenave, J., « Les présides espagnols d’Afrique (leur organisation au XVIIIe siècle) », Extrait de la Revue africaine, n° 11 à 313, p. 30.

 

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche