N°22 | 2003 | Pratiques maghrébines de la ville | p. 7-35 | Texte intégral
Irregular Urbanism at Nouakchott : 1960-2000. Establishing the standard Legal / Illegal. Abstract : A study of urban space production at Nouakchott, the Mauritanian capital, where a great number of nomads came to settle, notably in the impressive irregular districts, enables to bring to light a primary indifferentiation, as for land appropriation, from legal to illegal. During the first years of the town, the distinction legal town verses the illegal town has no meaning for the recently sedentarized nomads, and the authorities having practically no awareness of the extent of the urban overflow and its consequences, therefore couldn't refer to such a standard dichotomy, which was widely interiorized from this, the origin of irregular unplanned districts of Nouakchott are not only neither due to the transgressions from standard, nor to deviations – but from the fact of recurring evictions carried out by the authorities, from claims formulated by inhabitants to benefit from attributions or from actions to regularize situations. Thus, to the original indifference felt by the Mauritanians with regards to property in general and the unplanned districts in particular, follows a quasi generalized arrangement. This article sets out to retrace this evolution, which explains itself by a process of institution and social constructing of norms and practices, determined by interests, strategies, ideologies, and methods legalizing the actors of the Nouakchott urban scene. Key words : Space – Sedentariness – Real Estate – Urbanization – Illegality – Regularization. |
Philippe TANGUY : Doctorant à l’Université de Tours.
Les autorités mauritaniennes s’emploient depuis quelque trente années à juguler et à maîtriser la croissance fulgurante de la capitale, Nouakchott. Alors que le plan de la ville, dessiné en 1959, prévoit 8 000 habitants en 1970, la capitale mauritanienne en compte déjà 40 000 à cette date. Un nouveau plan est alors établi, qui prévoit 100 000 habitants à l’échéance de 1980 ; ils sont en fait plus de 200 000… Jusqu’à présent, l’extension de Nouakchott écrit sur le sable l’histoire d’un rattrapage urbanistique improbable…
En effet, cette capitale, de création ex nihilo (J.R. Pitte, 1977), située dans un pays qui était le moins urbanisé d’Afrique de l’Ouest, connaît jusqu’à aujourd'hui des taux de croissance rarement atteints ailleurs : elle enregistre ainsi une hausse de 23 % de 1962 à 1977, passant de 5 800 à 134 700 habitants. En 2001, la population peut être estimée entre 800 000 et 900 000 [1] habitants, avec un taux annuel de croissance de l’ordre de 9%. Un Mauritanien sur trois vit donc à Nouakchott et l’on estime à 300 000 le nombre d’habitants installés dans des quartiers irréguliers. Il convient enfin de noter que, selon les recensements, la part des nomades dans la population totale mauritanienne est tombée de 75% en 1962 [2] à 6-8% en 2001. Une chute qui s’explique par la rapidité du processus de sédentarisation et l’ampleur de l’émigration en ville : il s’agit là d’un bouleversement sociétal complet. Davantage donc que des taux de croissance vertigineux, c’est le bouleversement produit par la sédentarisation et l’urbanisation massive qu’il convient de retenir et d’analyser.
À Nouakchott, la sédentarisation en milieu urbain se traduit dès le départ par l’émergence de deux modes d’occupation foncière par la population : celui qui, dans le registre de l’urbanisation légale ou régulière, intègre les bâtiments proposés dans le cadre du plan d’urbanisme initial ; celui qui, dans le registre de l’urbanisation irrégulière, permet la perpétuation du mode de vie nomade, à savoir les campements de tentes qui se transformeront en étendues de “baraques” appelées kebba et gazra. Ces dernières modalités d’occupation sont fréquemment présentées par les chercheurs comme relevant de la “spéculation”, de “l’occupation illégale”, et l’on retrouve ces termes dans les travaux scientifiques et les rapports techniques : par conséquent, ces pratiques sont, d’emblée, perçues comme illégales.
Or une approche plus fine sur le terrain montre qu’il y a, dans un premier temps, qu’il reste à circonscrire, absence d’une telle distinction légal/illégal quant à l’occupation du sol : il y a, plus précisément, inexistence de la conscience d’une telle distinction. Ce phénomène ne peut manquer de nous interroger. L’intention de cet article est précisément de montrer que la compréhension de l’évolution spatiale d’une ville telle que Nouakchott ne peut faire l’économie de la prise en compte d’une rationalité antérieure. Celle-ci, d’une part, assure les fondations de la configuration urbaine contemporaine et, d’autre part, continue d’expliquer nombre de pratiques actuelles.
Je tente de défendre ici l’idée que la question de la régularisation foncière [3] des villes passe en Mauritanie par l’étude de l’institution (le processus d’institution) de la norme légal/illégal, à partir de laquelle, la norme une fois intériorisée, découlent logiquement transgression et culpabilité, détournement et instrumentalisation de ladite norme [4]. À partir de là, je formule l’hypothèse que l’origine des quartiers irréguliers à Nouakchott ne réside ni dans la transgression d’une norme, ni dans son détournement.
Face à l’extension de la ville sous la forme dominante d’une urbanisation auto-produite, non planifiée, plusieurs stratégies (successives et concomitantes) ont été mises en œuvre, qui marquent aujourd’hui la forme urbaine de Nouakchott [5]. Cependant, depuis l’année 2000, la capitale mauritanienne est directement concernée et ses acteurs mobilisés par le projet urbain initié par la Banque mondiale [6], projet dont la restructuration et la régularisation foncière des quartiers irréguliers de la ville constituent des objectifs majeurs.
Une composante de cette étude des quartiers irréguliers de Nouakchott consiste donc à analyser le mouvement de balancier de ces divers rapports de forces et compromis, diverses idéologies et stratégies concurrentes, qui ont jalonné la croissance de la ville et ont produit, et ce d’une manière particulière, cet espace urbain. À l’égard des quartiers irréguliers, les conceptions, approches et stratégies de l’Etat, celles des sphères dominantes, des populations, de même que celles des bailleurs internationaux, ont beaucoup évolué en quarante ans. Indifférence, revirements, instrumentalisation, tels sont les divers rapports de ces acteurs aux quartiers irréguliers et à leurs populations, dont l’origine – à identifier - peut être conjoncturelle et/ou idéologique.
Cet article se propose de faire avancer la réflexion sur la maturation du compromis actuel dans la production de l’espace de la capitale mauritanienne. La période en cours ne saurait être pourtant analysée sans une mise en perspective historique des enjeux qu’elle comporte. C’est pour répondre à cette exigence qu’il convient de commencer par revenir à la période de création de Nouakchott et celle de ses premiers développements. En fait, m’inscrivant dans une périodisation en quatre temps de la croissance urbaine de la capitale mauritanienne, je cherche à identifier, pour chacune de ces périodes, les conditions qui ont produit les quartiers irréguliers.
1. 1960-1973 : invention de la kebba, emblème urbain d’une sédentarisation massive de nomades
Je souhaite montrer ici que la revendication populaire à la régularisation foncière procède d’une construction sociale. Si, de fait, une telle revendication ne se pose plus vraiment pour les citadins des pays occidentaux, elle reste une véritable question sociale [7] pour de nombreux pays du pourtour méditerranéen. Mais elle ne va pas de soi dans une ville habitée par une première génération de sédentarisés-urbanisés. En Mauritanie particulièrement ! Dans ce pays qui, en 1960, ne compte aucune ville de plus de 10 000 habitants mais affiche un taux d’urbanisation de 3% (soit environ 65 000 urbains au total), les nouveaux citadins, la plupart anciens nomades [8] ou agriculteurs, n’ont alors aucune pratique du monde urbain. Ils n’en ont même aucune idée et sont bien incapables de s’en faire ne serait-ce qu’une représentation, puisque - du moins pour l’immense majorité des Mauritaniens -, leur imaginaire ne dispose d’aucune Ville à laquelle se référer. Or la constitution progressive d’un champ normatif de pratiques urbaines et reconnues comme citadines par la société ne peut procéder que de sédimentations successives résultant de la résidence urbaine et/ou de pratiques de la ville et/ou encore de représentations de celle-ci. Et ce n’est que dans le cadre de ce champ normatif constitué ou en cours de constitution que les distinctions régulier/irrégulier, légal/illégal, deviennent, pour une société donnée, des catégories en-soi et considérées comme telles. Ces sédimentations anciennes ne peuvent être que le propre de sociétés ayant connu depuis longtemps une histoire sédentaire et urbaine. Or, si cette situation et ces processus peuvent caractériser des pays comme la Tunisie, la Syrie, le Maroc ou l’Égypte, par exemple, ce n’est manifestement pas le cas de la Mauritanie.
Il ne s’agit pas ici de nier l’existence, avérée, de villes anciennes en Mauritanie, ni la fonction de complémentarité des villes au sein du mode de production pastoral (D. Retaillé, 1989, p. 24). Mais cette histoire urbaine d’une part et ces images de villes véhiculées par les caravanes commerçantes lors de nombreuses pérégrinations sahariennes d’autre part, doivent être relativisées. Ces deux éléments (histoire et images urbaines), que représentent-ils en effet à l’échelle de la société mauritanienne ? Jusque dans les années 1960, peu de monde, en vérité, quelques nomades et quelques-uns de leurs serviteurs seulement, ont vu, mais assurément pas goûté à la vie urbaine, citadine. De plus, si imaginaire urbain il y a, il s’inscrit fortement dans une filiation khaldûnienne[9], qui perçoit la ville de manière ambivalente, voire comme un lieu négatif. Une recherche plus poussée permettrait d’ailleurs de montrer que, même aujourd'hui, la société mauritanienne n’est pas portée, en m’inspirant d’une formule d’H. Lefebvre (1974, p. 14), par l’amour de la Ville [10]. Éluder ces données, c’est à mon sens risquer de gêner la compréhension de la généalogie des pratiques et des stratégies qui se déroulent désormais en Mauritanie sur le terrain dense, diversifié et conflictuel de l’urbain. Combien de faits, de pratiques urbaines tirent-ils directement leurs racine, leurs logique, leurs rationalité de ce fonds-là ?
Dès lors que nous voulons élucider les modes d’installation des habitants et d’appropriation des parcelles en ville et en identifier les éventuelles spécificités, il nous faut tenter de comprendre pourquoi la question de la régularisation foncière ne peut, dans ces conditions, être une revendication partagée par les nouveaux sédentaires, ni même être une catégorie de langage opérante dans la société maure [11]. De même, la distinction ville légale vs ville illégale ne fait, à la période considérée, absolument pas sens et les autorités, n’ayant pratiquement aucune conscience de l’ampleur du débordement urbain de Nouakchott et de ses conséquences, ne peuvent alors se référer à une telle dichotomie normative, largement – unanimement ? - non intériorisée.
A. De l’appropriation nomade de l’espace
L’étude de la question foncière, en Mauritanie, impose de tenir compte d’un préalable inévitable : la reconnaissance que la terre est annexée à et par l’Islam ; elle constitue en conséquence le dâr al-Islâm [12]. Cette conquête initiale est ce que l’on appelle le fath, l’ouverture. Les modalités de la conquête entraînent plusieurs statuts de la terre, notamment en termes de biens fonciers collectifs. Mais, une fois la terre conquise, sa mise en valeur, ou vivification (ihyâ’), n’est possible qu’à condition que celle-ci ait “ été dûment identifiée comme une “terre morte” (mawât) (…) (qui) ne doit pas avoir de maître connu ” (Y. Ould al-Barrâ et A. W. Ould Cheikh, 1996, p. 164). Ce terme – mawât - est à rapprocher d’un autre, ard, qui qualifie la terre non mise en valeur, non appropriée, qui n’appartient à personne. Selon T. Koïta, le ard “ peut être approprié par tout membre de la société ” (T. Koïta, 1994, p. 107). L’“occupation”, la mise en valeur, équivaut, dans ce cadre normatif-là, à une “appropriation” : il y a confusion de ces deux termes [13]. Un autre terme intéressant à noter est celui de trab, parcelle, mais au sens de la parcelle mise en valeur. Selon T. Koïta, le trab est la terre utilisée, mise en valeur, elle correspond à “ la terre sur laquelle est installée la tente, par voie de conséquence la parcelle ” (T. Koïta, 1994, p. 107). Cela dit, cette appropriation individuelle se réalise dans un contexte qui maintient la “ fiction légale d’une terre pour tous ”, où l’organisation foncière se fonde symboliquement sur une base tribale (Y. Ould al-Barrâ et A. W. Ould Cheikh, 1996, p. 157). En sus de l’Islam, c’est donc la base tribale qui légitime l’appropriation foncière, que celle-ci soit collective ou individuelle. L’organisation foncière dans la société maure précoloniale a sa propre légitimité et, donc, sa propre rationalité.
La perte de cohérence de ce système, entamée sous le triple effet de la colonisation, de la sécheresse et de l’urbanisation, a conduit à une appropriation foncière en dehors du strict cadre tribal [14]. Dès les années soixante-dix, l’arrivée massive à Nouakchott des sinistrés des vagues de sécheresse s’effectue ainsi indépendamment de la cohérence du système normatif antérieurement dominant et légitime ; leur installation s’est largement effectuée de manière autonome et spontanée, à échelle familiale et non tribale. En d’autres termes, le statut du bien foncier tribal, dans ce contexte, vole en éclat de telle sorte qu’il ne constitue plus le référent obligé et nécessaire pour s’installer.
Pour les vagues de sédentarisés qui affluent alors à Nouakchott, l’appropriation foncière procède donc directement de l’Islam, puisque, dans le domaine foncier du moins, la tribu n’est plus, ou si peu, garante du système normatif d’une part et parce que, d’autre part, l’instance de l’Etat ne possède pas suffisamment de légitimité pour être, par la population, reconnue comme garante de ce système normatif.
B. Nouvelles réalités, nouveaux signifiants : la kebba
Deux termes sont employés par la population pour désigner les “quartiers périphériques” marqués par un mode d’appropriation spécifique, distinct de l’urbanisation légale. Ils sont généralement désignés par les termes de kebba et de gazra.
Il apparaît cependant, à travers les entretiens réalisés à Nouakchott entre 1998 et 2001, que les définitions fournies pour ces deux termes par la population sont relativement confuses, mouvantes et imprécises. Ces termes, récents, sont issus “ d’une version “citadine” ” (C. Taine-Cheikh, 1998, p. 85) du hassâniyya, dialecte arabe de Mauritanie employé par la composante maure. Ils reflètent le besoin de nommer, d’identifier et de donner du sens à une nouvelle perception d’un fragment du réel, même si cette distinction, dans leurs définitions respectives, n’apparaît pas aujourd’hui explicitement ni dans les discours, ni clairement dans les représentations des personnes enquêtées. On peut cependant remarquer que ces deux termes, kebba et gazra, ne sont pas apparus au même moment. Le premier né est celui de kebba. Le second, gazra, plus récent donc, a émergé dans un contexte et dans un rapport à l’espace différents ; nous y reviendrons ultérieurement.
Les premiers “débordements” de l’urbanisation légale de Nouakchott - après avoir existé, semble-t-il, sans qu’une dénomination particulière, autre que celle associée au mode d’occupation nomade (vrig, campement), ait été forgée -, sont désignés par la population à l’aide d’un terme précis et inédit – kebba -, lequel traduit une situation jusqu’alors inconnue par une population nomade ou peu urbanisée [15]. Il faut insister sur cette production de signifiants particuliers [16]. Ces formes d’occupation inédites en périphérie urbaine auraient très bien pu être perçues par les nouveaux sédentarisés et urbains comme “naturellement” - et donc indifféremment – semblables à la ville (medina, ou plus fréquemment deshra). Or il n’en a pas été ainsi. Un mot spécifique a émergé pour désigner un phénomène identifié comme distinct.
Le terme kebba est formé à partir du verbe kebb, qui signifie “verser” ou “jeter” - comme on jette les ordures (C. Taine-Cheikh, 1998, p. 85). Deux hypothèses peuvent être formulées pour rendre compte de la signification du terme de kebba [17] et des représentations qu’il exprime. La première privilégie la dimension de forte stigmatisation, la seconde s’accorde plutôt avec une signification de dérision, la dimension de stigmatisation étant alors plus faible.
1° Première hypothèse, la plus courante dans la littérature scientifique : se focalisant sur la racine kebb, cette interprétation du terme de kebba assimile le mouvement avec lequel sont jetées les ordures à la manière dont les habitants de certains quartiers ont vécu les “déguerpissements”, lorsqu’ils ont été transportés par camions ou charrettes et “jetés” comme des ordures dans des zones non aménagées (I. Diagana, 1993, p. 154). Le terme est également interprété comme l’assimilation à un dépotoir de cet ensemble informe de baraques rouillées, enchevêtrées dans un lacis de ruelles poussiéreuses. Dans cette acception, kebba procèderait directement du registre du sale, de l’impur et cette auto-désignation par les habitants traduirait d’emblée une perception fortement dévalorisante de leur nouvelle situation.
2° La seconde hypothèse privilégie, contrairement à la première, une mise en perspective historique du terme de kebba. Trois temps peuvent être distingués dans l’émergence et l’évolution de ce terme.
La première phase peut être qualifiée de “temps mythique” : les kebba en tant que forme et occupation urbaines n’existent pas encore en tant que zones habitées. Seuls les détritus produits par la ville jonchent l’espace, à perte de vue. Sur ces dépotoirs, viendront sous peu s’installer tentes et baraques. Divers témoignages semblent accréditer l’hypothèse selon laquelle les zones périphériques d’épandage des ordures, avant d’être habitées, étaient déjà antérieurement identifiées par le terme de kebba [18], entendu ici au sens de dépotoir.
Dans un second temps, le mot kebba - en tant que mode d’occupation - émerge véritablement sur la scène sociale après que les autorités, en 1971, eurent “déguerpi” les campements interstitiels de la zone urbanisée, pour les rejeter en dehors, là où, précisément, et depuis plusieurs années, sont déversées les ordures. En effet, dès que le statut de capitale est attribué au noyau urbain correspondant au petit Ksar de Nouakchott, nombreux sont les nomades de la région environnante, le Trarza, qui viennent s’y sédentariser, en installant des campements dans les espaces interstitiels qui demeurent au centre de la ville (J.-R. Pitte, 1977, p. 75). Il n’y a pas alors de quartier pouvant ressembler aux futures kebba. Seuls existent, en périphérie de la ville, des campements (vrig). Ce n’est qu’à partir de 1971 que les autorités décident d’interdire les campements dans les espaces encore non urbanisés de la capitale. Ces habitats précaires se développent alors – éventuellement à la suite d’un transfert depuis des zones centrales – principalement en périphérie de Nouakchott, formant ainsi les premières kebba avec les problèmes récurrents de l’urbanisation non planifiée que celle-ci génère, tels que l’absence de réseaux de transport, d’eau, les problèmes d’hygiène, l’ampleur du chômage. Rien ne distingue ainsi, à cette époque, dans leur aspect extérieur – si ce n’est une densité d’occupation plus forte -, une kebba d’un immense campement, puisque deux tiers de ses habitants résident sous la tente, et seulement le tiers restant dans des baraques en bois et taule.
Le terme de kebba fait donc ici directement référence aux dépotoirs situés à proximité de la ville, tandis que, dans l’hypothèse précédente, c’est l’image que représente la manière de refouler ses habitants en zone périphérique, comme sont déversées les ordures qui, seule, construit son sens. Cela dit, reste la dimension ironique, la capacité d’auto-dérision que le terme exprime au cours des années soixante-dix et quatre-vingt.
Dans un troisième et dernier temps, le terme de kebba exprime, pour les Nouakchottois dans leur ensemble, des connotations négatives. Il est en effet probable que, les opérations de “déguerpissements” ainsi que les destructions manu militari des embryons de constructions en dur dans les kebba étant réitérées au fil des ans, le terme kebba ait progressivement acquis une connotation stigmatisante, qui est celle retenue par la première hypothèse. Le terme de kebba est désormais utilisé pour désigner d’anciens quartiers périphériques, d’émanation populaire, non planifiés (illégaux), vastes reliquats d’anciennes zones en partie régularisées, marqués par la précarité du bâti et l’absence d’infrastructures et de plans réglementaires, et devenus aujourd'hui péri-centraux (Kebbet Marbat et Kebbet Mendès dans l’arrondissement d’El Mina). Kebba sert aujourd'hui à traduire une réalité complexe et multiforme ; outre l’idée de localisation spatiale dans la ville ou de morphologie urbaine, le terme même de kebba s’est complexifié en intégrant divers registres, tel par exemple celui du statut foncier. En effet, la spécificité de ce type de quartier ne se limite pas seulement à la morphologie de l’habitat. Ce terme fait en effet parfois référence à la perception d’une condition sociale disqualifiante. Il peut traduire également, si l’on s’intéresse aux représentations de ses habitants, un sentiment de marginalisation dans la ville (“Nous sommes à l’extrémité de la ville ”, K. Mint. A, Saada, 1998) [19]. Ce terme fait également référence au statut précaire du foncier, avec la crainte d’“être déguerpi” et les sentiments corollaires d’insécurité et d’incertitude ; il indique encore l’interdiction de pouvoir construire “en dur”, ce qui explique le maintien d’un aspect précaire des habitations (tentes ou baraques [20]), ainsi que de fortes densités d’occupation[21].
L’évolution des représentations d’une part et, d’autre part, les reconstructions du passé que les habitants peuvent opérer sur les signifiants qu’ils utilisent pour décrire leur situation, indiquent la construction sociale d’une assimilation progressive des kebba aux registres de la stigmatisation sociale et de l’illégalité.
Les kebba forment au début des années 1970 une véritable ceinture de tentes, baraques et campements autour de la capitale. Prenant acte de l’ampleur de l’inflation de l’urbanisation irrégulière et désireuses de limiter l’extension de ces quartiers, les autorités rompent avec l’attitude de laisser-faire qui était jusqu’à présent la leur. Les pouvoirs publics tentent sans cesse, dès lors, de juguler la prolifération et la densification de ces quartiers périphériques en réitérant, comme nous allons le voir, des campagnes massives d’attribution de parcelles. Cela se traduit par l’émergence, à côté de la kebba, d’une nouvelle forme d’occupation du sol, emblématique de la phase suivante, la gazra.
2. 1974-1998 : l’instrumentalisation du foncier. La gazra, expression d’une spéculation foncière généralisée
Sur une période assez longue, entre 1974 et 1998, soit près de 25 ans, la population de Nouakchott est multipliée par 7 [22]. Diverses statistiques, parues dès le début des années 1970, avaient fortement contribué à la prise de conscience, au niveau étatique, de l’inadéquation majeure du plan d’urbanisme de la capitale en regard de l’importance de la population qui s’y est sédentarisée et des dynamiques effectives de la croissance spatiale de la ville. Cette période est donc marquée par un changement des stratégies étatiques à l’égard de la question foncière, mais aussi par l’émergence de nouvelles stratégies populaires. Pour l’ensemble de ces acteurs, l’on peut dire schématiquement que, à l’indifférence, succède volontarisme et instrumentalisation du foncier.
A. Débordement urbain, évictions et spéculation
Les quartiers irréguliers croissent tellement vite qu’ils regroupent en 1973 plus de 50% - une part impressionnante - de la population de la capitale mauritanienne. En1983, les Nouakchottois des quartiers irréguliers représentent encore 40% de la population totale. Ils forment une véritable ceinture autour de la ville dite “légale”. Par ailleurs, les quartiers du Ksar et de Médina, les plus anciens, sont à cette date eux aussi saturés.
À partir de 1974, les opérations de déguerpissement - opérations initialement ponctuelles - deviennent progressivement, au fil des années, la seule manifestation d’une politique urbaine appliquée à Nouakchott. Ces opérations d’éviction, associées à des campagnes d’attribution de parcelles, engendrent ce qui a parfois été décrit comme une véritable “ folie foncière ” (I. Diagana, 1993, p. 141). En effet, les stratégies de l’Etat visant à réguler et juguler l’appropriation irrégulière du sol à la périphérie de la ville et à limiter l’extension péri-urbaine de celle-ci, ne semblent que produire l’effet inverse de leurs objectifs. Principalement, elles accentuent les comportements individualistes de la part d’une population pour laquelle, comme le souligne justement I. Diagana (1993, p. 121), “ le domaine public équivaut à “un domaine qui n’appartient à personne” ”. Ces stratégies individuelles ressortent de mécanismes différenciés et témoignent d’objectifs variés, qu’il convient de préciser :
- il faut tenir compte, en premier lieu, des stratégies des spéculateurs [23], qui profitent de cette rente foncière. Parmi les stratégies d’ordre spéculatif, doivent également être mentionnées celles des intercesseurs qui réclament une partie des attributions : l’un d’eux réclame par exemple une parcelle sur les quatre qu’il avait réussi à faire attribuer à une famille (cf. O. D’Hont, 1985, p. 176).
- sont à prendre en compte, en second lieu, les stratégies de l’Etat et de ses services [principalement : ministre des Finances, Wali (Gouverneur) et Hakem (Préfet)] qui permettent à ses acteurs de tirer de cette situation de substantiels profits [24]. Ces stratégies diverses, parfois contradictoires entre elles selon les niveaux de décision, constituent pour ces positions de pouvoir un mode personnel de légitimation : l’instrumentalisation qu’elles réalisent de la demande foncière leur permet de conforter et d’étendre leurs propres réseaux clientélistes.
- interfèrent enfin avec les précédentes les stratégies des catégories de population qui perçoivent le foncier comme un capital échangeable. Ne bénéficiant d’aucun emploi stable, vivant au jour le jour, les familles appartenant à ces catégories considèrent toute attribution de parcelle lors d’une opération de lotissement comme une simple forme d’épargne (avec généralement, lors de la revente, la réalisation d’une plus-value importante). La revente d’une parcelle s’explique parfois également non par l’existence d’une stratégie spéculative, mais par l’obligation dans laquelle certaines familles se trouvent de vendre leur parcelle, du fait de leur incapacité de construire dans le délai de 5 ans imparti par le cahier des charges (cf. O. D’Hont, 1985, p. 176).
La multiplication en quelques années de grandes opérations d'évictions et de recasements suscitent, après une période notable de désintérêt de la part de la population, des répliques systématiques de reventes massives, par les bénéficiaires, des lots attribués par l'Etat. Puis, rapidement, la saturation produit à son tour une hausse des loyers qui conduit à l’exclusion et au déménagement des familles résidentes les plus démunies vers ces mêmes kebba, en même temps que s’y installent directement les nouveaux arrivants à Nouakchott.
C’est à cette époque, en 1987-88, que les pratiques de gazra, terme qui traduit également une occupation illégale du sol, sont les plus massives (I. Diagana, 1993, pp. 139-144 ; Ph. Haeringer, 1989). En complément de ces vastes opérations, les autorités multiplient les évictions avec l’appui de l’Armée dans les zones centrales interstitielles. Les déguerpissements sont donc fréquents.
L’exigence, de la part des habitants, d’une régularisation de leur situation foncière est d’autant plus forte que l’insécurité est grande, ce qui est bien le cas avec la multiplication des destructions arbitraires ou les menaces de destructions et les évictions entreprises régulièrement par les autorités au profit d’une certaine catégorie de la population. En d’autres termes, le fort besoin de sécurisation de ces populations, dont témoignent les discours relevés lors d’entretiens (enquêtes personnelles), ne se manifeste que parce qu’elles ont été préalablement menacées et/ou affectées par des déguerpissements récurrents et des interdictions de construire. C’est cette insécurité qui fait prendre conscience aux familles concernées du besoin et/ou de la nécessité de résider sur une parcelle légale [25]. S’il n’y avait ni destructions, ni déguerpissements, les familles continueraient à s’installer comme elles l’ont toujours fait, sous forme de kebba ou de gazra[26], lesquelles connaîtraient une “durcification” progressive du bâti. Mais les rapports de force à l’œuvre dans la capitale, liés à des enjeux économiques (spéculation, rente foncière) et, en même temps, politiques (légitimation, cohésion sociale), produisent une dynamique urbaine qui, dans le même temps, relègue dans l’illégalité des modes d’occupation de type kebba ou gazra, et cantonne de nombreuses familles issues de ces derniers dans des quartiers de recasement situés en périphérie de la ville (Dar Naïm, Riyadh par exemple).
B. La gazra, acte spéculatif, mais pas seulement…
Le terme de gazra peut se traduire littéralement par “usurpé” ou “pris de force” [27]. Ainsi sont nommées, par la population, certaines zones, voire certaines parcelles, occupées illégalement. Or une kebba est également implantée de manière illégale sur un site. Comment dès lors distinguer une gazra d’une kebba ? La difficulté d’établir une distinction claire entre ces termes vient du fait qu’ils n’ont tous deux ni réseaux, ni écoles, ni plans réguliers ; si ce n’est, par ailleurs, le fait que l’on dénombre davantage de constructions en dur et une densité d’habitations moindre dans les gazra, les deux termes désignent des quartiers morphologiquement quasi identiques : kebba et gazra sont principalement composées d’habitations précaires.
L’étude des processus historiques à l’œuvre dans la constitution des zones illégales de Nouakchott, qu’elles soient appelées kebba ou gazra, nous permet de dépasser la confusion a priori des définitions et d’expliquer ce que recouvre le terme de gazra. Deux éléments, l’un de nature anthropologique, l’autre de nature économique, interviennent dans l’émergence du phénomène de la gazra et permettent de le différencier de celui de la kebba.
En premier lieu, contrairement au processus de constitution des kebba au début des années 1970 (dont le peuplement est le fait de familles dehrâtin et de bidân, et ce jusque vers la fin des années 1980 [28]), les gazra sont le résultat de stratégies de familles presque exclusivement bidân. Depuis la fin des années 1980, les quartiers de Nouakchott connaissent une forte “spécialisation” ethnique : par exemple, le 5ème est désormais (en 2001) habité très majoritairement par des halpulaaren,soninké et wolof ; les Kebbet Mendès et Marbat sont habitées presque exclusivement par des hrâtin. Il en va de même pour lesgazra. Des estimations personnelles [29] permettent d’avancer des chiffres de 80 à 90 % de hrâtin dans les kebba (contre 35 % en 1985, d’après O. D’Hont) et, inversement, la même proportion debidân dans les gazra (Gazra d’Arafat). Ces familles bidân, appauvries comme nous allons le voir, investissent quant à elles unegazra pour répondre d’une part à leur volonté de décohabitation [30] et, d’autre part, à des aspirations à la propriété lorsque les familles sont locataires dans un quartier régulier. Ainsi, dans leur constitution comme dans leur mécanisme d’extension, les gazra sont-elles des quartiers irréguliers avant tout issus des stratégies foncières d’accaparement des familles bidân.
En second lieu, une gazra, se distingue précisément d’une kebba en ce qu’elle est – originellement - le résultat d’une stratégie d’occupation du sol mise en œuvre par des couches de la population plus aisées [31] que celles qui se sont installées dans les kebba (familles sédentarisées de nomades, familles de cultivateurs sinistrées par la sécheresse). En effet, à l’origine, les gazra se développent à la périphérie de la ville, sur des terres non mises en valeur, dans le cadre du mouvement spéculatif des années 1970. Ces familles aisées, de grands commerçants, hauts fonctionnaires ou notables, déjà installées en ville, s’implantent sur des terrains vacants, les clôturent, et édifient généralement une pièce en dur, construction éventuellement complexifiée plus tard. Dans ces espaces proches de la baddyyia (la brousse) les familles de notables viennent pour passer leur fin de semaine, loin du bruit et des moustiques, et à proximité de leur troupeau. Ces familles “ aux bras longs ” - qui bénéficient de réseaux de solidarités étendus et d’appuis hauts placés - obtiennent parfois la régularisation de leur parcelle.
Pourtant, la gazra évolue. Avec la croissance spatiale de la ville, la densification des quartiers réguliers, la spéculation dont font l’objet les parcelles régularisées, l’existence de nombreuses familles locataires pour lesquelles les charges de loyers sont insupportables et, enfin, la fuite de nouveaux attributaires de programmes de lotissement vers d’autres parcelles non-attribuées – illégales donc -, des populations plus démunies viennent massivement “prendre de force” des terres vacantes et s’installer dans les gazra. Ainsi les gazra les plus vastes de Nouakchott, celles du Carrefour et d’Arafat[32], nées subitement en quelques nuits de 1988 [33], se densifient-elles progressivement. En outre, les habitations bénéficient généralement d’un début de “durcification” (mur de parpaings, toit en tôle ou en tissu). Certaines habitations ne sont pourtant pas habitées et sont laissées là, à l’abandon, dans l’attente d’éventuelles régularisations. Mais elles signifient, de la même manière que le puits dans le désert, la mise en valeur, l’occupation, l’appropriation, ici privée, là collective, du lieu. Cela dit, si l’on exclut des gazra les habitations qui ont relevé ou relèvent des stratégies de familles généralement bidân et aisées (c’est le cas des parcelles, régularisées au cas par cas par l’intermédiaire de relations bien placées, qui se trouvent en bordure de gazra, et même parfois en plein milieu ; c’est également le cas des gazra situées dans la périphérie très lointaine de Nouakchott), les gazra constituent aujourd'hui de vastes zones peuplées de familles majoritairement bidân et appauvries.
Les gazra, produites à l’origine par les stratégies librement définies de populations relativement plus aisées et recherchant un investissement foncier et/ou symbolique (horizon dégagé, immersion dans la brousse), sont donc devenues des espaces de grandes dimensions, marqués désormais par une relative homogénéité sociale à la suite du mouvement massif d’installation plus ou moins contrainte de familles appauvries, mais souvent inscrites dans des liens de solidarité avec des familles, premiers occupants ou non, de niveau social plus élevé [34].
Ainsi, afin de comprendre les ressorts de l’extension de Nouakchott sous la forme d’un habitat majoritairement auto-produit, il me semble nécessaire de nous appuyer non sur une définition normative ou fonctionnelle des quartiers, mais sur la manière dont les habitants les désignent et sur les représentations que ces désignations véhiculent. Une connotation péjorative et peu gratifiante est, pour ceux qui n’y habitent pas, clairement associée au terme kebba. Cette image est également partagée par les habitants des kebba, avec moins de vigueur cependant : alors que les habitants extérieurs retiennent, pour fonder leur jugement négatif, la saleté, la poussière, la délinquance, voire l’origine sociale (statutaire) de la population de ces quartiers - registre dont un certain racisme est rarement exempt -, les habitants des kebba préfèrent mettre en exergue, pour fonder un jugement plus nuancé et moins négatif sur leurs propres quartiers de résidence, leurs qualités de centralité (proximité des lieux de travail, des dispensaires et des marchés), de voisinage (relations familiales, forte présence du groupe statutaire hrâtin auquel appartient la grande majorité). Le terme de gazra présente une image ambivalente selon que l’on y réside ou non : nulle connotation péjorative pour les habitants eux-mêmes, certes ; tandis que, pour bien des habitants des quartiers réguliers, pour la presse ou pour les pouvoirs publics, le terme de gazra renvoie généralement au désordre au point que, selon Ph. Poutignat, et J. Streiff-Sénart (2001), il “ sert de façon argumentative à dénigrer une mentalité prédatrice ou des pratiques qui n’ont plus de lien direct avec l’urbanisation mais manifestent une “ culture ” ou un “ esprit ” de la gazra ”.
C’est l’unité de stratégie appliquée par les autorités pour le traitement de l’extension urbaine qui justifie la durée – longue – de la période (1973-1998) étudiée dans cette partie ; ceci étant, la volonté d’un rattrapage urbanistique, selon des modalités diverses (évictions, régularisations, recasements), n’a pas permis de résorber des quartiers irréguliers en pleine extension, laquelle est alimentée à son tour, du moins en partie, par ces mêmes politiques de rattrapage. Quant à l’institution de la norme légal/illégal, c’est l’intériorisation progressive de celle-ci par l’ensemble de la société qui caractérise cette période. Cette intériorisation s’expliquerait par la stigmatisation répétée, de la part des autorités, des modes d’habiter irréguliers. Seules subsistent quelques traces d’une rationalité antérieure, dont les propos relevés dans les deux exemples mentionnés en introduction constituent un éloquent témoignage. Ainsi, l’intériorisation de cette norme participe-t-elle de la construction d’un nouvel habitus chez ces populations récemment urbanisées.
3. 1999-2000 : réaffirmation politique de la régularisation foncière. Vers l’éviction des populations des quartiers non régularisés
En mai 1999, les autorités engagent soudainement une vaste opération de destruction d’habitations (précaires ou non) dans divers quartiers périphériques de la capitale, notamment pour le percement de routes. Il est prévu que les familles dont les logements seront détruits soient relogées dans un quartier situé à la périphérie Sud de la ville (ce quartier s’appelle officiellement Médina ou “LAR” pour Liaison Arafat-Riyadh).
Est alors affirmée la volonté de donner à la capitale “ l’image d’une ville moderne ” [35], ce qui, selon les autorités, passe obligatoirement par l’éradication des quartiers dont l’urbanisme n’est pas conforme aux normes “ scientifiques ”[36] (les gazra et les kebba), mais également par l’extension du réseau routier et l’adressage des rues. Le but affiché est de retrouver la trame urbaine originelle, de type orthogonal. Participe aussi de cette volonté de moderniser la capitale, sur le plan de l’habitat populaire cette fois, l’action officiellement très remarquée et très appréciée d’une Organisation Non Gouvernementale (ONG), le Groupe de Recherche et d’Échanges Technologiques (GRET).
Cette opération de restructuration des gazra, est-il annoncé, doit s’étendre à tous les quartiers de la ville : quartiers irréguliers dans leur ensemble, mais aussi poches de gazra “prises de force”, telles ces invasions dont les places publiques des quartiers réguliers sont fréquemment l’objet. Le déblaiement des axes routiers et des places publiques commence dans les quartiers de gazra. Le long des axes qu’il est prévu de percer et qui, jusqu’alors, n’existent que sur les plans d’urbanisme, les autorités font peindre des croix de couleur rouge sur les maisons et baraques destinées à être détruites. Il n’est pas rare qu’une habitation soit ainsi “marquée” alors qu’elle ne fait que mordre de quelques décimètres sur la future voie. À peine deux ou trois jours plus tard, l’Armée intervient pour détruire ces constructions, qui occupent des places publiques ou des rues, faisant place, pour ces dernières du moins, à des champs de ruines s’étendant à perte de vue. Toutefois, ces destructions sont arrêtées avant même d’avoir atteint le quartier des “ grands patrons ”, Tévragh Zeïna, alors qu’il avait été affirmé que celui-ci ne serait pas épargné – même si personne n’a réellement cru cette annonce.
En attendant de savoir où ils seront relogés, nombre d’habitants des maisons détruites, surtout ceux qui ne peuvent exploiter les réseaux de solidarité familiale, se relogent dans le tissu urbain existant, le plus souvent en y louant une unique pièce. Les autres sont hébergés chez des parents, dans d’autres quartiers. Fort peu acceptèrent de rejoindre le quartier de recasement prévu par les autorités. Ce dernier est en effet situé à la périphérie lointaine de Nouakchott, derrière le cimetière : nulle borne-fontaine n’équipe encore le quartier et les moyens de transport collectif sont rares. S’il est dénommé officiellement Médina ou LAR, il est davantage connu sous le nom de Kosovo [37] ; et les Nouakchottois - avec l’humour souvent amer qui est le leur – l’appellent spontanément d’un autre nom, celui de “Jawer quebrak” (“Habite à côté de ta tombe”) du fait de sa proximité avec le cimetière.
L’opération est à ce jour interrompue : en attendant une éventuelle reprise des destructions, les axes désormais percés au travers des constructions sont déblayés, des pistes, ainsi qu’une voie goudronnée, ont été créées. En attendant une éventuelle extension de cette “mise aux normes“, il convient de relever le fait que la modernisation de la capitale, invoquée officiellement, permet aux sphères du pouvoir (politique et économique) de consolider la rente foncière qu’elles tirent de la croissance de la ville : l’éviction des populations pauvres vers une périphérie encore plus lointaine constitue en effet un moyen pour dégager d’amples profits de la mise en valeur et de la vente de centaines de nouvelles parcelles. En cela, la référence à un urbanisme moderniste, haussmannien, est loin d’être neutre et peut servir à légitimer l’éviction de tous les habitants des quartiers irréguliers pour augmenter la rente foncière des groupes au pouvoir.
Cette troisième période (1999-2000) illustre le fait que l’intériorisation individuelle d’une norme sociétale implique en même temps et inévitablement son détournement ; cette instrumentalisation de la norme est aussi fonction de positions sociales inégales. Le détournement de la norme, s’il est diffusé à tous les niveaux de la société, reste en effet d’abord le fait de personnalités “ aux bras longs ” (selon la formule consacrée à Nouakchott) qui gravitent dans les sphères du pouvoir : hauts fonctionnaires, hommes politiques et grands commerçants, les uns et les autres ayant fréquemment des liens de parenté.
4. 2000, et après ? Interrogations sur le Projet de Développement Urbain (PDU) initié par la Banque mondiale
Faut-il craindre que la conception qui sous-tend la politique de restructuration des quartiers irréguliers de Nouakchott et les modalités de sa mise en œuvre engendrent une nouvelle rupture dans les divers types de rapports qui se sont établis entre les populations des quartiers concernés et les autorités ? Et doit-on établir une relation entre cette rupture éventuelle et l’intervention de cet acteur stratégique qu’est la Banque mondiale ?
L’implication de la Banque mondiale dans le champ urbain, si elle est déjà ancienne dans nombre de pays “en développement” (A. Osmont, 1995), est tout à fait récente en Mauritanie. L’intervention d’un tel acteur institutionnel ne peut qu’être une immixtion dans le rapport de forces qui peut opposer, comme j’ai tenté de le montrer précédemment, autorités et populations des quartiers irréguliers. La phase précédente traduisait les velléités gouvernementales de “déguerpir” massivement les habitants des quartiers irréguliers en arguant de la nécessité d’un urbanisme moderne et rationnel ; ce que corroborent divers propos tenus en des lieux officiels – et qui m’ont été rapportés en 2000 par une source sûre -, indiquant le projet imminent d’éviction de tous les habitants des quartiers irréguliers et leur recasement en périphérie lointaine de Nouakchott. De ce point de vue, ce rapport de forces est donc en défaveur des habitants des quartiers irréguliers.
Pour de multiples raisons, liées d’une part au contexte international d’abondance de fonds (sous conditionnalités) pour l’aide au développement en Afrique et, d’autre part, sans doute à l’échec des politiques macro-économiques, la Banque mondiale oriente à présent explicitement ses programmes vers la lutte contre la pauvreté et vers l’intervention sur l’urbain. Or, si l’on considère, en premier lieu, le rapport de forces en actes, en second lieu, le poids non négligeable des arguments financiers de la Banque mondiale et, en dernier lieu, l’idéologie urbanistique qui est la sienne, la position de la Banque mondiale peut, sur cette question du moins, être considérée comme celle d’un “tiers médiateur” entre les autorités et les populations. La Banque mondiale tente en effet d’imposer une certaine stratégie urbaine, un certain projet urbain.
Sur différents points en effet, les études préparatoires au PDU de Nouakchott ont amené d’utiles éclaircissements sur les mécanismes de production de la ville et permis de dresser un état des lieux complet de la situation. Les mécanismes de spéculation, le rôle de l’Etat [38] y sont bien mis, et ce à maintes reprises, en évidence. À partir de là, la stratégie annoncée de la Banque entend s’inscrire [39] dans le cadre strict de ses directives opérationnelles (OP 4.12 et OP 4.30) relatives aux réinstallations involontaires de personnes [40].
Dès lors, le projet de restructurer in situ les kebba d’El Mina et la Gazra d’Arafat, introduit une perspective totalement inédite à Nouakchott, non seulement en termes urbanistiques (bornage des parcelles au cas par cas, et non pas selon des préoccupations géométriques – “ scientifiques ”), mais aussi et surtout en termes politique et idéologique : renoncement à l’éviction pure et simple des populations concernées, attachées à leur quartier (la majorité de la population d’El Mina y vit depuis plus de 15 ans) ; refus d’accorder des régularisations foncières à des personnes non-résidentes (alors que la relative centralité du quartier attire de nombreux hommes d’affaires [41]) ; renoncement, enfin, à un urbanisme tracé au cordeau avec son idéologie sous-jacente, moderniste. Mais ces propositions seront-elles acceptées et appliquées ? Si les autorités veulent respecter ces propositions de réinstallation des familles déplacées [42] au plus près de leur ancien quartier, il leur reste à répondre à des interrogations classiques : est-on bien sûr que les zones gelées dans ce but sont suffisamment importantes ; est-on bien sûr de garantir la primeur de ces parcelles aux familles concernées, et non à d’éventuels intéressés venus d’ailleurs ?
Conclusion
Le sentiment d’insécurité, que quelques années de sédentarisation dans la capitale ont suffi à diffuser parmi les habitants des quartiers irréguliers confrontés aux menaces de “déguerpissement” de la part de l’Etat, est devenu une réalité très forte. S’est ainsi progressivement instituée, par un processus d’intériorisation au sein de la population, la norme légal/illégal. L’exacerbation des rapports de force dans le champ urbain et, concomitamment, l’affirmation d’un sentiment d’insécurité, ont récemment incité la Banque mondiale à se positionner comme un tiers médiateur et à s’immiscer dans le rapport de forces établi entre les populations des quartiers concernés et l’Etat. Quelles en seront les retombées pour les populations des quartiers irréguliers ?
À Nouakchott, les actions engagées dans le domaine urbain se font, depuis 1999 tout au moins, au nom de la modernisation de la capitale. À cette fin, ces actions, en tant que moyen de légitimation des autorités, doivent être visibles, et ce d’autant plus qu’elles sont étiquetées “lutte contre la pauvreté”. C’est pourquoi, selon une formulation de M. Lussault (1999, p. 245), il convient de s’intéresser, à travers notamment la part matérielle de la dimension spatiale, au “ régime de visibilité ” des actions en général - et des politiques urbaines en particulier. Comme l’écrit M. Lussault :
“ Dans le champ des politiques urbaines (…), le besoin de rendre visible l’action légitime sur l’espace légitime d’action pousse à instrumentaliser sans cesse l’espace matériel : celui-ci est immédiatement signifiant des actes entrepris et constitue un matériau d’élection pour le pouvoir politique. ” (1999, p. 246).
De la part des autorités, ce critère de visibilité est déterminant et constitue une préoccupation récurrente dans la conception et le contenu des projets gouvernementaux, mais également de ceux non-gouvernementaux [43]. Les actions considérées comme prioritaires par les autorités reflètent ainsi des choix relevant de ce qui est qualifié d’idéologie spatialiste ou spatialisme : le traitement de la dimension sociale passe par le traitement de l’espace.
De très nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de l’idéologie spatialiste quand elle est à l’œuvre dans l’urbanisme, tel que ce fut le cas en France à certaines périodes (politiques du logement social, des grands ensembles, programmes de réhabilitation et de requalification de certains quartiers, etc.). Ces critiques visent principalement le fait que cette idéologie donne la primauté à la catégorie de l’espace en tant que catégorie explicative des processus sociaux et qu’il en découle des actions qui présupposent qu’en modifiant la forme spatiale, il est possible d’agir efficacement et positivement sur la dimension sociale. Dès lors que de telles actions forment l’essence d’un projet, comme cela pourrait être le cas en Mauritanie, n’est-il pas à craindre que celui-ci ne devienne un faire-valoir politique (un mode de légitimation), sans qu’il soit en mesure de répondre aux préoccupations majoritairement exprimées par les populations (sur ce point, cf. note 41) ? D’une formule, la question peut se résumer ainsi : l’action sur la forme est toujours saisissante à la télévision, mais sur le terrain, qu’en est–il ?
Par ailleurs, l’intervention massive et volontariste de certains acteurs (dont les ONG – GRET par exemple ; les Organismes de Coopération – Coopération allemande GTZ par exemple ; la Banque mondiale) sur l’espace urbain ne permet-elle pas surtout de masquer et pallier les échecs des politiques macro-économiques en terme de bénéfices effectifs pour les populations (notamment, créations d’emplois et accès aux services de base). Certes, les quartiers irréguliers sont peu à peu désenclavés, des routes y sont tracées ; dans les quartiers périphériques de recasement, un habitat pour les pauvres y est construit, les maisons sont encloses. Partout, le caractère urbain et moderne de la capitale semble, aux dires des autorités, affirmé, mais les questions de l’autonomie des familles (pour résumer : l’accès au travail) et, conséquemment, de subsistance (l’alimentation) restent entières - et éludées.
Cela dit, la question de la régularisation foncière des quartiers irréguliers demeure préoccupante. Si, d’une part, les injonctions aux politiques d’attributions et à la régularisation foncière sont des mécanismes appelés à être réévalués (A. Durand-Lasserve et J. F. Tribillon, 2001) et si, d’autre part, ces derniers ne peuvent à eux seuls constituer la panacée pour les plus pauvres (contrairement à ce que proposent certains, dont H. de Soto, cf. A. Gilbert, 2002), il n’en reste pas moins nécessaire de rappeler que, en fonction du rapport de forces qui peut opposer habitants des quartiers irréguliers d’un côté et autorités, spéculateurs, hommes d’affaires de l’autre, seule la dimension légitime de la norme permet de garantir la sécurisation de l’occupation foncière des habitants. Or ceux-ci, généralement pauvres, résident, souvent depuis de longues années, dans des zones “illégales” devenues centrales ou péri-centrales ; à ce titre, ces dernières sont éminemment convoitées. C’est donc précisément ce statut “illégal” des quartiers irréguliers qui ouvre les portes à tous les contournements, les abus et les passe-droits, et qui contribue à une exacerbation des rapports de forces en défaveur de leurs habitants.
Bibliographie
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-URBAPLAN : Élaboration d’une stratégie et d’un programme d’amélioration des conditions de vie dans les quartiers spontanés et sous équipés de la ville de Nouakchott.- Rapport n°3, 2000.- 83 p.
NOTES
* Cet article est issu d’une communication donnée lors de l’Ecole doctorale (“ Formes urbaines, dynamiques de projets des quartiers irréguliers en Méditerranée ”) du réseau des Observatoires du pourtour méditerranéen qui a eu lieu au Caire, du 13 au 18 décembre 2000. Les éléments analysés ici sont issus de recherches menées depuis 1998 dans le cadre d’une thèse de Géographie (intitulée “ Espace, pauvreté et cohésion sociale dans la capitale mauritanienne. Étude de la mise en scène spatiale d’une question sociale inédite : la pauvreté urbaine ”), sous la direction de Pierre Signoles. Je profite de ces précisions pour remercier Pierre Signoles de sa relecture et de ses nombreuses suggestions, même si, naturellement, les propos qui suivent n’engagent que leur auteur.
[1] - Les estimations varient selon les sources ; le chiffre avancé en 1999 par l’Office National de Statistique est déjà de 700 000 habitants.
[2] - Recensement de 1977, Bureau Central du Recensement, Nouakchott.
[3] - Les interventions des autorités sur les quartiers irréguliers (qui, en Mauritanie, sont tous illégaux sur le plan foncier) sont de plusieurs ordres. Elles aboutissent généralement à une régularisation foncière, c'est-à-dire à la mise en ordre du tissu urbain sur le plan légal d’une part, et à l’attribution d’un titre légal d’occupation aux habitants d’autre part.
[4] - Si l’institution de la norme est analysable sur le plan institutionnel par le biais des productions officielles, la compréhension du processus d’intériorisation de ces normes par les sujets doit privilégier une approche de terrain qui s’attache aux représentations et pratiques afférentes, produites à l’échelle individuelle. Sur le versant individuel, la question de la transgression – et de la conscience ou non de la transgression - est posée ici comme étant un révélateur puissant de l’intériorisation ou de la non-intériorisation de la dimension normative.
[5] - La production des espaces urbains serait ainsi issue, selon P. Signoles (1999, p. 33), de résultats de logiques d’action “ qui s’expriment sous la forme de constructions et de quartiers, [lesquels] ne sont en effet que des compromis définis dans l’urgence entre les contraintes signalées, les possibilités techniques et financières des acteurs, les rapports de force établis avec les autres acteurs et, en particulier, les autorités urbaines ou étatiques ”.
[6] - Le montant du Projet de Développement Urbain (PDU) est de 70 millions de dollars, crédit approuvé par la Banque mondiale le 25 octobre 2001. Cette somme est destinée principalement aux deux grandes villes du pays, Nouakchott et Nouadhibou. Le PDU comprend deux volets : “amélioration des conditions de vie dans les quartiers des grandes villes ”, ainsi qu’un soutien aux “ infrastructures de pêche artisanales proches ” (http://lnweb18.worldbank.org/news/pressrelease.nsf/).
[7] - Avec Castel, R. : nous pouvons définir une question sociale comme étant une vaste interrogation qu’une société s’adresse à elle-même pour renforcer sa cohésion.- 1995.- p.18.
[8] - Les nomades sont évalués, en 1962, à 75 % de la population totale. Ce pourcentage sera ramené à 42 % en 1975, puis à 33 % en 1977.
[9] - Pour Ibn Khaldûn (1332-1406) en effet, “ La ville regorge (…) d’une populace peu recommandable ” (1978, p. 768 ; voir aussi pp. 246-247).
[10] - On peut même affirmer que, du moins pour les Maures, l’image de la ville était négative jusqu’à très récemment. Comme le relève en 1977 J.-R. Pitte (1977, p. 56) : “ Cette association de “ville” et de “perversion” est encore très répandue chez les plus traditionnels des Maures actuels et particulièrement chez les vieux. ” Si, pour les Mauritaniens, cette conception de la ville est prégnante dans la société pré-coloniale et coloniale, on peut encore en observer les implications dans les représentations et pratiques contemporaines.
[11] - Une précision doit être apportée quant au domaine d’étude abordé dans cet article. Mon propos portera essentiellement sur la société maure, qui est l’une des composantes de la société mauritanienne (aux côtés des composantes halpulaar, wolôf, soninké, bambarra). Mais avant de justifier ce choix, il convient de décrire brièvement la structure sociale de la composante maure, dont il sera plus loin question : la montée depuis les années 1980 d’une différenciation sociale d’ordre économique n’obère pas l’existence d’une hiérarchisation sociale, d’ordre statutaire celle-là, qui lui préexistait et semble bien toujours prévaloir aujourd'hui. Ce cadre statutaire, dynamique, est, dans ses très grandes lignes, structuré autour d’une “noblesse” bicéphale composée des hassân (guerriers) et des zwâya (religieux, dits “marabouts”) ; viennent ensuite les eznâga (tributaires) ; enfin, en bas de cette hiérarchie statutaire, se trouvent les hrâtin (esclaves affranchis et leur descendance) et les ‘abid (esclaves). Les trois premiers groupes statutaires (hassân, zwâya et eznâga) constituent les bidân, hommes libres, nobles ; ce sont les “Maures blancs”. Les autres, hrâtin et ‘abid, sont parfois regroupés sous la dénomination de “Maures noirs”. Par commodité, j’utiliserai ici le terme “Maure” pour désigner l’ensemble de cette société (Maures noirs hrâtin et Maures blancs bidân), et je réserverai le terme de bidân pour les seuls Maures blancs. Deux raisons motivent le centrage de cette étude sur la société maure. En premier lieu vient l’importance démographique de la composante maure, laquelle représentait, en 1965, 80,1 % (76,04% d’après mes calculs) de la population mauritanienne : l’enquête SEDES (citée par O. D’Hont, 1985, p. 90 ; M. Brhane, 2000, p. 197), datée de 1965 (seule étude incluant la composition statutaire et ethnique de la population rendue publique à ce jour), permet de calculer, avec une marge d’erreur finale de l’ordre de 4 points, que la part des hrâtin (combinée avec celle de la population servile ‘abid) dans la population mauritanienne totale est de 31,9 % (soit 42 % des Maures) ; la part des bidân est de 44,2 % ; celle des halpulaaren, de 14,6 % : celle des soninké, de 3,4 %. En second lieu, c’est également la composante maure qui a contribué le plus à l’extension spatiale de Nouakchott du fait de sa sédentarisation et de son émigration massives. Les modalités de l’installation des bidân et des hrâtin en milieu urbain, leur importance dans la constitution des quartiers irréguliers, ainsi que leur rapport particulier à l’espace, impliquent donc qu’une place prépondérante soit accordée à la composante maure dans l’étude des mécanismes socio-spatiaux à l’œuvre dans la capitale mauritanienne.
[12] - Je suis redevable, pour ces informations, du travail de Y. Ould al-Barrâ et A. W. Ould Cheikh (1996).
[13] - Cette indication permet de préciser que, pour la plupart des nouveaux sédentarisés à Nouakchott, la distinction “occupation” et “appropriation” ne peut d’emblée faire sens. Cette distinction, pour exister, doit en effet nécessairement être l’œuvre d’un processus historique de construction, d’une institution, à la fois pratique, normative et langagière. Or ce processus est le fruit, encore vert, de l’histoire urbaine de Nouakchott, histoire récente faite de négociations et de compromis entre forces antagonistes et rationalités différentes.
[14] - Comme l’écrit O. D’Hont : “ Le processus d’autonomisation des groupes corésidents par rapport à leur communauté d’origine, se produit généralement avant l’arrivée à Nouakchott. Pour les nomades originaires de la région de Nouakchott, l’éclatement est postérieur ” (1985, p. 160). Ce à quoi le même auteur ajoute : “ L’insertion dans le contexte économique urbain se fait de façon autonome pour les Maures noirs, dans presque tous les cas. Pour les Maures blancs, cette insertion, quand elle existe, est facilitée par un rapport préférentiel avec un “protecteur” appartenant à la famille élargie ou à l’ancienne construction tribale. Quelques Maures noirs ont toutefois utilisé au départ cette rémanence des anciens réseaux sociaux ” (1985, p. 182).
[15] - L’existence d’un imaginaire plutôt répulsif à l’égard de la ville et de l’urbanité, ainsi que la non-existence de pratiques citadines et d’images urbaines, ont déjà été relevés.
[16] - Ceux-ci reflètent une réalité précise, perçue et identifiée par la population comme suffisamment distincte et marquante pour justifier l’existence d’un nouveau terme.
[17] - Il reste à faire un historique précis des conditions d’émergence de ces quartiers, en précisant simultanément la date d’apparition du terme dans les discours, ouvrages et médias.
[18] - Ainsi M. Ould. M. S., aujourd’hui directeur d’un bureau d’études à Nouakchott, se souvient-il, enfant en quête de journaux et revues, être allé dans les années 1966-1968 parcourir ces kebba, vastes zones d’épandages d’ordures qui s’étendaient au-delà les zones habitées de la ville en extension (Nouakchott, février 2002).
[19] - Néanmoins, une telle remarque, fréquemment entendue, doit être interprétée avec circonspection : elle peut en effet parfois non pas tant traduire un sentiment négatif (celui d’une marginalisation), que correspondre à une perception plutôt positive : affirmer, de la part d’un habitant, qu’il réside à l’extrémité de la ville peut en effet traduire le bonheur d’habiter “ en brousse ”. Et ce désir d’habiter en brousse, loin du bruit, de la saleté et des horizons fermés par les murs, est d’ailleurs l’une des principales causes de l’extension spatiale de Nouakchott.
[20] - Aujourd'hui, dans les kebba, les tentes représentent moins de 5 % des habitations (relevés personnels, septembre 2000) ; encore faut-il noter que, généralement installées devant une baraque, elles ne servent plus d’habitation principale.
[21] - Si, dans la décennie soixante, les quartiers issus des premières vagues de sédentarisation ne doivent pas leur spécificité à leur statut illégal, mais à une représentation autre du rapport à l’espace que se font les nouveaux sédentaires, il convient de noter, en revanche, que la pérennisation de leur forme urbaine (habitat précaire, absence de plan régulier notamment) s’explique de plus en plus par ce statut illégal.
[22] - En 1975, le chiffre donné par l’Office National de la Statistique (ONS) est de 104 054 habitants ; celui de 1995, fourni par le Programme Urbain de Référence (PUR), est de 779 001.
[23] - Il est toutefois nécessaire de relativiser la charge négative que porte le terme de spéculateur, tant est flagrante, chez certains acteurs, l’absence de culpabilité. Cette absence de culpabilité ne renvoie-t-elle pas d’abord à une certaine conception du sol, qui puise - comme nous avons précédemment essayé de le montrer - sa logique et sa légitimité dans les fondements de la société dite traditionnelle ? L’absence de culpabilité ne doit-elle pas être en effet reliée au processus d’institution de la norme légal/illégal - inégalement intériorisée selon les catégories sociales - que nous tentons ici de mettre en évidence ?
[24] - Une expression en vogue à Nouakchott dit des Hakem qu’“ ils sont payés avec leurs pieds ”, ce qui traduit ironiquement par l’image le geste que feraient les Hakem dans les gazra pour délimiter, avec leurs pieds, les parcelles tracées à même le sol. Autrement dit, un Préfet se rémunérait en grande partie en décidant assez libéralement de l’attribution de parcelles ou lots de parcelles à des familles ou des “relations”.
[25] - Privées, sur le plan foncier, des formes de régulation fondées sur une légitimité tribale qui prévalaient avant la sédentarisation massive de la société mauritanienne, les familles installées en gazra et kebba se trouvent en fait, du point de vue du système normatif institué par les autorités, ou bien en zone de non-droit, ou bien en situation illégale, selon les appréciations. Or de telles situations, rejetées en dehors du cadre normatif dominant, sont exploitées par les positions sociales dominantes qui, instrumentalisant d’ailleurs à leur profit la loi, peuvent évincer des populations, au nom de la loi, et les refouler en périphérie lointaine.
[26] - Dans les quartiers irréguliers, le premier besoin généralement exprimé par les habitants est celui de la régularisation foncière de leur parcelle. Mais lorsque, pour les familles concernées, sont réglées les questions de régularisation de leur parcelle (dans un quartier régulier récent par exemple), le besoin le plus couramment exprimé devient celui, récurrent, de l’alimentation et, concomitamment, de l’accès au travail. Si l’on croise l’évolution des insatisfactions exprimées avec l’évolution de la situation foncière des familles, le schéma suivant peut donc, à partir du résultat d’enquêtes réalisées entre 1998 et 2001, être établi : 1) Lors de la première phase (entre 1960 et 1973), les deux besoins prioritaires généralement exprimés par la population relèvent, en premier lieu, de l’alimentation et de l’accès au travail ; 2) Dans une seconde phase, la question de la régularisation foncière, liée parfois à celle du logement, supplante (voire masque) les précédents besoins exprimés : 3) Lorsque la question foncière est réglée, les insatisfactions qui portent tant sur le plan alimentaire que sur la rareté et la précarité de l’emploi, reviennent au premier plan.
[27] - Le mot gazra, de même que celui de kebba, sont, nous l’avons vu, des signifiants nouvellement forgés. Sans que l’on puisse dater précisément le terme de gazra, en l’état actuel de la recherche, il semble qu’il a fait son apparition aux alentours de la seconde moitié des années 1980. Ce terme n’est mentionné ni dans la thèse de J.-R. Pitte (1977), ni dans celle d’O. D’Hont (1985) ; il fait son apparition dans la thèse d’I. Diagana (1993), et, s’il n’y est mentionné qu’une seule fois (p. 141), il fait l’objet de développements brefs (pp. 139-144). Quoiqu’il en soit, les zones définies et nommées aujourd'hui par les Nouakchottois par le terme de gazra ont des origines diverses : soit elles correspondent (comme c’est le cas de la Gazra du Carrefour, datant de 1988) aux années d’émergence du terme sur la scène sociale (autour des années 1985-1989) ; soit elles lui sont postérieures (telle l’extension de la Gazra du Carrefour, dite Gazra d’Arafat). Mais il convient de noter que le terme, par un mécanisme de reconstruction langagière du passé, est aujourd'hui également appliqué aux zones dont les dates d’invasion et d’occupation illégale sont antérieures à son contexte d’émergence.
[28] - Si les kebba connaissent, dans les années 1980, une unité ethnique (les Maures, nettement majoritaires, forment 88 % de la population totale de la kebba ; les halpulaaren constituent le reste, soit 12 %), ces quartiers irréguliers sont en même temps caractérisés par une très nette diversité statutaire ; au sein de la population maure, O. D’Hont dénombre en effet 55 % de bidân et 35 % de hrâtin.
[29] - Ces ordres de grandeur sont issus d’enquêtes personnelles et de relevés approximatifs (2001), mais ne reposent pas sur des échantillons représentatifs. À ma connaissance, aucune étude récente - depuis l’enquête, en 1965, de la SEDES (cf. supra, note 12) et la thèse, soutenue en 1985, d’O. D’Hont -, ne mentionne la composition ethnique des quartiers de la capitale.
[30] - Multiples sont les ressorts de ces stratégies de décohabitation des familles bidân qui alimentent les gazra : 1) Décohabitation socio-économique : envers les familles aisées auprès desquelles elles vivaient depuis leur arrivée à Nouakchott ; 2) Décohabitation statutaire et identitaire : envers les hrâtin lorsque les familles résidaient en kebba, quand les hrâtin y deviennent majoritaires. Ce dernier élément ne contribue, dans les kebba, qu’à renforcer la proportion de hrâtin, population jugée “ turbulente et à problème ” – si l’on en croit évidemment certains propos, empreints d’un certain racisme, tenus par des bidân souhaitant quitter ces quartiers. Un mécanisme similaire s’observe dans les gazra : le fait que les familles à l’origine des pratiques de gazra sont généralement bidân (pour des raisons liées tant à une certaine conception de l’espace, à des stratégies d’accaparement du foncier, qu’à leurs positions sociales, plus élevées), explique que ces quartiers se sont par la suite massivement peuplés de familles bidân, pour des raisons essentiellement identitaires (solidarité et liens de parenté).
[31] - Cette stratégie doit être reliée à de nombreuses pratiques convergentes (migrations hebdomadaires de familles entières, dans des véhicules 4x4 surchargés vers la villa construite – en gazra - sur la route d’Akjoujt, non loin des troupeaux ; migrations d’hommes qui s’en vont rejoindre leurs familles restées vivre dans des villages de sédentarisation sur la route de Boutilimit), qui dessinent une forme de citadinité spécifiquement mauritanienne, puisqu’elle se caractérise parfois par une nostalgie des horizons libres. Certains repoussent encore plus loin vers la périphérie leurs habitations-campements. Ainsi, la ville s’étend. De telles pratiques, sous-tendues par des représentations particulières de l’espace et de la ville, expliquent pour une grande part – mais pas seulement - le mécanisme originel des gazra. Il nous est donné par là de comprendre l’un des ressorts de l’extension spatiale de la capitale sur 40 km le long des axes goudronnés.
[32] - À échelle de la ville (10 000 hectares environ), la superficie totale couverte en 2000 par les gazra est estimée à 1 000 hectares. La seule Gazra d’Arafat occupe une surface de 296 ha environ et contient une population estimée à 51 340 habitants (URBAPLAN, n° 2, p. 40). Par comparaison, les kebba de Marbat et de Mendès occupent en 2000 une superficie de 110 hectares avec une population totale estimée à 36 000 habitants (URBAPLAN, n° 2, p. 7). Les densités observées sont de 173 habitants par hectare dans la Gazra d’Arafat et de 305 dans les deux kebba susmentionnées.
[33] - Cette subite et massive conquête foncière est devenue emblématique du phénomène de la gazra. La zone de gazra (dite Gazra du Carrefour), située au croisement et le long des axes goudronnés qui mènent l’un vers le Sud (Rosso), l’autre vers l’Est (Boutilimit), a été assez rapidement régularisée par les autorités. Mais subsiste encore aujourd'hui la plus grande partie de cette gazra (dite Gazra d’Arafat), qui n’a cessé de s’étendre et de se densifier.
[34] - Ces formes de solidarité s’observent quotidiennement dans les gazra. Cette forme de solidarité, directe et quotidienne, est, pour ainsi dire, quasi inexistante dans les kebba (néanmoins, des formes de solidarité peuvent s’y manifester, même si plus ponctuellement, en particulier lors des fêtes religieuses). Il convient également de porter attention aux formes externes et indirectes de solidarité dont bénéficient les familles bidân des gazra ; je me contenterai ici de m’interroger à partir du constat suivant : comment expliquer que, contrairement aux familles hrâtin des kebba (Kebbet Mendès, Kebbet Marbat, Rabbe El Ichrin), pour lesquelles cela s’avère impossible, les familles des gazra (Gazra Arafat, El Haye Saken) aient pu construire des pièces en dur sans que les autorités insistent trop sur les destructions, sinon par l’existence de formes de solidarité entre population bidân et sphère de pouvoir bidân et, du côté de ces dernières, de stratégies de constitution-consolidation d’une base sociale ?
[35] - Titre donné à un article paru dans le quotidien officiel Horizons, n° 2534, le 7 décembre 1999, p .1.
[36] - Horizons n° 2556, le 4 janvier 2000, p. 3.
[37] - La période à laquelle ces destructions se produisent explique cette dénomination ; en effet, à ce moment-là, l’OTAN bombarde la Serbie et les Nouakchottois peuvent suivre à la télévision les opérations militaires sur cet État.
[38] - Dans les divers rapports commandités par la Banque mondiale pour le compte du gouvernement mauritanien pour préparer le PDU de Nouakchott, des chiffres sont avancés quant aux exigences budgétaires de l’Etat, dont les recettes exigeraient la récupération de 500 000 000 UM (ouguiyas) grâce à la vente de terrains. De plus, le nombre de parcelles “immobilisées” - c'est-à-dire attribuées et non mises en valeur - est évalué à 50 000, alors qu’une ordonnance stipule que les attributaires sont déchus de leurs droits si le terrain n’est pas mis en valeur dans les 5 ans (ordonnance jamais appliquée). Outre le rôle joué par l’Etat, les moteurs de la spéculation foncière sont bien identifiés : les mécanismes de l’appauvrissement sont mis en lumière et montrent la nécessité absolue dans laquelle se trouvent certaines familles de vendre leur lot, ce qui ne saurait être confondu avec un comportement spéculatif.
[39] - Cette formulation nuancée entend tenir compte de la capacité des autorités à résister et à détourner la stratégie initialement définie.
[40] - Rompant avec les stratégies de l’Etat mauritanien, ces directives constituent en quelque sorte les conditionnalités du financement du PDU par la Banque mondiale ; elles ont d’ailleurs été la pierre d’achoppement des discussions entre la Banque et l’Etat mauritanien. Comme l’indique l’un des rapports préparatoires au projet urbain, ces directives stipulent que “ les installations involontaires doivent être réduites au minimum ; que les personnes déplacées dans ces zones doivent être informées de leurs droits, qu’elles doivent pouvoir être consultées sur les alternatives techniques et économiques de la réinstallation ; que le coût du déplacement doit être compensé ; qu’elles doivent recevoir un logement ou un terrain offrant les mêmes avantages au moins équivalents à l’ancien terrain ; que des facilités de crédit, de formation, et des possibilités d’emplois doivent être fournies à la population déplacée ” (URBAPLAN, 2000, rapport n° 2, p. 7).
[41] - Fin 1997, par exemple, une équipe de maçons édifie rapidement un long mur ceinturant la Kebbet Marbat. Le commanditaire est, d’après plusieurs sources, l’un des hommes d’affaires les plus importants de Nouakchott. La réalisation de ce mur s’interrompt en décembre 1997, au moment où démarre la campagne de l’élection présidentielle.
[42] - Dans les rapports d’URBAPLAN (rédigés en 2000 pour le compte du gouvernement mauritanien), on estime que les destructions dues aux opérations de restructuration représentent entre 10 et 20 % des habitations des quartiers concernés, que ceux-ci soient de type gazra ou de type kebba, les premiers étant moins denses que les seconds.
[43] - Sur la question du recours aux ONG comme moyen de mise en œuvre de la visibilité de l’action publique contre la pauvreté urbaine, voir Ph. Tanguy (2003), article à paraître.