Insaniyat N°51-52| 2011 | Le Sahara et ses marges | p.289-299 | Texte intégral
The Sahara and its margins, a precise subject under study: in favor of renewed research on desert spaces Abstract: This publication on the Sahara was advantaged by contributions from several generations of research in many different disciplines, resulting in a large diversity of approach and openings for new research. Two main observations can be made. Firstly, the contributions brought oppositions into play: desert versus desertification, patrimonial and symbolic values of the desert but spatial degradation, nomad renewal yet settlement progression. But especially, in a more demanding way, they enabled thinking about the desert as a dynamic system, subject to climatic, socio-economic and cultural forces, in so much internal as external, which make it develop and change: it is fitting to thus analyze its resilience as an ecosystem and as a socio cultural space. The research work revealed by this conference allows us to found a basis to understand the desert as a system. Keywords: Desert - desertification - migrations - pollution - water - tourism. |
André LARCENEUX : Professeur d'Aménagement et Urbanisme, ThéMA, Université de Bourgogne.
Pour comprendre les dynamiques et les transformations qui affectent aujourd’hui le Sahara, il est nécessaire d’y inclure aussi ses marges, territoires par nature mal définis et extensifs, aux contours incertains. Car il est dans la logique des territoires où la population est nomade, par essence, et qui s’ouvrent encore plus sous l’effet de la mondialisation, de présenter cette confrontation permanente entre des lieux centraux (réels ou imaginaires) et des itinéraires multiples, marquant autant de réseaux, de flux enchevêtrés qui s’irriguent de la circulation des hommes, des richesses, des idées et de la culture : le retour dans le cœur du désert saharien est ressourcement et purification, avant un nouveau départ. Si le désert a, aujourd’hui, pour les populations européennes, cet attrait qui peut revêtir, au-delà du tourisme de masse, des aspects quasi mystiques, on peut aisément comprendre la dimension qu’il peut prendre pour les populations qui en sont originaires, qui portent en elles-mêmes sa culture.
Une culture qui joue de la présence et de la mobilité, du temps et de l’espace et qui se confronte en permanence à l’infini : celui de la profondeur historique puisant à l’aube de l’humanité, celui offert par un ciel étoilé insondable, celui de l’immensité des paysages ouverts et variés. On insistera pour noter que la logique centre–périphérie est retenue dans ce colloque, à la fois dans ces acceptions géographiques habituelles, mais aussi et surtout en termes de représentations : le Sahara est bien le centre et les périphéries sahariennes, ses marges : elles ne sont pas marges d’espaces densément développés, même si, territoires de transition, elles présentent cette double qualité. Le point de vue « saharien » est dominant.
Pour essayer rendre compte de la diversité des contributions et de leur finesse, on peut adopter une double perspective qui, on l’espère, pourra témoigner de leurs richesses. Il nous semble que chaque contribution est, d’une certaine manière, redevable de cette double approche. Une première lecture des interventions peut être construite sur un ensemble d’oppositions binaires, terme à terme. Une seconde s’attachera plutôt à repenser le Sahara comme un système soumis comme tout organisme vivant à des chocs endogènes ou exogènes et à étudier ses capacités de résilience.
Le désert et ses oppositions
Les diverses contributions ont souvent été présentées en opposant à un « désert » pris comme un archétype, une valeur en soi, un certain nombre de notions qui peuvent apparaître comme des contraires logiques ou dynamiques. La dialectique ainsi constituée rend compte des conditions des mutations des territoires sahariens. La tonalité générale n’est pas absente d’un certain pessimisme devant des évolutions qui peuvent paraître peu favorables pour l’avenir du Sahara et de ses populations.
Désert et désertification
Il peut sembler surprenant, plusieurs contributions s’attachant à cette opposition, que ces deux concepts soient valorisés différemment. Alors que l’idée même du « désert », aussi bien dans ses dimensions naturelles que socio-économiques, a une image très positive, la « désertification », le processus qui y conduit, est perçue négativement. Il est vrai que ce processus affecte particulièrement les « marges », les zones de contact avec les espaces de plus fortes densités, de population et d’activités par lesquels le désert existe ou même peut vivre. La disparition de ces espaces, de ces marges, est de nature à remettre en question les équilibres de l’écologie ou de l’économie du Sahara dans son ensemble. Ainsi, l’évolution des steppes sous l’effet du réchauffement climatique, les phénomènes d’ensablement, la progression du désert affectent à la fois les écosystèmes très localisés et les ensembles agropastoraux plus vastes. Il est intéressant alors de noter les interactions proposées dans les contributions qui se partagent entre des études très localisées et la compréhension d’un équilibre général du système saharien. La richesse des contributions est sur ce point très grande.
Désert et dégradation des espaces désertiques
Le désert est un système vivant : selon plusieurs auteurs, il « grouille de vie ». Cette vie est tout d’abord celle de la flore et de la faune. Que d’espèces participent à cette activité, quelles que soient la minéralité ou l’altitude de leurs territoires. Mais c’est encore plus un patrimoine inappréciable pour l’Histoire de notre humanité : origine de l’homme, art et archéologie, ethnologie, architecture. Aujourd’hui, on prend la mesure de ce que le Sahara nous apprend sur l’histoire du climat et sur les inventions que les hommes ont trouvées pour s’adapter à ces évolutions : se protéger de la chaleur, gérer une eau précaire. Habitats et agricultures oasiennes ont su dans l’histoire fournir des réponses adaptées. Ce que montrent plusieurs contributions, c’est la fragilité de ces équilibres écologiques et culturels sous les contraintes contemporaines. Elles ne présentent certes plus la violence qu’ont provoquée les pénétrations coloniales et la résistance qui y a été opposée. Mais les écosystèmes sahariens sont fragiles, les seuils de densité acceptables sont bas. Il n’est pas étonnant alors que la tonalité de plusieurs recherches renvoie à la nécessaire protection de ce patrimoine contre des atteintes répétées et souvent irréversibles, aux précautions à prendre contre de véritables destructions et à la préservation de la culture et des modes de vie sahariens. La modernité sous plusieurs de ses facettes (l’économie pétrolière, le commerce de marchandises transsaharien et son flux de camions, les migrations sud-nord et, bien sûr, le tourisme de masse) est porteuse de ces agressions à l’environnement et à la culture. La dynamique propre de la population locale dépasse sans doute les capacités locales de production vivrière et les ressources en eau. Les ressources naturelles sont, dans bien des cas, surexploitées. La faible biomasse et le climat sec réduisent considérablement la capacité endogène d’auto-épuration des écosystèmes sahariens. La gestion des eaux est ainsi un des défis les plus importants de l’économie saharienne, tant pour les besoins en eau potable ou d’usage courant que pour le traitement des eaux polluées déversées dans les oueds. Le désert est un espace à protéger.
Nomades et sédentaires
Le désert est un espace de circulation qui articule des déplacements caravaniers à longue distance et des mouvements plus courts liés au pastoralisme. L’homme du désert est un nomade, en perpétuel mouvement : les lieux qu’il visite n’ont de sens que par leur liaison, par les réseaux qui les relient. Les points d’eau sont de ceux là : l’économie du Sahara est aussi une économie d’oasis, fournissant des espaces de sédentarité et d’habitat. L’organisation traditionnelle serait fondée ainsi sur une articulation spécifique entre l’agriculture oasienne et les mouvements caravaniers, entre populations sédentaires et populations nomades.
Or, les développements récents sont marqués par une progression de la sédentarisation des populations, pour des raisons tant politiques qu’économiques. Déjà la colonisation avait tenté de fixer les populations semi-nomades, en instaurant par exemple le Code de l’indigénat. Par définition, pour les pouvoirs politiques, les populations nomades sont insaisissables et incontrôlables, leurs déplacements sont de l’ordre de l’illicite, de l’illégal. Ces pouvoirs poussent au quadrillage, à l’enregistrement, au contrôle. Par ailleurs, la production pétrolière et le pouvoir d’achat de ses salariés génèrent une économie commerciale qui suscite un développement économique et une urbanisation souvent artificielle et moderne. Le tourisme, là où il se propage, provoque les mêmes évolutions.
La sécurité, les besoins d’éducation, l’amélioration de la protection sanitaire ou l’aide aux populations les plus en difficultés conduisent à doter les centres urbanisés d’équipements adaptés : ceux-ci, forcément localisés, possèdent une force d’attraction indéniable. Les formations urbaines se gonflent ainsi de populations nouvelles, modifiant les équilibres sociaux antérieurs et le rapport entre nomades et sédentaires. Brassage des populations et confrontations accrues de modèles culturels divers provoquent des changements sociologiques profonds. La sédentarisation progressive, mais massive, des populations modifient les équilibres traditionnels.
Ce système d’oppositions terme à terme, qui structure beaucoup de contributions, est certainement efficace et il présente bien, à notre sens, les problèmes rencontrés par les espaces sahariens. Toutefois, il n’est pas sans porter une sorte d’idéalisation du modèle saharien, une vision quelque peu romantique. Ce désert idéalisé serait agressé par la modernité. A bien des égards, une représentation moins romantique du monde du désert a été présentée, souvent en creux, dans beaucoup des textes. Le désert, c’est aussi pour les populations qui l’habitent un monde difficile où la pauvreté extrême et la faim sont quotidiennes, comme la maladie et la souffrance. La violence guerrière est loin d’être absente comme les traces persistantes de hiérarchie entre les hommes, de dépendances personnelles portées jusqu’à l’esclavage, de déplacements forcés de populations, d’oppositions ethniques. Du reste, le désert saharien est lui-même le territoire de peuples différents, souvent en conflits. Chacune des cultures très diverses de ces peuples sahariens présente des aspects attirants, mais d’autres le sont moins : le statut des femmes pour certaines, le rapport à la religion, les hiérarchies sociales, le repli sur soi, voire le racisme. S’il faut bien prendre ces sociétés dans leur globalité, il faut comprendre sans doute que leurs mutations ne proviennent pas (toujours) uniquement des « agressions extérieures » mais aussi des transformations internes, endogènes, que les relations avec l’extérieur peuvent certes induire, en jouant sur les mentalités et les représentations des populations qui les composent. Ces sociétés ouvertes sont nécessairement soumises au changement. Certains de leurs membres sont plus ouverts à ces changements que d’autres, ce qui est source de tensions et de conflits. La question est alors de savoir si ces sociétés ont une capacité d’adaptation ou si, au contraire, elles risquent de se désagréger sous l’effet d’un nouveau rapport au monde. C’est bien le Sahara comme système qui doit être l’objet de recherche.
Le système saharien et sa résilience
Comprendre le système saharien a été un des objectifs premiers de cette publication. Mais aucune des contributions n’a, en tant que tel, abordé directement cette problématique. Elles sont restées centrées sur des questions plus spécifiques, que les organisateurs ont su regrouper en thèmes pertinents autour des recompositions économiques et spatiales, de l’aménagement du territoire et de l’environnement, des enjeux politiques et des dynamiques urbaines. C’est sûrement dans les conférences introductives et les discussions en session que les éléments fondamentaux du système saharien ont pu être dégagés, notamment par les chercheurs les plus expérimentés. Ils ont parfaitement assumé les fonctions de président de session qui leur avaient été confiées. Néanmoins, une synthèse d’ensemble serait encore nécessaire et on ne pourra dans ces lignes en proposer même une esquisse. Car l’objet direct des contributions, dont il faut rendre compte, a bien porté sur les mutations du système saharien et il est certain que celles-ci ont été surtout repérées sur les marges, comprises dans une acception large : frontières, espaces, activités. Dès lors, c’est bien en termes de capacité d’évolution, d’adaptation du système saharien qu’il faut raisonner et mettre en évidence ses possibilités de résilience. De ce fait, c’est une autre lecture des contributions qui peut être proposée : dans un premier temps, elles ont permis d’analyser des extensions du système saharien, puis, dans un second temps, d’aborder les problèmes posés par une croissance mal maîtrisée.
Une extension du système saharien
Le désert est fondamentalement un espace de circulation. Il a conduit dans le passé des caravanes d’hommes et de marchandises par des voies multiples, mais restant à l’intérieur du Sahara. Branchés sur le commerce mondial, les Sahariens ne dépassaient pas ou peu ses frontières, même si elles restaient floues. Plusieurs contributions ont mis en évidence de profonds changements. D’une part, la nature même des produits s’est modifiée. Plus articulés sur les économies de bazar des pays périphériques, transitent aujourd’hui, des flux de marchandises diverses, parfois illicites (cigarettes, drogues, armes…). Les migrants venus du Sud ont remplacé les esclaves. Les touristes du nord sont arrivés et leurs flux sont croissants. Camions et 4x4 assurent désormais l’essentiel des mobilités. Les grands projets d’infrastructures routières transsahariennes suivent. Les Sahariens ne sont plus les seuls à traverser le désert. D’autre part, réciproquement, les déplacements des Sahariens se sont étendus : on les retrouve désormais dans les villes européennes, comme marchands, hommes d’affaires ou touristes. Une contribution les a montrés à Dubaï et au Moyen-Orient. Les réseaux se sont développés, se sont prolongés : les populations sahariennes se sont réparties, elles aussi, dans les autres pays, notamment en Europe. A l’heure de la mondialisation, le Sahara n’est pas resté à l’écart : ses espaces de mobilités se sont étendus.
Le désert s’étend lui aussi en raison du réchauffement climatique, il gagne sur ses marges qui sont intégrées progressivement. Les phénomènes d’ensablement ont été bien décrits ainsi que la difficile résistance des espaces steppiques. Faut-il comprendre cette transformation comme un moment particulier, finalement peu significatif, d’un cycle long de formation du désert qui a vu sur plusieurs millénaires évoluer le climat ? Dans ce cas, la domination des cycles astronomiques resterait la première cause de ce changement et l’homme saharien ne peut que s’y adapter. Mais, si le réchauffement a une origine anthropique de dimension « mondiale » (ce dont on ne peut plus douter) et non locale, le prix de l’adaptation doit alors être partagé entre tous et il ne saurait être supporté que par le seul Saharien. Comment peuvent être définies dans ces conditions les adaptations supportables : le transfert d’eau par de grands ouvrages financés par l’Occident, l’acceptation des migrations vers le Nord riche, européen et américain, la préparation à des déplacements de réfugiés climatiques ? La chasse aux migrants illégaux apparaît alors comme un refus supplémentaires des pays européens, après le colonialisme, de ne pas reconnaître les conséquences de leurs actes. La découverte et l’exploitation du pétrole saharien, qui est un des faits de gloire du colonialisme français, contenaient en germe la destruction des modes de vie sahariens traditionnels, presque aussi efficacement que la contamination des espaces et des populations avaient pu l’être par les essais nucléaires.
L’adaptation des marges sahariennes aux effets attendus du réchauffement climatique doit aussi s’appuyer sur les recherches scientifiques nouvelles : si on peut en pressentir la gravité (le désert peut atteindre la Méditerranée au Maghreb, avoir des conséquences dramatiques en Egypte, au Tchad, au Soudan : les guerres du Darfour sont déjà des conflits climatiques), il est urgent de pouvoir mieux régionaliser les effets de ces changements, selon les différents scénarios du GIEC et, de mieux connaître la fragilité des espaces et des populations.
Une croissance démographique soutenue
Un des phénomènes les plus préoccupants est sans doute la croissance démographique importante dans les territoires sahariens. Non qu’il faille suivre les discours néo-malthusiens (Diamond, Cochet) qui renvoient toujours à l’idée que le malheur des pauvres vient du nombre de leurs enfants et non de l’inégale distribution des revenus. Cette croissance, qui doit être interprétée dans le cadre classique de la transition démographique (l’allongement de la durée de vie précède la baisse de la fécondité), affecte l’ensemble des territoires, en particulier les espaces oasiens. Cette croissance a deux aspects. D’une part, elle résulte du développement des activités économiques spécifiques. D’autre part, elle se nourrit du maintien sur place des populations locales.
Le rôle des ressources primaires et énergétiques dans le développement du Sahara ne doit pas être sous-estimé, d’autant que leur exploitation s’accompagne d’une présence militaire et sécuritaire conséquente. Cela est vrai, certes à des degrés divers, pour tous les pays sahariens. La découverte de ces ressources a bouleversé les économies oasiennes et nomades. Elles sont fondamentales pour les pays qui les possèdent, fournissant l’essentiel de leurs richesses et de leurs capacités d’importation. Par exemple, le pétrole assure le développement économique des espaces et des populations non sahariennes de ces pays : il permet d’acheter les productions céréalières, laitières et le sucre pour l’ensemble de la population. La rente pétrolière finance ainsi des Etats comme l’Algérie, la Libye, le Tchad. Il n’y a pas que le pétrole : les phosphates, l’uranium et d’autres productions jouent un rôle similaire.
Ces activités productives d’intérêt national contribuent ainsi à stabiliser une population dans les zones de production, en particulier dans les oasis voisins, en les transformant en véritables centres urbains, dotés de la densité d’activités et de fonction urbaines habituelles. Toutefois, et c’est un paradoxe, les emplois locaux restent le plus souvent insuffisants par rapport aux besoins d’une population jeune et de plus en plus qualifiée. Car l’offre scolaire et universitaire locale a souvent été une réponse à cette croissance démographique, en particulier en Algérie après l’indépendance. Les politiques d’aménagement du territoire volontaristes ont maintenu dans les espaces sahariens des populations qu’à tord ou à raison, on ne voulait pas voir s’entasser dans les grands centres urbains selon le syndrome du Caire ou des villes africaines. Le résultat attendu est ainsi cette croissance de grande ampleur des populations dans le Sahara, pas tout à fait urbaines mais qui n’ont plus, de fait, de contact réel économique ou culturel avec le désert ou les activités agricoles oasiennes.
Ce développement urbain s’est fait le plus souvent en important des modèles architecturaux et urbanistiques occidentaux. Les villes ont subi, sous la pression et dans l’urgence, le double héritage d’un modèle militaro-colonial et d’un urbanisme moderniste de masse, inadapté aux conditions écologiques et climatiques locales. Dans la plus parfaite suffisance et insouciance, la modernité architecturale a tourné le dos aux équilibres locaux, à la fois historique (ksour abandonnés) ou écologique (gestion de l’eau). De plus, cet urbanisme officiel d’urgence s’est doublé aussi d’un développement des constructions informelles ou illégales pour répondre à l’afflux de populations. Ce gaspillage des espaces a été accompagné par celui produit par des routes et des voies de circulation diverses ou par des vestiges d’établissements ou d’infrastructures abandonnés.
De nombreuses contributions de ce colloque ont montré les conséquences non durables de cette croissance économique des centres urbains sahariens et de cette consommation incontrôlée des espaces. Les milieux désertiques sont des milieux fragiles où, en raison de la faible biomasse produite, la capacité d’autoépuration est limitée. Des études détaillées dans plusieurs contributions mettent en évidence le caractère central des formes multiples prise par la question de l’eau. L’augmentation des besoins en eau a conduit à des prélèvements excessifs, jouant d’illusoires abondances en pompant jusque dans les nappes fossiles, avec une imitation de l’exploitation pétrolière (le risque de pollution définitive de l’eau en plus). L’irrigation forcée (loin de la subtile et collective dynamique des foggaras) ne donne souvent que des résultats agricoles médiocres, si ce n’est en termes de salinisation. Le gaspillage de cette ressource rare semble devenue une habitude. Il s’ajoute aux effets généraux de la pression anthropique sur les espaces naturels. Les usages urbains contribuent eux aussi à une surexploitation de la ressource en eau et produisent des eaux usées dont la gestion et l’élimination s’avèrent aussi difficiles que celle des déchets solides.
Faut-il poursuivre dans cette voie « productiviste », en l’infléchissant simplement dans un sens plus libéral, moins étatique : plus de croissance créerait plus de richesses permettant de mieux traiter l’environnement, de « l’industrialiser » ? Faut-il imiter le modèle des déserts américains ? L’avenir du Sahara est-il à Las Vegas, en Californie, à Palm Beach ou dans les villes fantômes de l’Ouest Américain ? La quasi faillite de ce modèle (incendies à répétition, pollution atmosphérique, ressources en eau dégradées, inégalités sociales et extrême pauvreté) ne doit laisser guère de doute.
La tonalité générale des contributions est bien celle d’une remise en cause de ce modèle, de sa pseudo-rationalité, de sa vision à court terme et de ces effets environnementaux qui ne sont plus gérables. Se dégage ainsi de cette livraison un certain nombre de pistes, méthodologiques et programmatiques.
Un programme de recherche ambitieux
Cette production, on se plait à le répéter, a montré la vitalité des recherches actuelles sur le Sahara et ses marges. Plus encore, s’appuyant sur un corpus scientifique important et un patrimoine de recherches accumulées remarquable, il montre un infléchissement méthodologique qui doit être souligné. Les contributions s’inscrivent dans une approche par la complexité, sur la mise en évidence des jeux de relations, sur les équilibres instables et temporaires, sur les tensions entre forces contraires. Les faits analysés, les situations décrites conduisent souvent à des logiques de « double bind » difficiles à maîtriser, loin du confort des certitudes : par exemple, faut-il maintenir sur place des populations dont le niveau quantitatif excède de toute évidence les capacités de résilience des milieux naturels sahariens ? La réponse ne peut venir que d’un déplacement du problème vers des dynamiques d’apprentissage, de prise de conscience, d’actions collectives et individuelles qui supposent des relations dialectiques et des débats entre chercheurs, responsables politiques, forces sociales, groupements divers de la population. Là aussi, mais c’est vrai aux latitudes européennes, le monde des ingénieurs d’Etat omniscients ou des bureaucrates de tout poil est terminé : il est fini en raison du cumul de leurs erreurs et de leur « autisme ». La circulation des idées, le débat libre sont les conditions pour gérer de manière satisfaisante les territoires : et cela est d’autant plus nécessaire que les espaces sont fragiles et que leur destruction est souvent irréversible.
Le débat public est toujours le préalable pour décomposer cet oxymore qu’est le « développement durable », juxtaposition de termes incompatibles dans un monde de ressources finies. La tension persiste entre, d’une part, les partisans des « emplois verts », c’est-à-dire de l’industrialisation de la dépollution, portée par les grandes entreprises du secteur des services urbains et, d’autre part, les défenseurs d’une croissance économe, voire d’une décroissance, privilégiant des relations humaines et culturelles à l’accumulation des biens matériels. Mais les uns et les autres participent à la nécessaire prise de conscience des exigences environnementales.
Ce qui peut (devrait ?) faire l’objet d’un consensus aujourd’hui, c’est l’abandon de cet urbanisme de poulailler inspiré de la vision dégradée du modernisme et de Le Corbusier, urbanisme partout catastrophique en termes sociaux ou esthétiques, mais encore plus inadapté en milieux saharien. Il faut redécouvrir l’héritage des médinas sahariennes, qui ont inventé des techniques non seulement pour se protéger, mais aussi pour tirer bénéfice de la chaleur et du climat, en utilisant pleinement et avec parcimonie l’eau pour vivre et se rafraîchir. Cela suppose de remplacer le quantitatif par le qualitatif, d’abandonner un fonctionnalisme rigide, d’adapter la tradition aux conditions nouvelles. Et pour cela libérer les imaginaires. Certes avec le risque de voir, comme des nuées de sauterelles, débarquer les « bobos » européens, de les observer bousculer les marchés fonciers locaux et les équilibres sociaux, et parcourir des circuits mondains, temporaires et effets de modes, étapes du Paris Dakar ou cabotages entre Essaouira, le Gers et les Maldives. Les ghettos de riches peuvent aussi fleurir dans le désert.
Mais l’urgence est bien de répondre au défi du changement climatique. Car là aussi les contradictions sont majeures et le Sahara en est au cœur. Le pétrole est sa richesse (même s’il n’en bénéficie que marginalement), sa population dépend de ses emplois, directement par son exploitation ou indirectement par le transport de marchandises. En même temps, il contribue en premier rang aux émissions de gaz à effet de serre et donc est responsable du réchauffement climatique. L’effet boomerang est direct. Le risque de fuite en avant toujours présent.
S’adapter suppose, entre autres, une très large remise en cause des techniques d’irrigation productivistes par une agriculture vivrière soutenable, par un rejet des productions de masse. La gestion globale de l’eau doit être une priorité, avec une limitation quantitative, une chasse au gaspillage et un soin particulier aux questions d’épuration.
Enfin, toutes ces interrogations peuvent se retrouver sur une question centrale, celle du tourisme. On l’a dit, le désert hante l’imaginaire des hommes, s’invite dans leur religion et remplit leurs rêves. Il les appelle, les pousse au mysticisme, les prend parfois jusqu’à la folie. Les Européens aussi, peut-être surtout. Dès lors comment ne pas penser faire de ces désirs de désert un des piliers du développement économique des espaces sahariens, lieux et mouvements mêlés. L’accueil des populations sahariennes, habituées aux échanges et aux rencontres, a toujours été manifeste et profond pour ceux qui les respectent. Le touriste, lui aussi, parfois se pense comme nomade, même si son déracinement reste temporaire, comme pour supporter le quotidien d’une vie stressante et souvent difficile.
A l’inverse, comment ne pas voir dans ce touriste l’ennemi public numéro 1 pour le développement durable : les voyages en avion avec gaz à effet de serre non taxés, les enclaves urbanistiques entretenus par des serviteurs « indigènes », les modes de vie occidentaux transportés avec eux par les touristes, satisfaits d’une simple pincée d’exotisme marchandé, la surexploitation des ressources locales (en particulier l’eau) souvent au détriment des activités productives ou vivrières, l’importation nécessaire de biens alimentaires, le choc des cultures, etc. Les effets du tourisme de masse sont souvent désastreux : cela justifie la formation de véritables ghettos, usines à touristes pour les isoler du reste de la société. On voit bien les difficultés à gérer, dans ces conditions, un tourisme vraiment durable des points de vue écologique, social ou culturel. Et un tourisme respectueux, proche de la rencontre d’amis, n’est pas susceptible de générer des flux financiers suffisants pour permettre un développement économique. Les effets de seuil sont ici, comme ailleurs importants. On comprend bien, là encore, la nécessité d’une gestion de l’espace saharien par la complexité.
On trouvera des réponses, souvent subtiles et pertinentes, à ces quelques questions ouvertes dans cette livraison consacrée au « Sahara et ses marges » et à d’autres qui n’ont pas pu être évoquées dans ces quelques lignes.