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L'enfant et la rue-espace jeux

Insaniyat N°2 | 1997  | Espaces habités | p. 43-57 | Texte intégral


Children and the street-playing space

Abstract : The strong child street attendance in our societies is an obvious reality. Beyond reasons easily put forward parental resignation, and insufficient institutional offers for child responsability, it's important for us to see the way children take up public space, what they do and how this imposed situation is lived through by the family.

Keywords : children, street, public space, family, school


Nouria BENGHABRIT-REMAOUN: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.


 Si le mode dominant d'éducation de la petit enfance dans notre société continue de relever prioritairement de la famille, celle-ci est dans le fait soutenue dans son action par la rue en tant qu'espace de jeu.

La prise en charge institutionnelle multiforme, socialement différenciée ne peut occulter le fait que les enfants sont, dans leur grande majorité, dans la rue. Trois questions structurent notre appréhension du lien entre l'enfant et la rue-espace jeu :

Comment l'enfant s'approprie-t-il son environnement immédiat, la rue, et qu'y trouve-t-il relativement aux espaces traditionnels de socialisation que sont la famille et l'école?

Comment la rue – zenka – est stigmatisée dans le discours parental?

Comment l'enjeu de la socialisation de l'enfant est profondément liée au statut occupé dans la famille et à l'école?

1- DES MODES D'OCCUPATION DE L'ESPACE DU «DEHORS» OU DE LA ZENKA

Jean-Marie DELARUE, Conseiller d'Etat en France se posant la question de la part aujourd'hui de la socialisation gratuite et de la socialisation payante pour avoir une vie collective, répond que: «Lorsque la gratuité domine, c'est la part sociale de la présence de l'enfant dans la rue qui est prépondérante»[1].

C'est notamment le cas pour la totalité des pays du tiers monde. Mais la présence massive des enfants et des jeunes, dans la rue n'est-elle pas une façon d'imposer leur existence autrement que par des chiffres à scolariser et à soigner? Cette occupation des lieux est objet d'inquiétude car fortement stigmatisée. Dans le dossier «Demain l'Algérie», au chapitre la politique urbain, sont relevés les effets pervers de l'absence d'une politique des villes et de la ville durant 30 ans…«Cette concentration de problèmes s'exprimant principalement par la délinquance, la violence et la drogue, faits d'autant plus alarmants qu'ils se manifestent chez les plus jeunes et dans les quartiers en rupture sociale et hors de l'orbite sociale»[2].

A quel besoin répond cette occupation massive et quasi permanente de la rue? Comment l'enfant occupe-t-il cette rue? Comment s'établit la gestion avec l'autre sexe quand on sait tous les interdits éducatifs liés à la pratique de la mixité?

L'observation de différents groupes d'enfants dans des quartiers différenciés socialement et menée au cours de l'année 1993-1994 à Oran, en Algérie, a servi de support à nos remarques.

En déjouant la mise en scène des planificateurs, pour qui les enfants sont d'abord des objets à classer dans les chapitres démographie, scolarisation et santé, ils font en même temps perdre à la zenka son identité première à savoir, d'être d'abord un espace de circulation. Expression aussi d'un refus de prise en charge totalitaire et d'un encadrement permanent, l'occupation massive de la zenka par les enfants obéit à un double besoin:

  1. Celui de recherche de la liberté chez les enfants,
  2. Celui de la paix et de la tranquillité chez les parents.

Cette liberté de faire, de courir, de sauter, crier, se bagarrer est revendiquée comme un leitmotiv par tous les enfants interrogés de 5 à 13 ans. «je fais ce que je veux et personne ne s'occupe de moi». La rue se transforme grâce aux enfants, en espace d'expérimentation et de créativité. Dans un milieu social, obnubilé par la normativité, la vie rejaillit à l'abri de regards «éducatifs» rendant possible l'expérimentation. Celle de la parole d'abord et dont les enfants n'usent qu'avec modération dans la famille sur le mode de l'injonction du maître à l'intérieur de la classe. Celle de rire, se moquer sans avoir peur de l'adulte qui juge et punit sous divers prétextes (trop de bruit, pas le moment…). La recherche des interactions au moyen du jeu est l'occasion même d'apprentissage des règles du jeu. C'est ainsi que les enfants considèrent que la pratique du jeu dans la rue leur apprend «à compter sur soi» (garçon de 12 ans), et est perçue comme l'occasion de «l'apprentissage de la responsabilité» (fille de 11 ans). Ainsi pour tous les enfants dont nous avons recueilli les avis, jouer seul n'a «aucune valeur à leurs yeux» (11 ans), et les types de jeu investis sont d'abord des jeux collectifs. Jouer dans la rue c'est d'abord jouer avec autrui. La rue fonctionne comme une machine intégrative de groupes. Ce sentiment de liberté que ressent l'enfant dès qu'il a franchi la porte extérieure de sa maison, s'accompagne corrélativement d'une obligation de gestion de ses rapports avec les autres. C'est par le jeu que l'enfant investit la rue, transformée à ces moments, en un véritable espace de coopération et/ou d'opposition, où se joue continuellement dans les groupes; l'accès au leadership. « Je joue dans la rue car cela me permet d'avoir de nombreux amis avec qui je peux me mesurer» (garçon de 11 ans).

L'apprentissage social de l'intégration et de la négociation, est objectivé au travers de l'élaboration de règles du jeu au sein de chaque groupe composé d'enfants, aux âges souvent contrastés. Les échanges vont s'établir, pour les enfants âgés de 3 à 5 ans dans des groupes de 2 à 3 et pour les plus âgés à partir de 6 à 7 ans dans des groupes plus nombreux. En fait, la zenka est aussi l'espace où se reproduit une pratique sociale sexiste dominante dans nos sociétés, bâtie sur la séparation des sexes. Ainsi, les filles et les garçons jouent dans un même espace mais différencié selon la proximité relative du lieu d'habitation dans des groupes non mixtes.

Toute une série de justifications est présentée par les enfants:

1.D'abord la référence à des valeurs de base et auxquelles la majorité d'enfants font appel.

«Hchouma» et «Aîb» (honteux, ne se fait pas parce que mal vu) sont les éléments constitutifs de la matrice explicative du recours dominant aux jeux de groupe non mixte. Valeurs prises dans la norme sociale et auxquelles pour certains est rajouté «la yajouz» (illicite), une référence liée au dogme religieux.

Lorsque la norme de non-mixité est dérogée, la fille qui joue avec les garçons ou l'inverse, est objet de dérision. La dissuasion emprunte des voies multiples. La violence des jeux des garçons n'est évoquée que par une seule fille de 6 ans. De plus lorsqu'il arrive qu'une fille joue dans un groupe de garçons, et qu'elle tombe, ce sont les parents (essentiellement la mère) qui interviennent en polarisant leur colère sur les garçons jugés responsables.

Si dans leurs jeux, les filles restent à proximité du lieu d'habitation, c'est en fait pour permettre un contrôle permanent de la mère qui exerce son autorité à distance, par le biais de la fenêtre ou du balcon. A intervalle régulier, elle y apparaît, rappelant à l'ordre les uns et les autres, s'accordant par cette attitude une relative bonne conscience dans le suivi éducatif de ses enfants.

«Dans les différentes cultures, les différents contextes donnent des possibilités très différentes à l'enfant de jouer, ou du moins d'agir librement, spontanément, créativement»[3].

Si l'autorité et la discipline continuent d'être les vecteurs éducationnels au sein de l'espace familial et l'espace scolaire, la rue sera cet espace composatoire.

A quoi jouent les enfants dans la rue? Si les jeux où se déploient les réflexes psychomoteurs sont dominants dans la pratique, l'expérience de créativité d'instruments de jeu n'y est pas absente.

L'observation et les entretiens avec les enfants ont abouti au repérage de pratiques de jeux dans la rue – zenka spécifiquement masculin ou féminin et certains inscrits indifféremment par les uns et les autres.

Schémas des jeux pratiqués par les enfants selon le sexe

Si les enfants de 6-12 ans en période scolaire totalisent 2 à 3 heures de présence dans la rue, cette présence est de 7 à 11 heures en période de vacances. L'enfant passe, en fait beaucoup de temps «dehors» avec ses copains ou copines, choisis plutôt dans le voisinage ou parmi les élèves de sa classe. Cette occupation de l'espace du dehors est entrecoupée d'incursions régulières dans la maison pour boire de l'eau ou prendre du pain, ce qui, malgré le désagrément causé au maintien de la propreté dans la maison, rassure quelque part la mère.

Il est généralement interdit à l'enfant de sortir les jouets et jeux personnels quant il en possède, car il risque de les casser ou de les perdre et c'est souvent leur imagination créative qui leur permet de se doter d'objet de jeu. C'est le cas du Kariko qu'il monte avec une planche, des clous, des fils et des roues de fortune, et qui leur sert de «luge» ou de «skate board». Les filles pour les Araîs, avec bâtons, fils et chute de tissus modèlent des poupées.

Les plus jeunes parmi les enfants (2 à 4 ans) occupent les cages d'escalier, qui servent et transition entre la période «d'enfermement» dans la maison, et «la liberté» dans la rue. Pour la plupart d'entre eux, ce sont les murs et les rampes d'escalier qui vont servir de supports matériels à leurs activités

Ce n'est que dans la rue, zenka, que l'enfant par le jeu exerce une activité autonome libre. Or le jeu est l'expression et la condition du développement de l'enfant selon Piaget[4].

Les enfants contribuent à façonner la configuration des quartiers. L'appropriation par la réoccupation ludique de l'espace public, non prévu à cet effet est le signe majeur de la méconnaissance par les planificateurs d'une réalité sociale profonde.

2- REPRÉSENTATIONS DE LA ZENKA DANS LE DISCOURS PARENTAL

A l'instar de nombreux pays en développement, les villes algériennes ont connu une véritable prise d'assaut, constituant un pôle attractif pour une masse de plus en plus grande de personnes. Face à une campagne de plus en plus désertée, les villes se retrouvent à faire face à un taux d'occupation que les planificateurs ont eu extrêmement de mal à gérer. Le rythme de réalisation des projets d'habitat, conjugué à la pression démographique va imprégner au paysage urbain une configuration quasi définitive. La caractéristique dominante des nouveaux espaces construits est la nudité et l'absence d'aménagement de services.

La crise de logement incite à l'occupation des logements par les familles dans ce qu'on peut considérer comme des chantiers. La place accordée à l'enfant dans l'espace habité est un des révélateurs de son statut au sein de la famille. L'exiguïté du logement justifie en grande partie l'absence de chambre individuelle par enfant. Cependant, un espace plus grand n'entraîne pas automatiquement l'individualisation dans l'occupation de l'espace habité. Seule la séparation des sexes justifie une répartition des enfants en deux pièces lorsqu'elles existent. La disponibilité d'une chambre supplémentaire (à celle des enfants et des parents) est réservée aux invités éventuels. Elle est fermée afin de maintenir, à tout moment disponibilité à recevoir dans un cadre où la femme «se donne à voir» et à «évaluer». Car ordre et propreté sont les principes organisationnels de la maison au sein desquels travaille l'image de la maîtresse de maison. La rue, dans ce contexte, nommée par chacun zenka, c'est cet espace environnant, public et non habité ou construit. Elle est le lieu de circulation, de jeu, et de stationnement. Deux catégories essentielles en font leur lieu privilégié de jeu et de stationnement : les enfants et les jeunes. Or lorsque l'on sait que la population jeune (0 à 25 ans) est majoritaire, constituant 75% de la population algérienne, on imagine sans peine le taux de présence et de visibilité.

Estimations de la population algérienne résidente, selon âge et sexe, 1995[5] (en milliers d'habitants)

Objet de représentations multiples où l'idée «de faire ce que l'on veut dans la rue» est dominant. Très souvent les mères lorsqu'elles réprimandent leurs enfants, utilisent cette expression:

«Hassab't rassak fi zenka?» «Tu te crois dans la rue?»

Est bien associé l'idée de liberté d'action que nous retrouverons exprimée par les enfants interrogés dans divers quartiers. Quartiers pauvres, où se concentrent de nombreux immeubles ou quartiers riches aux résidences individuelles, les enfants et les jeunes ont une pratique identique d'occupation de la zenka.

Cependant, de nombreux préjugés persistent. Ainsi, un chercheur considère que la rue «est le lieu favori de l'enfant mal logé, qu'il retrouve quotidiennement après le msid ou la garderie[6]. La rue va jouer le rôle d'accélérateur du processus de socialisation des enfants tout en lui permettant, au niveau physique et psycho-moteur, d'expérimenter les gestes et mouvements les plus désirés. La présence de diverses classes d'âges, de catégories sociales et sexuelles, est une donnée fondamentale particulièrement palpable dans les pays en développement.

Aux enfants dans la rue sont associées les représentations de mort, de pauvreté. L'exiguïté des espaces d'habitat est présentée comme la raison majeure justifiant le fait que «l'enfant est expulsé dehors»[7]. Nous passons dans certains milieux à une représentation culpabilisatrice de la mère considérée comme la responsable première de l'«abandon» de sa progéniture. L'idée sous-jacente accorde un préjugé fortement favorable aux deux institutions que sont la famille et l'école, et jette un regard totalement négatif vis-à-vis de la présence des enfants dans la rue. Ne peut-on dire, selon ce point de vue que ce qui manque à la «rue», n'est-ce point cette atmosphère de soumission à laquelle l'enfant est forcément astreint au sein de ces deux institutions, comme nous venons de le voir précédemment? Face à une société travaillée continuellement par la référence aux valeurs d'ordre et de discipline destinées à être mises en œuvre au sein de la famille et de l'école, les enfants répondent en investissant un autre espace, celui de la rue.

Les enfants fréquentent la rue quel que soit l'avis de la mère. Selon une enquête[8] menée auprès d'une trentaine d'enseignantes, mères de famille, plus de la moitié (59,3%) disent ne pas vouloir laisser leurs enfants jouer dans la rue. Celle-ci est perçue comme espace dangereux sur le plan physique (accident) et sur le plan moral (indiscipline, mauvaise éducation, grande indépendance). La rue-zenka perturbe la relation mère-enfant dans sa composante autoritaire; elle aide l'enfant à échapper au face à face en lui ouvrant la perspective d'interrelations avec les autres.

Dans les familles traditionnelles, l'enfant n'a pas le droit en général, de faire entrer d'autres enfants «étrangers» (berrani) dans le domicile familial car le risque de dévoilement est grand; la maîtresse de maison étant persuadée que l'enfant parlera à sa mère de ce qu'il aura vu, entendu et goûté. Il faut signaler à ce niveau, que l'enfant bascule du statut de malaîka (ange) à celui de djinn (diable) très vite, souvent à l'occasion d'une nouvelle naissance.

L'espace-rue, celui de la zenka joue un rôle complémentaire avec la famille avec laquelle les liens sont maintenus. Les enfants à la rue ne sont pas les enfants de la rue. C'est en fait un espace exutoire permettant la régulation des rapports parents/enfants. Rapports où domine la tension plus que la communion, compte tenu du taux d'occupation de logements où les adultes côtoient sans cesse les enfants. La crise du logement faisant que le fils aîné une fois marié continue de loger, y compris avec les enfants qu'il aura, dans les mêmes lieux, rend difficile toute communication. Demander aux enfants de sortir «jouer dehors» est pour la mère un moyen de surseoir «aux remontrances et aux coups» auxquels l'enfant pourrait être soumis. Jouant à proximité des lieux d'habitation, il reste à disposition de l'adulte pour accomplir les trois tâches traditionnelles :

1- faire des courses (achat du pain, le lait, la corvée d'eau…).

2- faire des commissions (aller ramener quelque chose chez le voisin).

3-garder les plus petits de ses frères et sœurs.

3- STATUT DE L'ENFANCE DANS LES ESPACES INSTITUTIONNELS, (FAMILIAL ET SCOLAIRE)

Les quelques travaux de recherche concernant la famille[9] en tant qu'instance éducative mettent l'accent sur la place centrale occupée par l'enfant de sa naissance jusque vers 2 ou 3 ans, âge qui va traditionnellement coïncider avec l'arrivée d'un autre enfant dans la famille. Il est jusque là (2 ans) traité comme un «malayka» (ange) à qui tout est pardonné. L'enfant, très proche de sa mère, connaît une relative liberté de mouvement donc d'expérimentation. La mère et les autres membres communiquent beaucoup avec le petit qui est l'objet de toutes sollicitations. «Ma-lich» (ce n'est pas grave), «ma zal sghir» (il est encore petit), «khalih» (laisse-le), sont des expressions utilisées quotidiennement indiquant la bienveillance de la mère et de l'entourage vis-à-vis de l'enfant. Le «laisser faire» afin qu'il ne recommence plus, indique la place occupée par l'expérimentation dans la relation mère- enfant et qui est essentielle à son développement.

Cependant, après 3 ans, brusquement, cet enfant «malayka» va devenir pour sa mère et ses proches un véritable «djinn». il est considéré comme grand, souvent à l'occasion d'une nouvelle naissance. Alors, du coup il doit s'assumer, obéir et s'occuper de son petit frère ou petite sœur. Généralement, cette étape coïncide avec la circoncision pour le garçon et l'apparition de la crise d'opposition. Conflits et recherche de l'autonome sont suivis souvent par des sentiments de frustration car le mode de règlement établi par la mère dans la résolution des problèmes posés par l'enfant est l'obéissance. La rupture, ou l'éloignement de la mère va se traduire essentiellement, chez l'enfant dans le manque de confiance en soi. La prise en charge de l'enfant qui n'est plus assurée uniquement par la mère, va être relayée par d'autres espaces. Depuis la période d'âge préscolaire entre 4 et 6 ans en moyenne, l'enfant partage son temps entre deux espaces, celui de la maison (dàr) et celui du dehors (zenka).

 

Les parents, en général, ne jouent pas avec les enfants, craignant que leur autorité ne soit altérée, ce qui entraîne de ce fait un déficit dans la communication. Dans notre société, la représentation dominante relative à l'enfance s'appuie sur «l'enfant ne sait pas», «l'enfant ne comprend pas».

En fait, l'enfant trouve dans la rue l'espace d'expérimentation dont il a besoin pour se développer. La complémentarité entre les deux espaces se réalise de manière différenciée au niveau de chaque enfant et l'apport pour l'enfant de la fréquentation de l'espace du dehors (zenka) aux niveaux psycho-moteurs et relationnels peut aisément être reconnu, mêmes des difficultés ont pu être observées par les enseignantes au niveau de la capacité de concentration au moment de la scolarisation.

Les enfants trouvent un certain équilibre dans ce va et vient régulier entre dar et zenka; à l'intérieur, ils sont soumis en permanence aux injonctions de la mère afin qu'ils ne salissent pas et qu'ils ne dérangent par l'ordre de la maison.

«Ainsi par l'effet des réprimandes, l'enfant en milieu traditionnel ne traverse pas cet âge questionneur»[10]. L'environnement façonne ou préforme le comportement de l'enfant par l'intermédiaire du noyau familial et des interactions qui s'y déroulent. Selon E. Plaisance: «C'est dans le cadre de la famille, avec les profondes différences inhérentes aux classes sociales d'appartenance que le jeune enfant intériorise normes et valeurs, élabore ses propres conduites en fonction des types d'activités valorisées dans son environnement et structure ainsi sa personnalité»[11]. L'éducation des enfants, construite autour de trois mots clefs: -Hram (péché), Hchouma (honteux), Aîb (mal vu)- a pour but essentiel l'apprentissage d'un certain nombre de mécanismes. L'interdit est noyau d'une triple fonction:

1-avec le Hram, une fonction religieuse,

2- avec le Hchouma une fonction sociale,

3- avec le Aîb une fonction morale.

Ces invariants constituent les références de base de la société.

C'est au prix de grands efforts que la mère, souvent dans un espace réduit, relativement au nombre de personnes qui y vivent, maintient propreté et ordre. Car dans notre société, la femme est d'abord évaluée par rapport à sa capacité de «tenir sa maison» (chadda darha) et de maintenir ses enfants propres et disciplinés.

La fonction de dressage co-substantielle à la mise en institution de l'enfant, n'a nullement perdu de sa vigueur. Les parents comptent sur l'école pour leur restituer «leur autorité» largement entamée par les changements, en valorisant et revivifiant les valeurs traditionnelles de l'obéissance sans discussion, de respect à l'adulte sans cherche à comprendre.

L'évolution de la demande de préscolarisation, traduite par les offres institutionnelles multiples dont les 4-6 ans sont l'objet, est une des réponses données[12].

La pratique pédagogique dominante au sein de l'institution scolaire est bâti en grande partie sur une continuité avec la pratique éducative de la famille. La discipline est le paradigme commun de référence. De plus, il n'y a pas de spécificité, au regard de ce qui se fait au sein du système scolaire dans la démarche de prise en charge des enfants de 4-6 ans.

L'éducatrice fait à la place de l'enfant, travaille avec les plus actifs et utilise la répétitivité comme moyen central d'éducation. L'enseignante -initie, dirige-, face à l'enfant -exécute, reproduit-; la discipline est le moyen principal utilisé en vue d'obtenir les résultats escomptés. Réduit à un statut d'exécutant, l'enfant récupère de fait l'initiative et l'autonomie d'apprentissage dans l'espace non contrôlé qu'est zenka.

En fait, les parents souhaitent très vite que leurs enfants sachent lire et écrire. C'est pour eux le paramètre essentiel d'évaluation des effets de l'école.

Ainsi, même lorsque des initiatives sont prises mettant l'enfant face au jeu (contrôlé), ce qui était admis de lui jusqu'à l'âge de 2 à 3 ans ne l'est plus: frapper, crier, casser, jouer dans la maison; l'enfant doit se prendre en charge et faire ailleurs ses expérimentations, s'il veut éviter les coups et d'être constamment interpellé pour rappel à l'ordre ou pour être «corrigé».

La valeur éducative du châtiment corporel n'est contestée par personne. Cependant des indices de changement sont perceptibles à ce niveau lorsque ce moyen est pratiqué par des tierces personnes. La légitimité du châtiment corporel est ôté, par exemple aux enseignants par une minorité de parents socialement et culturellement favorisés. La plupart d'entre eux demande, au contraire, à ce que l'enseignante fasse avec l'enfant comme si c'était le sien (autorisation est accordée pour une utilisation éventuelle de la «manière forte»).

Les relations hiérarchisées au sein de la famille laissent supposer que: «les statuts d'infériorité des cadets à l'égard des aînés, des filles à l'égard des garçons, sont la résultante des rôles économiques prévisibles auxquels les enfants sont identifiés dans le bas âge… Les membres (de la famille) sont perçus comme des rôles avant de l'être comme des personnes»[13].

CONCLUSION

Cette présentation ne se veut pas un plaidoyer pour une occupation des espaces publics, notamment celui de la rue, par les enfants. Elle vise simplement à jeter un autre regard sur cette réalité.

Un regard de compréhension d'abord, sur ce qu'apporte cet environnement immédiat aux enfants, sur ce qui leur permet de faire et de dire et d'expérimenter. Vouloir restituer le contexte du jeu enfantin passe obligatoirement dans les pays du tiers-monde, les pays arabes notamment, par la référence à la rue diversement nommée selon les régions: Zenka, Haouma, bara, charî…

L'urbanisation inachevée (dû entre autres à l'absence d'espaces équipés et réservés aux activités enfantines) n'a pas empêché la réappropriation traditionnelle de l'environnement immédiat. Imposée de fait aux pouvoirs publics la présence massive d'enfants dans la rue, est la forme que prend la contestation d'une politique faite sans eux et contre eux. La rue, transformée en espace-jeu par les enfants est le signe de l'échec d'une certaine politique urbaine. Elle préserve cependant malgré toutes les activités essentielles au développement de l'enfant, dans son triple aspect, moteur cognitif et social.

Le défi lancé par certains pays du tiers-monde pour assurer un minimum de scolarisation à tous les enfants d'une génération donnée, s'accompagne d'une importante surcharge des salles de classe, d'un aménagement de plans d'utilisation des locaux selon 2 à 3 vacations, du choix de relations pédagogiques autoritaires au détriment entre autres de la récréation, moment de défoulement nécessaire au développement de l'activité cognitive de l'enfant.

Ainsi la connaissance du contexte local est le préalable à toute politique sociale urbaine et pose par là même, le problème à résoudre de la place à accorder à l'enfant dans la ville.


Notes

[1] DELARUE, Jean-Marie.- Rue et espace de socialisation, entre famille et lieux formalisés.- in Teissier, s. (ss la dir. de)- l'enfant et son intégration dans la cité.- Paris, SYROS, 1994.

[2] République Algérienne Démocratique et Populaire, Ministère de l'Equipement et de l'Aménagement du Territoire, «Demain l'Algérie- l'état du territoire, la reconquête du territoire».

[3] VISALBERGHI, A.- Le jeu humain et ses contextes.- Conférence présentée lors des journées pédagogiques algéro-italiennes, 19 mars 1993, portant sur l'enfant et jeu.- Revue La Nuova Italia n°10, 31 Octobre 1993.

[4] Voir dossier «L'enfant et le jeu» In revue de l'AGIEM, le courrier des maternelles n°92.

[5] Annuaire Statistique de l'Algérie - Office National des Statistiques n°17, Ed. 1996.

[6] SADNI-AZIZI, Fouzia.- L'éducation pré-scolaire et la prévention des échecs scolaires (cas du Maroc).- Université de Paris V, Thèse 3ème cycle, 1983.

[7] MERNISSI, Fatima.- Pourquoi nos enfants sont dans les rues.- in Lamalif cité par SADNI-AZIZI F., op. cité.

[8] KATEB-ALLEL, Khadidja.- Pour une contribution au développement de l'enseignement préscolaire en Algérie.- Thèse 3ème cycle, Université de Lille III, 1987.

[9] ZERDOUMI, Nefissa.- Enfants d'hier: l'éducation de l'enfant en milieu traditionnel algérien - Paris, Maspéro, 1970.

[10] SADNI AZIZI, Fouzia. - op. cité.

[11] PLAISANCE, Eric.- L'enfant, la maternelle, la société.- Paris, P.U.F, 1986.

[12] (Jardins privés, classes préscolaires, jardins communaux, d'entreprise…, Kuttab…).

[13] ZERDOUMI, Nefissa. - op. cité.

 

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