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Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire. James HOUSE et Neil Mc MASTER, Paris 1961, Paris, Tallandier, 2008, traduction de l’anglais par Christophe Jaquet

Il faut d’abord saluer la rapidité de la traduction de cette importante recherche sur la manifestation du 17 octobre 1961 que le public francophone découvre avec plaisir.

Deux historiens anglais revisitent l’événement, procèdent à une vaste enquête ne négligeant aucun fond d’archive, pour essayer de comprendre le déchaînement de violence qui s’est abattu sur la manifestation que les Algériens organisent, à Paris, en pleine guerre. Ils s’interrogent aussi sur la mise entre parenthèses de cet événement, longtemps refoulé avant de ressurgir dans le discours mémoriel et le débat public.

Sans ignorer les apports des travaux précédents, ils s’en distinguent en renouvelant les approches, en portant non plus les interrogations critiques sur la seule manifestation du 17 octobre 1961 et les conséquences de la répression qui s’en est suivie mais sur « la terreur d’Etat » (de la République française) érigée comme pratique systématique pour écraser la guerre des nationalistes algériens. Pour comprendre les mécanismes de « la terreur d’Etat » il importe de ne pas perdre de vue les liens qui unissent la métropole et la colonie, et surtout la guerre de libération algérienne commencée le 1° novembre 1954. Le nouveau contexte a comme conséquence inattendue, l’extension de la guerre au territoire français lui-même, qui a été rendue possible du fait de la présence d’une forte immigration de travailleurs algériens.

 Pour venir à bout de l’insurrection algérienne dirigée par le FLN, la mobilisation de tous les moyens répressifs, accumulés au cours de l’expérience coloniale, est mise à profit. Le recours aux compétences d’un personnel rompu à la lutte anti-terroriste a permis le retour sur scène du préfet Maurice Papon par exemple.

Jim House et Neil MacMaster reviennent sur la carrière passée de Papon qui ne se limite pas au poste de secrétaire général de la préfecture de Bordeaux sous le régime de Vichy (mai 1942) et à celui de préfet à Paris (mars 1958). Entre ces deux dates, ils nous apprennent sa mutation en Algérie « avec la mission d’achever la pacification et la stabilisation du Constantinois », juste après les manifestations sanglantes du 8 mai 1945. Aucune des trois dernières études (Annie Rey-Goldzeigher/2002 et Jean Louis Planche /2006, Jean Pierre Peyroulou/2007) consacrées à ces évènements ne fait référence à la présence de Papon en Algérie, à ce moment, tandis que Pierre René Gazagne (nommé secrétaire du gouvernement général en mars 1945) membre du « cercle de hauts fonctionnaires qui entretenaient d’étroites relations avec l’Algérie » dont Papon était proche, est largement cité.

Nous ne savons rien encore du rôle que Papon a pu jouer exactement, sauf que « les évènements de Sétif de 1945 […] fournirent au futur préfet de police non seulement un modèle de répression coloniale, mais aussi la démonstration que la censure, le déni officiel et le secret judiciaire permettaient aux forces de sécurité de se livrer à des assassinats à grande échelle en toute impunité » (p.60).

Il aura l’occasion de revenir une seconde fois à Constantine, comme préfet, durant les années 1949-1951, grâce à l’intervention du député René Meyer, puis une troisième fois, en pleine guerre d’Algérie, au mois de mai 1956, comme inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire (IGAME).

Celui qui devient préfet à Paris le 16 mars 1958, disposait par conséquent d’un atout double pour lutter contre les réseaux du FLN : il avait non seulement acquis « tous les ressorts de la guerre subversive » expérimentés à Constantine, mais il était conforté dans ses convictions idéologiques, nourries aux idées de l’extrême droite, analysées judicieusement par Jim House et Neil MacMaster.

 Il n’eut aucune peine à mettre en place tout le dispositif répressif qui avait fait ses preuves en Algérie, tel le Centre de Renseignement et d’action (CRA). Transposé à Paris à la fin de 1958, il devient le Service de Coordination des Affaires Algériennes (SCAA). Une lecture attentive des archives de la préfecture de police de Paris révèle la concertation de plusieurs services quant à l’usage des « méthodes de contre insurrection ». Dans la note sur la répression du terrorisme nord-africain rédigée par Papon, et distribuée aux ministres de l’Intérieur, de la Justice et des Forces armées réunis le 23 août 1958, il expose ouvertement sa décision de recourir à des pratiques discriminatoires peu compatibles avec l’Etat de droit, d’où la nécessité de les « entourer de quelque discrétion ». Son vœu est largement exaucé par l’ordonnance du 7 octobre 1958 qui met en place outre le SCAA, le Service d’Assistance technique/ SAT, la Force de Police auxiliaire/FPA composée de Harkis et le Centre d’identification de Vincennes/CIV.

Avec l’aval de toutes les institutions françaises et à leur tête le nouveau président de la République le général de Gaulle, le préfet de Paris avait donc carte blanche pour agir. C’est ainsi que le transfert des « méthodes » consacrées en situation coloniale, impliquant - le quadrillage du territoire, le contrôle d’identité, la surveillance, l’internement, les descentes de nuit, la torture, la punition collective et la déportation -  fut pratiqué à grande échelle en France, comme en Algérie. 

Quand parut La gangrène[1] le 18 juin 1959, le scandale de la torture est récusé aisément par Papon qui le met sur le dos « d’une campagne de dénonciations calomnieuses ». La force du déni est à la mesure de l’autorité dont il jouit grâce au soutien du gouvernement et de nombreuses complicités.

Ce déploiement de l’action contre-terroriste a ébranlé sérieusement les groupes armés du FLN. Jim House et Neil MacMaster rappellent à juste titre les déchirements internes à l’organisation, déstabilisée par la rigueur de la répression.

Leur riposte a visé à éliminer sans distinction, policiers, harkis, gardiens de la paix et indicateurs ce qui a contribué à augmenter la tension dans les milieux policiers de Paris.

C’est dans cette atmosphère tendue que le couvre feu imposé aux Algériens est décidé par le conseil des ministres le 5 octobre 1961. La manifestation du 17 octobre 1961 a été organisée pour protester contre l’iniquité de cette mesure. On connaît la suite : le massacre de plusieurs dizaines de manifestants, l’interpellation de milliers d’Algériens parqués au Palais des Sports, au Parc des expositions, au Stade de Coubertin, au Centre d’identification de Vincennes, l’exécution de beaucoup dont le corps est jeté dans la Seine….

Diverses parties ont tenté en vain, d’alerter l’opinion publique comme Claude Bourdet, le député Eugène Claudius-Petit, le sénateur socialiste Gaston Deferre qui a demandé l’ouverture d’une commission d’enquête sur le drame du 17 octobre,  le délégué à l’action sociale Michel Massenet, la secrétaire d’Etat aux affaires sociales algériennes Nafissa Sid Cara, sans omettre les témoignages accablants rapportés dans la déclaration anonyme d’un groupe  de policiers républicains.

Papon et le ministre de l’Intérieur Roger Frey leur ont opposé habilement une fin de non recevoir, n’hésitant pas à poursuivre en diffamation les auteurs anonymes des textes ayant circulé dans les milieux de la police.

Quant à l’instruction judiciaire, elle était vouée à l’échec du fait que la préfecture exerçait son contrôle sur l’ouverture de toute enquête et qu’elle la classait invariablement comme dossier sans suite. Dans d’autres cas, on fit traîner le travail d’investigation interminablement, dans l’attente d’une amnistie que les Accords d’Evian ont confirmé le 19 mars 1962. Papon s’en sort, indemne.

Il est facile de comprendre alors le black-out qui a entouré la généralisation de cette terreur d’Etat avec la collusion de nombreux agents de la police, de la justice, de l’OAS, du FAAD. Mais on comprend moins « la marginalisation du massacre de Paris » par le GPRA et sa décision d’annuler la publication préparée par Marcel et Paulette Péju : « Les Algériens : le 17 octobre » [2].

Par contre, la grève des détenus algériens, entamée le 1° novembre 1961 pour protester contre « le durcissement du régime pénitentiaire » fut largement médiatisée par le GPRA, sans doute malgré lui, en raison de la solidarité exprimée par Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider (internés au Château de Turquant) Mohamed Boudiaf et Rabah Bitat (internés à Fresnes), mais le motif essentiel visait leur libération pour participer aux négociations. D’où la poursuite de la grève de la faim par les cinq chefs du FLN, au delà du 20 novembre 1961, date de sa levée pour le reste des détenus algériens. Le retentissement de cette grève dans l’opinion internationale ne pouvait laisser insensible le GPRA, soucieux de préserver, au moins en apparence, « l’intérêt supérieur du pays ». En fait les rivalités internes pour le pouvoir étaient suffisamment aiguisées pour détourner l’attention d’un grand mouvement social, porté par l’esprit d’indépendance. Il apparaît donc que les dirigeants de la Fédération de France sont également travaillés par les mêmes lignes de force qui opposent « l’Intérieur » à « l’Extérieur ». Les recherches à venir ne manqueront pas de mettre l’accent sur la complexité de cette histoire, une fois que « le silence des archives » sera levé.

Le paradoxe de l’occultation des massacres du 17 octobre 1961 incombe donc autant à la raison d’Etat de la France qu’à la raison d’Etat embryonnaire de l’Algérie, même si l’une et l’autre obéissent à des logiques différentes.

D’autres facteurs ont interféré dans l’effacement de la manifestation du 17 octobre 1961 de la mémoire collective. Ils sont l’œuvre de la gauche française soucieuse de donner corps à un large front antifasciste au détriment de la question de l’indépendance de l’Algérie.  Rappelons que « les Algériens n’ont pas été associés à la manifestation du 8 février 1962 ». Et que la commémoration des huit victimes de Charonne a contribué à reléguer à l’arrière plan les massacres du 17 octobre 1961, au grand regret des groupes anticolonialistes qui avaient soutenu le combat du FLN. En filigrane, ce sont les atermoiements du PCF sur la question nationale algérienne qui restent à démêler.

Les lendemains de guerre sont souvent plus propices à l’oubli qu’au devoir de mémoire. Du côté algérien, l’Amicale des Algériens en France ne commence à commémorer le 17 octobre 1961 qu’à partir de 1968. Mais comment peut-on faire le deuil de telles souffrances dans un contexte fortement marqué par l’indifférence voire le racisme, sans faire la part des traumatismes liés non seulement à la guerre mais également à l’histoire de l’immigration en situation coloniale ?

 Les hypothèses mises en évidence par Jim House et Neil MacMaster nous invitent à approfondir l’étude de la pluralité des mémoires inscrites à la fois, dans leur configuration originale et dans leur articulation aux différentes temporalités historiques.   

Ils soulignent à juste titre, les limites exercées par la tyrannie du militantisme mémoriel, mettent en garde contre l’instrumentalisation du passé, invitent au renouvellement des approches à la faveur des débats interdisciplinaires ouverts par les perspectives que la réflexion sur le post-colonial est en mesure d’apporter à la recherche historique.

C’est pourquoi la lecture de Paris 1961 nous laisse sur notre faim tant les questionnements se bousculent et appellent des réponses. Jim House et Neil MacMaster ont eu le mérite d’écrire non seulement un beau livre d’histoire mais d’ouvrir un grand chantier à des recherches futures.

notes

[1] Ouvrage écrit par cinq Algériens qui témoignent des tortures pratiquées par la DST à Paris.

[2] L’ouvrage paraîtra sous le titre « Ratonnades à Paris », Paris, éditions François Maspéro, 1961.

auteur

Ouanassa SIARI-TENGOUR

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