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Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une femme ? À propos d’une représentation sexuée en constante évolution

Insaniyat N° 71 | 2016 | Varia | p. 9-21 | Texte intégral 


What is a man? What is a woman? About a perpetually evolving gendered representation

Abstract:The purpose of this article relates on the importance of the sexual question in defining the human person. Since the Old ages, mankind has been perceived into two beings: Male / Female. However, what gives sense to this distinction is not the anatomical division but the discriminatory meaning that is printed on it. The starting difference transmutes into a hierarchical theory which leads to the existence of a superior genre and of another which is deemed inferior to it. The constancy of this hierarchical sexual division and its universality as an essential rule of social organization was such that it seemed to express a link between the biological and the social. It is only in the 20th century that appears the conception that the sexed body is not only limited to an anatomical datum, and that it is always oriented ideologically. One is not born man or woman but one becomes one of either by an individual course of time and in a given culture.

Keywords : Body - sex - gender - place - power.

Hocine FSIAN,Université Oran 2 Mohamed Ben Ahmed, Département de Psychologie et des Sciences Sociales, 31 000, Oran, Algérie.


Introduction

La question parait simple et la réponse comme allant de soi. Pourtant, cette interrogation est difficile et loin d’être évidente, tant sont multiples les conceptions de l’humain. Dans son aspect concret, une personne apparaît d’emblée comme étant un homme ou une femme. La question de la dualité sexuelle se pose d’entrée de jeu pour définir la personne. Aussi, dès que nous prenons connaissance d’une naissance, une interrogation  s’impose d’elle-même « Est-ce un garçon ou une fille ?» Cette  perception instantanée et cette question empressée expriment manifestement qu’un humain, ou qu’un enfant, tout simplement, n’existent que s’ils sont assignés à l’un ou l’autre sexe.

Cependant, si le corps sexué joue un rôle considérable dans la distinction homme/femme, il n’en demeure pas moins que les représentations de l’un et de l’autre sexe ne se réduisent pas à cette donnée anatomique. Le corps sexué n’est pas seulement une donnée anatomique. Même dans ce qu'il a de plus objectif, il est toujours orienté idéologiquement. Il est impossible de penser le corps dans « sa nature » sans penser aux significations et aux savoirs qui le déterminent. Dans toute société, dans toute culture, les hommes et les femmes sont définis par des valeurs et des représentations distinctes liées au corps sexué.

L’universalité de la séparation des sexes

Depuis les temps les plus reculés, l’espèce humaine se caractérise par l’existence de deux ilots séparés: Féminin/ Masculin. La division sexuelle des rôles et la répartition de tâches attribuées exclusivement à un sexe et interdite à l’autre - même si elles présentent des changements d’une société à une autre, d’un temps historique à un autre- persistent invariablement. Cette constance qu’on retrouve dans toutes les collectivités humaines comme une règle essentielle de l’organisation sociale semble exprimer une valeur de lien entre le biologique et le social et dont on serait tenté de l’élever au statut de nature. L’universalité de la division sexuelle était telle qu’elle semblait conforme aux lois du corps jusqu’à l’avènement du féminisme au 20ème siècle. La parution du livre de Simone de Beauvoir « Le Deuxième Sexe »[1] et de sa célèbre phrase « on ne naît pas femme, on le devient », symbolise un nouveau mouvement de pensée. On peut tout aussi bien dire qu’on ne naît pas homme, on le devient. C’est par et dans un processus historique que la personne humaine devient l’un ou l’autre. Elle relève d’un construit et non d’une nature. Homme et femme ne tirent pas leurs perceptions de la vérité biologique. Simone de Beauvoir marque ainsi une rupture avec l’essentialisme naturaliste. En cela, elle est, avec Margaret Mead, une des précurseurs des études sur le genre.

L’universalité de la division sexuelle fixe une représentation du masculin foncièrement distincte de la représentation du féminin. L’une et l’autre s’étayent sur la séparation des activités assignées à chaque sexe.  En premier lieu, aux hommes les travaux qui se pratiquent à l’extérieur et aux femmes les travaux domestiques. Margaret Mead écrivait : « On ne connaît aucune culture qui ait expressément proclamé une absence de différences entre l’homme et la femme en dehors de la part qui leur revient dans la procréation ; qui ait professé l’idée qu’ils ne sont, hors de cela, que des êtres humains aux attributs variables dont aucun ne peut être exclusivement assigné à l’un ou l’autre sexe…La dichotomie se retrouve invariablement dans chaque société »[2]. Françoise Héritier note, pour sa part, que cette binarité est fondamentale : « tout est distribué en deux et affecté à un sexe ou à l’autre selon deux pôles»[3].La division des sexes est donc au fondement des représentations du masculin et du féminin.

La femme est l’inverse de l’homme : la hiérarchisation des sexes 

Cependant, ce qui va donner fondamentalement du sens à la distinction des sexes, c’est le jugement de valeur porté sur cette séparation. Ces jugements de valeurs ne concernent pas seulement les capacités physiques mais touchent l’ensemble des comportements des hommes et des femmes y compris l’émotion et l’intelligence[4]. « Sur-imprimés »sur le corps sexué, ils donnent un caractère inégal et asymétrique au masculin/ féminin et dissolvent la notion de différence au profit du contraire et de la discrimination. Ces images antinomiques des sexes sont transmises très précocement aux enfants par le truchement de l’éducation. Celles inculquées aux filles sont à l’inverse de celles données aux garçons. Très tôt, par exemple, on apprend aux petits garçons de ne pas pleurer car c’est le propre des filles et des femmes de pleurer, comme si les larmes avaient un sexe. C’est dans un processus de socialisation que l’enfant, à travers les étapes de personnalisation, s’approprie les représentations antinomiques accolées à l’homme et à la femme. Par ce stratagème, la femme ne devient plus différente mais l’opposée de l’homme. Il est le sexe majeur, elle est le sexe mineur. Il est fort, elle est faible. Il est supérieur, elle est inférieure etc. Ce n’est donc plus la différence entre le sexe masculin et le sexe féminin qui importe mais c’est la signification qu’on leur imprime qui prévaut, ce qu’on désigne par le genre. Cette signification porte sur la négativité d’un sexe par rapport à un autre sexe. La différence de départ se transmute en une théorie de la hiérarchisation qui aboutit à l’existence d’un genre supérieur justifiant ainsi la domination et l’instauration d’un privilège de l’un sur l’autre. Ainsi, l’idéologie masculine valorise d’une façon définitive et généralisée des différences réelles ou imaginaires à son profit et au détriment de l’autre stigmatisée.

Cette binarité antinomique tire sa force de l’histoire humaine avant de s’habiller d’un discours religieux sur lequel elle va s’étayer. En Europe, on fait souvent le procès de l’islam parce que la question des femmes arabes est devenue le paravent des carences des politiques sociales vis-à-vis de l’immigration. Il convient alors de remettre « les pendules à l’heure » et rappeler certains faits. Dans l’Évangile, selon Saint-Jean (II-4), on lit, attribué au Christ : « Femmes qu’y a-t-il entre moi et toi ? ». Le livre des Juges (XVI-7sq) de la Bible présente Dalila comme le prototype de la perfidie féminine. Les Juifs les plus orthodoxes, dans leur prières du matin, ne manquent pas de remercier l’Eternel de les avoir fait hommes et non femmes. Celles-ci remercient également Dieu de leur permettre de s’adresser à Lui, même si elles sont femmes. Tout le Moyen âge occidental a vécu du dicton : « mulierperpeteusinfans » (la femme est un enfant perpétuel). Une certaine science n’a, en rien, renié de ce dicton : « La femme étant plus faible physiquement, il est normal qu’elle soit moins intelligente que l’homme »[5]. Masculin et féminin sont définis comme homme et femme sur la base des caractéristiques idéologiques attribuées à chacun des deux sexes de la société dans laquelle ils évoluent et non pas uniquement sur la base de leur anatomie. Ces caractéristiques opposées n’ont de valeur que par le rapport qui les relie et qui les spécifie. Autrement dit, elles tirent leur essence et leur reconnaissance non pas des éléments qui les délimitent isolément mais de cette forme de liaison si particulière qu'est la relation hiérarchique. C’est donc en dernière instance, la dimension hiérarchique en tant que dimension fondamentale de la relation entre homme / femme, qui réalise la représentation de l’homme et de la femme.

Une distinction hiérarchique dès l’aube de l’humanité pensante

Si la division hiérarchique des sexes est la règle universelle depuis des millénaires, qu’elle est son origine ? Cette construction binaire de modèles relève de constructions mentales provenant de modèles archaïques dominants.

Au temps du paléolithique ou le temps de la chasse et de la cueillette

Les travaux des préhistoriens montrent que la différence physique en faveur du masculin et la capacité d’engendrement, spécificité féminine, ont orienté, depuis les temps primitifs, la division complémentaire des activités en fonction des sexes. Alors que l’homme, du fait de sa supériorité physique, peut s’éloigner et chasser, la femme de par la multiplicité des accouchements et de ses caractéristiques physiques moindres, est souvent immobilisée, se déplace dans des territoires restreints et s’adonne à une activité moins dangereuse et moins pénible : la cueillette. Par opposition à la chasse, la cueillette ne présente aucun risque. La chasse, activité dangereuse et collective, est perçue comme activité présumée supérieure que la cueillette considérée comme activité facile et individuelle. Selon Françoise Héritier, le partage des tâches trouve là ses origines. L’activité sexuelle et l’activité alimentaire sont les deux activités qui vont transformer la distinction sexuelle des tâches. Il y a déjà là l’émergence d’une représentation hiérarchisée en fonction de l’appartenance sexuelle : « deux silhouettes apparaissent : celle de l’homme redressé l’arme haute, affrontant l’animal et celle de la femme courbée sur l’enfant »[6]. Hommes et femmes développèrent à partir de cette première répartition des tâches, deux styles de vie bien distincts et formèrent deux groupes séparés. André Leroy Gourhan indique l’existence d’espace féminin et d’espace masculin dans l’habitation préhistorique. L’hypothèse qu’hommes et femmes ne mangeaient pas ensemble, qu’il existait une séparation des sexes au moment des repas, qu’il y avait une différenciation sexuelle dans le partage de la nourriture, prend une valeur d’un ordonnancement déjà en ces temps reculés.

A la période néolithique

Au 6ème millénaire avant notre ère, avec la découverte de l’agriculture, la civilisation de l’éleveur succède à la civilisation du chasseur. Pour labourer et fertiliser la terre, l’homme associe l’animal à son activité agricole. Il domestique les animaux. L’observation de ces derniers va induire, chez l’homme, la vérité de la conception des naissances et réaliser la corrélation entre la conception et les actes mâles. En effet, avant la compréhension que la transmission de la vie exigeait la coopération des deux sexes, l’homme croyait en une reproduction sans fécondation. Certaines légendes attestent de l’existence du mythe de la Déesse Mère qui engendre par parthénogénèse. La croyance en une sorte de parthénogénèse donnait du prestige au culte féminin. Dans la mythologie grecque, la croyance que les enfants revenaient uniquement à la mère, faisait que chacun n’était connu que par le nom de sa mère. Cette ascendance va pâlir à partir du moment où l’on passe d’une conception unisexuée de la fécondité à une fécondité bisexuée. 

L’apparition de la guerre

La guerre naît avec l’avènement de la richesse agricole et l’apparition des villages. Avec elle, les guerriers succèdent aux chasseurs. L’épée et le poignard remplacent l’arc du chasseur. Mais surtout une autre représentation inverse apparaît: l’homme-guerrier fait couler le sang alors que la femme perd son sang. Selon Françoise Héritier, une nouvelle croyance apparaît : « c’est parce qu’il ne perd pas son sang qu’il produit du sperme ».

Par le pouvoir du sperme, la participation de la femme dans la procréation va même apparaître comme secondaire. Elle sera perçue comme un contenant. C’est par elle que l’homme se perpétue. Son rôle dans la fécondité sera associé au rôle de la terre dans l’agriculture. La terre est fertile par l’activité de semence de l’homme, la femme par le sperme de l’homme. C’est ainsi que les enfants reviennent à l’homme et non à la femme comme le blé semé revient au paysan et non à la terre. C’est l’homme qui engendre l’homme, la femme n’est qu’un réceptacle. La nomination de l’enfant du nom du père dans le système patriarcal traduit une appropriation symbolique par l’homme de la puissance procréatrice. Ce procédé de ramener au mâle la naissance d’un enfant, on  le retrouve sous différentes formes à travers le temps et l’espace. A ce propos, Bernard This note l’observation de rituels de la couvade masculine dans le pays basque où « les femmes, juste après l’accouchement, s’occupent des travaux ménagers et les hommes se mettent au lit avec leurs nouveaux nés pour recevoir des félicitations »[7].

Par ailleurs, Bruno Bettelheim relève un rite d’initiation des adolescents dans certaines sociétés exprimant l’attribution au mâle la naissance d’un enfant: « En Indonésie, à l’adolescence, on emmène les jeunes les yeux bandés dans une maison. Les parents restent dehors…Dès qu’ils rentrent, on entend des bruits, des épées ensanglantées sortent du toît. Tout porte à croire qu’on leur a coupé leur tête…Les mères pleurent… et on leur fait croire que les enfants ont été volés et tués par des sorciers. Quelques jours après, les hommes reviennent avec une heureuse nouvelle. Les prêtres du village ont pu convaincre le Diable de rendre les jeunes hommes… Le chef ordonne au jeune de ne dire jamais la vérité »[8].

L’histoire de ce rite, qui doit rester secret entre les hommes, est l’équivalent du secret des femmes sur l’accouchement. Enfin, Godelier[9]  rapporte que chez les Baruya, l’enfant est avant tout le produit du sperme de l’homme. La répétition des coïts le fera croître dans le ventre de la femme. Le processus de grossesse revient à la capacité virile répétée parce que le fœtus se nourrit du sperme. C’est le mâle qui donne ainsi la vie. C’est de la semence mâle qu’un enfant naît et grandit ; c’est d’elle également que provient le lait de la femme. Godelier rapporte un rite à savoir que les Baruya gardent au secret des femmes à qui on fait croire que le sperme donne aux hommes le pouvoir de faire renaître les jeunes garçons hors du ventre de leur mère, dans le monde des hommes et par eux seuls. Les jeunes initiés, dès qu’ils pénètrent dans la maison des hommes, sont nourris au sperme par leurs aînés. Cette injection est répétée pendant de nombreuses années dans le but de les faire croître plus grands, plus forts et supérieurs aux femmes. C’est l’homme qui engendre l’enfant.

L’instauration du mariage et le fondement de la famille patriarcale

C’est parce que ce sont les femmes qui portent les enfants et que les hommes sont biologiquement responsables qu’il a bien fallu instituer des rites scellant l’alliance de la femme et de l’homme. Le mariage est un épisode historique qui assoit le modèle de la domination du sexe masculin sur le sexe féminin. Il est la réponse universelle au cadrage des pratiques sexuelles féminines et au rapport à la filiation d’où l’importance du système familial, des codes et des normes qui l’organisent et de son rôle de transmission intergénérationnelle des valeurs du groupe social. En cela, il fonde la société patriarcale. C’est par l’éducation que les parents et les institutions inculquent aux enfants, dès leur plus jeune âge, les valeurs culturelles de la société et, en premier lieu, les représentations du masculin et du féminin qui sont au fondement de l’organisation sociale. Prenons l’exemple de la nomination qui survient dès la naissance d’une fille dans le monde arabo-musulman. « Fatima » est le prénom féminin le plus fréquent. L’étymologie de ce mot exprime l'enjeu qui se trame derrière chaque naissance féminine. Le prénom Fatima vient du mot Fathama qui signifie sevrer. Cette nomination porte en elle-même un souhait qui indique un trajet de vie espéré. En la nommant ainsi, on souhaite à la petite fille qui vient de naître, qu'elle vive, qu'elle grandisse, qu'elle se marie, qu'elle enfante et qu'elle élève ses enfants jusqu'à leur autonomie[10]. Une telle nomination signe, en fait, le destin d’une personne née de sexe féminin. Ce destin se déplie en trois phases pendant lesquelles la personne de sexe féminin occupe trois positions:

-D'abord une position de fille de… durant laquelle est inculquée à l’enfant l’idéologie d’une société caractérisée par des représentations binaires et hiérarchisées du masculin et du féminin. Dans les pays arabes, on l’élèvera à développer une activité domestique, une compétence à l’intérieur du foyer.

- Puis une position d'épouse de… Etre épouse revient à occuper une place hiérarchiquement définie en fonction de l’appartenance à un sexe.  L’article 39 du code de la famille de1984[11], stipule que « l’épouse est tenue d’obéir à son mari et lui accorder des égards en sa qualité de chef de famille, d’allaiter sa progéniture si elle est en mesure de la faire et de l’élever. Elle est tenue aussi de respecter les parents de son mari et ses proches ». La femme est clairement fixée dans une position inférieure.

-Enfin, une position de mère de...Le statut de mère de, stade ultime, sacré, est le stade de toute puissance. Elle sera l’actrice au quotidien de la protection, de l’éducation des enfants surtout les mâles car de futurs hommes. La finalité du processus signifié par le prénom Fatima est donc d'être une mère .Cette nomination scelle un destin conforme au corps.
Il fonctionne tel un oracle : « tu seras une mère ». Ce prénom révèle, par conséquent, qu’être de sexe féminin ne se définit en dernière instance ni par la trace de la différence anatomique, ni par l'appartenance à une catégorie mais par un processus capable de la faire passer d'une période à une autre, d’une place à une autre.

La notion de place : entre sexe et genre

Les places sociales apparaissent comme des manières prescrites d’être et de communiquer. Il y a nécessité, pour les individus, d’accepter les règles pour s’intégrer. Ces places traduisent l’ensemble des normes et des  valeurs qui définissent les styles d’être des deux sexes. Elles requièrent donc des déterminants psycho-sociaux. Ces règles sont le lieu où se gère la question de l’appartenance ou de non-appartenance à un genre dans une organisation sociale.

La notion de place ouvre des perspectives nombreuses pour comprendre et analyser les représentations assignées à l’un ou à l’autre sexe dans la mesure où elle obéit à des déterminants psychosociaux qui s'ancrent dans la réalité sociale et qui tendent à imprimer un parcours de socialisation opposé s’agissant du sexe féminin ou du sexe masculin. Ces places situent subjectivement une personne dans un système symbolique.  Elles en sont le support principal. L'importance de la notion de place  permet de saisir la nature interactionnelle de l'identité de genre. En effet, celle- ci ne résulte pas stricto sensu des places en tant que telles mais des rapports de place, des relations inter/relationnelles des rôles et des positions. La place à travers laquelle s'actualise l'être féminin ou masculin, est toujours reliée à d'autres places corrélatives. Ainsi, la représentation de l'époux suppose celle de l'épouse, la représentation de la mère suppose celle de l'enfant et celle du père tout en incluant les normes sociales. Ce qui révèle une fois encore que la question de la féminité et de la masculinité, qu'elle soit à l'échelle individuelle ou sociale, ne se définit pas par elle-même mais continuellement couplée, constamment associée l'une à l'autre, l'une dans sa relation à l'autre. L’identité sexuelle « requiert l'existence de l'autre, de quelqu'un d'autre dans une situation grâce à laquelle s'actualise l'identité de soi»[12].  

Pouvoir et sexe

L’humain naît, se développe et s’émancipe par et dans la relation à l’autre. Cependant, la relation humaine n’est jamais égalitaire.  Lorsqu'une relation se noue, les partenaires entreprennent toujours un travail de négociation le plus souvent implicite pour définir leur relation et la position de l'un par rapport à l'autre car les places ne sont jamais d’égale valeur ni neutres. La domination du masculin sur le féminin en est une de ses expressions centrales. Le pouvoir ne se définit pas comme un attribut plus ou moins clairement établi dont on pourrait s'approprier les moyens. Utilisé comme instrument relationnel, il sert à placer l’un dans une position supérieure et l’autre dans une position inférieure. Ainsi en Algérie, on entend souvent dire qu’un homme n’est homme que s’il entre dans un champ de pouvoir vis à vis de la femme et occupe la place supérieure que lui confère la société par rapport à la place d’obéissance et de soumission que doit occuper la femme. Ces places leur sont réservées socialement et sont hiérarchiquement complémentaires. Ainsi, tout individu est à repérer par rapport aux structures culturelles qui l’enveloppent depuis sa naissance, qui l’enracinent dans une place et le font reconnaître. Ces structures culturelles, qui préexistent et déterminent la personne dans un style de communication, prennent toute leur signification quand elles s’insèrent dans le parcours social des individus.

Les actes de la personne dans la recomposition de la représentation de la femme

Les individus, sous l’effet de la pression du groupe d’appartenance, s’approprient les règles sociales pour s’intégrer et pour grandir en conformité aux exigences de leur milieu. Mais le sujet n’est pas simplement un reflet des influences extérieures. Il n’est pas ce « papier blanc »sur lequel la société imprime ses normes d’une manière uniforme pour tous les individus qui la composent. Pour que cette action sociale soit effective, il faudrait ajouter une action du sujet lui-même. Il n’intériorise pas les règles uniquement pour être conforme au modèle imposé par la société mais aussi pour se confirmer en tant qu’individu. Pour se réaliser, il peut certes se conformer aux règles, les modifier, les changer ou même s’opposer à elles. L’être humain est auteur de ses actes et de sa propre construction. Il élabore pour cela des stratégies[13].

Ce sont les actions du sujet qui expliquent la variabilité et les changements de représentations de la femme et de l’homme dans une même société. Sans cette part active des individus, sans les actes de la personne même, on ne peut expliquer ces variations dans les représentations et dans les rapports entre les deux sexes. Ces dernières n’émanent pas uniquement de la société à laquelle l’individu devrait unilatéralement se soumettre. Pour illustrer ce propos, l’exemple des changements opérés par les femmes en Algérie nous semble adapté. Nous assistons actuellement à une recomposition identitaire des femmes suite à trois modifications importantes :

A/ Une baisse sensible du taux de natalité : En 2012, on notait un taux de natalité qui avoisinait les 2,7%. Pour rappel, en 1980, on enregistrait un taux de natalité de 7%. Le taux de natalité a chuté et par conséquent la durée de la partie vouée à la gestation et aux soins des bébés dans la vie de la femme mariée, a considérablement diminué. En termes d’investissement temporel, la mère est moins mère alors que c’était l’identité essentielle d’une femme et son unique destin.

B/ Une hausse sensible du niveau d’instruction chez les femmes. Les étudiantes sont majoritaires aujourd’hui dans l’enseignement supérieur et dans de nombreux domaines de formation professionnelle. L’institution scolaire est devenue le centre de la socialisation des personnes de sexe féminin ; la famille n’est plus l’unique institution de formation de l’individu de sexe féminin.

C/ Un troisième trait essentiel est sans conteste l’accroissement du taux de participation des femmes aux activités professionnelles[14]. Les femmes, agissant et existant en dehors de la famille, assumant des responsabilités morales et matérielles, remplacent en bien des cas l’image ancienne dans laquelle elles étaient confinées. Cette nouvelle représentation est le résultat de parcours personnels de femmes et d’actes de construction de leurs propres personnes et non pas une position prédéfinie par son corps ou par l’idéologie sociale traditionnelle dans laquelle elle s’insère. Par ce processus, la personne s’élabore par elle-même dans son individualité et s’enrichit par l’accession à toutes les formes d’activité et de participation dans la société.

Ces trois facteurs convergent pour favoriser une extension de l’activité des femmes vers des activités et des places qui se rapprochent des occupations masculines. Du coup, la représentation des femmes se modifient et se détachent des images traditionnelles associées au corps
et aux fonctions maternelles et reproductives de la cellule familiale.

Ces nouvelles places occupées par les femmes sont l’expression de changements fondamentaux. Ces changements sont dits fondamentaux parce qu’ils touchent simultanément à l’identité sexuée de la personne et à sa position dans l’organisation familiale. L’accès à de nouvelles  positions et activités ont des conséquences sur des pratiques sociales même les plus tenaces et sur des rôles considérés comme primordiaux dans la culture arabo-musulmane comme ceux touchant aux rapports précoces et privilégiés de la mère à ses enfants. L’apparition très rapide  de mini crèches parallèlement aux crèches communales en est l’expression la plus significative. Pour la première fois dans l’histoire de  ce pays, des mères délèguent à des personnes étrangères leurs activités de nursing. Traditionnellement, la place de la mère est auprès de son bébé, or la multiplication de crèches montre que majoritairement les mères ne se définissent plus uniquement par et dans la relation à l’enfant. Elles se sont enrichi d’autres rôles qui signent leur accession à d’autres formes de participation que celles relevant simplement d’un confinement dans la nature de leur corps

La redéfinition du rôle de la femme entraîne un changement dans les comportements de l’homme

Puisque le genre masculin et le genre féminin se définissent par cette forme de relation si particulière qu'est la relation hiérarchique, il est clair que la redéfinition de la position des femmes entraîne des changements de comportements et des rôles nouveaux chez leurs partenaires de l’autre sexe. Cette observation consolide l’idée qu’il est impossible de caractériser isolément l’homme ou la femme et confirme l‘interdépendance des uns et des autres dans les différents registres qu’ils occupent. A ce propos, donnons l’exemple des changements de relations pères-enfants suite aux changements opérés par l’entrée des femmes dans le monde professionnel. Dans le système traditionnel caractérisé par la division des tâches par sexe, le père n’a pas fonction d’avoir des rapports directs avec ses enfants durant les premières années. Il se spécifie par son absence par opposition à la mère omniprésente. La présence du père est symbolique. Un homme adulte m’avouait qu’il ne connaissait pas la couleur des yeux de son père. C’est dire la distance existant entre père et  fils et qui demeure tout au long de la vie. Mais suite à la généralisation de la famille nucléaire et au travail féminin en dehors de l’espace domestique, de nouveaux comportements des pères actuels en Algérie envers leurs enfants apparaissent et témoignent d’un investissement paternel précoce et direct. Ces comportements[15] relevaient traditionnellement de la sphère maternelle exclusivement. Il y a là l’expression d’un père présent et non un père distant. Un père source de tendresse et ayant des comportements d’attachement et pas seulement autoritaire et séparateur. Cette précocité des relations pères-enfants était inexistante dans un passé récent. On peut même dire qu’elles étaient interdites à l’homme car considérées comme comportements caractéristiques de la féminité. Ces nouveaux comportements révèlent l’importance des changements culturels dont les auteurs sont les actes de la personne et non plus l’ordre social.

Conclusion

Hommes et femmes ne sont pas des données préexistantes, sorte d’entité de base de la réalité sociale. Ils ne correspondent pas uniquement  à une vérité organique. Ils s’éclairent l'un par rapport à l'autre. Les considérer dans leur interaction permet d'obtenir des révélations sur les représentations des deux sexes qui resteraient cachées si on les considérait d'une manière dichotomique. Le parcours du temps et de l’espace indiquent que la représentation de l’un et l’autre sexe a toujours  été orientée depuis la préhistoire par les activités assignées à l’un et interdites à l’autre. C’est dans les activités que s’organise la séparation complémentaire mais hiérarchique de la relation homme/femme. Elle n’existe pas en dehors des activités sociales. Elle est produite dans les actions quotidiennes et les discours. Les changements, les redéfinitions et les recompositions identitaires des deux sexes à travers l’histoire et les sociétés montrent que la représentation du genre humain est un processus, un accomplissement de pratiques continues qu’il s’agit de repérer dans les pratiques sociales et dans les mécanismes qui participent à la production de ces deux catégories sexuées distinctes et hiérarchisées  mais qui tendent au XXIe siècle à l’égalité.


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Notes

[1] Beauvoir, S. (1974), Le Deuxième Sexe, collections « idées », NRF.

[2] Mead, M. (1975), L’Un et l’Autre Sexe, Paris, Denoël-Gonthin, p. 13-14.

[3] Françoise, F. (1996), Masculin/Féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob p. 48.

[4] « L’homme est plus intelligent, fort…La femme est plus émotive, faible » tels sont les stéréotypes les plus fréquents.  

[5] « Femmes », Dictionnaire Larousse Encyclopédique du XVIIIème Siècle.

[6] Morin, E. (1973), Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, p. 71.

[7] This, B. (1980), Le père : acte de naissance, Paris, Le seuil, p. 58. 

[8] Bettelheim, B. (1975), Les blessures symboliques, Paris, Gallimard, p. 35. 

[9] Godelier, M. (1982), La production des grands hommes, Paris, Fayard, p. 70.

[10] Ce souhait est traduit par le terme El Fal.

[11] Le code de la famille 1983.

[12] Tap, P. (1991), Masculin et Féminin chez l’enfant, Toulouse, Privat, p. 143.

[13] Les stratégies sont l’ensemble des comportements et des conduites qu’un individu  adopte à la fois pour s’adapter aux exigences sociales mais aussi pour se réaliser.

[14] Cependant, il faut noter qu’en pourcentage le taux de travail rémunéré des femmes demeure faible comparativement à celui des hommes.

[15] Allaiter, changer les couches, apporter le pot pour que le nourrisson fasse ses besoins, accompagner l’enfant aux toilettes et le nettoyer.

 

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