Insaniyat N°s 69-70 | 2015 | Les migrations vues du Sud| p. 127-138 | Texte intégral
Saïd BELGUIDOUM: Université Aix Marseille, CNRS, IEP, IREMAM, Aix-en-Provence, France. Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
Sidi Mohammed MOHAMMED: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
L’actualité des migrations internationales
Périphériques dans les années 1960[1], les études migratoires prennent une place importante dans les sciences sociales. De fait, les mobilités internationales occupent régulièrement « les devants d’une actualité qui n’en retient que les manifestations spectaculaires et souvent dramatiques »[2]. En 2013, la population immigrée mondiale est estimée à 232 millions, marquant certes une progression constante, mais ne représentant que 3,2% de la population mondiale[3]. Ces données sont sans doute minorées, d’une part parce que le recensement des migrants est une statistique difficile à produire et les pays n’utilisent pas les mêmes critères pour compter leurs immigrés (rarement leurs émigrés) et d’autre part, elles ne prennent pas en compte les populations qui, après être passées par l’expérience migratoire, sont retournées dans leur pays. Elles expriment pourtant une tendance forte des populations, pour des raisons diverses, à changer, pour un temps plus ou moins long, parfois définitif, de pays.
Au-delà de ces données globales, le phénomène migratoire est loin d’être homogène et touche différemment les pays, même si aucune région du monde n’y échappe. Pays d’émigration et d’immigration, concentrations différentes, nature des migrations, typologie des migrants…les éléments de différenciation sont nombreux.
En un siècle, avec la fin des colonisations, un double renversement des flux migratoires s’est opéré entre le Nord et le Sud. Dans un premier temps, les migrations Sud-Nord se sont substituées aux migrations Nord-Sud (celles des colons Européens, du 19ème siècle et du début du 20ème siècle). Après la Seconde guerre mondiale, les pays du Sud ont fourni une part importante des migrants internationaux. Depuis une trentaine d’années, avec la restructuration industrielle des pays du Nord, un déplacement vers d’autres pays du Sud se réalise. Ainsi en 2013, on distingue quatre grands types de flux : les migrants nés au Sud et vivant au Nord (81,9 millions), ceux nés au Sud et vivant dans d’autres pays du Sud (82,3 millions), les migrants Nord-Nord (53,8 millions) et enfin, le groupe qui dominait il y a un siècle, celui des migrants nés dans le Nord et installés dans un pays du Sud (15 millions). Depuis peu, les migrations Sud-Sud dépassent légèrement celles du Sud vers le Nord[4].
Le phénomène migratoire n’est pas récent, mais son actualité brûlante interpelle à plus d’un titre. Il s’inscrit dans un nouveau contexte, celui d’une mondialisation dont on n’a pas encore mesuré tous les effets. Les transformations à l’échelle mondiale redéfinissent les mouvements migratoires qui, eux-mêmes, agissent sur les enjeux entre Etats et au sein même des sociétés.
Alors que les migrations du 20ème siècle étaient essentiellement le fait de paysans déracinés[5] et répondaient aux besoins d’une économie capitaliste en pleine croissance, les migrations actuelles sont multiformes, que ce soient dans les routes suivies, les profils concernés ou les buts recherchés. Elles ne concernent plus les mêmes types de groupes, de catégories sociales et d’âges, de sexe et de régions. Aux raisons purement économiques, se rajoutent ou se substituent des raisons sociétales.
Dirigées essentiellement vers les pays capitalistes développés, là où l’industrie fordiste fortement demandeuse de main-d’œuvre était localisée, elles sont devenues intercontinentales et touchent toutes les régions du monde avec des degrés différents.
Quelques données chiffrées illustrent cette diversité. Ainsi, 10 pays accueillent près de la moitié des migrants internationaux. La proportion d’immigrés varie énormément et dépassant la moitié de la population dans certains pays (Qatar, Emirats arabes unis, Koweït), alors qu’elle est inférieure à 1% dans d’autres (Inde, Chine, Japon)[6] et de 11% pour les pays de l’OCDE[7].
Les Etats-Unis enregistrent le plus grand nombre d’immigrés au monde (43 millions en 2010) et le Mexique est le pays qui a le plus d’émigrés (plus de 10 millions) (Pison, 2010). Certains pays sont à la fois des pays d’immigration et d’émigration : le Royaume-Uni compte pratiquement autant d’immigrés (4,9 millions en 2000) que d’émigrés (4,2 millions). D’autres, anciens pays d’émigration, sont devenus des pays d’immigration : Espagne, avec un taux d’immigrés de 14%. (OCDE, 2013). Enfin, de nombreux pays, tout en étant toujours des pays d’émigration, commencent à accueillir aussi des populations migrantes à titre d’exemples le Maroc et l’Algérie.
Au-delà de cette actualité brûlante, ce dossier invite à une réflexion sur les multiples aspects d’un phénomène qui, tout en se transformant, agit sur les sociétés.
Mondialisation et nouveaux enjeux migratoires
Le fordisme a marqué une période importante dans l’histoire des migrations. Les besoins considérables d’une industrie essentiellement installée dans les pays occidentaux, l’urbanisation et la mise en place des nombreuses infrastructures ont généré un besoin considérable de main-d’œuvre que l’exode rural, puis la main-d’œuvre bon marché dans les pays colonisés, allaient satisfaire[8].
Mais à partir du milieu des années 1970, une nouvelle division internationale du travail se met en place, entrainant une délocalisation de la production industrielle et l’ouverture de nouveaux marchés de consommation. Les flux migratoires basés sur la satisfaction des besoins de l’industrie fordiste et du bâtiment sont stoppés. Ce sont d’ailleurs principalement ces populations, installées dans les banlieues industrielles de l’Europe, qui seront prioritairement touchées par la désindustrialisation et la fin des grands chantiers de construction. Dans certains pays, le taux de chômage des populations immigrées est deux fois supérieur à celui de l’ensemble de la population active[9].
Avec la fin du fordisme et le recours aux mains-d’œuvre coloniales qui ont largement alimenté les industries et participé à l’essor économique des pays occidentaux, de nouvelles dynamiques se mettent en place et s’inscrivent dans un double mouvement de globalisation. Si la mondialisation a provoqué, à partir des années 1980, un redéploiement des espaces de production, elle a aussi profondément modifié les modalités de l’échange transnational et des circulations des personnes qui cherchent à s’émanciper ainsi des histoires de domination postcoloniale qui jouaient à plein aux interfaces Nord-Sud.
En même temps que s’opèrent les mécanismes des grands groupes financiers et industriels, une mondialisation discrète ou silencieuse, ou mondialisation par le bas[10], fait émerger de nouveaux espaces de circulation transnationale, s’appuyant sur des formes de production plus flexibles. C’est dans ce contexte postfordiste lié à la crise industrielle, à la montée du chômage et au « contrôle de l’immigration » que se construisent de nouvelles formes de mobilité, que s’inventent de nouvelles routes.
Ces mobilités se repèrent notamment autour de la Méditerranée, étudiées par Tarrius qui propose, pour rendre compte du phénomène, l’expression de « mondialisation par le bas » afin de mettre en lumière de nouvelles mobilisations économiques au sein des communautés transnationales maghrébines.
Durant les années 1990-2000, ces modalités de l’échange transnational qui articulent formel et informel, d’abord circonscrites à quelques régions du monde, se démultiplient. Ainsi, les places marchandes où se côtoient des entrepreneurs transnationaux provenant de multiples horizons géographiques se renforcent sur tous les continents. De nouvelles formes de circulations et de nouvelles figures de migrants voient le jour, expression de cette mondialisation discrète mais efficace.
Nouveaux paradigmes, nouvelles approches
C’est dans ce contexte que les études migratoires ont pris un nouvel essor. Il est vrai qu’elles ont acquis un vrai statut et sont loin d’être marginales aujourd’hui. Dans un récent appel à communication pour un colloque international célébrant ses trente ans, Migrinter, laboratoire de recherche fédérant en France une partie importante des études sur les migrations, faisait remarquer à juste titre que « tout en se structurant en champ autonome, les études migratoires irriguent et renouvellent les questionnements scientifiques plus généraux des sciences sociales. Toutes les disciplines sont à présent concernées : la géographie, l’histoire, la démographie, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, mais aussi la philosophie, la linguistique, la psychologie, la littérature »[11].
Le redéploiement des pratiques migratoires a obligé la recherche à se repositionner en renouvelant les approches tant sur le plan conceptuel que méthodologique.
C’est surtout un déplacement du regard qui a été réalisé, rompant avec l’image de l’immigré, ce travailleur utile du fordisme, doublement absent des sociétés (celle d’origine et celle d’installation), étudié en tant que flux et « stocks » dans les statistiques des offices de la main d’œuvre des différents Etats.
Dans un contexte de mondialisation où les moyens de communication et de circulation sont importants, saisir les mobilités internationales, cerner les figures des migrants, identifier les modalités et les formes de circulation dans leur dimension labile (émigration/immigration, circulation transnationale, déplacements forcés, expatriation professionnelle et études...), font partie des enjeux actuels de la recherche. Les pistes sont nombreuses et touchent des problématiques allant « de la double absence » à « la double présence » en réinterrogeant les manières d’analyser les processus d’acculturation, d’intégration, d’assimilation et de retour.
Des études novatrices portent sur les transmigrations[12] et les circulations migratoires, les nouvelles formes de cosmopolitisme en reposant la question du statut des minorités dans les sociétés contemporaines. S’intéresser aux routes, aux profils, aux effets des migrations tant sur les sociétés d’accueil que sur les sociétés d’origine, sont autant d’axes stimulants pour saisir l’impact des mobilités internationales sur les sociétés.
Sur le plan méthodologique, des évolutions notoires ont été faites, rompant avec l’ethnocentrisme et le nationalisme méthodologique, dont les plus significatives sont les approches multi-situées, qui permettent de saisir l’émigré/immigré comme une totalité[13], les approches sur les circulations transnationales (parcours migratoires et lien avec le pays d’origine, circulation entre différents pays).
L’article d’Ester Mikuszies, dans notre dossier, est une illustration de ce renouvellement en proposant une approche comparative et multi-située (« follow the thing » et « follow the biography ») pour suivre les Marocains et Equatoriens en Espagne.
Les nouvelles figures du migrant
Les transformations du phénomène migratoire obligent aussià s’intéresser à la sociologie des migrants, à leurs profils et à leurs projets. Aux ruraux des années 1960, puis aux jeunes chômeurs des villes ou des périphéries urbaines des métropoles du Sud se rajoutent aujourd’hui de jeunes urbains dotés d’un capital scolaire et de diplômes universitaires. Cette dernière catégorie de migrants est à la fois liée aux transformations des structures sociales des pays du Sud mais aussi à l’intérêt qui leur est porté par les pays développés.
Si en 2013, un tiers des migrants internationaux n’ont pas de diplôme ou ont suivi une scolarité courte, le nombre de diplômés ne cesse d’augmenter et ce qu’il est convenu d’appeler « la fuite des cerveaux » prend de l’ampleur. « La proportion de migrants hautement qualifiés dans les pays de l’OCDE est en forte augmentation, (+70%)» constate une étude de l’OCDE qui estime que, depuis plusieurs années « dans presque tous les pays d’origine, le taux d’émigration des personnes hautement qualifiées est supérieur au taux d’émigration total »[14].
L’immigration choisie, celle d’une main-d’œuvre diplômée et formée dans son pays d’origine, se développe et est encouragée par des Etats qui veulent ainsi réguler les flux migratoires en fonction de l’évolution de leur économie.
L’hétérogénéité des figures du migrant et leurs pratiques sont révélatrices de leurs capacités d’adaptation et d’innovations. Ils sont aussi bien étudiants, cadres, commerçants, ouvriers, employés dans les services ou travailleurs agricoles et peuvent au cours de leur carrière endosser plusieurs métiers.
Les réseaux dans lesquels s’inscrivent les migrations sont aussi source de nouvelles investigations : émergence ou déclin de certaines formes de réseaux (familiaux, villageois, claniques, nationaux ou transnationaux, confessionnels …). Le projet migratoire est aussi une aventure humaine, dans le sens où l’incertain (la destination, les conditions de vie dans le pays de destination) se conjugue avec l’espoir, celui d’une quête d’un mieux-être[15]. Les drames de Haragas en Méditerranée illustrent aussi les risques pris dans la migration.
Réussite pour les uns et échec pour les autres, l’aventure migratoire est une expérience personnelle, portée par une logique collective, liée à un imaginaire qui entretient et transmet d’une génération à une autre cette quête. C’est cette dimension qu’interroge Ali Belaïdi, dans son article « imaginaire et imaginal, aux origines du projet migratoire ». Il nous montre comment, à partir de catégories philosophiques, l’imaginaire et l’imaginal se construit une quête de l’ailleurs. « L’imaginal, comme second imaginaire, se substitue à l’imaginaire pour le reproduire et lui permettre d’assurer sa fonction. D’ordre fantasmagorique à l’image d’un monde utopique, l’imaginaire migratoire investit le quotidien afin de légitimer le départ » (Belaïdi).
Redéploiement des parcours migratoires et diversification des destinations
Incontestablement, les migrations connaissent un changement de nature et entrent dans une ère de flux globalisés et multidirectionnels. Cette évolution témoigne de la diversification des trajectoires des migrants qui tendent à délaisser les anciennes destinations privilégiées que constituaient les ex-métropoles coloniales.
Plusieurs facteurs contribuent à ce redéploiement : la fin du fordisme et du besoin de main d’œuvre pour son industrie, le durcissement du contrôle des frontières qui s’en est suivi et, simultanément, les effets de la mondialisation et des nouvelles opportunités qu’elle offre dans les pays du Sud et les pays émergents.
Paradoxalement, alors que la mondialisation impacte profondément les sociétés locales et nationales, tant sur le plan économique que sur celui des modes de vie et de consommation, la circulation des personnes est régulièrement remise en cause par les Etats-nations qui cherchent à rendre plus rigides leurs frontières ou qui, comme l’Union Européenne, durcissent leurs procédures de contrôle, obligeant alors les candidats à l’immigration habituellement tournés vers ces pays à trouver de nouvelles destinations.
De nombreux travaux attestent de la grande diversité des routes. Déjà, dans les années 1990, « 70% des émigrés ouest-africains restent en Afrique (61% privilégiant d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, 8% l’Afrique centrale et 1% l’Afrique du Nord), 15% en Europe, 6% en Amérique du Nord et 9% entre l’Asie et l’Amérique du Sud »[16].
La Chine devient une destination, notamment pour des étudiants et commerçants africains[17] et comme le note Régis Minvielle[18] les pays d’Amérique du Sud deviennent également des étapes ou des implantations plus durables dans les parcours migratoires d’Africains subsahariens.
Ces nouvelles destinations sont aussi liées au développement du commerce transnational. Ainsi, les entrepreneurs marchands arabes sont nombreux à s’installer dans les comptoirs qui jalonnent les routes de ce commerce (Istanbul, Dubaï, Chine, Malaisie…). L’article de Saïd Belguidoum et Olivier Pliez (en arabe) montre comment au début des années 2000 s’est mis en place un comptoir arabe à Yiwu, dans la province du Zhejiang en Chine et que plusieurs milliers d’Arabes et d’Africains subsahariens entretiennent et organisent le commerce des produits chinois avec leur pays respectif. Migrants d’une nouvelle ère, ces entrepreneurs marchands inaugurent une nouvelle forme de migration transnationale[19].
Avec la diversification des flux, l’Algérie n’échappe pas à ce phénomène accueillant pour des périodes de deux ou trois ans les travailleurs venus avec les grandes entreprises de BTP chinoises[20] et turques mais aussi les migrants subsahariens en transit prolongé vers l’Europe. Abelkader Khelifa explique dans son article (en arabe) comment Ouargla (en Algérie), tout en devenant une ville étape de l’immigration subsaharienne, voit aussi se fixer une partie des migrants qui trouvent à s’employer dans les nombreux chantiers de construction ou dans les palmeraies, répondant ainsi à un besoin manifeste de l’économie locale.
De la double absence à la double présence ?
Rompant avec la vision du travailleur immigré qui se fixe dans la société d’accueil, l’analyse porte de plus en plus sur la capacité des migrants à organiser leurs circulations et à entretenir des liens avec leur pays d’origine tout en affirmant leur présence dans le pays d’accueil.
Cette prise en compte des liens transnationaux, que les nouveaux moyens de communication et d’échange ont favorisé et renforcé[21], oblige à réfléchir sur une nouvelle réalité : la double présence qui tend à se substituer durablement à la « double absence »[22] caractéristique des migrations fordistes et remettent d’actualité les pratiques diasporiques.
Ces rapports avec la société d’origine sont analysés dans ce dossier à partir d’une étude originale portant sur les liens entretenus par les émigrés avec leur village d’origine. Titem Bessah nous montre de manière fine et exhaustive comment les émigrés sont partie prenante des actions de développement local en finançant des équipements collectifs.
Double présence ou retour ? La question peut se poser dans un contexte où les circulations permettent d’affirmer sa présence dans les deux pays. Quasi inexistants dans les statistiques, les retours sont pourtant réels et ne concernent pas seulement les travailleurs en fin d’activité.
Nesrine Amina Benhaddad et Nacer-Eddine Hammouda, nous montrent comment la migration de retour constitue une problématique complexe « qui repose sur plusieurs segments d’analyse et notamment son lien étroit avec le développement économique et social des pays d’origine ».
À partir d’une approche macro-économique, les deux auteurs nous proposent une analyse intéressante montrant à la fois la difficulté à mesurer le phénomène, mais permettant de cerner un certain nombre de facteurs liés à ces retours (mobilisation des capitaux humains, sociaux
et financiers).
Effets des migrations sur les sociétés
Cette double présence questionne sur la place des migrants que ce soit dans leur pays de départ que dans les pays d’installation. La citoyenneté, l’intégration, la participation à la vie politique locale, la reconnaissance de la double nationalité, le multiculturalisme, le droit des minorités sont autant de questions et d’enjeux pour les sociétés.
Il est symptomatique que pour des raisons certes différentes mais illustratives de la défiance des Etats vis-à-vis de la double nationalité; la France et l’Algérie cherchent à limiter les droits de leurs binationaux, en proposant de les destituer de la nationalité française pour les auteurs d’actes terroristes (projet qui n’aboutira pas) ou en leur empêchant d’accéder aux hautes fonctions de l’Etat en Algérie.
Dans cette optique, Ester Mitzukis étudie le migrant en tant que sujet se trouvant dans une position paradoxale, entre une double absence et une double présence politique. À partir des débats sur les droits de vote en Espagne, en Équateur et au Maroc, l’article analyse « la manière dont les élites politiques pensent et justifient la citoyenneté politique du migrant. Cette perspective de « citoyenneté vécue » montre qu’il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives sur la citoyenneté politique en se basant sur les seuls indices de démocratie. » Elle nous rappelle, aussi, que l’Equateur milite pour une citoyenneté universelle et à la ratification de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (ratifiée à ce jour par une quarantaine Etats du Sud, mais par aucun pays européen).
De manière plus générale, les migrations ont des effets importants sur les pays d’origine et d’accueil. Elles interrogent les États-nations travaillés à la fois dans leurs frontières et leurs identités. Elles sont des enjeux de politique interne (construction des murs dans différentes frontières, multiplication des centres de rétention, polices des frontières renforcées et criminalisation de l’émigration clandestine) et font ressurgir la question des identités nationales.
L’altérité et le rapport à l’autre sont sans cesse renouvelés. L’Algérie, en accueillant les entreprises chinoises, découvre aussi un autre type d’altérité, celle du Chinois, objet de nombreux fantasmes et légendes urbaines portant tant sur leur nombre en Algérie que sur leur mode de vie[23].
La problématique de l’immigration a longtemps porté sur la capacité du migrant à intégrer à la société d’accueil. Le multiculturalisme et le brassage sont pourtant des réalités qui peuvent aussi déranger. Le cas de la France et la crise de son « modèle républicain » en est une illustration. Sous prétexte de lutter contre le communautarisme qui « ghettoïse », le modèle français exige du migrant une discrétion dans la société et prône son assimilation par fusion–disparition dans la société. S’intégrer c’est ne plus être différent, c’est être « naturalisé » dans son sens littéral. Pourtant, la territorialisation de la pauvreté qui touche en premier chef les populations issues de l’émigration du Sud, l’ethnicisation des relations sociales qui fait de l’immigré un bouc-émissaire, montrent les limites d’un modèle qui doit repenser son rapport à l’autre. C’est dans ce contexte que Lila Medjahed traite de la problématique de l’identité à partir de deux écrivains, l’un Algérien et l’autre Français d’origine kabyle, qui « ont recours à la critique moqueuse pour mieux inciter le lecteur à réfléchir sur l’héritage occidental et l’impact du patrimoine algérien présent dans un ailleurs français installé dans l’immigration ».
Contribuer à approfondir les savoirs
Si les articles de Saïd Belguidoum et Olivier Pliez ou d’Abelkader Khelifa abordent la question des nouveaux flux des migrations Sud–Sud, montrant comment avec la mondialisation s’opère le redéploiement des circulations migratoires, la contribution de Mohamed Ahmiane s’inscrit dans une perspective historique pour évoquer l’immigration des Marocains en Algérie entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle. La revue El-Mawaqif,[24] avait ouvert la voie en Algérie à ce type d’approche historique sur les migrations en publiant un dossier réunissant d’intéressantes études allant de l’antiquité à la seconde guerre mondiale et montrant comment à travers le temps les migrations ont toujours interpellé les sociétés.
Autre perspective de recherche est celle qui porte sur les migrations et les reconfigurations de la société algérienne. À ce titre, les recherches sur les migrations clandestines ou el-Harga, sont particulièrement révélatrices et incitent à interroger la profondeur de ces reconfigurations[25]. Rim Otmani s’intéresse ainsi au processus d’intégration des migrants clandestins à la société d’accueil et aux effets de la séparation avec leur société d’origine. Dans un contexte d’invisibilité sociale « l’acteur migrant qui a construit son identité sur le lien de filiation et sur un tissu concret de relations vécues dans le pays d’origine, voit s’effacer progressivement cette identité et ces liens sociaux, une fois installé en France ».
En somme, faire le point, proposer de nouvelles réflexions, présenter de nouvelles recherches en déplaçant le regard, telle est l’ambition de ce dossier qui entend aussi contribuer à la démarche inaugurée par A. Sayad : « les travaux sur l’immigration doivent être faits par les pays d’émigration eux-mêmes, sur eux-mêmes et pour la compréhension d’eux-mêmes »[26].
Bibliographie
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Notes
[1] Sayad, A. (1990), « Les maux-à-mots de l'immigration. Entretien avec Jean Leca », in revue Politix, n° 12.
[2] Naqd (2009), Migrants / Migrance. El Harga, n° 26-27, p. 5.
[3] OCDE-Nations Unies (2013), Les migrations internationales en chiffres, OCDE-Nations Unies/DAES, octobre.
[4] Les migrations Nord-Nord et Nord-Sud sont loin d’être centrales dans les études migratoires. La tendance est encore forte de qualifier d’expatriation les mobilités de ce type et de réserver aux seules mobilités Sud-Nord, celui de migrants. Ce traitement sémantique reflète une hiérarchie entre régions du monde et type de migrants : la mobilité des cadres du Nord c’est de l’expatriation, celle des cadres allant au Nord, une fuite des cerveaux et celle des migrants Sud-Nord, des migrants économiques, appellation qui se substitue à celle de travailleurs immigrés de la période fordiste, OCDE, 2013.
[5] Sayad, A. (1977), « Les trois " âges" de l'émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 15, n° 1.
[6] Pison, G. (2010), « Le nombre et la part des immigrés dans la population : comparaisons internationales », in Population et sociétés, n° 472, novembre.
[7] OCDE, op.,cit.
[8] Noiriel, G. (2002), Atlas de l’immigration en France, Paris, éd. Autrement.
[9] INSEE (2012), Tableaux de l'Économie Française, éd. 2012, en ligne : http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/sommaire.asp?codesage=TEF12
[10] « globalization from below », voir : Portes, A. (1999), « La mondialisation par le bas », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 129 n° 1.
[11] Appel à communication, Migrinter, colloque international, juin 2016. http://migrinter.labo.univ-poitiers.fr/actualites/colloque-des-30-ans-de-migrinter/
[12] Tarrius, A. Missaoui, L., Qacha, F. (2013), « Transmigrants et nouveaux étrangers : hospitalités croisées entre jeunes des quartiers enclavés et nouveaux migrants internationaux », Mémoires et migrations en Afrique de l'Ouest et en France, Vol. 29 - n° 1.
[13] Sayad, A. (1977), op.,cit., Sayad, A. (2014), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, éd. Seuil.
[14] OCDE op.,cit.
[15] Bredeloup, S. (2014), Migrations d’aventures. Terrains africains, Paris, éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, CTHS-Géographie n° 11.
[16] Beauchemin, C., Lessault, D. (2014), « Les statistiques des migrations africaines : ni exode, ni invasion », migrinter, n° 12.
[17] Bredeloup, S. (2014), « Pluralité des parcours des étudiants ouest-africains en Chine », in Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 13 | 2014.
[18] Minvielle, R. (2015), « L’Amérique latine ou l’expression d’une nouvelle route africaine », Afrique et Développement, XV(1).
[19] Voir aussi à ce propos des mêmes auteurs : Belguidoum, S., Pliez, O. (2012), « Construire une route de la soie entre l’Algérie et la Chine » in Cabanel, P. (dir.), « Routes », Diaspora, Histoire et sociétés, n° 20, p. 115-130.
[20] Pairault, T., Talahite, F. (dir.), (2014), Chine-Algérie: une relation singulière en Afrique. Paris, éd. Riveneuve ; Taing, J.-P. (2015), « L’immigration chinoise à Alger : l’émergence d’une place marchande à Bab Ezzouar ? », in Les Cahiers d’EMAM, n° 26.
[21] Diminescu, D. (2014), « Éditorial », in Revue européenne des migrations internationales, Vol. 30, 3/2014.
[22] Sayad, A. (2014), op.,cit.
[23] Taing, J.-P. (2015), op.,cit.
[24] Al-Mawaqif (2009), Revue des études et des Recherches sur la Société et l’Histoire, n° 4 janvier-décembre, Université de Mascara.
[25] Mohammedi, S.-M. (coord.) (2014), Abdelmalek Sayad, migration et mondialisation, éd. CRASC, Oran; Khaled, N. (2012), « La " Harga " : un acte de désespoir ou tentative de réalisation de soi ? », in Labdelaoui, H. et all., Les migrations africaines, Vol. 2, Alger, éd. CREAD.
[26] Sayad, A. (1990), op.,cit.