Insaniyat N° 71 | 2016 | Varia | p. 63-74 | Texte intégral
Subjectivity and individual identity in contemporary female Algerian literature: the case of the forbidden of Malika Mokkedem. Abstract:We attempt to explain, in the article which follows, one of the key issues of contemporary female Algerian literature, namely the identity. We started from the idea that feminine text approaches the subject in an original look distinct by subjectivity, which takes shape in the narrative through the “I”. That is, the female writer recreates an identity based on individuality, and hence she breaks with that of the official discourse, which supports the original one. Keywords : Identity - Alterity - feminine literature – writing - feminine individuality. |
Samir MESSAOUDI:Université Abderrahmane Mira de Bejaïa, Faculté des Lettres et des Langues, 06 000, Bejaïa, Algérie.
Introduction
Le choix de l’autobiographie dans la littérature maghrébine d’expression française marque le passage de la voix collective à la voix individuelle. Ce passage ne peut se faire sans que le romancier ne sente un déchirement entre deux appartenances : celle du groupe et celle de l’individu. Le recours à cette écriture dans la littérature occidentale se fait vers la fin de la vie de l’écrivain. Dans la littérature francophone maghrébine, on note un recours systématique à l’écriture du moi.
Cette écriture, dominée par le « je » dans la littérature algérienne féminine d’expression française, nous interpelle sur la nécessité de l’émergence de l’individu - et singulièrement de l’individualité féminine - dans une société réglementée par le groupe, lequel tire sa légitimité du sacré (La Umma).
Notre contribution porte sur la subjectivité et l’identité individuelle dans L’Interdite de Malika Mokeddem[1]. Le texte raconte l’histoire d’une femme exilée, vivant l’expérience du retour au pays natal. La fiction, travaillée par un « je » très affiché, accorde une place importante à l’expression du moi, et donc à la subjectivité.
Le roman témoigne de la réalité sociologique des années 90, et met en valeur une parole féminine, portée par la narratrice- personnage, Sultana. L’emploi d’un « je » écartelé entre deux entités culturelles, est l’une des spécificités du récit. Cet écartèlement traduit l’ambivalence du sujet-fictif entre deux sphères culturelles, mais aussi une résistance à un univers socio-culturel régi par le « Nous ».
Le texte fait partie de cette littérature féminine d’expression française des années 80 et 90 ; une littérature marquée par l’émergence de l’individu, lequel est esthétisé par le « je ». Ajoutons à cela que le récit s’inscrit entre l’autofiction et l’autobiographie. Notons que l’éclatement identitaire du sujet a créé une écriture qui s’apparente à l’autofiction.
Ainsi, quelques questions méritent d’être posées : comment se manifeste la subjectivité dans le récit ? Quel rapport peut-on établir entre subjectivité et identité individuelle ? Peut-on parler d’un « sujet en procès » ?
Nous tenterons de répondre à ces questions en nous appuyant sur les travaux de Julia Kristeva sur la question du sujet -le sujet en procès-[2] ainsi que sur quelques concepts philosophiques tels que la « mêmeté » et « l’ipséité »[3].
La littérature algérienne féminine d’expression française : une littérature de la subjectivité ?
Longtemps confinées dans le silence, otages de la tradition et de « la domination masculine », les femmes, dans la société maghrébine en général, et algérienne en particulier, ont souvent vu leur parole bâillonnée par l’ordre patriarcal. Il aura fallu l’apparition d’une panoplie de femmes-écrivaines pour sortir les voix féminines du silence et leur permettre de s’exprimer librement par la voie de la fiction. Ces romancières ont fait de l’écriture un moyen d’expression, voire de résistance contre l’ordre moral établi. Ce faisant, la pratique littéraire féminine s’est vue octroyée une certaine manière d’écrire, qui la spécifie des autres écrits.
Ainsi, la subjectivité qui s’est cristallisée dans les espaces littéraires par un recours constant au « je », est l’un des procédés d’écriture dont usent les romancières - vers les années 80 et 90 - afin de s’imposer en tant qu’individualité, et se démarquer d’une identité totalisante.
En effet, ce qui fait la spécificité de la littérature algérienne féminine d’expression française, c’est son inscription dans une perspective d’écriture moderne, où la forme, malgré l’importance des thématiques développées, est mise en valeur. L’avènement d’une telle pratique littéraire s’inscrit dans un contexte post-colonial où l’on assiste à une redéfinition de soi. A peine sorti de la période coloniale où la définition de l’identité se fait souvent en opposition à l’Autre (le colonisateur), le sujet maghrébin, et plus exactement le romancier, se voit condamné à penser son identité à l’aune de la mondialisation.
Cette métamorphose qu’a connue le sujet maghrébin a permis, notamment dans les textes littéraires, l’émergence de l’individu, ou ce qu’on appelle, dans le cas de la littérature féminine, l’individualité féminine.
La littérature maghrébine d’expression française : un espace de questionnement identitaire
A partir des premières années de décolonisation, nous assistons à une production romanesque où la question identitaire est largement thématisée, voire « esthétisée ». Des auteurs comme Mohamed Dib, Driss Chraibi et Assia Djebar, entre autres, sont les premiers à avoir interrogé et soumis au questionnement leur appartenance religieuse et culturelle.
En effet, on constate dans leurs écrits littéraires une certaine conscience collective, construite autour de repères communs ; la religion, la langue et le territoire ; autant des valeurs qui ont contribué à la naissance d’un sentiment nationaliste. Celui-ci prenait sens face à l’Autre, c’est à dire le colonisateur. Malgré le sentiment d’appartenance qui a prévalu à cette époque, cela n’a pas empêché certains auteurs, comme M. Feraoun, de dénoncer les traditions archaïques, qui étouffent l’individu.
Cette spécificité, liée à l’histoire et à la culture, a donné matière à écrire pour une jeune littérature. Celle-ci puise ses thèmes dans une société en devenir. L’écriture se met à questionner les mutations sociétales, notamment celles inhérentes à la culture et à l’identité. Cela se fait à travers un travail sur le langage, avec lequel les écrivains prospectent l’imaginaire sociétal. Ainsi, dans L’Interdite, comme souvent dans l’espace culturel maghrébin, cet imaginaire a recours à la tradition orale.
Nous ne pouvons pas parler de l’évolution anthropologique de l’être maghrébin sans le situer dans un contexte socio-historique. Celui-ci a été déterminant dans la construction d’un imaginaire social et constituera l’objet de notre prochain point.
La question identitaire est consubstantielle à la production littéraire de Malika Mokeddem. L’écriture, pour l’écrivaine, est un laboratoire où l’on interroge son origine, mais aussi son devenir. Ce questionnement confère à la femme une place importante. En effet, la romancière fait de la condition féminine une thématique récurrente dans toute son œuvre. Par l’emploi d’un « je » très affiché dans L’Interdite, l’auteure essaie d’extraire le sujet féminin de l’univers sociologique dominé par les hommes.
La libération du joug des traditions débouche sur une redéfinition du statut de la femme et de la conception qu’on se fait de l’identité dans sa société d’origine. Cela ne peut se faire sans de nouvelles représentations de soi et de l’autre. Dans le roman, la relation de Sultana avec Vincent illustre cette identité repensée. Il s’agit aussi de libérer la parole féminine, souvent muselée par les traditions. En somme, l’émergence de l’individualité féminine est l’une des problématiques essentielles de l’œuvre romanesque de M. Mokeddem.
La redéfinition de soi dans le texte mokeddemien est symbolisée par l’épisode de la greffe de rein. Celle-ci renvoie à une identité métissée où l’autre n’est plus l’ennemi de soi, mais en est une partie constituante. Cette altérité positive, bien qu’elle soit en rupture avec celle du discours colonial, reste marquée par des tensions. Le sujet, à travers sa bi-culturalité, vit un déséquilibre.
La subjectivité par le « je » ou l’émergence de l’individualité féminine
Le recours au « je » dans la littérature algérienne féminine d’expression française, et particulièrement dans L’Interdite de Malika Mokeddem, n’est pas seulement un moyen pour raconter sa propre vie - « je » autobiographique -, il s’agit aussi d’une stratégie d’écriture dont use la romancière pour afficher son individualité, et partant, se démarquer de l’appartenance collective, laquelle est « hostile » à toute entreprise individuelle.
Sultana, héroïne du récit, est un personnage « réaliste », qui parle de ses angoisses et de son aversion pour « l’ancestralité ». Mais nous sommes aussi dans le conte où le « je » raconte son propre conte. Ce dernier imprégné du tragique, rapporte la perte de la mère tuée par le père, reprend sa place dans le récit, mais dans une narration réaliste.
La particularité du « je » dans le récit mokeddemien est mise en relief par son inscription dans un contexte socio-culturel qui n’autorise pas que l’on fasse parler son égo en disant « je ». Rappelons que la consigne culturelle dans cette aire maghrébine réglementée par le fait religieux est : «maudit soit le mot je /moi ». Partant de cette consigne, nous pouvons dire que le recours à l’écriture en employant le « je » est une forme de transgression.
Notons que la libération du sujet féminin du joug des traditions doit commencer par une redéfinition du statut de la femme et de la conception qu’on fait de l’identité dans la société d’origine. Cela ne peut se faire sans sortir de Soi en s’ouvrant sur l’Autre. Dans le roman, on a comme exemple illustrant cette identité repensée, la relation de Sultana avec Vincent.
Sultana, tiraillée entre deux cultures, peine à trouver l’équilibre entre deux appartenances culturelles. Néanmoins, cette ambivalence s’avère être une richesse. De fait, la biculturalité semble assumée, voire revendiquée. Outre la mise en scène d’un sujet écartelé, en situation de l’exil, l’auteure met en exergue l’individualité féminine.
L’instance énonciative oscille entre deux sphères culturelles ; il s’agit d’un « je » en situation d’interculturalité. A travers cette position «d’inter », assumée par Sultana, l’écrivaine présente un personnage qui refuse les appartenances à des identités culturelles closes, d’où l’expression d’un « désir » de l’Autre, symbolisé dans le récit par le don d’un rein à Vincent, ce Français qui représente l’autre culture. Cette altérité, à la fois sentimentale et tissulaire entre les deux protagonistes, a un rôle important dans la construction de l’identité individuelle.
Le recours au « je » dans la littérature algérienne féminine d’expression française, et particulièrement dans L’Interdite de Malika Mokeddem, n’est pas seulement un moyen pour raconter sa propre vie (renvoyant au « je » autobiographique), il s’agit davantage d’une stratégie romanesque pour afficher son individualité, et partant, se démarquer de l’appartenance collective.
Ainsi, à travers le « je » très affiché de L’Interdite, l’auteure met en exergue l’individualité féminine. Celle-ci est pensée en rapport avec l’Autre. Pour autant, peut-on ainsi considérer cette stratégie narrative où domine la première personne du singulier comme étant une opposition au discours social rapporté par le « Nous » ?
Nous essaierons de répondre à ce questionnement dans le prochain point.
Le « Je » contre le « Nous » ?
Le recours au « je », et par ricochet à l’autobiographie-autofiction, pour se démarquer de l’appartenance collective, en affichant son identité individuelle, se veut une résistance contre le discours monolithique, lequel opprime l’individu, particulièrement de sexe féminin.
Par ailleurs, l’instance énonciative ici n’est pas seulement une manière de raconter sa propre vie, ou son propre quotidien, mais aussi un moyen pour conquérir un espace dominé par le groupe et le discours patriarcal. De fait, l’auteure s’inscrit à l’opposé de l’idéologie dominante, laquelle tire sa légitimité de la Charia.
L’Interdite, par le biais de la saga de l’héroïne du roman, met en scène un sujet-féminin qui défie la morale sociale. Ce défi se manifeste par une esthétique narrative marquée par le « je » et une parole virulente à l’égard des maux de la société. Le texte fait partie de ces littératures au féminin qui exercent des contre-pouvoirs dans un contexte culturel hostile à tout discours sortant de la norme. De ce point de vue, nous pouvons considérer Sultana comme une marginale.
Ainsi, dans une société « hostile » à tout discours intimiste, l’écriture de soi s’apparente à une forme de transgression d’un ordre moral. En effet, la difficulté de dire « je », dans une société où l’esprit collectif (La Umma) est très prégnant, a incité maintes écrivaines, notamment à revendiquer leur identité individuelle.
Néanmoins, cette individualité féminine se manifeste dans le récit d’une manière ambivalente, étant donné que le sujet oscille entre deux univers culturels différents. En d’autres termes, la double culture du sujet- féminin se traduit au niveau de la narration par un « je » fragmenté.
Ambivalence du « je » et narration disloquée
La structure narrative de L’Interdite répond à la thématique mise en œuvre, à savoir : la double culture. La construction des chapitres et l’alternance des voix narratives, sont autant d’éléments qui renvoient à une narration en fragments. Le « je », tel qu’il est représenté dans le texte, est ambivalent. Dit autrement, le sujet–féminin est écartelé entre deux cultures différentes. Certains passages illustrent les tiraillements, voire le malaise que vit le personnage principal :
« Dans un entre deux qui cherche ses jonctions entre le Sud et le Nord, ses repères dans deux cultures »[4].
Ce qui donne au « je » mokeddemien un statut particulier, c’est le fait qu’il se cherche entre deux identités ; son inscription dans l’inter est le signe d’une identité qui se cherche. De plus, l’univers interculturel dans lequel est plongée l’héroïne du roman, lui fait subir une situation faite de paradoxes, de déséquilibre psychique et de déchirements.
Ajoutons à cela que cette subjectivité se traduit par un dépassement des frontières territoriales et des barrières culturelles. Celles-ci prennent forme sur le plan formel par un recours à une écriture hybride ; mélange entre tradition orale (la structure du conte) et écriture. Au plan culturel, nous avons un métissage de deux traditions de conte, celle du Sud d’Algérie, et celle du Nord représentée par Le Petit Prince[5].
Le recours à ce type d’écriture, fait de mélanges, montre le refus de la linéarité pour dire son vécu, ses souffrances et sa condition de sujet post-colonial ; un sujet clivé -présenté comme une unité clivée. Celle-ci est illustrée par l’inscription de l’énonciation dans un espace de l’entre-deux. Cette situation a engendré une ambivalence du sujet féminin qui se traduit dans l’espace romanesque par un « je » balloté entre deux cultures.
De la quête identitaire à la quête d’une identité littéraire
Si l’ambivalence du « je » dans le récit reflète un écartèlement entre deux cultures, il n’en reste pas moins qu’il est un indice d’une quête identitaire. L’exil de l’héroïne et son retour au pays d’origine montre qu’il existe chez elle un tiraillement entre deux sphères culturelles différentes. Entre les deux espaces, Sultana tente de trouver un équilibre et des repères.
A travers cette position « d’inter », assumée par Sultana, l’écrivaine nous présente un personnage qui refuse les appartenances à des identités culturelles closes, d’où l’altérité, laquelle est symbolisée dans le récit par la greffe de rein qu’a subie Vincent, un français qui représente l’autre culture.
Par ailleurs, on remarque que la double culture de l’auteure peut être identifiée au niveau du signifiant ; le texte s’alterne entre deux voix narratives renvoyant à deux identités culturelles, représentées par les deux voix narratives : celle de Vincent et de Sultana. De ce fait, nous convenons que l’écriture au féminin dans L’Interdite se traduit par une subjectivité au plan formel ; le choix de la première personne du singulier et d’une écriture fragmentaire illustrée par la multiplicité des voix ; et au plan thématique par l’intrusion des thèmes contemporains comme le métissage et l’altérité.
De plus, cette quête de soi ne se résume pas uniquement à l’aspect culturel ; elle se manifeste au plan de l’esthétique par une quête d’une identité littéraire ; la pratique de l’écriture ici s’apparente à une recherche d’une forme, voire d’une identité qui ne peut se réaliser que par l’ouverture sur l’Autre. Ce faisant, l’auteure introduit dans son univers romanesque la subjectivité. Celle-ci ne se résume pas uniquement à l’emploi de la première personne du singulier, mais elle implique aussi une certaine manière d’écrire son vécu, et sa condition d’être en devenir.
De même que l’identité pourrait être appréhendée d’un point de vue culturel et anthropologique, on peut aussi l’approcher au plan littéraire: peut-on parler d’une identité littéraire dans le roman ? Nous pensons, qu’avant de procéder à une analyse de ce que nous avons appelé plus haut l’identité littéraire dans notre corpus, il sera utile de revenir sur une notion qu’on a présentée autrefois comme spécificité de toute « littérature féminine ».
Dans ce sillage portant sur la recherche d’une esthétique romanesque, M. Mokeddem s’illustre par une narration où le conte occupe une place primordiale. Mais cette inscription générique est associée à d’autres registres romanesques inspirés de la culture occidentale. Faisant ainsi de la pratique d’écriture un mélange entre le legs culturel des ancêtres (le conte) et la culture de l’Autre, l’écrivaine voulait extraire le fait culturel du carcan local en lui insufflant plus de dynamisme et de vitalité. Cette conception de l’écriture est une revendication d’une identité littéraire métissée.
En somme, le discours romanesque tel qu’il est conçu dans les romans mokeddemien se veut une recherche d’un « dire » dans un univers où les repères sont brouillés et les frontières linguistiques, culturelles et géographiques sont transgressées. Outre cette volonté d’imposer un discours « féminin », avec ce que cela implique comme nouvelle « vision du réel » et, par ricochet, une réécriture des faits, l’œuvre littéraire traduit une intention de véhiculer de nouvelles valeurs originales où l’Altérité et la libération de l’individu sont au cœur du projet romanesque.
Par ailleurs, à bien considérer la forme d’écriture dans le roman, on remarquera qu’elle entretient nécessairement un lien avec la /les thématique(s) abordée(s) dans le récit, d’autant que cette écriture s’inscrit dans la postmodernité, laquelle réserve une place primordiale à l’esthétique romanesque. Ainsi, les variations au niveau de la forme renseignent amplement sur la complexité des sujets traités.
Trouver sa propre façon de « dire » et de « penser » le monde est une tâche difficile pour des romanciers qui écrivent dans une langue qui leur est « étrangère ». Pourtant, cette ambivalence linguistique permet d’avoir un regard perspicace sur soi et sur l’Autre. Le recours à une langue empruntée inscrit le discours romanesque dans une situation d’Altérité.
Quel type d’identité est proposé par la romancière dans le texte ? Cette question constituera la clé de notre analyse.
Une identité plurielle ?
Dans un monde globalisé qui ne semble pas pour autant capable de résoudre les problématiques inhérentes aux appartenances culturelles étant donné les crispations identitaires et la peur de l’Autre qui continuent à habiter les imaginaires les romanciers, par le biais de la fiction, tentent de proposer une voie de sortie au « chaos-monde » évoqué par Edward Glissant[6].
En effet, l’espace littéraire, tel qu’il est développé dans les textes que nous étudions, souligne que le métissage ne peut qu’être une alternative à un monde en devenir. Néanmoins, le fait métis ne peut pas avoir lieu sans une quête de soi et un questionnement de sa propre identité. C’est une condition sine qua non pour toute rencontre avec l’Autre.
Ainsi, en recréant une identité plurielle, l’écrivaine suggère une redéfinition du fait identitaire, lequel est pris en otage par le discours politique. Ce faisant, c’est l’individu, d’une manière générale, et l’individualité féminine, en particulier, qu’on essaie de libérer en lui accordant la possibilité de « construire » une identité où l’Autre est en soi, loin de toute mythification.
L’Interdite s’inscrit dans cette perspective de revalorisation de l’identité métissée (ou plurielle). Cela est souligné dès le début du roman, dans une épigraphe :
« Il y a des êtres d’espèces différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent diversement…
Et tout cet univers mien, de gens étrangers les uns aux autres, projette, telle une foule bigarrée mais compacte, une ombre unique – ce corps paisible de quelqu’un qui écrit… »[7] .
La citation, empruntée au poète Fernando Pessoa, pointe le fait que l’homme est par essence multiple. Connu pour avoir défendu son « identité » et l’ouverture sur l’Autre, l’auteur portugais sert de référence en matière de défense des différences.
Avec L’Interdite, l’auteure peint l’expérience douloureuse d’un retour qui pourrait s’avérer bouleversant, notamment avec l’exemple de Sultana qui retrouve son ex-ami décédé et face à une société en qui elle se reconnaît. Ainsi, l’exil est vécu comme une expérience qui permet de rencontrer l’Autre et une libération du joug socio-culturel du pays d’origine, mais aussi une tragédie.
Mais cette parenthèse, que nous avons ouverte ici sur le tragique, ne va pas faire l’objet d’une étude approfondie. Nous avons juste souhaité rappeler la dimension tragique qui entoure les récits.
Sur un autre plan, nous remarquons que la figure du couple est récurrente dans L’Interdite. Elle renvoie à deux individus appartenant à deux cultures différentes. La rencontre des deux protagonistes constitue une forme d’altérité. Celle-ci, selon Denise Jodelet, « concerne une caractéristique affectée à un personnage social (individu ou groupe)»[8]. La notion « d’autre » vient du latin alter. On ne peut pas l’appréhender sans faire un lien avec ce que P. Ricoeur appelle la « mêmeté », qui concerne une personne, un état ou une chose.
En d’autres termes, l’altérité présuppose l’identité. L’une ne va sans l’autre. L’altérité engage une dialectique entre le même et l’Autre. Cela dit, toute altérité conditionne nécessairement l’émergence d’une identité. En ce sens, Marc Augé écrit : «C’est toujours la réflexion sur l’altérité qui précède et permet toute définition identitaire »[9].
Cette assertion souligne l’apport de l’altérité dans le façonnement d’une identité. L’idée, soutenue par l’auteur, pourrait être confirmée dans le cas de L’Interdite où l’écriture de l’altérité traverse toute l’œuvre ; le fait identitaire tel qu’il est « esthétisé » dans le roman, est accompagné de la figure de l’Autre, incarnée par Vincent. Cela a permis à Sultana de se construire avec, en se mettant en contact avec l’autre culture, c'est-à-dire en acceptant « la différence ». En somme, l’Altérité joue un rôle important dans la dynamique identitaire, et partant, dans la construction de l’individualité féminine.
Conclusion
En guise de conclusion, nous dirons que l’écriture autobiographique, telle quelle est représentée dans L’Interdite, s’inscrit dans une perspective post-coloniale, qui refuse la définition de l’identité par l’origine. Ce faisant, l’auteure fait de la subjectivité un moyen pour donner une nouvelle vision du monde et du fait identitaire.
La pratique littéraire (l’autobiographie-autofiction) dans L’Interdite implique une nouvelle forme de subjectivité, qui prône une conception de l’identité en rupture avec celle héritée de la période coloniale, et partant, en rupture avec la définition que donne Philipe Lejeune de l’autobiographie[10].
La subjectivité, telle qu’elle est reproduite dans le récit, prône l’interculturalité en recréant une identité fondée sur « l’identité –relation »[11]. C’est une écriture qui déconstruit le discours monolithique et politique, qui a prédominé dans la société maghrébine au lendemain des indépendances.
La rencontre avec l’Autre s’est distinguée par l’inachèvement, lequel a rendu permanente la recherche de soi. De fait, « l’identité littéraire », telle qu’elle se dégage dans l’œuvre, s’apparente à un « mélange » et à un univers romanesque hybride. Le mouvement est engendré par les déplacements du sujet-fictif principal et par la mémoire, qui est conçue comme le moteur de la narration.
L’errance dans L’Interdite est figurée par le désert et le statut du personnage principal, Sultana. Le fait métis dans l’œuvre
de M. Mokeddem se fait dans un mouvement illustré par un nomadisme linguistique et culturel. L’autre particularité du récit est sa quête d’une identité littéraire.
Bibliographie:
Augé, M. (1994), Le sens des autres, Paris, Fayard.
Glissant, E. (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard.
Jodelet, D. (2005), « Formes et figures de l’altérité », in Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata, L’Autre : Regards psychosociaux, chapitre 1, p. 23-47. Grenoble : Les Presses de l’Université de Grenoble, p. 416, Collection : Vies sociales.
Kristeva, J. (1977), Polylogue, Paris, Seuil.
Lejeune, Ph. (1975), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.
Mokeddem, M. (1993), L’Interdite, Paris, Seuil.
Ricœur, P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
Saint-Exupery, A. (de) (1943), Le petit Prince, Paris, Seu
Notes
[1] Mokeddem, M. (1993), L’Interdite, Paris, Seuil.
[2] Kristeva J. (1977), Polylogue, Paris, Seuil, p. 30.
[3] Ricœur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
[4] Mokeddem, M., op.cit., p. 30.
[5] Saint-Exupery, A. (de) (1943), Le petit Prince, Paris, Seuil.
[6] Glissant, E. (1990), Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, p. 8.
[7] Mokeddem, M., op.cit., p. 2.
[8] Jodelet, D. (2005), « Formes et figures de l’altérité », in Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata, L’Autre : Regards psychosociaux, chapitre 1, p. 23-47, Grenoble : les Presses de l’Université de Grenoble, p. 416, Collection : Vies sociales, p. 25.
[9] Augé, M. (1994), Le sens des autres, Paris, Fayard, p. 84.
[10] Lejeune, Ph. (1975), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.
[11] Glissant, E., op.cit., p. 40.