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Samir, KASSIR, Histoire de Beyrouth, Paris, Fayard, 2003, 732 pages.

L’auteur (1960-2005) était professeur d’histoire à l’université Saint Joseph à Beyrouth et journaliste. En 2003, il produit un gros ouvrage, bien écrit, solidement documenté de plus de 700 pages sur l’histoire millénaire et combien tumultueuse de sa ville: Beyrouth.

Si l’auteur commence par évoquer l’avant Beyrouth c’est pour mieux souligner l’enracinement de Beyrouth dans une épaisseur millénaire. Il rappelle les vestiges de ce passé qui remonte au paléolithique moyen à Ras Beyrouth... Puis, le Pays de Canaan entre dans l’histoire à la fin du IVe millénaire avant d’être relayé par celui de Phénicie, nom que les Grecs ont donné aux commerçants navigateurs venant de cette contrée. De cette rencontre, la mythologie a gardé le souvenir de Cadmos, frère d’Europe, la princesse de Tyr enlevée par Zeus. En partant à sa recherche, Cadmos fonde Thèbes et fait connaître l’alphabet. Assurément ce n’est pas un dépliant touristique mais une introduction à une ville, capitale aux multiples facettes qui prit son essor réellement au XIXe siècle, devançant Damas, alors qu’elle faisait partie de l’Empire ottoman.

Une situation originale tant par la proximité géographique que par la composition de ses populations placera dès les débuts du XIXe siècle la place de Beyrouth et son hinterland au cœur même des rivalités européennes, énoncées sous la prosaïque dénomination de la Question d’Orient. En 1831, son occupation par les troupes égyptiennes d’Ibrahim Pacha fut l’occasion d’entreprendre de grands travaux visant l’aménagement du port, l’ouverture d’un lazaret. Si l’on ne perd pas de vue que la mise en service des bateaux à vapeur remonte aux années 1830, on comprend aisément la prodigieuse mutation que Beyrouth va subir. Le trafic portuaire enregistre une croissance sans pareil et Beyrouth devient un centre d’échanges florissant. L’œuvre de modernisation entamée par le Khedive Ibrahim Pacha ne s’arrête pas avec son départ.

Au contraire le plan des Tanzimat/ Réformes prend de l’ampleur dans cette région du Mont Liban qui est dotée dès 1861 d’un Statut organique du mont Liban. La ratification de ce texte en 1864, assure à la province de Beyrouth une large autonomie qui prendra plus d’ampleur en 1888, avec la création de la vilayet de Beyrouth. Curieux destin de cette ville promise à jouer un grand rôle dans la région mais dont la naissance survient alors que l’Empire ottoman entre en déclin. Beyrouth change d’échelle devient un centre attractif supplantant les relais traditionnels comme Saïda, Tripoli ou Haïfa sans parler de la place damascène qu’empruntait le commerce caravanier jusque-là.

Dans le sillage des Tanzimat, tout un arsenal de dispositions juridiques contribue à jeter les fondements d’une gestion moderne de la ville: ainsi la loi réglementant la voirie est adoptée dès 1848, suivie par la loi sur les terres ce qui encourage la création de nouveaux quartiers hors les murs de Beyrouth. La loi de 1864 consacre la naissance d’un organe municipal élu qui dispose d’un budget autonome. L’autorité publique s’investit dans la résolution des problèmes urgents nés de ce développement tout azimut, en portant une attention particulière au logement, à l’organisation des secours aux victimes de la guerre civile de 1860.

Des édifices publics sont érigés en 1853 telle la quichla appelée à devenir le Grand Sérail, puis siège du Mandat français et enfin siège du gouvernement libanais, ou le Khan Antoun Bey, caravansérail à plusieurs étages, présentant une belle façade orientée vers la mer… Rapidement le khan abrita des agences maritimes, bancaires, les bureaux de poste…Des entrepreneurs privés ouvrent des chantiers pour tracer de nouvelles routes. La première va relier Beyrouth à Damas dès 1863. L’impact de cette route est immense: il accélère le processus d’urbanisation le long de la voie et la transformation de la ville basse en un véritable quartier des affaires.

La bonne marche de celles-ci a encouragé la construction de riches demeures, mais aussi des équipements collectifs (hôpitaux, écoles, pensionnats). Toutes ces réalisations n’ont été possibles que grâce à une intervention des pouvoirs publics soucieux de l’embellissement de la ville et de la nécessité d’introduire le progrès. A la manière des réalisations hausmaniennes, les directives ottomanes veillaient à l’ordre de la voirie, à assurer une meilleure circulation, à imposer un style architectural «l’osmanlilik».

Ainsi à la veille de la Première guerre mondiale, Beyrouth est une place florissante, un chantier en pleine expansion, un grand centre de rayonnement culturel. Mais cette ascension est assombrie par l’apparition de pratiques de violence sur fond de sentiments confessionnels plus ou moins exacerbés. «Loin d’être un archaïsme, le confessionnalisme était la rançon de la modernité» selon l’expression de Samir Kassir. Les troubles endémiques entre chrétiens et musulmans, ceux de 1860 en particulier, ont remodelé la carte de la répartition de la population selon l’appartenance religieuse. Beyrouth accueille au mois de juillet 1860 des milliers de réfugiés chrétiens qui préfèrent quitter Damas. La ville dut composer avec les tensions que charrie tout communautarisme, de manière plus accentuée à la base, au sein des classes populaires surtout. Car dans les milieux plus aisés, les sociabilités soudaient les intérêts mutuels et donnaient lieu à «des comportements volontiers consensuels».

Les porteurs de la Nahda en représentaient un segment essentiel, débattant de science, du progrès, des causes de la décadence arabe, de la langue arabe, des formes de gouvernement. Les visées impérialistes des grandes puissances occidentales, le déclin de l’Empire ottoman confortent le sentiment de conscience nationale. Mais la contestation est loin d’être tranchée en cette fin du XIXe siècle : «la prise de conscience arabe et la revendication d’une citoyenneté ottomane allaient de pair».

C’est la Première guerre mondiale qui mettra fin au dilemme. Le dernier gouverneur ottoman quitte Beyrouth le 1er octobre 1918. L’entrée des troupes britanniques et françaises le 10 octobre mit fin aux espérances nées de l’affirmation au droit à l’autodétermination des peuples. L’Etat libanais avec Beyrouth comme capitale est alors placé, à partir de 1920, sous mandat français. L’Indépendance du Liban n’est prononcée qu’en 1943.

Beyrouth, port ouvert jusque là sur la mer à l’Est et sur un immense arrière pays, découvre le tracé de la frontière qui établit une nette démarcation avec les régions voisines. La nouvelle carte imposée par le général Gouraud répondait à une logique des minorités qui ne fut pas toujours bien acceptée. Commence une période de troubles et de répressions sévères qui consolida l’aspiration nationaliste.

Parallèlement, la mission «civilisatrice» de la France s’est montrée soucieuse de marquer de son sceau l’urbanisme poussé à un degré extrême de mimétisme, au point que Beyrouth était la «Nice du Levant» ou le «Petit Paris». Mais plus que les modes de la sociabilité parisienne, ce sont les innovations techniques qui envahissent la ville et impriment de nouveaux usages: bateaux, avions, télégraphe, électricité, l’automobile mais aussi la radio, le cinéma…. C’est dans cet environnement digne de la Belle époque, qu’émerge la seconde Nahda/ Renaissance, faisant de Beyrouth un «pôle de l’arabité», une «capitale du libanisme», «un espace de coexistence», une place de la contestation et de la mobilisation politiques qui finissent par gagner la «bataille de l’Indépendance» le 22 novembre 1943.

Devenue capitale de la République libanaise, Beyrouth s’impose par sa réussite économique, drainant d’importants capitaux étrangers. Si l’on parle du «miracle libanais», il importe de ne pas occulter les nombreuses zones d’ombre, à commencer d’abord par la «ceinture de misère» et des injustices sociales qui étreignent Beyrouth, au grand désespoir de l’architecte Michel Ecochard, rappelé dans les années 1960 à réparer le schéma d’aménagement du Grand Beyrouth, parvenu à saturation. Beyrouth était donc aussi le lieu de la discorde et du ressentiment. Ville cosmopolite par excellence, elle était sensible aux convulsions qui n’ont cessé de secouer le Proche Orient. Dès 1948, la création de l’Etat d’Israël se répercute immédiatement dans les murs de la ville par l’arrivée continue de milliers de réfugiés. Beyrouth devient le lieu des affrontements politiques, oscillant entre appartenance au Monde arabe et ouverture sur le Monde occidental, rappelant la fragilité de la construction de l’identité nationale, soumise aux rapports de force internes entre musulmans et chrétiens maronites. Dans une telle atmosphère de tensions, les effets de la géopolitique donnent l’occasion aux frustrations et à la polarisation communautaire de se radicaliser plus manifestement. L’organisation de la Résistance palestinienne en exil, ne manqua pas de peser sur l’évolution politique générale.

Il suffit de peu alors pour laisser éclater la crise qui menace, ainsi en 1958, en juin 1967, décembre 1968 (raid israélien à l’aéroport de Beyrouth), 1973 (l’occupation du Golan), 1975, juin 1982 (invasion israélienne du Liban). On sait les conséquences dramatiques de ces guerres pour l’ensemble des populations du Liban et pour Beyrouth devenu «capitale de la douleur» divisé par la ligne de démarcation entre la partie Est et Ouest.

Quand le bruit des armes cessa quinze années plus tard, à l’automne 1990, Beyrouth trouve en Rafic Hariri le promoteur de sa reconstruction. Partisan de la table rase et d’un urbanisme inspiré du gigantisme de l’urbanisme américain, Rafic Hariri, président du conseil en 1992, déclenche toute une vague de critiques contre les démolitions de lieux chargés de mémoire. Pendant que la polémique alimente la presse et les colloques, des formations politiques chiites comme Amal et le Hezbollah ont su profiter de la manne des dédommagements versés aux squatters. Rapidement, les pouvoirs publics ont compris tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de l’exploitation du patrimoine culturel dont beaucoup d’éléments furent révélés lors des opérations de démolitions. On en revint à des constructions moins spectaculaires. En 1998, la circulation des personnes reprend ses droits au centre ville, mais sans plan d’aménagement du territoire, les déséquilibres sont toujours visibles d’un quartier à l’autre, et particulièrement dans la banlieue sud, bastion du Hezbollah. Et comme un malheur entraîne un autre, la crise économique accentue ses effets par une forte dépréciation de la monnaie et une forte inflation. Enfin la permanence de la menace d’Israël ( invasion aérienne du sud Liban en juillet 1993 dont le retrait n’a lieu qu’en mai 2000) accentue l’état d’incertitude aggravé par une politique intérieure timorée sinon irresponsable, incapable de prendre d’autres initiatives hors le champ du confessionnalisme. Par ailleurs la présence syrienne et ses intrigues entretiennent un climat peu propice à un retour à la vie démocratique, laissant libre cours aux pratiques mafieuses et à la corruption. L’auteur, observateur attentif de la scène politique conclut de façon prémonitoire que «Beyrouth n’est plus à l’abri du malheur» et que la voie de sortie de la crise passe par la «démocratie pour tous et pas seulement dans quelques uns de ses quartiers, et […] la paix pour les Palestiniens».

L’ouvrage est animé du souffle d’un esprit passionnément attaché à sa ville sans rien déroger à sa discipline. Il se lit d’une traite.

Samir Kassir a trouvé la mort le 2 juin 2005 dans un attentat à la voiture piégée. Parmi ses autres contributions, citons La guerre du Liban. De la dissension nationale au conflit régional (1975-1982), Paris, Kartala/ Cermoc, 1994; et Itinéraires de Paris à Jérusalem. La France et le conflit israélo-arabe, 2 tomes, Paris, Les livres de la Revue d’études palestiniennes, 1992 et 1993.

auteur

Ouanassa SIARI-TENGOUR

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