Coordonné par : Sid-Ahmed Souiah (géographe) et Chantal Chanson-Jabeur (historienne)
La thématique abordée dans ce numéro de Insaniyat exige une problématique construite autour d’une double réflexion : théorique et d’analyse des relatives places du genre dans les espaces publics et à l’accès aux ressources offertes aux femmes dans les villes du Maghreb. Cependant, le cadre géographique retenu, malgré ses caractéristiques physiques spécifiques (Semmoud, 2010) connaît contrastes et diversités : par son passé colonial, ses systèmes politiques passés et actuels, l’impact du fait religieux et des normes sociales en vigueur qui forgent des identités locales, qu’il s’agit de réinterroger à partir des libertés permises et des interdits opposés aux femmes, notamment dans leur visibilité et leurs rapports sociaux diversifiés à l’espace public.
La présence des femmes dans les espaces publics dans les villes maghrébines est liée souvent à l’insécurité et l’invulnérabilité, à l’interdiction et à l’exclusion. Elle est le reflet des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, lesquels sont sous l’emprise des normes sociales et religieuses dominantes.
Le « choc des révolutions arabes » (Guidère, 2011) et le poids du fait religieux permettent une relecture et une analyse comparative de la question du genre dans les sociétés de cette région élargie aux pays arabes et notamment celle liée à la présence de la femme dans l’espace public. Par ailleurs, la mobilisation féminine et les revendications pour plus de liberté, de dignité et de respect des droits fondamentaux pour les femmes (Benzenine, 2016) nous invite à questionner les espaces publics sous l’angle de la citoyenneté.
De prime abord, un pays semble occuper une position satisfaisante par rapport aux progrès réalisés pour réduire la différence de traitement selon le genre : la Tunisie. Ainsi, le cas tunisien se distingue par une avancée significative dans l’amélioration de la condition de la femme. En effet, quelques mois après l’indépendance (1956), le gouvernement de Habib Bourguiba promulgue le Code du Statut Personnel (du 13 août 1956) qui légalise et protège les droits de la femme (mariage, divorce, adoption, contraception, avortement etc.). Depuis la « révolution de 2011 », qui a permis de nouvelles avancées, notamment sous la présidence de Béji Caïd Essebsi (2014-2019) à propos des mariages mixtes, les femmes tunisiennes font preuve d’une grande vigilance et d’une véritable résistance pour maintenir ces droits.
D’autres exemples peuvent être mobilisés : L’examen des codes de la famille (Maroc, 2004 et Algérie, 2005) permet de compléter l’analyse et situer les éventuelles différences ou singularités.
La problématique de ce numéro tente de faire le lien entre l’objet d’étude qui a trait à la fois au statut des femmes ainsi qu’aux mobilités et leurs géographies rencontrées dans les espaces publics urbains au Maghreb et particulièrement en Algérie. Le cadre théorique le plus approprié pour l’étudier est, selon notre point de vue, celui du structural. En effet, ce cadre d’analyse permet une approche par la théorie des champs qui combine deux dimensions, celle structurelle et l’autre stratégique, et ce dans la mesure où des positions inégales sont occupées et les acteurs en présence (femmes ou hommes) toujours en lutte pour la conquête des meilleures positions et des avantages qui leur sont associés.
Ainsi, l’approche théorique nous permet d’adopter une problématique qui résiste au débat où des arguments forts peuvent être avancés.
Recommander une approche par systèmes complexes
Examiner la question du genre en milieu urbain dans les pays du Maghreb, implique des regards croisés de nombreuses disciplines, essentiellement celles relevant des sciences humaines et sociales, dans la mesure où le système observé est réputé complexe dans sa formulation et ses méthodes d’analyse. Plusieurs facteurs rentrent en interactions pour expliquer le statut des femmes et approcher les mobilités féminines dans leurs espaces géographiques, leurs évolutions temporelles et les systèmes sociaux et politiques qui les caractérisent. Des facteurs essentiels peuvent souvent interagir dans l’accomplissement des mobilités féminines, facteurs analysés par des filtres disciplinaires adaptés afin d’expliquer les contraintes, les stratégies de contournement et les discriminations sous-jacentes. Car force est de constater, qu’au-delà de « l’exclusion », la question des femmes dans les espaces publics est à étudier au regard du renforcement et/ou de la recomposition des hiérarchies sociales même dans les sociétés les plus conservatrices (Renard, 2011), aux arrangements de sexes (Goffman, 1977). Aussi, les espaces urbains, qui « par leur réaménagement et leur réanimation, peuvent devenir des espaces libres d’accès, mixtes, mais surtout plus permissifs » (Naceur, 2017), soulèvent d’un côté l’importance du rôle des collectivités dans l’accès (ou non) des femmes dans les espaces publics, de l’autre la « dynamique d’enserrement et de desserrement qui gouverne la mobilité des femmes » (Djelloul, 2021).
Moyens et contraintes dans la mobilité des femmes algériennes
Dans ce numéro thématique Insaniyat, il est demandé aux auteur.e.s d’examiner les manières dont les femmes, potentiellement actives, pratiquent la ville, selon les modes de transport utilisés, les gênes occasionnées par le contrôle social, les contrariétés dues aux harcèlements et aux violences et les contraintes associées aux charges familiales et éducatives de la sphère privée, etc.
Axes:
En admettant qu’une hypothèse est une réponse provisoire, nous ferons trois hypothèses qui guideront cette recherche :
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Les politiques publiques, l’arsenal juridique et les instruments de planification et d’aménagement urbain permettent de corriger ces injustices et apporter plus d’équité entre hommes et femmes dans la ville. Des contre-pouvoirs s’installent et s’organisent pour lutter contre ces discriminations (Benzenine, 2016).
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Certaines contraintes dans la mobilité des femmes sont imputables aux dysfonctionnements du transport collectif, au poids du religieux, essentiellement au niveau de la place que doit occuper la femme dans la société et par rapport au contrôle social exercé par l’homme (De Vilaines, 2019).
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L’insécurité régnante dans certaines parties de la ville, les violences auxquelles les femmes font face dessinent des « murs invisibles » qui fragmentent la ville et les poussent à adopter des stratégies d’évitement (Di Méo, 2011).
Ce corps d’hypothèses devrait structurer les contributions présentées dans ce numéro thématique de Insaniyat.
De ce fait, il est important de souligner qu’il s’agit d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche à partir d’un regard situationnel mais aussi disciplinaire :
Dans ce cadre, il est proposé de présenter ce numéro thématique en deux grandes parties :
1. Les expériences dans les villes du Maghreb : de l’interdit à l’ouverture contrôlée : évolutions et contraintes.
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Analyse des marges urbaines, des centralités héritées ou émergentes, des espaces verts et de détente : les formes d’inclusion et d’exclusion
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2.Le cas algérien en perspective.
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Les approches disciplinaires et théoriques sur la question du genre : il est envisagé de confronter les regards disciplinaires (Sociologie du genre en milieu urbain, Géographie du genre, Economie dans ses déclinaisons sur l’emploi et l’entreprenariat féminins).
Des études de cas et de terrain sont privilégiées :
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Visibilité des femmes dans les espaces publics (contraintes, violences et cohabitations possibles, notamment en rapport avec l’art urbain dans la ville).
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Mobilités genrées (contrôle social, auto-restrictions, murs invisibles. fragmentation et aménagement de l’espace, accès aux transports et apport de la cartographie sensible).
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Les lieux mixtes et/ou les frontières de sexes dans la ville.
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Les travaux de terrain sont privilégiés.
Conditions et délais de réception :
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Réception d’articles avant le 30 novembre 2024 sur l’adresse suivante https://www.asjp.cerist.dz/en/PresentationRevue/
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Les articles en langue arabe, française ou anglaise, doivent être rédigés conformément à la note aux auteurs de la revue Insaniyat : www.crasc.dz et la charte éthique : https://insaniyat.crasc.dz/index.php/fr/insaniyat/charte-deontologique
Quelques repères bibliographiques
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