Mes tissages : contribution à une anthropologie discursive de la ‘francalgérianité’

Insaniyat N° 32-33 | 2006 | Métissages maghrébins | p.217-226 | Texte intégral


« Mes Tissages » or Interterlacings

Abstract : Crossbreeding is a term taken from political and economic discourse to legitimize actions at world level. Its abusive use thus limits it to this global dimension, to the detriment of the individual. How to overcome this inbalance and give the spoken word back to individuals ?
We have to understand this notion in order to go beyond it. Thus renamed like the neologism francalgerian. This study of individuals one of whose parents is Algerian and the other French, enables us to understand the different strategies leading to identification (and not identity).The linear memory, the souvenirs, but also the feeling of being original, or even anti-racial predjudism, come in their discourse again and again. But it’s especially the decision to speak out that we must look into. It’s a matter of questioning the singular to understand the universal.

Keywords : crossbreeding - political discourses - individual - francalgerian - identification - linear memory - anti-racial prejudism - decision.


Elise MILES : Etudiante en Doctorat. Directeur de recherche : Professeur B., Traimond. (Université Bordeaux 2. UFR Sciences de l’Homme. Département d’Ethnologie et Anthropologie sociale). 1ère année.


 

«La connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en elle-même aucune valeur d’aucune sorte. Elle n’a de valeur que dans le système théorique qui la réunit à tout le reste de la connaissance, et seulement dans la mesure où elle contribue réellement, dans cette synthèse, à répondre à la question:«Qui sommes-nous?»»

Schrödinger.

«Rien n’est vrai
Rien n’est faux
Ce n’est que l’histoire racontée que l’on croit.
»

 

Introduction

Prise(s) de conscience

J’ai toujours su que mon père était Algérien et que ma mère était Française. Il m’a seulement fallu du temps pour le comprendre.

Acte I. Scène 1.

Août 1993, l’été de mes quatorze ans.

Je suis au Maroc. Dans la ville de Tanger. Enfin, «être dans la ville» est une expression qui ne renvoie pas exactement à ma situation. Certes, sur les panneaux que je vois à mon arrivée, il est bien écrit «Tanger», mais, peu à peu, ces indications routières font place à une autre sur laquelle est inscrit «Club Aquarius».

Derrière ce nom se cache un complexe touristique dont le fonctionnement est celui d’un club de vacances: farniente et sports de détente (ici sont mis en avant le golf et la voile) sont au programme d’une population exclusivement composée de français ayant des revenus supérieurs à la moyenne.

Je suis ici avec mon père. C’est la première fois qu’il m’invite à partir en voyage avec lui (lui, sa femme et ses enfants).

Nous sommes à Tanger pour une quinzaine de jours…

Chacun vaque à ses occupations. La femme de mon père s’occupe de ses enfants en bas âge autour de la piscine de l’hôtel. En ce qui me concerne, j’alterne mon temps entre le cercle formé par les quelques adolescents présents et la détente sur la plage. Je croise très peu mon père qui, de son côté, fréquente le golf de manière assidue. Seuls les déjeuners sont partagés…

Scène 2

Il est aux environs de midi. Alors que la femme de mon père prépare ses enfants pour aller au restaurant de l’hôtel, celle-ci me demande d’aller chercher mon père, resté au bungalow. Je m’exécute en grommelant, m’embarquant dans des élucubrations si propres à la nonchalance adolescente: il fait si chaud et le bungalow est si loin ! Impression d’une épreuve insurmontable.

Passée cette rébellion passagère, je me laisse aller dans les petits chemins qui mènent au bungalow. L’effusion de plantes grasses et l’odeur envoûtante des fleurs de jasmin me font même oublier le but de mon trajet. J’avance d’un pas léger et aérien, sans me poser de question. Pas l’ombre d’une pensée ne vient effleurer mon esprit. Mais tout en poursuivant mon errance déambulatoire quasi-inconsciente, j’approche de ma destination. Marche somnambulique à la frontière du rêve et de la réalité…

Réveil. Je viens de me heurter à un mur. Celui du son. En effet, au moment de franchir le bosquet qui me relie au bungalow, j’entends des bruits d’une résonance étrange. Mon oreille, peu aguerrie à ce genre de sonorités rauques et gutturales, me fait assimiler ce que je perçois à un blatèrement de chameau. Mais ce recours à la cognition (on se rassure comme on peut face à l’inconnu!) s’avère inefficace car, et de la vient toute mon interrogation, ce ne sont pas des animaux qui sont à l’origine de ces bruits, mais des êtres humains. De plus, au milieu de ce que je comprends comme étant un langage, je reconnais une voix qui s’élève. Une voix qui m’est familière. C’est la voix de mon père…

Je décide donc de franchir le bosquet et de m’approcher. Je vois mon père en train de discuter, et même de rire, avec deux femmes de ménages de l’hôtel. Bien que je comprenne qu’ils sont en train de parler, je ne peux pas rendre intelligible ce qu’ils se disent. Non pas que je sois trop loin d’eux (je viens de rejoindre mon père), mais parce que je ne connais pas cette langue que mon père n’a jamais parlé devant moi. Cette langue, c’est l’arabe. Et ce que j’ais pris pour un blatèrement de chameau n’est autre qu’un «youyou[1]» lancé par mon père.

L’espace et le temps se suspendent en un instant. Je me rends compte que mon père n’est pas celui que je croyais, ou plutôt, il est ce que je ne savais pas. Certes, on m’a toujours dit que mon père est un algérien, et je l’ai toujours répété; mais pour la première fois, ces mots s’appliquent à une réalité. Ils veulent dire quelque chose: je prends conscience de l’étrangeté de mon père aux yeux du monde familier (et français) dans lequel je vis. Et je comprends que cette étrangeté, je la porte aussi en moi. Une porte, longtemps fermée, s’ouvre devant moi. Je prends conscience de l’originalité que je véhicule dans mon environnement quotidien.

Dès cet instant, je commence à devenir ce que je suis: une jeune fille issue de la rencontre entre une française et un algérien. Une francalgérienne [2].

Acte II. Scène 1.

Juin 2005. Université Victor Segalen. Bordeaux 2.

Je suis ici pour assister au colloque «Voyages, Errances et Migrations», organisé par la revue anthropologique L’Autre, en partenariat avec l’association Mana (dont l’objectif principal est de développer des systèmes de soins adaptés aux populations émigrées et/ou marginalisées).

Ma présence à ce colloque n’a pas de fondement précis. Je sais que je suis intéressée par les thèmes proposés (j’ai notamment l’envie de travailler sur les situations d’exil et/ou d’asile politique) mais comme je n’ai pas encore mon sujet de thèse, j’espère que mon esprit sera capté par l’un des sujets qui seront abordés durant ces deux jours.

Au fil des heures, les différentes interventions se suivent mais ne se ressemblent pas. Je me vois ainsi propulsée dans des univers que, jusqu’à lors, j’avais à peine effleurés, tout juste les avais-je soupçonnés. Chaque communication est un réel bouleversement de mon univers, une prise de conscience de l’exiguïté de mon monde… Face à cette avalanche de révolutions internes, j’ai l’envie de me pencher sur tous les sujets qui me sont exposés. J’exulte littéralement devant ce champ de possibilités de recherches qui s’ouvre à moi. Fin du séminaire.

Scène 2.

Après une pause d’un quart d’heure, je retourne dans l’amphithéâtre. Le séminaire qui va commencer traite de la transmission de la langue aux enfants, quand l’un des parents est étranger. Les communications se succèdent, apportant, à chaque fois, une nouvelle dimension au sujet.

Puis vient le tour d’une intervenante qui, elle, aborde au contraire, la non transmission de la langue. Pour donner corps à son sujet, cette femme nous propose une étude de cas. Ainsi nous parle-t-elle d’Elise, une jeune fille dont le père est Algérien et la mère est Française. Il va sans dire que le prénom de cette jeune fille ne doit pas être celui-ci mais que l’intervenante utilise ce pseudonyme en référence au livre de Claire Etcherelli Elise ou la vraie vie[3].

La jeune fille est de nationalité et de culture française (c’est-à-dire de langue et d’éducation). Son père n’a jamais parlé l’arabe devant elle. Langue de la honte et de la minorité (est-il utile de rappeler les difficiles relations entre la France et l’Algérie?), ce père n’a pas jugé bon de transmettre une langue (qui est pourtant sa langue maternelle), dans un milieu où celle-ci aurait plus tenu lieu de fardeau, voire de stigmate, que de richesse ou d’avantage…

Toujours est-il qu’à un moment charnier de sa vie, la jeune fille a besoin de renouer avec cette part inconnue d’elle-même. Son père ayant quitté le domicile familial, c’est sa mère qui, ayant vécu un temps en Algérie, lui transmet les quelques mots qu’elle sait d’arabe qu’elle avait appris là-bas. Bien que ce premier pas satisfasse la jeune fille, celle-ci éprouve le besoin de se rendre en Algérie pour sentir, et tisser, le lien qui l’unit à ce pays. Ce n’est qu’après avoir rencontré sa famille paternelle, et avoir été reconnue par elle, que la jeune fille, enfin, a pu dire ce qu’elle s’estimait être: une francalgérienne[4]

L’intervention prend fin. Tout le monde applaudit, et les questions de l’auditoire commencent à se faire entendre. J’ai également une multitude d’interrogations mais je n’arrive pas à prendre la parole, tellement je suis abasourdie. En effet, l’histoire que je viens d’entendre n’est pas «n’importe» quelle histoire. Cette histoire, c’est la mienne. Je m’appelle Elise, mon père est Algérien et ma mère est Française et…je ne parle pas la langue de mon père…Et bien que je me sente «unique» (qui ne se le sent pas?), je me rends compte que plusieurs individus ont un chemin similaire au mien, qu’ils éprouvent le désir de s’appuyer sur leurs ascendants pour savoir qui ils sont, mais aussi où ils vont.

Chemin similaire, oui, mais quel est leur parcours effectif? Et pourquoi ont-ils décidé de s’engager sur cette voie plutôt qu’une autre?

Mise en lumière d’une réalité insoupçonnée. Naissance tant attendue de mon sujet.

Généalogie et émergence d’une nouvelle catégorie: la «francalgérianité».

Le néologisme «francalgérianité» ne m’est pas apparu instantanément après que j’ai eu pris la décision d’en faire mon sujet de thèse. Il est le fruit d’une longue réflexion, accompagnée de discussions avec d’autres anthropologues.

Au début de ma recherche, en effet, je ne vois pas comment je pourrais désigner les individus auxquels je m’intéresse. Seule certitude: leur existence. A propos du porteur de nom, L. Wittgenstein nous explique d’ailleurs qu’avant qu’il soit nommé, il faut bien qu’il soit déjà là….Mais une fois la présence attestée, comment la nommer?

Avant d’expliquer le sens que je donne à la catégorie «francalgérianité» (et non pas la définition dont la tendance est de s’inscrire dans un présent éternel et de se situer au-delà de la réalité, dont le principe est la mouvance), il est important d’expliquer comment j’y suis arrivée.

Pour résumer, avant de dire ce qu’est la «francalgérianité», il convient de dire ce qu’elle n’est pas…

Ma recherche débute donc par un flou lexical autour de cette réalité si «particulière». Seuls les mots «métis» et «métissage» me viennent à l’esprit. Bien que non pleinement satisfaite de ces termes (puisqu’ils renvoient notamment à une rhétorique essentialiste et racialiste), je me vois toutefois contrainte de les utiliser. En effet, je n’ai rien trouvé de plus adéquat. Cependant, ce premier constat de semi échec s’avère positif dans le sens où il me permet une première mise à distance du monde dans lequel j’évolue: les limites de mon langage constituant celles de mon monde.

Je décide donc de conserver momentanément ces mots (comme si je les écrivais au crayon de papier en espérant, par la suite, les gommer) pour aborder mon sujet. J’entreprends donc de constituer une bibliographie qui, à ma grande surprise, s’avère fournie et pertinente. En effet, à partir du mot «métissage», une foule d’ouvrages et d’articles se sont révélés à moi. Non désireuse d’opérer une sélection aprioriste, je me suis penchée sur des travaux provenant d’horizons différents: historiens, professeurs de littérature, sociologues, romanciers, historiens de l’art et, bien sûr, anthropologues…Tels sont ceux qui m’ont accompagnée lors de cette phase de défrichage. Certains d’entre eux m’ont plus interpellée que d’autres et une présentation, si brève soit elle, est incontournable.

L’ouvrage collectif Paradoxes du métissage [5], dirigé par J.L. Bonniol peut-être pris comme point de départ puisqu’il traite de l’émergence du métissage dans les pensées comme dans les discours. Le métissage renvoie à l’irruption de l’hétérogène dans les sociétés. C’est d’abord la découverte de l’autre, laquelle donne lieu à deux consciences simultanées, celle de la diversité humaine et celle de l’attraction entre les hommes, quelles que soient leurs différences. Le métissage se fonde donc sur la conscience d’une distance. Celle-ci n’est pas due à une réalité biologique mais à une sélection de traits censés représenter une discontinuité perçue. Elle correspond donc à un construit de la perception, laquelle se trouve ensuite naturalisée; le biologique, lui, est socialement médiatisé. Dès lors, le métis se trouve crédité d’une double identité, dans la mesure où il est vu comme le produit de la rencontre entre deux cultures différentes.

En rappelant que le métissage relève d’une construction discursive qui se fonde sur une conception des cultures vues comme tout homogène, J.L. Bonniol permet de saisir et de mettre à distance l’idée de pureté originelle véhiculée par les sociétés, rappelant ainsi le caractère fictif de toute identité.

Les ouvrages d’A. Nouss et F. Laplantine[6] et reprennent cette idée tout en l’approfondissant[7]. Tout d’abord, ces auteurs reconnaissent et critiquent la vision biologique liée au métissage sans, toutefois, lui ôter son efficience. On peut ainsi voir que:

« Le métissage n’est jamais seulement biologique. Il n’existe que par rapport aux discours tenus sur cette notion même – qui oscillent entre le rejet pur et simple et la revendication - et face aux valeurs hégémoniques dominantes d’identité, de stabilité et d’antériorité» (1997, p.8). [8]

Le métissage s’inscrit donc à la suite des discours qui tendent à fixer (figer) l’individu dans une identité (certes illusoire) qui puise sa légitimité dans une origine reconnue. Ainsi, le métissage apparaît lors de la rencontre de deux «origines» distinctes, s’élaborant au confluent de ce qu’il y a de plus singulier et de plus universel, et non dans le reflux de ce qui exclue et particularise. Suite à la lecture de ces quelques lignes, une première question se pose: comment mes futurs interlocuteurs vont-ils se présenter? Vont-ils s’appuyer sur leurs origines diverses (et donc puiser dans le passé) ou, au contraire, mettront-ils en avant leur non-appartenance originaire (produisant, alors, un discours fondé sur le présent, voire le futur)?

Sans avoir de réponse immédiate, la dimension temporelle semble incontournable.

D’ailleurs les deux auteurs ne s’arrêtent pas là. En effet, A.Nouss et F. Laplantine réfutent l’aspect définitif et immuable que pourrait revêtir le métissage (s’il s’agissait d’une «essence») et y substituent un caractère insaisissable.

«Il n’est pas de l’ordre de l’énoncé, lequel procède du découpage d’un continuum. Il est encore moins de l’ordre de l’assignation. L’attribution de propriété ne lui convient pas, car il n’est pas un adjectif. Il échappe à ce qui est définitionnel et plus encore définitif et conclusif. Si le verbe avoir qui appelle ici une qualification (…) est le plus mal placé pour en rendre compte, le verbe être la plupart du temps ne fait guère mieux, la pensée de l’être ayant une tendance à la prétention identitaire». (Idem, pp. 80-81)

Ainsi on ne naît pas métis; on le vit et on le devient. Relevant de l’ordre du devenir; le métissage est donc indescriptible. Pour autant, il n’est pas inénarrable. C’est donc par le biais d’entretiens que je pourrais l’approcher car, pour reprendre une formule de G. Deleuze, il n’est «pas le point, mais la phrase». N’étant ni un état, ni une qualité, il est de l’ordre de l’acte; et notamment de l’acte de dire.

Nonobstant cette mise à distance de la notion de métissage, il reste que celle-ci reste trop marquée par le biologique. De plus, celle-ci est usée, reprise et réutilisée par le langage contemporain. Comme le souligne L. Turgeon[9], le métissage est à la mode. Il est aujourd’hui un terme de nouveaux enjeux sociaux et idéologiques.

«Chacun lui donne sa définition, se l’approprie et contribue ainsi à sa polysémie foisonnante. Les tensions sémantiques qui font voler en éclats le sens du mot ne sont pas sans rappeler celles qui ont affecté les concepts antérieurs d’acculturation, de transculturation et d’interculturation, qui tentèrent en leur temps de définir ces mêmes clivages interculturels. Comme ses ancêtres proches, ″métissage″ subit actuellement des glissements sémantiques et des transferts de sens. Si à l’origine il évoquait la lutte contre les purismes et les fondamentalismes de toute sorte, il tend aujourd’hui à être esthétisé et récupéré par tous les discours, ceux de droite et de gauche, ceux du nationalisme et du transnationalisme, ceux du Tiers monde et du Premier monde. On entend rarement le mot métis, en tant que sujet, mais beaucoup plus celui de métissage qui renvoie à un processus culturel. Le métissage est devenu une métaphore pour dire le monde post-moderne». (p. 190).

Ainsi, le mot «métissage», malgré toutes les précautions que l’on peut prendre, reste gênant. Il est actuellement en passe de devenir une esthétique universelle, acceptée et partagée par tous, voire imposée à tous. En quelque sorte, il devient un bien de consommation*. Employé à hue et à dia, le métissage dit tellement de choses qu’il finit par ne plus vouloir rien dire.

Conscient de cette profusion (entraînant la confusion) de sens, J. L. Amselle[10] décide tout simplement d’abandonner ce terme et y substitue la thématique du branchement. Il utilise ainsi une métaphore électrique et informatique pour rendre compte de la dérivation de signifiés particularistes par rapport à un réseau de signifiants planétaires. S’inscrivant contre l’idée que le monde globalisé est le produit d’un mélange de cultures vues comme des univers étanches, cette figure de style lui permet de poser l’idée de triangulation, c’est-à-dire le recours à un tiers pour fonder sa propre identité. C’est donc en se pensant et en se réfléchissant dans les autres que l’on conforte mieux son identité. J. L. Amselle me permet donc d’aborder mon sujet, non pas à partir d’un agrégat d’éléments «souches»* (comme l’origine, la religion, la nationalité…de mes interlocuteurs), mais en prenant compte des relations dans lesquelles ils vivent, s’inscrivent et évoluent. Rendant à César ce qui appartient à César, J.L. Amselle nous rappelle ainsi que l’anthropologie est avant tout une science des interactions. Enfin, et il n’est jamais vain de le répéter, «seule une conception mettant au premier plan l’identité en tant que concept flottant ou emblème onomastique (Jacques Berque) susceptible d’être réappropriée au sein d’un contexte singulier qui lui donne un sens est satisfaisante.» (Idem, p. 93). Ce point est fondamental pour la poursuite de ma recherche puisqu’elle s’inscrit dans une anthropologie contextuelle et contemporaine.

La présentation de ces quelques ouvrages phares me permet donc de donner quelques points de repères à ma recherche. Reste que je ne dispose d’aucun vocable (ayant abandonné le terme de métissage) pour nommer mon sujet de recherche. Suivant le conseil de S. Gurzinski[11] pour qui «à trop lire, on risque de perdre l’essentiel», je décide de fermer mes livres, pour un temps, et de sonder mon entourage.

Ainsi, au cours d’un repas post-séminaire, je fais part à quelques doctorants, et à mon directeur de thèse, de la nébuleuse lexicale dans laquelle je me débats et tente d’avancer. Premier éclaircissement, Mr T., mon directeur de thèse me suggère de créer un néologisme. A l’étonnement fait suite l’ambition puis l’angoisse: jamais je n’aurais osé y penser (et, d’ailleurs, en suis-je capable?). Face à mon mutisme (lié à une incapacité d’organiser les mots qui fusent dans ma tête), Mr T. me vient à nouveau en aide et m’explique que, en prenant exemple sur le mot eurasien, je pourrais créer celui d’«eurafricain». Ainsi, je conçois mieux ce que je dois faire. Je commence donc à réfléchir sur la manière dont je pourrais rendre compte de la réalité que je veux traiter.

Je commence par mettre de côté le mot «eurafricain» car celui-ci me semble trop vaste. En effet, mon sujet est plus ciblé puisqu’il s’agit d'étudier les individus dont l’un des parents est Français et l’autre est Algérien. Il s’agit là d’une analyse on ne peut plus contextuelle. En effet, ils n’ont pas toujours «existés»** (l’Algérie est restée sous le joug de la France jusqu’en 1962) et leur mise à jour n’est que très récente…

Le mot composé «franco-algérien» m’effleure l’esprit, mais celui-ci m’apparaît trop rigide. Non seulement, il suppose qu’il s’agit de la rencontre de deux blocs identitaires bien distincts: la France d’un côté, l’Algérie de l’autre (les systèmes clos dont parle J.L.Amselle). Terminologie qui ne laisse à l’individu que peu d’alternatives: ou Français, ou Algérien; ni Français, ni Algérien; et Français et Algérien…Vision par trop réductrice qui limite l’individu à un simple trait d’union!

Je décide donc d’opérer une fusion entre les deux mots, d’ôter ce trait d’union (qui, finalement, porte mal son nom puisqu’il renvoie plus à la scission), afin de rendre à mes interlocuteurs l’unité qui leur échoie. De cette manipulation linguistique naît le néologisme francalgérien. Ainsi, j’appelle francalgérien tout individu qui s’identifie (ce n’est pas une affaire d’identité mais d’identification) à une lignée provenant de France et d’Algérie. La francalgérianité renvoie alors au fait de revendiquer cette identification.

Dès lors, comment les francalgériens s’appuient-ils sur leurs ascendants? Comment jonglent-ils entre souvenirs et oublis pour établir une «mémoire» qui leur conviennent? Comment vivent-ils leur situation au présent? Comment se situent-ils dans et face à la société? Comment se présentent-ils à leur entourage? Comment leur entourage les perçoit? Et d’ailleurs qui compose leur entourage?

Problématique

Suite à la profusion (non exhaustive) de ces questions (modelée selon la comptine «marabout-bout de ficelle-selle de cheval»; une question en appelant toujours une autre!) se dessine une problématique.

En effet, l’idée de revendication sous-entend celle de décision. Car c’est bien un choix que fait l’individu de s’appuyer sur ce que l’on peut appeler sa «mémoire lignagère» pour asseoir sa situation actuelle. La décision, quand à elle, renvoie à l’acte de parole, à l’acte de dire.

Dès lors, et cette question m’accompagnera tout au long de ma recherche, pourquoi décide-t-on de se dire francalgérien?

Suite à cette rapide présentation du cheminement de ma recherche, on comprend mieux pourquoi j’ai choisi le titre de ce présent travail. «Mes tissages»; certes, il s’agit d’un pied de nez (par l’utilisation d’une homophonie) à ce terme labyrinthique dans lequel j’ai erré pendant plusieurs semaines, mais il s’agit également de suggérer que mes interlocuteurs ont eux-mêmes (et suite à leurs différentes rencontres) construits la signification de leur vie; car comme nous le rappelle Weber (cité par J. F. Bayart, p.25)[12], «l’homme est un animal suspendu dans les toiles de significations qu’il a lui-même tissé».


Notes

[1] Le «youyou» est un cri poussé en bougeant sa langue rapidement de chaque côté de la bouche. Souvent aigu, il sert à exprimer la joie.

[2] Le choix, l’usage et la signification de cette catégorie sera explicité au cours de l’introduction qui va suivre.

[3] Ce livre, dont l’action se déroule dans les années 50-60 a pour sujet la rencontre entre une Française venue à Paris pour travailler et un ouvrier Algérien émigré. Claire, Etcherelli, Elise ou la vraie vie, Denoël, 1967, Saint-Amand.

[4] Ce mot n’a pas été employé par l’intervenante mais il est de moi.

[5] Bonniol, J.L., (dir.), Paradoxes du métissage, [1998] 2001, Comité des travaux historiens et scientifiques, Paris.

[6] Nouss, A., Laplantine, F., Le métissage, Paris, Flammarion, 1997.

[7] Nouss, A., Laplantine, F., Métissages, de Arcimboldo à Zombi, Paris, Pauvert, 2001.

[8] C’est moi qui souligne.

[9] Turgeon, L., Patrimoines métissés. Contextes coloniaux et post-coloniaux, Paris, La maison des sciences de l’homme, 2003.

* il suffit, pour s’en rendre compte, de se pencher sur les discours tenus sur la musique, la cuisine, ou encore à propos de l’équipe de France de football dite «black, blanc, beur».

[10] Amselle, J.L., Branchements, Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

* «En isolant un élément de son ensemble relationnel pour effectuer un branchement exclusif, on constitue les cultures en tant que système clos», p. 82.

[11] Gurzinski, S., La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

** Par la mise entre guillemets du verbe exister, je veux indiquer que je me garde bien de fabriquer des outils rhétoriques destinés à construire de nouveaux essentialismes.

[12] Bayart, J.F., L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.

 

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