Entretien


Insaniyat N°91 | 2021 |Vivre et (re)penser la ville : nouvelles perspectives| p. 13-27 | Texte intégral



Entretien Avec Nora SEMMOUD

Noria SEMMOUD est professeure des Universités et directrice de l'Unité Mixte de Recherche « Cités, Territoires, Environnement, Sociétés » (CITERES, UMR 7324, Tours), important laboratoire de recherche dont l’objet principal est l’analyse des dynamiques spatiales et territoriales des sociétés.

Elle enseigne l’aménagement de l'espace et l’urbanisme à l’UFR de géographie de l’université Rabelais de Tours. Elle est l’auteure de nombreuses publications (ouvrages et directions d’ouvrages, chapitres d’ouvrages et articles de revues).

Son itinéraire particulièrement riche lui confère une place privilégiée dans le champ des études urbaines, où elle mobilise les savoirs des SHS autour de cet objet transversal qu’est la ville et l’urbain.

Après avoir soutenu en 1996 une thèse remarquée sur les stratégies d'appropriation de l'espace à Alger,  elle poursuit ses travaux sur la réception sociale de l’urbanisme (dont elle fera le titre d’un de ses ouvrages), les stratégies et mobilités résidentielles et les démarches participatives dans l'urbanisme et l’habitat. Ses recherches actuelles portent sur les inégalités socio-spatiales à partir des marges urbaines et sur la question du pouvoir d'agir dans les quartiers populaires.

Elle a participé activement aux travaux de l’UMR URBAMA (Centre d’études et de recherches sur l’urbanisation du monde arabe), ancêtre de CITERES, qui a joué un rôle prépondérant dans les études urbaines portant sur le monde arabe.

Sans délaisser le terrain algérien qu’elle continue d’étudier, elle élargit sa réflexion sur de nouveaux espaces de part et d’autre de la Méditerranée, dans le monde arabe, en Europe centrale et en Asie pour saisir les reconfigurations territoriales en œuvre.

Des stratégies d’appropriation de l’espace à Alger à la réception sociale de l’urbanisme

Saïd BELGUIDOUM(1,2) : La réception sociale de l’urbanisme[1] et les stratégies d’appropriation de l’espace[2] sont au cœur de tes travaux. Dans ta thèse de doctorat[3] tu montres à partir de l’analyse des processus d’appropriation, que tu définis comme « une mise en conformité des lieux avec l’habitus», comment les nouveaux modèles d’habiter  sont le résultat des pratiques de « rectification/adaptation » auxquelles les populations se livrent. Cette réflexion démarrée avec ton travail de doctorat est et restera au cœur de tes recherches.

Comment s’est construite cette réflexion à partir de cet angle d’approche qui va s’avérer particulièrement fécond pour rendre intelligible le phénomène urbain ?

Nora SEMMOUD : Je tiens d’abord à te remercier pour l’intérêt que tu as porté à mes travaux et pour ta lecture attentive de mes ouvrages. J’en suis sincèrement flattée. 

Souvent le choix des objets de recherche sont liés consciemment ou non à notre trajectoire personnelle. Pour ce qui me concerne, mon engagement militant dans les quartiers populaires et les bidonvilles a sans doute conditionné mes perspectives de recherche, confortées ensuite par une posture critique de mon expérience professionnelle à la Caisse algérienne d'aménagement du territoire CADAT (ensuite Centre National d'Etudes & de Recherches Appliquées en Urbanisme CNERU) sur le Plan d’Urbanisme d’Alger. Depuis la thèse, mes travaux de recherche ont confirmé ma préoccupation d’accéder au cœur de la réalité des conditions de production et d’usage des espaces urbains et de l’habitat, en même temps qu’ils ont évolué au gré des questionnements soulevés par ma pratique professionnelle d’urbaniste au sein de contextes différents (Maghreb, Europe). Toutefois, ces thématiques diverses sont charpentées d’une cohérence théorique et critique qui s’est précisée au fur et à mesure de l’avancement de mes recherches. Il s’agit d’une contribution à l’analyse critique des politiques urbaines et de leurs effets sociaux et spatiaux, en particulier sur les classes populaires et leurs territoires. Dans cette perspective, il importe de souligner l'apport considérable d'une école marxisante représentée par Henri Lefebvre qui, à notre sens, a rendu compte de la complexité du concept d'espace entendu dans sa dimension pratico-symbolique et a introduit, en particulier, une distinction importante entre ce qui se passe dans l'espace, qui relève du vécu et du perçu par les habitants, et ce qui est fait de l'espace par les pouvoirs publics et les professionnels de l'aménagement. 

  1. B : Dans ton ouvrage sur la réception sociale de l’urbanisme tu montres que la question centrale contenue dans tout projet urbain est celle du rapport entre espace voulu (celui des urbanistes et des décideurs) et espace vécu (celui des populations mues par leur habitus).

Peux-tu préciser en quoi consiste cet enjeu et par-delà quelles sont les interactions qui existent entre l’espace physique et l’espace social ?

  1. S : Il me semble important de revenir ici sur les travaux qui ont contribué à conceptualiser ce rapport. La notion de morphologie urbaine chez de nombreux chercheurs, notamment chez Marcel Roncayolo et Navez-Bouchanine (pour le sud), porte l’empreinte des analyses de Halbwachs. La morphologie urbaine est considérée dans la structure de correspondance entre les formes matérielles de l’espace ou du paysage urbain et les conditions d’usage de la population. Cette notion prend tout son sens par rapport à la vie des hommes en tant que société et groupe sociaux et à la façon dont ils mettent en place des structures et les font évoluer. La notion de territoire de Guy Di Méo (2001) fait écho à ce que j’entends par « structure invisible », une catégorie qui rend compte d’abord, du fonctionnement des groupes sociaux, de leur vécu et de leurs représentations, ensuite de leurs modalités d’appropriation de l’espace et des « reconfigurations » auxquelles elles peuvent donner lieu et enfin du non-voir des acteurs institutionnels et des professionnels de l’urbanisme qui affecte plus ou moins cette structure d’opacité pour la rendre en partie ou totalement invisible. Prenant appui sur cette prémisse, deux hypothèses principales structurent l’idée de réception sociale de l’urbanisme. La première considère qu’identifier ce que je désigne comme « structure invisible » permet du même coup d’accéder à la réception sociale du projet urbain[4]. La seconde hypothèse, découlant de la première, est que la réception sociale renvoie et interroge sur le processus de fabrication du projet urbain, les acteurs, les représentations, les logiques, les confrontations et les formes de consensus qu’il met en jeu, ainsi que le rôle particulier des concepteurs. La réception sociale du projet urbain permet, d’une part, de restituer les effets sociaux et spatiaux de ce dernier et de traduire concrètement l’impact des nouvelles dispositions spatiales sur la vie sociale quotidienne, et d’autre part, d’accéder aux « reconfigurations » opérées par les modalités d’appropriation des individus sur les nouvelles dispositions spatiales. Faisant passer l’espace au statut de lieu, les individus « redessinent » par le biais de l’imaginaire, de la symbolique et des significations sociales, un « contre-espace » qui traduit le hiatus entre certaines dispositions spatiales produites et les attentes de la population. Ces différentes notions, élaborées à partir de la question de l’appropriation de l’espace par les individus, offrent-elles un paradigme cohérent et pertinent pour comprendre comment une action urbaine est « reçue » par la population ? La vie sociale du quartier ainsi que le vécu des populations sont-ils perturbés, contrariés ou alors confortés par l’opération urbaine mise en œuvre ? Dans ce dernier cas, les nouveaux dispositifs spatiaux offrent-ils des supports plus stimulants à leurs usages ? Par ailleurs, comment les individus procèdent-ils pour « reconfigurer » l’espace ? Quelles sont alors les « topographies » habitantes qui se dessinent à travers le « contre-espace » et leurs significations ?

 

  1. B : Tes travaux portent aussi bien sur l’Algérie que sur la France. Quels points de comparaison peut-on faire entre ces pays ? Qu’est-ce qu’il y a d’identique et de différents ? Peut-on parler de circulation de modèles, d’expériences ?
  2. S : Effectivement, les travaux collectifs engagés sur les quartiers populaires et sur les marges urbaines dans des pays du sud et du nord de la Méditerranée (y compris la France) révèlent la circulation de modèles de modes de gouvernement et de mobilisations et les effets des migrations, qui justifient la comparaison. Cependant, quelle que soit la rigueur dans la méthodologie proposée et notamment dans la contextualisation nécessaire des cas d’étude, je ne prétends pas échapper totalement aux écueils de la démarche comparative. Elle peut se heurter d'emblée à des problèmes relevant des différences dans la définition des concepts et des catégories utilisées pour l'investigation en raison des différences linguistiques. Or ces différences sont d'autant plus difficiles à résoudre qu'elles relèvent plus souvent de différences dans la conception et la représentation des phénomènes sociaux en relation avec une histoire nationale que de la nature même des phénomènes étudiés. Outre les modalités de la représentation qui diffère d'un contexte à un autre, toute réflexion en sciences sociales se heurte également à la division du travail entre disciplines. Afin de réduire un tant soit peu les problèmes inhérents au travail de comparaison, je veille toujours à instaurer une réflexivité réflexe (Bourdieu, 1993). Maintenir de façon permanente un regard réflexif sur son travail permet, sinon de résoudre les problèmes, du moins d’en identifier les impacts sur les résultats.

L’entrée par la marge – faire la ville en périphérie

  1. B : Une part importante de tes travaux[5] porte sur les marges urbaines. En quoi cette porte d’entrée, tout en permettant de comprendre et d’analyser les inégalités socio spatiales, est aussi un révélateur de la réception sociale de l’urbanisme et de la question centrale de la production de l’espace.
  2. S : Dans la recherche sur les marges urbaines[6], nos analyses ont concrètement porté sur des quartiers abritant des populations appartenant aux classes populaires, lesquelles sont directement ou indirectement confrontées aux transformations urbaines (éradication des bidonvilles, requalification des centres, réhabilitation des grands ensembles et régularisation des quartiers non réglementaires) et à un urbanisme extensif de grands projets (commerciaux, immobiliers, touristiques ou à finalité patrimoniale) dont l’objectif essentiel est de valoriser le foncier. Provoqués par ces dynamiques urbaines, les déplacements contraints vers les périphéries se conjuguent aux effets, notamment, de la privatisation des services urbains, de la réduction des budgets publics d’équipement des quartiers ou des difficultés de transport, et enclenchent ainsi des processus de marginalisation. Ainsi, placer la focale sur les marges urbaines, c’est saisir comment l’adaptation de la ville aux besoins actuels de l’économie néolibérale redessine les lignes de fracture socio-spatiale en reconquérant des territoires marginalisés et en en marginalisant de nouveaux et, dans tous les cas, en mettant à mal le droit à la ville de nombreuses populations. L’entrée par les populations concernées au travers de leurs paroles, de leurs pratiques et de leurs perceptions, a permis de saisir le ressenti des habitants et le contexte de leurs mobilisations, mais aussi d’analyser les tensions entre l’espace conçu, d’un côté, et l’espace vécu et perçu, de l’autre. Dans ces interactions – qui relèvent souvent de l’affrontement – entre les classes populaires et les pouvoirs publics, à travers l’espace, nous avons rendu visible la montée des résistances, des mobilisations et des contestations chez les populations des marges urbaines.

Il est important de souligner dans mon itinéraire, le rôle essentiel joué par l’UMR URBAMA (Centre d’études et de recherches sur l’urbanisation du monde arabe). Il n’est pas le lieu, ici, d’établir la liste de toutes les recherches sur le monde arabe qui se positionnaient clairement en rupture avec les recherches essentialistes et culturalistes sur le « monde arabo-musulman ». Ce tournant épistémologique, lors de la décennie 1990 a correspondu à l’inscription, dans la programmation de cette UMR, d’axes de recherche concernant, par exemple, la citadinité et les compétences des citadins ordinaires. Parmi les travaux collectifs qui en sont issus, on peut citer M. Lussault, P. Signoles (1996), I. Berry-Chikhaoui, A. Deboulet (2000). On signalera à ce sujet les travaux, que l’on peut qualifier de pionniers – du moins pour le monde arabe – entrepris et publiés dans le cadre de l’UMR Urbama (CNRS et Université de Tours).

Ainsi la recherche sur les marges urbaines s’inscrit dans la lignée des travaux de recherche menés sur le monde arabe dans le cadre de l’ancienne UMR Urbama et s’appuie sur leur capitalisation. Les nombreuses études déjà réalisées dans ce contexte sur les périphéries urbaines, les bidonvilles, l’habitat non réglementaire et les quartiers dégradés des centres anciens nous ont positionnés de facto en opposition à la vision dominante des marges urbaines comme lieu d’anomie sociale. Il s’est agi pour se faire de mobiliser tout particulièrement les réflexions sur la construction de la citadinité par leurs populations (Lussault, Signoles, 1996[7]), sur leurs compétences (Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000), leurs capacités « à faire avec » et à « faire face », ainsi que sur leurs apprentissages urbains à l’épreuve de la ségrégation socio-spatiale et de la fragmentation sociale et spatiale (Navez-Bouchanine, 2003a). La recherche sur les marges urbaines se situe par ailleurs dans la continuité du programme collectif de recherche dont est issu l’ouvrage Territoires et politiques dans les périphéries des grandes villes du Maghreb (Signoles, 2014), qui rend compte des tendances majeures de la gestion politique et territoriale des périphéries et, en particulier, la montée en puissance de l’urbanisme de projet, ainsi que la financiarisation et la standardisation des modes d’intervention et de pilotage de l’action publique.

L’urbanisme comme champ disciplinaire

  1. B : En 2008, en faisant référence aux travaux de JP Frey, tu écrivais que l’urbanisme est « un champ interdisciplinaire pour lequel un siècle d’efforts de conceptualisation n’a pas encore réussi à assoir fermement les bases d’une objectivation permanente ».[8] Où en est le débat aujourd’hui sur cette question ? L’urbanisme en tant que champ interdisciplinaire (pluridisciplinaire ou transdisciplinaire?) est-il toujours traversé par les mêmes ambiguïtés ? Quelles avancées a connu la discipline ?
  2. S : Il me semble que c’est du côté des urban studies que la réflexion est aujourd’hui la plus féconde. Les travaux de ce champ portent sur le fait urbain et ses nombreuses dimensions (politiques urbaines, habitat, transport, peuplement, emplois, etc.), selon une forte pluridisciplinarité, voire une interdisciplinarité (géographie, aménagement et urbanisme, architecture, ingénierie, économie, science politique, sociologie, anthropologie, démographie, histoire…). Des auteurs marxistes comme Harvey, Brenner[9] ou Marcuse qui s’inscrivent dans le champ des urban studies s’écartent des approches strictement monographiques pour théoriser le fait urbain, en s’appuyant notamment sur la pensée de Lefebvre et de Foucault. Leurs apports théoriques, fondés sur une critique de l’urbanisme, dessinent les articulations entre les politiques urbaines à logiques néolibérales et l’exacerbation des inégalités sociales et spatiales.
  3. B : À travers tes analyses, tu en arrives à la conclusion que « les formes d’appropriation et de réception de l’urbanisme sont inscrites, pour une grande part, dans les figures même de l’urbanisme ». Tu parles alors « d’angle mort » de la visée opérationnelle des acteurs institutionnels permettant d’expliquer la cécité qui les caractérise dans leur rapport effectif à l’organisation sociale et dans la perception des effets induits de leurs interventions sur l’espace.

Peux-tu être plus explicite sur cet angle mort et sur ce qui est implicitement inscrit dans les figures de l’urbanisme ?

  1. S : En fait, les acteurs institutionnels et les professionnels de l’urbanisme dans leur posture d’aménageurs ne voient pas toujours les effets de leurs actions urbaines sur la vie sociale, particulièrement lorsqu’elles concernent des quartiers populaires ; c’est ce que j’appelle « l’angle mort » de l’urbanisme. Henri Lefebvre[10] avait déjà analysé ce rapport des acteurs à l’organisation sociale, en indiquant à travers une terminologie variée, comme le champ aveugle, le non-voir et le non-savoir, que l’attitude des décideurs pouvait osciller entre le refus de voir et de savoir, la méconnaissance et l’absence de discernement et de clairvoyance. Je rejoins Lefebvre lorsqu’il explique cette cécité par la puissance de l’idéologie[11]. Il existe bien chez un grand nombre d’élus locaux et de professionnels une volonté d’identifier la demande sociale, mais les limites des moyens mis en œuvre comme la participation et surtout les représentations dominantes impliquent toujours une part d’ombre. Seul un changement de posture et principalement la prise en compte des phénomènes d’appropriation des habitants peut permettre d’explorer les effets socio-spatiaux des interventions urbaines. C’est seulement dans cette posture qu’apparaissent les distorsions qui finalement témoignent de « l’angle mort » des visées institutionnelles et opérationnelles. Les formes d’appropriation mettent en évidence les rectifications/adaptations auxquelles les habitants doivent se livrer pour rendre l’espace aménagé conforme à leurs aspirations. En définitive, cette recomposition sociale de l’espace permet de rendre compte de « l’angle mort » du regard que les institutionnels et professionnels portent sur l’espace à aménager et offre les éléments susceptibles d’interroger en retour l’organisation urbaine produite.

Par ailleurs, les modes d’appropriation et les formes de la réception sociale d’un aménagement ne peuvent être totalement intelligibles qu’à l’issue de l’analyse des conditions de son élaboration, de son contexte, des représentations et des stratégies d’acteurs, des formes de consensus et du rôle spécifique des concepteurs. Ainsi, par exemple, les démarches de participation organisées autour du projet et les logiques d’acteurs sont sans doute des facteurs opérant dans la réception sociale de l’urbanisme. L’analyse requiert alors de saisir, d’une part, la figure de gouvernance en jeu et son articulation à la question de la participation et, d’autre part, les processus de conception et de mise en œuvre. Autrement dit, plus l’urbanisme s’inscrit dans une démocratisation de sa démarche et de sa connaissance de la demande sociale, plus sa réception par les destinataires sera favorable.   

  1. B : Ton parcours scientifique est particulièrement original : architecte à l’origine, tu soutiens une thèse en géographie et tes travaux peuvent aisément être classés dans le champ sociologique. En quoi cette pluridisciplinarité t’a permis de construire ton approche de la ville ?
  2. S : C’est une thèse en aménagement et urbanisme, mais j’enseigne dans un département de géographie et surtout mes recherches s’appuient sur les apports de la géographie sociale. La tendance actuelle de la géographie à mobiliser d’autres approches disciplinaires et à s’inscrire dans les urban studies conviennent parfaitement à ma recherche de pluridisciplinarité.

À l’instar de nombreux chercheurs sur l’urbain, j’ai travaillé sur les auteurs allemands du début du XXe siècle, et plus spécifiquement, sur l’approche psychosociologique de Georg Simmel (1892) et celle socio-historique de Max Weber (1992). J’ai exploré aussi les travaux de l’École de Chicago[12], dont la filiation avec la sociologie allemande est clairement repérable et qui a mis en évidence l’articulation espace et société en faisant de la ville un « laboratoire social » s’apparentant à un organisme ayant des logiques comparables à l’environnement végétal. Mais c’est surtout l’œuvre de Maurice Halbwachs (1970) sur notamment le concept de la morphologie sociale qui retient mon attention. Emprunté à Durkheim (1912), ce concept, mis en œuvre par Halbwachs (1970) selon des méthodes plus concrètes[13], va imprégner un grand nombre de chercheurs sur la ville et l’urbain. La Morphologie sociale de Halbwachs met en lumière les liens qui unissent la sociologie des groupes sociaux et la répartition spatiale de la population, dans une perspective qui prend en compte les rapports de domination et de pouvoir.

Cette étude sur la « forme matérielle » des sociétés permet de mieux découvrir les facteurs de psychologie collective qui la sous-tendent et aboutit ainsi à des conclusions proches de celles de la sociologie marxiste. Pour Halbwachs, les besoins n’ont pas à être traités sous leurs aspects objectifs, mais comme des « représentations du groupe lui-même » et de sa mémoire collective. La notion de morphologie urbaine chez de nombreux chercheurs, notamment chez le géographe Marcel Roncayolo (1999, 2001), porte l’empreinte des analyses de Halbwachs. La morphologie urbaine est considérée dans la structure de correspondance entre les formes matérielles de l’espace ou du paysage urbain et les conditions d’usage de la population. Cette notion prend tout son sens par rapport à la vie des hommes en tant que société et groupes sociaux et à la façon dont ils mettent en place des structures et les font évoluer. Des structures, qui ne sont pas, selon Marcel Roncayolo, des éléments inertes, elles ont un effet de « retour » sur les pratiques sociales de la population.

L'approche anthropologique a permis d’enrichir ces analyses qui rendent compte ainsi davantage de la complexité du rapport espace et société. Les travaux de Raymond Ledrut (1968, 1973) mais aussi de Georges Balandier introduisent des notions comme la « symbolique urbaine » ou « l’imaginaire urbain ». Dans cette optique, lorsqu’il définit les images de la ville, Raymond Ledrut privilégie l’idée « d’expérience urbaine » dont la diversité se veut être le reflet des vécus urbains.

Les paradigmes de la géographie critique et de la géographie radicale[14] – représentées notamment par David Harvey, Neil Brenner, Peter Marcuse, Margit Mayer, etc. – sont présents dans mes recherches. La pensée d’Henri Lefebvre ou encore celle de Michel Foucault ont fortement marqué la manière de penser de la plupart des membres des recherches collectives que j’ai coordonnées, de même qu’elle a été influencée par les positions théoriques de chercheurs du Sud ou ayant travaillé sur lui (Castells, 1975 ; Amin, 2009 ; plus récemment Signoles, 2014 ; Gervais-Lambony, 2017 ; etc.). Le mérite de la géographie critique ou radicale, en particulier anglo-saxonne, est d’avoir exhumé la pensée de Lefebvre et, plus généralement, la pensée marxisante pour actualiser l’analyse des effets des processus d’accumulation du capital sur les villes et leurs populations, processus qui s’inscrivent dans la transition d’un régime de nature fordiste-keynésien à un régime néolibéral et se traduisent, notamment, par l’émergence de politiques et formes de gouvernances urbaines caractérisées en particulier par une réduction de la régulation publique.

Ce qui n’exclut pas les capacités des acteurs à l’échelle du local et du micro-local à mettre en œuvre des régulations sociales et politiques face aux dynamiques de mondialisation et de métropolisation, ce qui n’est pas sans rappeler la perspective foucaldienne[15] où les acteurs ne sont pas considérés comme totalement manipulables et soumis et où les rapports de pouvoir supposent des marges de liberté.

Bien entendu, les travaux des chercheurs sur le Maghreb et le monde arabe[16] ont constitué des éclairages essentiels dans mes travaux. La liste est longue, mais je donne juste quelques exemples pour le Maghreb, il s’agit des sociologues urbains comme F. Navez-Bouchanine[17], A. Abouhani[18], M. Safar Zitoun[19], R. Sidi Boumedine[20], S. Belguidoum[21], M. Chabi[22], A. Lakjaa[23], etc., des géographes comme B. Semmoud[24], S.-A. Souiah[25], M. Idrissi Janati[26], M. Ben Djelloul[27] ou encore des aménageurs comme T. Souami[28], A. Iraki[29].  

  1. B : Quel regard portes-tu sur les études urbaines en Algérie ? Comment évoluent-elles? Comment se renouvellent-elles?
  2. S : Parmi les auteurs que je donne ci-dessus, je cite quelques protagonistes des études urbaines en Algérie. Les travaux de M. Safar Zitoun sur les politiques urbaines en Algérie, notamment celles du logement, et leurs effets sur l’espace et les recompositions sociales au sein des populations sont particulièrement féconds pour comprendre les significations sociales et symboliques des quartiers et la façon dont ils se fabriquent. À partir d’objets divers, habitat, déchets, transports, mouvements urbains, etc. il met en évidence les politiques publiques, mais aussi les mécanismes de construction et de reconstruction des réseaux chez les populations, des pratiques de sociabilité, de voisinage, de marquage de l’espace et autres identités locales qui forment la trame et conditionnent l’épaisseur et l’intensité des liens sociaux dans les quartiers. Les thèses[30] qu’il encadre sont de la même veine et se basent toutes sur un travail de terrain qualitatif et fin.

Je pourrais faire cette présentation pour chacun des noms cités et d’autres non cités. Mais je crois que c’est ce que tu proposes pour la Revue Insaniyat. Outre les travaux de ses chercheurs algériens confirmés, il y a également une multitude d’études de master et de thèse, basées souvent sur un travail de terrain important et précieux qui restent insuffisamment connus en Algérie et a fortiori à l’international. 

Ces différentes recherches qui portent souvent sur des questions importantes, comme l’urbanisation de la périphérie, l’évolution de l’urbanité et de la citadinité, les mouvements sociaux autour de la ville, etc. apportent beaucoup aux études urbaines et gagneraient à s’inscrire davantage dans les débats internationaux sur la ville
et l’urbain.   

Publications majeures de Nora Semmoud

Semmoud, N., Signoles, P. (dir.), (2021). Exister et résister dans les marges urbaines. Villes du Bassin méditerranéen. Bruxelles : Editions de l'université de Bruxelles, collection Territoires environnement, sociétés 

Florin, B., Legros, O., Semmoud, N., Troin, F. (dir.), (2014). Politiques urbaines et néolibéralisme en Méditerranée. Presses universitaires François Rabelais (PUFR) Collection "Perspectives Villes et Territoires" 288 p.

Semmoud, N. (2007). La réception sociale de l'urbanisme. Paris : l'Harmattan, collection "Villes et entreprises"

Semmoud, N. (2001). Les stratégies d'appropriation de l'espace à Alger. Paris : L'Harmattan.

Notes 

(1) Sociologue, Aix-Marseille-Université, CNRS, IREMAM, Aix-en-Provence, France.

(2) Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.

[1] La réception sociale de l'urbanisme. (2007). Paris : L'Harmattan.

[2] Les stratégies d'appropriation de l'espace à Alger. (2001). Paris : L'Harmattan.

[3] Thèse de doctorat soutenue en 1996 à Paris Est–Créteil Val de Marne, sous la direction de J.P. Frey.

[4] Désigne « une pratique présentée comme une alternative à l’urbanisme fonctionnaliste de naguère ». Tomas, F. (1998). Vers une nouvelle culture de l’aménagement des villes. Dans J.-Y. Toussaint., M. Zimmermann (sous dir.), Projet Urbain. Ménager les gens, aménager la ville, p. 15-35.Sprimont Belgique : Pierre Mardaga.

[5] Voir la bibliographie.

[6] Les cas d’études concernent des quartiers dans douze villes, cinq au nord (Cagliari, Turin, Barcelone, Grenade et Marseille) et sept au sud de la Méditerranée (Rabat, Casablanca, Fès, Alger, Tunis, Istanbul, Ankara).

[7] Réflexions enrichies par celles de Dorier-Apprill, E. & de Gervais-Lambony, P. (2007).

[8] La réception sociale de l’urbanisme L’exemple d’un quartier stéphanois : Bellevue. (2008). Dans R. Sechet., I. Garat, D. Zeneidi (dir.), Espaces en transactions, p. 121-142. Presses Universitaires de Rennes, coll. Géographie Sociale.

[9] Brenner, N., Marcuse, P., Mayer, M. (2012). Cities for people, not for profit. Criticial urban theory and the right to the city. Londres : Routledge.

[10] Lefebvre, H. (2000). (1ère éd. 1974). La Production de l’espace. Paris : Anthropos, coll. « Ethnosociologie », 485 p.

[11] Lefebvre, H. (1970). La Révolution urbaine. Paris : Gallimard, coll. Idées, 248 p ; (1980). La Présence et l’absence. Paris : Casterman, 203 p.

[12] Park, R., Burgess, W. (1940). The City, University of Chicago press. Chicago, 1925. L. Wirth, The Urban Society and Civilization, American journal of sociology, tome XLV.

[13] « Il élabore en effet un ensemble complexe de méthodes d’enquête et de statistique, qu’il applique lors d’une enquête relatée dans son premier ouvrage, La Classe ouvrière et les niveaux de vie, recherches sur la hiérarchie des besoins dans la société industrielle (1913) » François Vieillescazes (ancien élève de l’IEP de Paris, sociologue). Dans Halbwachs Maurice, Encyclopedia Universalis. Version 9.

[14] À propos des différences entre géographie radicale et géographie critique, voir Gintrac, C.,  Giroud, M. (2014).

[15] « [...] Il ne peut y avoir de relations de pouvoir que dans la mesure où les sujets sont libres. Si un des deux était complètement à la disposition de l’autre et devenait sa chose, un objet sur lequel il puisse exercer une violence infinie et illimitée, il n’y aurait pas de relations de pouvoir. Il faut donc, pour que s’exerce une relation de pouvoir, qu’il y ait toujours des deux côtés au moins une certaine forme de liberté » (Foucault, 2001a, p. 1539). Selon M. Foucault, les relations de pouvoir sont dépendantes de la liberté des sujets. Dès lors qu’elles sont bloquées, il y a état de domination. « [...] Lorsqu’un individu ou un groupe social arrive à bloquer un champ de relations de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement – par des instruments qui peuvent être aussi bien économiques que politiques ou militaires – on est devant ce qu’on peut appeler un état de domination » (Foucault, 2001b, p. 1625).

[16] Bayat, A. (2010). Life as Politics. How Ordinary People Change the Middle East (2nd ed). Stanford : Stanford University Press.

[17] Navez-Bouchanine, F. (dir.), Deboulet, A. (éd.), (2012). Effets sociaux des politiques urbaines. L’entre-deux des politiques institutionnelles et des dynamiques sociales. Paris/Rabat/Tours : Karthala/CJB/EMAM.

[18] Abouhani, A. (2011). Gouverner les périphéries urbaines. De la gestion notabilaire à la gouvernance urbaine au Maroc. Paris/Rabat : L’Harmattan/INAU.

[19] Safar Zitoun, M. (2012). Violence et rente urbaines : quelques réflexions critiques sur la ville algérienne d’aujourd’hui. Insaniyat, 57-58, p. 57-72.

[20] Sidi Boumedine, R. (2018). Le COMEDOR, une aventure humaine et intellectuelle. Alger : Les Éditions Alternatives urbaines, 234 p.

[21] Belguidoum, S., Pliez, O. (dir.), (2015). Made in China. Commerce transnational          et espaces urbains autour de la Méditerranée.  Les Cahiers d’EMAM, 26, 238 p.

[22] Chabbi, M. (2005). Processus d’urbanisation et politiques urbaines dans les pays du Sud : le cas de la Tunisie. [Habilitation à diriger les recherches, Institut d’Urbanisme de Paris, Université Paris XII-Val-de-Marne, 2 tomes].

[23] Lakjaa, A. (2014). Les jeunes en Algérie : un désordre sociétal porteur de nouveaux liens sociaux. Spécificités, 1, (6), p. 234-255.

[24] Semmoud, B. (2010). Maghreb et Moyen-Orient dans la mondialisation. Armand Colin.

[25] Souiah, S.-A., Chanson-Jabeur, Ch. (dir.), (2015). Villes et métropoles algériennes. Hommage à André Prenant. Paris : L’Harmattan, coll. Cahiers du GREMAMO.

[26] Idrissi Janati, M. (2017). Fès ou le réenchantement cosmopolite d’une cité du sud de la Méditerranée. Dans M. Melyani., M. Istasse, Fès intemporelle (p. 27-54). Paris : L’Harmattan.

[27] Ben Jelloul, M, (2017). National Spatial Planning and the Constraints pertaining to the New Territorial Governance in Post-Revolutionary Tunisia. L’Année du Maghreb, 16,
p. 31-52.

[28] Souami, T. (2017). Chapitre 3 - Aménager et gouverner Alger. Dans Dominique. L, (éd.), Métropoles en Méditerranée: Gouverner par les rentes (p. 151-206). Paris : Presses de Sciences.

[29] Iraki Aziz (dir.), 2015. Mobilisations collectives et mouvement associatif dans les quartiers insalubres, quels changements avec l’INDH? Rabat, Observatoire national du développement humain, INAU, Nations Unies, 150 p. [rapport en attente de publication].

[30] Par exemple, Msilta Leïla, 2009, « Populations stigmatisées à la périphérie algéroise, entre citadinité problématique et recherche d’identités : le cas de la Cité des 617 logements à Draria », Les Cahiers d’EMAM, no 18, p. 107-118 ; Hassan Kamel, 2013, Les représentations des nouveaux habitants des périphéries sur les populations locales et leur influence sur leur intégration sociale, Thèse de Magister en Sociologie urbaine, sous la dir. de M. Safar Zitoun, Université Alger 2 [en langue arabe], 190 p.

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