Hommage


Insaniyat n° 95, janvier-mars 2022, p. 7-15


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Mohammed SHAHROUR, Pour un islam humaniste. Une lecture contemporaine du Coran: Éditions du Cerf, Paris, 2019.

Par Lahouari ADDI: Professeur émérite à Sciences Po Lyon.


Il aura fallu attendre plus de vingt ans pour que l’un des livres de Mohammed Shahrour soit disponible en français. C’est chose faite grâce à Makram Abbes, professeur à l’ENS de Lyon qui a traduit et introduit l’ouvrage par une présentation d’une centaine de pages. M. Shahrour s’est fait connaître dans les années 1990 par un essai audacieux (al Kitab wal-l-qur’an, Damas, 1990) où il expose une lecture du Coran radicalement différente de celle du corpus traditionnel. Il y critique les oulémas qui, selon lui, ont ignoré les subtilités de la langue du Coran et ont construit une vision de l’islam qui ne correspond pas au message de Dieu révélé par le prophète Mohammed. Cette hypothèse iconoclaste est avancée sur la base d’une analyse de nombreux versets que les oulémas auraient mal compris. Ayant recours à une exégèse du texte sacré et faisant appel à la philologie, l’auteur montre que les oulémas du passé et du présent, par ignorance du sens de certains mots de la langue arabe, ont commenté le Coran en modifiant sa signification. Les erreurs des premières générations des fouqahas n’ayant pas été corrigées par leurs disciples, la tradition islamique s’est enfermée dans un cycle répétitif de commentaires erronés qui avaient rompu avec la dimension humaniste et la richesse spirituelle du Coran. La théologie musulmane s’est ainsi mise dans une impasse qui a sacralisé les commentaires des prédécesseurs sans aucune perspective de les corriger. La conséquence a été que l’islam a cessé d’être la parole vivante de Dieu, et est devenu un ensemble de pratiques rituelles dont le sens a été perdu par les croyants. Pendant des siècles, la société musulmane a vécu avec un islam intolérant où Dieu apparaît comme un symbole de torture des consciences. L’islam que l’histoire a construit avec le prétendu savoir (‘ilm) des oulémas n’est pas celui du Coran, dit M. Shahrour en substance.

Cette critique qui porte sur les fondements de la théologie musulmane a ébranlé l’establishment religieux qui, pour une fois, n’a pas officiellement prononcé l’excommunication (takfir), malgré quelques attaques verbales de la part de conservateurs zélés. Il n’a pas connu le sort de Mahmoud Taha, condamné à mort au Soudan en 1985, ni la persécution judiciaire de Hamid Abou Zeid, contraint de quitter l’Égypte. M. Shahrour ne pouvait être traité de kafer ou de disciples d’orientalistes hostiles à l’islam parce qu’il cite abondamment les versets et les commente en insistant sur le caractère sacré du Coran. Il argumente et met ses adversaires sur la défensive. Ce qui l’a protégé des attaques des conservateurs, c’est le caractère interne de ses critiques. Il critique le corpus religieux des oulémas à partir de l’approche du Coran et non à partir de philosophies ou de postulats extérieurs. De ce point de vue, il est difficile de l’accuser d’être un kafer ou un ennemi de l’islam. En remettant en cause la crédibilité intellectuelle de la théologie musulmane à partir de ses propres commentaires, il met les oulémas sur la défensive à une période où une demande d’une nouvelle interprétation du Coran est exprimée par de jeunes musulmans. Il a été invité plusieurs fois sur des chaînes de télévision du Moyen Orient pour débattre avec des oulémas, montrant une connaissance fine de la langue arabe et du corpus religieux. Ses apparitions sur les plateaux de télévision et ses conférences disponibles sur Youtube lui ont valu une popularité auprès de jeunes musulmans qui apprécient une pensée audacieuse dans un champ religieux hostile à toute ouverture d’esprit et à toute réforme. Dans ce nouvel ouvrage paru en 2016, il rappelle ses idées principales déjà exposées dans d’autres livres. Il souligne que la théologie musulmane a sous-estimé l’universalité du message divin contenu dans le Coran, qu’elle a livré la religion à l’État, qu’elle n’a pas perçu la différence que fait le Coran entre les notions de musulmans et croyants, et enfin qu’elle a donné à l’islam plusieurs sources en dehors du Coran

  1. L’universalité du message divin

Pour M. Shahrour, les théologiens musulmans sont tombés dans le piège de la compétition avec les théologiens d’autres religions pour montrer que l’islam est la seule vraie religion. Ils enseignent que l’islam est la seule religion agréée par Dieu et que tout homme qui ne se convertirait pas vit dans l’erreur et recevra un châtiment dans l’au-delà. Il y aurait même un déficit d’humanité en lui, ce qui justifierait son infériorité par rapport au musulman. Ancrée dans la culture populaire, cette vision dévalorisant l’être humain non musulman, a été élaborée par la théologie officielle pendant des siècles. Elle contredit la dimension humaniste et universelle du texte sacré qui place l’homme au sommet de l’échelle des êtres vivants. Le Coran ne déclare pas que les musulmans sont le peuple élu de Dieu comme l’affirme la Tora pour les juifs. Dieu n’a pas assigné à l’humanité une seule religion, car s’il l’avait voulu, il l’aurait fait ((XI, 99). Le pluralisme religieux est voulu par Dieu qui demande à Mohammed de ne pas contraindre les hommes à le suivre (X, 99). Ceci indique, souligne M. Shahrour, que la liberté de conscience est une valeur défendue par le Coran qui est clair sur ce sujet, notamment le verset énonçant « point de contrainte en religion ». Cette tolérance s’étend aussi aux polythéistes et aux impies, dit l’auteur. Personne n’a le droit de juger une autre personne comme impie (kafer), à moins qu’elle ne le déclare elle-même. Et même dans ce cas, si cette personne n’utilise pas la violence pour imposer son idée, personne n’a le droit de la punir. L’impiété, écrit-il, relève de la relation entre l’individu et Dieu qui jugera en dernier ressort lors du Jugement Dernier. Comme il jugera aussi les divergences entre les communautés et entre les individus. « Dieu départagera au jour de la résurrection les croyants, les juifs, les sabéens, les chrétiens, les mages et les païens, car Dieu est témoin de toutes choses » (XXII, 17).

Au-delà des juifs et des chrétiens, M. Shahrour remet l’homme au centre du message divin en expliquant qu’il y a deux parties dans le Coran : l’une s’adressant à ceux qui suivent le message de Mohammed et l’autre s’adressant à toute l’humanité. Cette lecture vise à souligner l’universalité du Coran et à rappeler que Allah n’est pas la divinité des seuls musulmans. La conséquence est que, aucun homme sur terre, ne peut être traité d’ennemi de Dieu. Les juifs, les chrétiens et les musulmans ont polémiqué pendant des siècles pour affirmer qu’ils sont les « vrais » fidèles de Dieu, excluant les autres de la bénédiction divine. Cette posture est erronée souligne M. Shahrour qui rappelle des versants du Coran qui indiquent que l’humanité a plusieurs religions. Cela signifie que la croyance en Dieu et au Jugement Dernier n’a pas un seul modèle religieux. L’auteur inclut dans le concept d’humanité à respecter les individus et communautés en dehors du monothéisme abrahamique. Les polythéistes, et même les athées, méritent le respect du fait que ce sont des êtres humains créés par Dieu. Lui seul a la prérogative de les juger le moment venu. Les rivalités politiques entre nations et entre communautés ont poussé les uns et les autres à revendiquer exclusivement Dieu. Le texte sacré enseigne que Dieu appartient à toute l'humanité, mais la politique réduit l’humanité aux frontières de la communauté. En croyant défendre Dieu, les hommes ne défendent que leurs communautés et leurs intérêts politiques.  

  1. Religion et État

Les vicissitudes de l’histoire ont créé un état d’esprit aussi bien chez les théologiens que chez les croyants ordinaires selon lequel l’État a le devoir de protéger la parole de Dieu par le droit et par la violence légale. Il y a même eu des hommes politiques qui ont proclamé défendre Dieu comme s’il avait besoin d’être protégé. En réalité, dit M. Shahrour, en proclamant servir Dieu, l’homme politique sert consciemment ou inconsciemment ses intérêts. L’histoire montre que la religion est souvent utilisée par l’État pour servir de ressource de légitimation. Obtenir l’obéissance des sujets en prétendant servir la justice divine est l’objectif recherché par les Princes, liant ainsi leur autorité politique à une référence éthico-religieuse. Pour renforcer leur pouvoir sur la société, les hommes politiques utilisent n’importe quelle ressource, y compris la religion. Si elle sert un homme politique, la religion devient un instrument au service d’un tyran. C’est la marque du paradigme politique médiéval dans lequel les sujets se soumettent au détenteur de l’autorité par la crainte de Dieu ou par la coercition physique. Cette imbrication entre le politique et le religieux a servi plus l’État que la religion, dit M. Shahrour qui suggère que lorsque l’État utilise la peur de Dieu, ce n’est pas dans l’intérêt de la religion. Celle-ci, dit-il, n’a pas vocation à contraindre à la différence de l’État. « La religion ne possède pas les moyens de la contrainte, alors que l’État, lui, les possède », écrit l’auteur en ouverture de son livre. La religion indique ce qui est sacré et ce qui est péché ; l’État énonce ce qui est interdit. Le tribunal de Dieu est le Jugement Dernier après la mort ; celui de l’État est sur terre, exerçant les prérogatives de la punition corporelle et de la contrainte physique. Après avoir séparé conceptuellement la religion et la politique, M. Shahrour explique que la religion devient intolérante lorsqu’elle se politise. L’État a la prérogative d’utiliser la force pour protéger la vie et les biens des individus, mais pas d’imposer les convictions religieuses. Tout pouvoir politique a une tendance naturelle à la tyrannie (taghout) lorsqu’il revendique la légitimité religieuse ; il transforme la religion en idéologie intolérante. Le taghout (le tyran) nie la différence entre ‘ibadiyya (adoration de Dieu) et ‘ubudiyya (la servitude exigée par le tyran).

M. Shahrour insiste sur la distinction entre les deux concepts (‘ibadiyya et ‘ubudiyya) pour affirmer que « tout pouvoir adossant sa légitimité sur la religion est un pouvoir tyrannique, puisque nous avons établi cette différence entre croire en Dieu librement, et obéir au tyran par la contrainte » (p. 314). L’histoire donne raison à M. Shahrour pour qui, dès lors qu’il y a un État dirigé par un chef politico-religieux, il y a intolérance. C’est à partir de ce moment que les théologiens perdent leur autonomie par rapport au pouvoir politique. Devenu une religion d’État juste après sa naissance, l’islam n’a jamais été une religion tolérante pour des raisons politiques et non dogmatiques. L’auteur suggère que l’étatisation ou la politisation de la religion favorise l’intolérance et la violence. Ce sont les califes et les émirs musulmans qui ont poussé volontairement ou involontairement les oulémas à commenter le Coran dans l’intérêt de l’État et du prince. Ce phénomène n’est pas propre à l’islam. Le christianisme avait perdu ses vertus de tolérance dès l’apparition des États chrétiens. Avec la conversion de l’Empereur Constantin, le christianisme était devenu la doctrine politico-religieuse de l’Empire romain auquel avait succédé plus tard le Saint Empire Romain-Germanique. Et, à contrario, si le judaïsme paraît plus tolérant, c’est parce que, en dehors d’une courte période historique, il n’a eu ni Etat ni Empire.

III. Croyants et musulmans

L’une des idées de M. Sharour, défendue dans tous ses livres, est la critique de la confusion entre « musulmans » et « croyants » (mouslim et mou’min). A l’appui de versets du Coran, il explique que les musulmans sont ceux qui croient en Dieu, au jugement dernier et qui accomplissent le bien, incluant dans cette catégorie les juifs et les chrétiens. Ces derniers appartiendraient à « l’islam primordial » (islam al hanif), celui d’Abraham et que les juifs et les chrétiens auraient déformé sur des aspects particuliers. La narration coranique insiste, en effet, sur le caractère réformateur, et non novateur, de Mohammed, dont la mission est de rétablir dans son sens originel la vérité biblique rapportée par Moïse et Jésus. La religion de l’islam, rappelle-t-il, a commencé avec Noé et s’achève ave Mohammed. Pour lui, la notion de musulmans ne se limite pas à la communauté de Mohammed ; elle s’étend au-delà, rassemblant tous ceux qui croient à l’unicité de Dieu et au Jugement Dernier. Pour défendre ce point de vue, M. Shahrour fait de l’exégèse coranique en étudiant des versets à travers l’analyse sémantique des mots du Coran. A l’appui de son argumentation, il cite le versant suivant : « Ceux qui ont cru, ceux qui suivent la religion juive, les chrétiens, les sabéens et quiconque aura cru en Dieu et au jour dernier, et qui aura pratiqué le bien, tous ceux-là recevront une récompense de leur Seigneur, la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront pas affligés » (II, 62). Pour lui, ce verset désigne ceux qui ont suivi Mohammed par la phrase « ceux qui ont cru », les distinguant des juifs, des chrétiens… L’argumentation consiste à dire que le Coran n’appelle pas la communauté de Mohammed « les musulmans ». Ce terme les inclut au même titre que les juifs et les chrétiens. Signifiant soumission à Dieu, l’islam contiendrait plusieurs religions qui se distinguent par la façon d’adorer Dieu. Dans cette perspective, les juifs sont des juifs musulmans, les chrétiens sont des chrétiens musulmans et les mohammadiens sont des mou’minine musulmans. Ici le mot croyant ne renvoie pas à la foi dans son sens générique ; il renvoie à la foi dans le message de Mohammed.

Si cette perspective revalorise les juifs et les chrétiens aux yeux des mou’minine (la communauté de mahammadienne), et atténue leur ethnocentrisme religieux, il n’en demeure pas moins que, sur le plan sémantique, il y a une ambiguïté. Il est en effet difficile de considérer que les juifs et les chrétiens ne sont pas des croyants. Si nous suivons la sémantique, les juifs et les chrétiens n’ont pas la foi dans le message de Mohammed, mais ils ont la foi en Dieu. Ils croient en Dieu, ce sont donc des croyants. Dans le verset cité par Shahrour, le verbe croire est utilisé deux fois : la première fois sans complément (« ceux qui ont cru ») et la seconde avec un complément (« quiconque aura cru en Dieu). De ce point de vue, réserver le mot imane (foi) à la communauté de Mohammed implique que les juifs et les chrétiens ne sont pas des croyants. Il me semble que cette distinction mu’min/muslim mène à une impasse. Pour établir la tolérance sur une base coranique, il suffirait de rappeler que judaïsme et christianisme appartiennent à l’islam hanif que Mohammed voulait rétablir dans sa version originelle. Cette perception englobant dans l’islam les juifs et les chrétiens, entre autres, vise à affirmer que les juifs et les chrétiens défendent aussi des valeurs humaines enseignées par le texte sacré. Elle permet de les valoriser aux yeux des musulmans invités à ne pas les percevoir comme des « infidèles » qui seraient hostiles à Dieu.

  1. Le Coran est la seule source de l’islam

L’entreprise de M. Shahrour vise à déconstruire le corpus élaboré depuis des siècles par les oulémas et les fouqahas. Il le soumet à une critique rigoureuse, remettant en cause le postulat selon lequel l’islam a pour source le Coran, les hadiths, le consensus et l’analogie juridique. L’auteur soutient que seul le Coran est source de l’islam, suggérant qu’à travers les commentaires des hadiths, la consécration du consensus (ijma’) et la pratique de l’analogie juridique (qyas), les oulémas et les fouqahas ont inconsciemment mis au même niveau le Coran et leurs opinions personnelles. En sanctifiant les hadiths, considérés depuis l’imam Shafé’i comme seconde source de l’islam, ils ont sacralisé le prophète contre l’enseignement du Coran et contre sa volonté. M. Shahrour met cette déviation (inhiraf) sur le compte de l’influence du christianisme qui donne à Jésus des pouvoirs divins du fait de son statut de fils de Dieu. En islam, dit l’auteur, il n’y a pas d’homme infaillible, y compris le prophète. Il ne rejette pas les hadiths, mais il dit qu’ils « doivent être considérés comme des documents historiques valables pour être étudiés et analysés… et non comme une partie de la religion… ces corpus doivent être dépourvus de toute sacralité » (p. 278-79). Cette critique permet au moins de se protéger contre les faux hadiths estimés à 1 400 000. La psychologie humaine étant ce qu’elle est, n’importe quel croyant, pour appuyer son argument, peut inventer, de bonne ou mauvaise foi, un hadith en pensant que le prophète l’aurait dit.

L’autre pratique érigée en source de l’islam est le consensus (ijma’) qui a été mal compris par les oulémas. Il est vrai que le prophète a dit que « ma communauté ne sera jamais d’accord sur une erreur ». Sauf que le consensus ne concerne que la morale et les mœurs de l’époque. Il y a un consensus autour des mœurs, mais celles-ci changent et évoluent. Si au 8ème siècle, il y avait un consensus sur l’infériorité sociale de la femme, aujourd’hui ce consensus n’existe plus parce qu’il y a des hommes et des femmes qui veulent être traités à égalité. Enfermer la morale dans un consensus établi dans un passé lointain, c’est refuser le progrès social. Ce progrès social a pour origine la prise de conscience des individus sous l’influence des progrès de la raison pure sur la raison pratique. C’est en se connaissant mieux et en connaissant mieux la société que l’homme découvre de nouveaux horizons de la morale. Le consensus du passé sur l’infériorité de la femme était justifié par le savoir de l’époque sur la femme considérée comme intellectuellement inférieure à l’homme. Cet exemple indique, comme le montre la philosophie morale de Kant, qu’il y a un rapport dialectique entre les raisons pures et pratique.

Quant à l’analogie juridique, si elle est, sous certaines conditions, valide dans l’espace, elle ne l’est pas dans le temps. Comment un juge peut-il prononcer un verdict en se référant à une affaire similaire qui date de plusieurs siècles ? L’analogie juridique diachronique (à travers le temps) repose sur le postulat que le droit est une essence immuable et non une création culturelle propre à une époque historique. Les fouqahas ont commis une erreur en supposant que le droit, qu’ils ont élaboré, est d’origine divine, confondant fiqh (droit) et usul al fiqh (sources du droit). Le premier est un ensemble de règles juridiques écrites par des hommes, et le second est la référence éthique et philosophique qui justifie l’élaboration de ces règles. À partir du moment où la compréhension de la référence à l’éthique change sous l’influence du progrès social et du savoir humain, les règles juridiques se modifient au cours de l’histoire, ce qui invalide la problématique de l’analogie juridique. Il y a des pères qui ont été innocentés pour le crime de leurs filles il y a dix siècles. Le juge pourrait-il prononcer aujourd’hui ce même verdict pour le même crime ? À travers ces critiques, M. Shahrour cherche à souligner la différence entre d’une part le Coran et d’autre part l’islam historique que les commentaires des hadiths et la pratique du consensus et de l’analogie juridique ont figé dans un modèle culturel dépassé par les évolutions sociales et le progrès de la connaissance de la nature et de la société.

L’entreprise de M. Shahrour indique que, théoriquement, plusieurs lectures du Coran sont possibles. Cependant, ce qui valide une interprétation du texte sacré, c’est la demande sociale qui la suscite. Les orthodoxes ont imposé l’idée qu’il y a une seule lecture du Coran, la leur en l’occurrence. Mais ce qu’ils ont sous-estimé, c’est que le rapport au sacré n’est pas le même à travers l’histoire. La compréhension de l’idée de Dieu est façonnée par le cadre culturel et idéologique dans lequel se pratique la foi. L’écho favorable qu’a reçu M. Shahrour parmi de nombreux jeunes musulmans, certes encore minoritaires aujourd’hui, indique que le corpus religieux hérité du passé est en train de perdre de son hégémonie. Il n’a plus la capacité théorique et politique d’empêcher des lectures différentes du texte sacré. Le mouvement de remise en cause est à son début, mais il gagnera en audience auprès de jeunes oulémas aspirant à la réforme (islah) que la Nahda du 19ème siècle n’a pas pu faire aboutir. L’hégémonie du corpus médiéval est efficace dans la société traditionnelle qui enferme ses membres dans une vision religieuse holiste. L’islam historique élaboré par la théologie est un islam de groupe où Dieu est une figure publique où se confondent la politique et la morale.  Cette figure ne correspond pas aux sociabilités individualistes. L’urbanisation, le salariat, l’apparition de la femme dans l’espace public, la circulation d’informations à travers internet sur la vie sociale dans les sociétés non musulmanes… ont mis à mal l’interprétation rigoriste de l’islam.  

Le chemin sera encore long, mais une dynamique de sécularisation est enclenchée qui va modifier la vision dominante de la morale dans la société et le rapport entre la foi et la politique. L’interprétation de M. Shahrour exprime une demande de privatisation de la foi qui délégitime les oulémas accusés de s’ériger en intercesseurs entre Dieu
et le croyant. Il cherche à être le Luther de l’islam lorsqu’il veut donner l’autonomie morale au croyant qu’il invite à refuser le statut de clergé des oulémas. Adoptant une posture kantienne, M. Shahrour observe que l’homme est capable du bien et du mal et qu’il choisit d’aller vers l’un ou l’autre. Quand il choisit de faire du bien, c’est sur le conseil de sa conscience ; quand il fait du mal, c’est sous l’influence de l’amour de soi, mais aussi parfois par méconnaissance ou inconscience. La connaissance de la société et de son passé permet de prendre conscience d’aspects de la vie sociale que l’homme ignorait. M. Shahrour écrit : «… l’histoire va de l’avant… et ne régresse pas puisque les valeurs humaines s’enracinent au fur et à mesure du progrès réalisé dans la conscience humaine. Ces valeurs sont mieux établies qu’il y a quatorze siècles » (p. 221).

  1. Shahrour inverse la perspective de la théologie selon laquelle le passé (des salafs) est moralement supérieur au présent. Pour lui, les générations présentes ont la capacité de mieux comprendre le Coran que les générations précédentes dans la mesure où le savoir sur l’homme et sur la société, et la science d’une manière générale, progressent au fur et à mesure. Il faut lire le Coran, dit-il, comme s’il avait été révélé hier, c’est-à-dire le lire à la lumière des progrès de la connaissance depuis l’apparition de l’islam. L’auteur invite le musulman à se réconcilier avec la science de l’homme et avec l’histoire pour mieux comprendre la dimension spirituelle du texte sacré.

 

 

 

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