Abdellatif HERMASSI, (2018), La société, l’islam et les élites réformatrices en Tunisie et en Algérie. Étude comparative à partir de la perspective socio-historique. Beyrouth : Centre Arabe des Recherches et des Études des Politiques, 479 p.


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Ce livre du sociologue tunisien Abdellatif Hermassi est le second d’une trilogie en langue arabe qui traite de la question des rapports de l’islam à la modernité occidentale. Le premier livre est paru en 2012 sous le titre Sur l’héritage religieux islamique, le dernier s’intitulera les élites
et les mouvements religieux et politiques religieux sous l’État-nation
.

Dans l’introduction, l’auteur justifie le choix d’étudier les élites réformatrices religieuses par le fait que leurs réactions expriment la rencontre entre la modernité et l’héritage religieux islamique. Tiraillée entre l’élite occidentalisée qui veut se débarrasser de l’héritage culturel pour intégrer pleinement la modernité et l’élite conservatrice qui s’attache à un héritage culturel sacralisé, l’élite réformatrice n’est pas parvenue, en raison de cette tension, à formuler une vision cohérente du réformisme. Cette vision sera particulièrement limitée dans sa dimension religieuse, et c’est là l’hypothèse de l’auteur, par la réaction défensive et arc-boutée sur l’identité et la religion que vont avoir les sociétés musulmanes en réaction à un Occident dominateur et colonial.

La première des six parties qui composent ce livre est consacrée à l’héritage politique et religieux de l’Algérie et de la Tunisie. Sur le plan politique, la domination des Ottomans sur les deux pays avait homogénéisé la forme du pouvoir, bien que celui-ci fût plus centralisé en Tunisie qu’en Algérie. Le triomphe de l’islam sunnite malékite depuis le VIIIe siècle jusqu’à nos jours, représente la caractéristique principale du Maghreb sur le plan religieux. L’hypothèse selon laquelle l’expansion du malékisme dans cette région trouve son origine dans les similitudes socioculturelles avec le Hedjaz, lieu de naissance de ce rite, ne satisfait pas l’auteur qui montre comment le malékisme maghrébin a évolué de sa version originale vers une forme qui s’accommode des spécificités locales. D’ailleurs, l’autorité religieuse des savants (El-Fouqaha) qui défendaient la pureté du rite, a été limitée par le développement du culte des saints et des confréries soufies à partir du XIIe siècle. Semon Hermassi, la propagation de cette religiosité populaire est liée à la protection et l’intégration qu’elle offrait à des populations en proie à l’insécurité causée par l’instabilité politique chronique du Maghreb.

La deuxième partie du livre est consacrée aux effets du choc colonial sur les élites et les institutions religieuses. L’Algérie était le premier théâtre de la violence destructrice de l’armée coloniale française, anéantissant la résistance d’Abdelkader et des chefs des confréries comme celle de Cheikh El-Haddad. En Tunisie, les réformes de Kheireddine Pacha pour réduire le fossé technique vis-à-vis de l’Occident n’ont pas empêché le pays de tomber sous le protectorat français. Tirant des enseignements de la violence de la conquête de l’Algérie, les élites et les confréries tunisiennes ne se sont pas opposés frontalement au colonisateur. Mais dans les deux pays, à des échelles différentes, le conquérant s’est acharné sur les structures tribales traditionnelles, sur les institutions juridiques et religieuses, sur l’enseignement islamique traditionnel et particulièrement sur la terre en s’appropriant, entres autres, les biens Waqf (de main morte) dépossédant ainsi les confréries de leur fonction protectrice et intégratrice.

Dans la troisième partie, l’auteur éclaire les différentes configurations du réformisme tunisien et algérien. L’écho des idées des pères du réformisme contemporain, à savoir Al Afghani, Abdou et Rida, n’a pas eu la même résonance en Tunisie qu’en Algérie. Si dans le premier contexte, les élites religieuses de l’institution d’Al-Zaytouna ont tenu des positions mitigées, voire même opposées aux idées réformistes, dans le second contexte, les élites religieuses regroupées principalement dans l’Association des Oulémas Musulmans Algériens les ont accueillies favorablement. Hermassi décèle l’origine de cette divergence dans la préservation d’Al-Zaytouna, où les élites étaient insérées dans des traditions héritées depuis des siècles, alors qu’en Algérie l’anéantissement des institutions de reproduction des élites religieuses et les positions avantageuses des confréries dans le système colonial, avait poussé au développement d’une élite religieuse alternative agissant principalement à partir des mosquées et acquise aux idées réformistes.

Le sociologue consacre la quatrième partie du livre aux divergences des points de vue au sein du champ religieux sur les questions prioritaires du réformisme. Là aussi, les positions en Tunisie et en Algérie diffèrent. La réforme de l’institution d’Al-Zaytouna à travers l’introduction de l’enseignement moderne comme l’histoire du droit, la géographie et l’organisation administrative, a constitué la pierre angulaire du réformisme tunisien jusqu’aux années cinquante lorsque l’institution s’est ouverte aux sciences modernes. Les autres questions religieuses et sociales relatives aux formes de religiosité populaires ou à l’organisation familiale seront reportées à la période de l’indépendance. En Algérie, l’Association des Oulemas Musulmans Algériens s’est fixée deux objectifs : le premier est la préservation de l’identité musulmane et arabe du peuple algérien contre le risque de dénaturation qu’a suscitée la colonisation française, le second est la lutte contre les confréries soufies qui propageaient l’ignorance et la superstition dans la population.

La cinquième partie évoque comment les réactions des élites réformatrices à l’introduction dans leurs sociétés d’une modernité occidentale contradictoire entre ses valeurs et sa violence, allait produire un enchevêtrement entre les deux symboliques, nationale et religieuse. La réécriture de l’histoire nationale, à rebours de la version coloniale, par les réformateurs en Tunisie comme en Algérie, a participé pleinement à cet enchevêtrement, en transférant des éléments sacrés du religieux au national. Ainsi, face à la colonisation, le religieux et le national se sont renforcés mutuellement pour constituer un terrain fertile aux revendications d’indépendance en Tunisie et à la guerre de libération en Algérie.

La dernière partie du livre aborde la question de l’ijtihad (effort d’interprétation des textes religieux) chez les réformistes tunisiens et algériens. Si ces derniers s’accordent avec le projet des précurseurs de renouveler l’islam par le retour aux sources, il n’en demeure pas moins qu’ils sont restés bien traditionnalistes sur les questions relatives au statut personnel. Pour l’auteur, ces positions proches de celles des traditionnalistes expriment la position défensive des réformateurs sur des questions considérées comme leur pré carré dans le combat contre le colonisateur. Mais elles expriment également l’emprise des mécanismes de la jurisprudence islamique ancestrale et la difficulté d’écarter le fardeau des traditions rehaussées au rang du sacré à travers les siècles.

L’auteur revient dans sa conclusion sur les difficultés multidimensionnelles rencontrées par les réformistes dans les deux pays étudiés ; ce qui a contribué, selon lui, à limiter la portée de leur projet et à les contraindre de tenir des positions médianes et d’être, au final, dépassés par les mouvements nationaux.

Ce livre de Abdellatif Hermassi peut susciter autant l’intérêt des sociologues que des historiens pour ses données et ses analyses sur l’histoire socioreligieuse de la Tunisie et de l’Algérie. L’hypothèse centrale du livre, selon laquelle la colonisation a constitué le principal inhibiteur du réformisme, reste tout de même discutable, du fait que même après l’indépendance les questions relatives, par exemple, au statut personnel, à la famille, etc., ne font toujours pas l’objet d’un compromis social. Nous attendons donc le troisième livre de la trilogie de l’auteur pour un éclairage plus intense sur ces questions durant la période postcoloniale.

Noureddine MIHOUBI

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