Qui a peur des sciences sociales ? Actes de la recherche en sciences sociales, (Septembre 2022), (243-244), 128 p.


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La dernière livraison de la revue Actes de la recherche en sciences sociales est consacrée à la question du statut des sciences sociales et principalement de la sociologie, dans la société, et plus particulièrement dans plusieurs sociétés européennes que différencient leur histoire politique, leur structure économique, leur tradition intellectuelle et les conditions de la genèse et de l’évolution en leur sein de la sociologie.

La préoccupation commune aux auteurs qui composent ce numéro, est celle du degré d’autonomie dont bénéficient les sciences sociales, et particulièrement la sociologie, dans ces différentes sociétés, préoccupation avivée par le constat que font tous les auteurs de ce numéro de la multiplicité des attaques en tout genre que subit la discipline.

Tout en s’appuyant sur des matériaux appartenant à des sociétés déterminées, en particulier à la société française, plusieurs de ces articles traitent de la question des rapports de la sociologie et des structures sociales, notamment des structures politiques, dans leur généralité, et mettent l’accent sur les dimensions théoriques et méthodologiques de cette question.

Cet ensemble d’études sur le statut des sciences sociales et principalement de la sociologie dans de nombreux pays européens a pour référence principale les mises en cause fréquentes et les accusations dont la sociologie fait l’objet, et qui viennent aussi bien du champ économique que du champ de l’ « opinion publique », comme de ceux de la politique, de la bureaucratie et de l’État, ou encore du champ des sciences sociales elles-mêmes. Cette situation lit-on dans le texte introductif à ce numéro, contraste fortement avec l’importance qui caractérisait le statut et l’autorité de cette discipline dans les années soixante.

La relative dévalorisation sociale et les diverses formes de stigmatisation dont la sociologie fait l’objet ces dernières années constituent un fait dont plusieurs indices établissent la réalité et l’ampleur. Parmi ces indices figure l’attitude des gestionnaires de nombre d’universités et d’institutions de recherche, qui réduisent les attributions budgétaires à la sociologie, comme sa représentation dans les organes de décision. « … la guerre aux sciences et à l’autonomie est, lit-on dans le texte introductif à ce numéro est le fait des grandes firmes de lobbies commerciaux, de plus en plus puissants, d’un ensemble de think thanks liés aux intérêts économiques et politiques des dominants. … » Si la sociologie est plus que d’autres sciences sociales la cible de mises en cause diverses, c’est, notent plusieurs auteurs, parce qu’elle a pour vocation d’analyser des phénomènes qui touchent au champ politique et au champ économique : ses détracteurs ont alors beau jeu d’affirmer, que la prétention de la sociologie à l’autonomie n’est qu’un prétexte pour s’immiscer dans des questions politiques, et que l’objectivité à laquelle elle affirme s’astreindre, n’est qu’un leurre. Parce que la logique de l’analyse scientifique conduit la sociologie à mettre au jour des mécanismes de domination, dont l’efficacité réside le plus souvent dans le fait de demeurer inaperçus ; elle est dénoncée comme une discipline non objective, et il lui est reproché de ne pas être neutre. Or, écrit Rose-Marie Lagrave, « … la neutralité en sociologie est une illusion faite pour ceux et celles qui s’érigent en censeurs auto-proclamés de l’objectivité. » (p. 25)

Cette complexité du lien entre l’autonomie de la sociologie comme condition de sa scientificité, et la nécessité dans laquelle elle se trouve, en raison même des règles épistémologiques et méthodologiques qui doivent la régir, d’analyser des faits sociaux fortement liés à des intérêts de classe et à l’action de l’État, et d’avoir à mettre au jour des mécanismes de domination dont l’efficacité implique qu’ils soient voilés ou déguisés, est l’un des principaux thèmes traités par Pierre Bourdieu. Dans son texte figurant dans cette livraison d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales, et qui est un extrait d’un cours donné par lui au Collège de France en 1987-1988. Bourdieu observe en particulier que la sociologie comme d’autres sciences sociales, tient une part importante de sa légitimité de l’État. À travers ses institutions, ses nominations d’enseignants, les garanties qu’il confère aux diplômes, les budgets qu’il attribue etc., l’État contribue grandement à instaurer les conditions de possibilité du développement d’une discipline comme la sociologie , dont l’une des principales vocations est, directement ou indirectement, d’analyser les politiques étatiques et de mettre au jour les structures et les rapports sociaux qui sont à l’origine de ces politiques. « L’idée centrale que je vais développer note ainsi P. Bourdieu, c’est qu’au fond, cette fin pure de connaissances n’est qu’un appendice, un développement marginal obtenu par une sorte de détournement ; la demande sociale n’est pas une demande de scientificité pure, mais une demande de service, et c’est à la faveur de (certaines conjonctures) et selon certaines logiques qu’une fraction des gens socialement mandatés pour étudier le monde social peut détourner le mandat social qui leur est accordé à des fins pures et purement internes… » (p. 63).

Deux textes concernent la France, celui de Christophe Charles et celui de Rose- Marie Lagrave Christophe Charles (Science sociale et société, histoire d’un malentendu) esquissent une histoire sociale de la sociologie en France, telle qu’elle s’est développée au sortir de la Deuxième guerre mondiale, où elle a dû d’abord se relever de l’acharnement du régime de Vichy sur de grandes figures des sciences sociales en France, comme Bloch, Mauss ou Halbwachs. Un certain âge d’or s’est ainsi instauré en France après la guerre, favorisé par le volontarisme économique et politique en quelque sorte imposé par les conditions de la reconstruction en France et en Europe. C’est le temps des grandes enquêtes, conduites auprès de grandes entreprises ou sur la classe ouvrière et la paysannerie. Cette période de convergence relative aux intérêts de l’État, de la classe politique et des sociologues, s’achève à partir des années soixante et particulièrement après la crise de 1968. Le pouvoir politique est alors porté à imputer aux analyses critiques des sociologue, comme par exemple celles de P. Bourdieu et J.C. Passeron, le climat de désordre qui régnait dans les milieux estudiantins ou dans la classe ouvrière. Après une timide reprise des bonnes relations entre l’Etat et la sociologie constatée après la victoire de la gauche en 1981, « une déconnexion se produit à nouveau, déconnexion qui se traduit par une préférence pour des disciplines « comme la gestion, la communication, l’aménagement, l’urbanisme, etc. » (p. 42)

Cette évolution des rapports du champ étatique et du champ des entrepreneurs avec la sociologie, aboutit à la situation que décrit Rose-Marie Lagrave, situation où la sociologie subit des attaques issues de divers horizons, y compris des sciences sociales elles-mêmes. C’est surtout à mettre au jour la fragilité des thèmes avancés par des auteurs de livres polémiques ou accusateurs à l’encontre de travaux sociologiques soucieux d’objectivité, en particulier ceux de Pierre Bourdieu et non indifférents aux conditions dans lesquelles s’instaurent et se reproduisent différentes formes de domination sociale que R. M. Lagrave s’attache dans son article (« Une haine tentaculaire »). Sous le couvert du thème de la « neutralité axiologique », ces auteurs reprochent à des chercheurs pourtant irréprochables quant à la rigueur de leur méthode, d’être des militants de causes diverses comme celle par exemple de la nature véritable de la domination masculine ou de l’infériorisation des Noirs plutôt que de s’en tenir à des analyses totalement « désengagées ». « La neutralité en sciences sociales est une illusion bien faite et bien commode pour ceux et celles qui s’érigent en censeurs auto-proclamés de l’objectivité », écrit l’auteure. (p. 25) Des auteurs comme Philippe Val, Nathalie Heinich, ou Jeannine Verdès-Leroux, alimentent par leur tentative de délégitimation de la sociologie et en particulier celle développée par P. Bourdieu, les thèses, brandies par nombre de politiciens selon lesquelles la sociologie fournit des excuses aux comportements délictueux ou criminels de certaines catégories de la population. « Philippe Val… impute tous les malheurs de la société, écrit Rose-Marie Lagrave à l’avènement de l’ère sociologique » (p. 20). Il faut résister à ces entreprises conscientes ou inconscientes, d’ « abattre » la sociologie qui se manifestent largement dans la France actuelle, en s’astreignant à « un travail réflexif de tous les instants sur les catégories mobilisées, sur soi, sur les prêts à penser, sur les biais militants, travail dont s’exonèrent les défenseurs de la neutralité axiologique pourtant non avares d’anathèmes » (p. 25). Le ton souvent polémique et passionné de cet article, n’enlève rien à son intérêt heuristique : la question y est clairement posée de savoir par quels cheminements des sociologues peuvent en venir à déligitimer et dénigrer la sociologie, parfois en se réclamant de l’épistémologie de la sociologie.

Cette livraison fournit des matériaux pour une étude comparative de la situation de la sociologie dans plusieurs pays européens et en Union soviétique. Kristoffer Krap, partant de la décision ministérielle de fermeture du département de sociologie de l’Université de Copenhague en 1986, s’efforce d’analyser les composantes du champ sociopolitique et économique, du champ médiatique et celle du champ universitaire, en particulier du sous-champ des sciences sociales, dont la convergence a conduit à cette mesure extrême. « On pourrait se demander pour quelles raisons, écrit l’auteur un régime démocratique en arrive à vouloir violer l’autonomie des universités et des sciences, et à supprimer purement et simplement une discipline » (p. 27). Si cette décision a pu être prise si aisément, montre l’auteur, c’est parce que pour des raisons liées à sa brève histoire, cette discipline n’a jamais pu acquérir un poids suffisant ; « … les départements de sociologie et la discipline en général abordaient les années 80 en position de faiblisse, avec un maigre capital académique et peu de liens avec des acteurs importants » (p. 29). Cette fragilité explique en partie la facilité avec laquelle les porteurs de critiques diverses (idéologisation de la discipline, faible employabilité des sortants des départements de sociologie, faiblesse épistémologique de la sociologie pratiquée au Danemark), en particulier les leaders du courant libéral-conservateur, ont aisément obtenu la fermeture du département de sociologie.

La situation de la sociologie dans les trois autres pays européens ayant fait l’objet de contributions, présente, malgré les grandes différences qui séparent l’histoire socio-politique et l’histoire de leurs systèmes d’enseignement supérieur, des traits communs. Ainsi, pour les trois pays concernés, la question de l’ambivalence des rapports des sociologues à l’État, accompagne continûment l’histoire de la discipline selon des modalités spécifiques.

Dans l’article intitulé « Une péripétie du gouvernement, la sociologie soviétique entre incitation et répression», de Alexander Bikbov, s’efforce de montrer « … comment la sociologie soviétique est née de l’hybridation pratique entre deux raisons d’État contradictoires et portées par des fractions opposées de l’appareil du Parti communiste » (p. 48). Contre une vision caricaturale selon laquelle l’interventionnisme de l’État et du Parti auraient entraîné une stérilisation complète du champ de la recherche sociologique, l’auteur de l’article montre que les besoins de l’État en matière de gestion, ont été la source d’incitations à produire « … des savoirs positifs au sujet de la population, de ses compétences et motivations … ». Une certaine autonomie se fraye ainsi un chemin entre les années cinquante et quatre-vingt, grâce aux besoins de recherche quantitative que manifestent l’État et le parti, dont le traitement justifie le recours à certaines des méthodes de la sociologie américaine. Autonomie relative qui implique un « … compromis fondamental qui permettait alors aux sociologues d’adhérer à la fois aux méthodes positives internationales et au marxisme orthodoxe ». Durant la dernière décennie, nous dit l’auteur, l’évolution de la recherche sociologique est influencée par les interventions de l’État et aussi par des confrontations entre tendances au sein du champ de la sociologie. « … les sanctions administratives écrit l’auteur concernaient la présentation publique des objets et non les méthodes « internes » de travail (ces dernières s’attirant surtout des critiques venant de sociologues conservateurs) c’est-à-dire de l’intérieur de la discipline).

La question de l’autonomie du champ sociologique se pose selon des formes spécifiques en Grèce, nous dit Nikos Panayatopoulos, auteur de l’article intitulé : « Philia et misos dans la sociologie contemporaine en Grèce ». Cette spécificité tient aux conditions sociohistoriques dans lesquelles cette discipline s’est constituée, conditions qui sont à l’origine de la faiblesse de l’autonomie de la recherche sociologique en Grèce. Une sorte de bipolarisation du champ de la recherche sociologique s’est rapidement instaurée dès les années soixante-dix. L’auteur distingue un premier groupe formé de personnes issues « des fractions culturelles des classes moyennes et supérieures (professeurs intellectuels, avocats, enseignants etc. …), et un second groupe dont les membres seraient issus des fractions économiques des classes supérieures (cadres supérieurs, ingénieurs, etc.). Les membres du premier groupe s’inspirent dans une large mesure des idées du néo-marxisme et de la « nouvelle gauche ».

Le second groupe est plutôt porté à pratiquer une sociologie empirique « détachée des questions théoriques fondamentales ». L’auteur s’efforce de montrer que la sociologie en Grèce n’est pas parvenue à se doter d’un statut universitaire solide, comparable à celui dont bénéficient les disciplines classiques. Elle est restée ainsi largement dépendante de demandes extérieures, celles de l’État ou celles des organisations internationales. « Extérieure à la tradition classique et privée de prestige universitaire et intellectuel, elle ne peut justifier son existence en tant que discipline scientifique que par l’utilité qu’elle est susceptible de présenter dans la perspective d’une réorganisation de la société grecque (p. 92). Le regard de cet auteur sur la sociologie grecque est ainsi nettement pessimiste, car, affirme-t-il la recherche sociologique en Grèce se trouve dans une posture qui la contraint à accepter de se soumettre « … aux thèmes des financements nationaux et internationaux… », ainsi qu’au «… formatage des contenus soumis… », ce qui constitue « … ainsi un facteur supplémentaire d’hétéronomie » (p. 95)

Le chemin vers l’autonomie, tel que le décrivent Christian-Schmidt-Wellenburg, dans leur article intitulé « Divorce à l’allemande », apparaît semé d’obstacles de divers ordres, et fortement surdéterminé.

La manifestation la plus visible des luttes qui séparent les sociologues dans l’Allemagne contemporaine, est la scission qui s’est produite en 2017, au sein de l’institution qui regroupait l’ensemble des sociologues allemands, la Société allemande de sociologie, scission qui a donné naissance à une autre association, l’Académie de sociologie. Une enquête empirique minutieuse dont les résultats ont donné lieu à un tableau des correspondances multiples du champ sociologique allemand, (p. 114) permet aux auteurs de mettre au jour des différences parfois subtiles qui séparent les deux groupes de sociologues, différences portant aussi bien sur les méthodes utilisées que sur les objets d’étude, la distance par rapport aux commandes implicites ou explicites de l’État, ou des entreprises , sur la prise en compte des traditions intellectuelles nationales ou plutôt de courants internationaux, etc. « La sociologie allemande contemporaine se caractérise donc notent les auteurs par la lutte acharnée que mènent ces deux camps dominants, pour obtenir de la reconnaissance ainsi que les normes légitimes de reconnaissance (p. 118). Entre les deux courants qui séparent le champ de la sociologie allemande une lutte « féroce » (p. 122) se développe pour les ressources financières, la reconnaissance scientifique, nationale et /ou internationale, et les positions dans les institutions universitaires ; cette lutte aurait pour moteur commun la recherche de la domination dans le champ.

Ce numéro d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales fournit ainsi, en plus d’un riche ensemble de données factuelles, concernant le statut et l’histoire de la sociologie dans différents pays d’Europe, des éclaircissements et des suggestions sur les conditions de possibilité d’une sociologie historique de la sociologie. Ainsi parmi ces conditions, on peut évoquer la nécessaire analyse des effets sur les travaux sociologiques, des demandes ou des limitations émanant de l’État, des commandes issues d’institutions privées ou d’organismes internationaux, des conséquences sur ces travaux des luttes entre personnalités ou entre courants dans le champ sociologique lui-même, des caractéristiques de la formation des sociologues dans les différents pays étudiés, etc. On notera en particulier l’idée selon laquelle c’est souvent par une sorte de « détournement » de ressources allouées par l’État ou par des organismes non étatiques, que des recherches sociologiques peuvent au moins partiellement se développer de manière autonome ou relativement autonome.

Ainsi en Algérie comme certainement dans d’autres pays du sud de la planète sont à l’œuvre nombre de facteurs de limitation de l’instauration d’une sociologie aussi objective que possible, facteurs qu’il serait nécessaire de mettre au jour. Les conditions de la formation des sociologues ont souvent fait, par exemple, que ces derniers ont subi l’influence de différents courants méthodologiques appartenant à différentes traditions nationales (américaine, anglaise, française, pays arabes. Pour rendre bénéfiques ces différences, il faudrait qu’un travail réflexif en particulier à l’occasion de recherches collectives soit accompli par les participants à ces recherches, afin que soient rendues conscientes les différences intellectuelles d’approche et de construction des objets sociologiques.

On peut s’interroger aussi sur le degré auquel la construction des objets sociologiques est rendue indépendante des thèmes mis en avant par l’opinion commune, par les médias ou encore par les entreprises, les instances publiques ou les lieux communs du discours politique ? Il ne serait pas juste de penser, que l’on ne devrait entreprendre ce travail de réflexivité sociologique que lorsqu’une longue tradition de recherche se soit constituée dans une société donnée ; cette vigilance vis-à-vis de la production sociologique, il est nécessaire qu’elle accompagne toutes les étapes de l’accumulation des connaissances.

Mustapha HADDAB

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