Le thème de la violence (ou des violences) qui semble aller de soi, a donné lieu à une foisonnante production outre-mer : articles, ouvrages, numéros spéciaux de revues, séminaires, émissions télévisées, articles de journaux[1]. Autant d’intérêt semble trouver sa justification dans la situation présente et en même temps étonner parce que lui fait face un silence apeuré, un désarroi qui s’expliquent, certes par l’implication des acteurs (intellectuels qui n’ont pas pu ou n’ont pas voulu s’exiler), mais plus profondément peut-être par un désarroi conceptuel où les mots de l’analyse qui servaient jusque-là, ne savent plus dire ce qui se passe.
Mais pourquoi donc les autres sont-ils à même de comprendre mieux que nous ce que nous vivons ? Ou bien, ne s’agit-il que d’un interminable bavardage qui cache un malaise plus profond ?
Me revient à l’esprit, le mot malheureux de G. Grandguillaume lors du séminaire de recherche du CRASC, lâché comme un aveu[2]. “ Nous avons été trompés avait-il dit en substance. Nous pensions que votre connaissance reflétait ce qui se passait dans la société, mais en réalité il n’en est rien. Vous avez négligé ce qui se passait dans ses entrailles ”. En clair, cela voulait dire : “ nous, intellectuels français avons eu tort de croire à la “vérité” que vous rapportiez. Vous, intellectuels algériens, qui étiez censés nous alerter sur ce qui allait se passer, n’avez produit qu’une image de ce que les Français voulaient bien voir ”. Des deux verdicts qu’on nous assenait aucun ne nous était favorable. Tous deux révélaient le lien véritable qui nous rattachait au champ intellectuel français : un lien de dépendance et de domination. Pire, même parmi les intellectuels algériens qui avaient réussi à s’incruster dans les réseaux de l’université française, d’aucuns se croyaient plus justifiés de renforcer de leur voix, l’accusation.
C’est alors que nous avons assisté aux plus extraordinaires des reniements : l’Indépendance n'a pas été une rupture mais un leurre, la Guerre de libération a été l’occasion de règlements de comptes entre clans, la souveraineté nationale n’a été qu’un prétexte pour asseoir le diktat d’un pouvoir militaro-politique, la violence à laquelle nous assistons aujourd’hui est dans la continuité d’une violence qui a toujours secoué cette société... Nous avons même vu des intellectuels français (F. Pouillon par exemple) justifier a posteriori, la distance affective qu’ils avaient à l’égard de ce pays, malgré les attaches objectives qui les y liaient[3]. Dans le privé, les reniements étaient multiples et ceux qui croyaient que la France était le prolongement naturel (ou culturel) de l’Algérie ont exprimé une déception à la mesure de l’effondrement de l’image qu’ils avaient de ce pays. De là à ce que resurgissent des relents de racisme et de mépris vis-à-vis d’un peuple rebelle, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont franchi allègrement.
Avant de parler d’une violence entendue, évidente, que le pays subit depuis bien longtemps, ce numéro devrait s’attacher à parler de cette violence là, une violence symbolique qui nous dépossède de notre propre explication et qui continue de nous seriner les concepts venus vraiment d’ailleurs.
Est-ce à dire qu’il faut se taire sur les violences que nous subissons aujourd’hui ? Certainement non. Mais avant de poser les mauvaises questions (sur une prétendue continuité historique de la violence), il faut d’abord se dire pourquoi cette violence est apparue de façon aussi soudaine et aussi inattendue à un moment de notre histoire ? Et pourquoi sous cette forme là : débridée, anarchique, destructrice malgré le semblant de justification politique qu’a tenté de lui donner le FIS ? Et s’il faut parler de la violence d’Etat, comment en parler autrement qu’on en a parlé jusqu’ici, partant de l’hypothèse largement admise que la construction de tout Etat est, par sa nature même, une violence exercée sur la société ?
Nous avons le sentiment que tout ce qui a été dit sur la (ou les) violence (s) en Algérie cache une incapacité à dire pourquoi des gens si ordinaires devenaient des bêtes sauvages qui prenaient du plaisir à tuer, à mutiler, à découper comme une viande de boucherie ce qui était considéré dans les cultures les plus primitives comme quelque chose de sacré, l’être humain ? Dans la mesure où ces actes ne sont pas encore le produit d’une folie individuelle (mais qui sait ?), en quoi cette régression profonde de l’humain (et non du politique) trouve-t-elle des esprits prêts à la justifier ? Sinon, comment expliquer une relative adhésion d’une frange de la société à ce genre de pratiques ? Ceux qui sont effrayés par les amalgames nous racontent toujours la même chanson : attention l’Islam n’est pas responsable. Ils font comme tous les conservateurs qui veulent revenir aux moments fondateurs, à la pureté originelle pour justifier leur pouvoir.
Dans une perspective anthropologique, l’Islam en lui même n’est pas objet de recherche, mais bien plutôt les stratégies qui usent du sacré pour arriver au pouvoir. On ne peut faire l’économie d’une investigation dans le maquis du licite et de l’illicite, du pur et de l’impur, des mécanismes de production de la fetwa… pour comprendre l’incroyable pouvoir symbolique qu’ont pu acquérir des jeunes d’à peine 25 ans sur leurs aînés hébétés.
C’est dire que l’Islam n’est pas une religion au même titre que les autres. Elle présente une particularité : celle d’être un champ d’interprétations extensible à souhait au point qu’on peut parler de réappropriation du sacré par les plus démunis. Tout ceci pour dire qu’il n’est plus pertinent de présenter les responsables de la criminalité islamiste comme des enfants du bon Dieu victimes du système. De même qu’il n’est pas possible d’excuser la terreur de l’Etat sous le prétexte sécuritaire. Après tout, les indices d’une analyse objective existent pour expliquer la convergence de tous ces facteurs. Les années 1980 constituent le tournant d’une histoire mondiale et pas seulement nationale. Le bloc des pays de 1’Est s’effondre et avec lui toute une représentation de l’avenir de l’humanité, non pas que cette représentation soit fausse mais parce que ceux qui l’ont portée, ont contribué par leurs pratiques à précipiter son échec.
L’Algérie au même titre que les autres pays devait réaliser sa transition vers le nouvel ordre mondial. Elle l’a fait (et le fait encore) dans la douleur. Mais pourquoi tant de violence ? Est-ce que cette violence là, a un rapport avec la transition elle-même ? Pour bien comprendre que tout ce qui se passe aujourd’hui est aussi en rapport avec des intérêts de classes (voilà un mot bizarrement banni des nouvelles analyses). Il serait intéressant d’identifier les réformes mises en place, les discours qui les ont justifiées et les exclusions qui en ont résulté.
Dans le domaine de l’économie, mais aussi de l’école et de la famille, tant de changements ont eu lieu et tant de représentations ont été bousculées qu’il en est résulté des traumatismes indéniables.
Deux types de violences qui coïncident avec une situation historique particulière, peuvent retenir notre intérêt :
- une violence ordinaire qui accompagne la mise en place de nouvelles structures et de nouveaux instruments de domination nécessités par la transition d’un nouvel ordre mondial et l’émergence de nouvelles classes sociales.
- une violence extraordinaire produit d’une situation extraordinaire, qui est l’œuvre aussi bien de l’Etat que de groupes armés sectaires et “jusqu’auboutistes”. Cette violence là puise ses racines dans la détérioration du lien familial, du lien social et plus fondamentalement du lien civilisationnel.
Faouzi ADEL
Notes
[1]- On peut citer sans être exhaustif une série d’articles dans violences algériennes, publiée dans la collection OPUS, Ed. O. Jacob, 1998. A l’origine, ces articles avaient constitué pour l’essentiel la matière du numéro spécial de la revue Esprit, consacré à l’Algérie. Janvier 1995.
On peut citer aussi la revue Monde arabe Maghreb-Machrek qui consacre un numéro spécial au problème. Novembre 1994.Les Actes de la recherche font un traitement théorique de la question dans un numéro intitulé Violences (n°120. Déc. 1997). Françoise Héritier a consacré à ce thème, un séminaire au collège de France, paru sous le titre De la violence, Coll. OPUS, Ed. O. Jacob.
On peut citer encore beaucoup d’autres productions, sans parler bien sûr, de l’intérêt quotidien qu’accorde la presse de France et d’ailleurs, à ce problème.
[2]- Séminaire constitutif du CRASC qui s’est déroulé à la MUNATEC d’Oran, les 8-9 Décembre 1993.
[3]- Fils de J. Pouillon, célèbre architecte de la période coloniale et artisan principal des infrastructures touristiques algériennes, après l’indépendance.