Une violence à part

Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.07-16 | Texte intégral


A Special Violence

 Abstract: A banal use of the term «violence» hides different phenomenon and doesn’t help in understanding historical circumstances of their manifestation.
Social sciences have recently suggested definitions and analyses enabling a distinction between varying “violence” and applying these distinctions to the Algerian situation. We can recognize a simultaneous and sometimes obscure “social” violence there, questioning norms and socialization institutions, a “political” violence included in the struggle for power and an “absolute” violence, which is a departure from humanity for certain humans.
A knowledge of contemporary experience in other countries can defend reflection on the current Algerian Situation.


Claudine CHAULET : Sociologue, Professeur associé, Université d'Alger


«Violence», en langage français ordinaire, signifie qu’un excès de force est mis en œuvre, excès par rapport à ce qui est habituel et socialement admis :   «un acte violent, des sentiments violents, un enfant violent, un film violent».   Le fait que, dans cette langue, on peut entendre «viol» dans le début du mot, prédispose peut-être les subconscients à rejeter, derrière l’évocation de la transgression majeure, ce qui évoque la pulsion brute non maîtrisée par la culture. La violence, terrain ou préfiguration du crime, est moralement et socialement condamnable.

Le langage politico-médiatique fait actuellement un grand usage du terme «violence», pour désigner un ensemble extrêmement hétérogène de phénomènes: des comportements individuels ou de bandes, des conflits armés organisés, des destructions et des massacres. Cet emploi indifférencié a pour effet de faire apparaître la violence comme une situation de fait, sans cause explicite, ni acteurs identifiés, une sorte de fatalité qui menacerait le monde contemporain alors même que la «mondialisation» serait porteuse de promesses d’échanges pacifiques universels. Ainsi, ce qui est classé «violence» est-il proposé à la condamnation radicale, sans être explicité, et sans que la liste ne soit vérifiée (il est des guerres, comme celle du Go1fe qui n’ont pas été incIuses dans “la violence”, par exemple).

Les Sciences Sociales ont consacré, depuis quelque temps, des efforts convergents pour clarifier le sens et l’usage du concept[1] à introduire celui de violence symbolique.

Cet ensemble de contributions peut aider à clarifier ce que recouvre «la violence» dans le monde actuel, et plus particulièrement dans la situation algérienne, pour laquelle le mot est surabondamment employé [2].

La violence, c’est l’emploi d’une force, physique ou symbolique, pour imposer à un individu ou une collectivité une puissance qui excède la norme socialement admise, pour des objectifs que cette norme ne reconnaît pas. Renvoyant implicitement à des normes, la violence est donc relative, puisque les normes du vivre ensemble varient dans le temps: la «civilisation de mœurs»[3] fait apparaître comme violents des comportements qui relevaient de la banalité dans une période antérieure (on ne frappe plus «de nos jours» les enfants, les femmes, les serviteurs, par exemple), mais l’atteinte irréparable au corps humain, meurtre, viol, torture, est toujours condamnée comme violence à partir du moment où la qualité d’être humain est reconnue socialement à la victime.

Violence et violences

La violence contemporaine inclut des phénomènes différents.

Celle qui trouble le plus les pays du Nord actuellement, violence des banlieues, violence des jeunes, violence contre les femmes, violence des exclus, se manifeste par des actes spectaculaires de déni des normes dominantes et, par là même, de contestation des institutions de socialisation et de contrôle social qui les transmettaient et en assuraient le respect. De plus, apparaissent dans l’opinion de nouvelles violences, nouvelles non pas en tant que pratiques car elles existaient depuis longtemps, mais en tant qu’elles sont dénoncées comme violentes: c’est la norme qui est en train de changer, sous la pression des personnes autrefois soumises et qui prennent conscience d’être des victimes. C’est le cas en particulier pour les violences internes à la famille ou à l’entreprise, de celles qui sont exercées à l’encontre de minorités, migrants, handicapés, jeunes sans statut, exclus. La violence sociale contemporaine apparaît comme une violence diffuse, apparemment non organisée, dont les manifestations répandent un sentiment d’anomie. Peut-être peut-on l’interpréter comme un soubresaut du changement social, qui, préparerait l’émergence de nouvelles normes et du renouvellement des institutions. La violence à l’école, le non-respect des lois, l’incivilité, la manifestation de nouvelles formes de voisinage, de loisirs, de groupements ou de pratiques de la religiosité, qui préoccupent les citoyens des pays industrialisés et leurs sociologues comme leurs psychologues, seraient ainsi des manifestations des ajustements provoqués, à leur niveau, par les déplacements des grandes «plaques» civilisationnelles que connaît le monde.

La violence politique, celle qui se nourrit des luttes pour le pouvoir sur un pays ou entre pays et qui fait la trame de l’histoire événementielle depuis que le monde est monde, celle qu’étudient les politologues, n’a pas connu de trêve malgré les pseudo-prophéties sur la «fin de l’histoire»[4], depuis la fin de la guerre froide et les prétentions du nouvel ordre mondial. Curieusement, les guerres entre Etats reconnus internationalement, et encore moins les «ingérences» armées plus ou moins couvertes par le système international, ne sont pas classées sous la rubrique «violence», le qualificatif étant réservé aux luttes armées pour le pouvoir menées par des groupes ou des peuples qui remettent en cause l’ordre mondial actuel. Dans ce cas, «violence» devient à peu près synonyme de «terrorisme»[5], le mot sert à condamner, en référence vague à une morale supposée partagée, il dispense de connaissance et d’analyse.

Et puis, il y a une troisième forme de violence, qu’on pourrait qualifier d’absolue, celle qui se fonde sur l’exclusion hors de l’humanité des êtres humains dont elle fait ses victimes. Dans cette catégorie, on peut ranger les violences dites «ethniques», d’autant plus choquantes qu’elles affrontent des groupes humains qui jusque-là, avaient trouvé des formes de voisinage pacifiques ou du moins non agressives, qu’elles peuvent générer des génocides, et que les conditions historiques de leur déclenchement sont dissimulées sous l’euphémisme «violence», comme le montrent, par exemple, les travaux approfondis sur ce qui s’est passé au Rwanda[6]. Il faut aussi considérer dans cette rubrique les exterminations organisées par de grands pouvoirs «modernes» sur la base d’une idéologie se présentant comme purificatrice, le nazisme en premier lieu, les formes totalitaires qu’a prises le communisme au Cambodge par exemple, et le «terrorisme religieux», tel que le produisent certains groupes au sein de pays musulmans, dans des communautés juives, parmi des chrétiens des Etats-Unis, chez les adeptes d’un mouvement japonais, et, au moins à titre imaginaire, au sein de quelques sectes plus ou moins syncrétistes à travers le monde[7]. Le caractère hétéroclite de cette énumération suffit à ne pas restreindre à une religion le risque d’apparition d’une hérésie de ce type, mais la prolifération récente (peut-être sommes-nous trop mal renseignés sur le passé ?) impose une réflexion sur ce qui, dans l’état actuel du monde, suscite ce type de réaction, cet imaginaire apocalyptique lié à l’obligation d'éliminer ceux qui sont confondus avec l’impur, le mal.

Violence en Algérie

L’Algérie souffre en même temps, depuis une dizaine d’années, période exceptionnellement longue, des trois formes de violence plus ou moins confondues.

La violence sociale diffuse, compagne nécessaire des changements sociaux rapides et profonds, l’a atteinte partout, avec d’autant plus de force que les institutions de socialisation n’étaient pas toujours en harmonie avec les institutions économiques et politiques, que la culture, historiquement dissociée, produisait difficilement de nouvelles représentations, que les générations successives et les genres avaient du mal à trouver des modèles pour leurs nouvelles relations... l’école, la jeunesse, la justice, la condition féminine, la citoyenneté, le savoir, la ville, le travail, l’environnement, le vivre ensemble, tout était à réinventer en même temps, dans des conditions historiques où la sécurité des identités individuelles et de l’identité collective paraissait ne pouvoir venir que de l’expérience du passé. Toutes les inquiétudes et les interrogations des citoyens et des analystes des pays industrialisés sont donc d’actualité : la société algérienne se cherche. Les soubresauts sont devenus convulsions [8].

La violence politique, celle qui s’exprime dans les luttes internes autour du pouvoir central et des pouvoirs locaux, non sans rapports avec les conflits exogènes, a pris en Algérie des formes particulières, qui paraissent pourtant moins exceptionnelles quand on les compare à ce qui s’est passé dans l’ensemble des pays anciennement colonisés ou dépendants.

Tout d’abord, comme l’a montré Frantz FANON dans le premier chapitre des «Damnés de la terre»[9], intitulé justement «De la violence», la situation coloniale est violence, et la libération, celle du pays et celle des individus, d’autant plus violente que cette situation a été longue et prégnante. Ce passé hérité a d'autant plus marqué que le pays indépendant est resté, de par sa position géopolitique et ses ressources en énergie, impliqué dans les tensions internationales. Unanimisme et unification confondus avec Unité nationale suscitant des oppositions, la question de la forme d’expression de celles-ci était inévitablement posée.

C’est le recours à une version fondamentaliste et supra-nationale de la religion qui, en relation avec les tendances à l’œuvre dans d'autres pays arabes et musulmans et dans un contexte international particulièrement tendu, a permis à des politiques de collecter une bonne part des refus qui émergeaient de la société. Ce recours impliquait évidemment la mise en œuvre d’une forte violence symbolique (qui tut exercée systématiquement et progressivement pour mettre en place un contrôle social total sur les comportements). Il n’entraînait pas nécessairement pas le choix d’une opposition armée (qui se manifesta pourtant très tôt) et, de fait, ce furent d’abord les démonstrations de masse dans les rues, puis la pression électorale qui furent mises en avant, non sans renforcement de la violence symbolique et préparation du passage aux armes. Ce passage, qui cherchait à récupérer la valeur symbolique de la guerre de libération, contestait ceux qui en avaient été les acteurs et les valeurs qui en étaient issues, il s’inspirait plus directement de la guerre d’Afghanistan comme de divers groupes «islamistes» nés dans des situations historiques différentes. Il lançait de façon délibérée, avec la répression qu’il savait provoquer, un processus de conflit ouvert, comparable à celui que connaissent d’autres pays. Le terrorisme y fût bientôt adjoint, avec la double face qu’il comporte toujours : soumission de la population par la terreur et implication des médias internationaux, sans lesquels les actes seraient inefficaces car connus de leurs seules victimes[10].

L’Algérie était dès lors soumise à une situation de violence politique. Outre les souffrances, les destructions, les déchirements dont elle souffrait, elle devait affronter la mauvaise image, celle d’un pays globalement, intrinsèquement, «violent», qui lui était imposée sur le plan international. Cette image participe aux difficultés des procédures politiques de sortie de crise.

Mais L’Algérie a aussi été soumise à la troisième forme de violence, la violence «absolue», cette forme rebelle à l’analyse qui se manifeste dans les contextes les plus divers mais se reconnaît à l’obsession de la purification. Il ne s’agit pas ici de «purification ethnique» : au sein du peuple algérien, la seule différence sensible porte sur la langue et certaines coutumes, or, jamais la ligne invisible qui sépare éliminateurs et éliminés ne coïncide avec la ligne de partage entre ces anciennes différences. Il ne s’agit pas de guerre de religion, tous les protagonistes sont musulmans. il ne s’agit pas de lutte de classes, ils sont indifféremment riches ou pauvres, ruraux ou citadins, commerçants ou bergers.

Et pourtant, des individus ont été mis sur des listes, suivis, abattus. Des familles entières, les habitants de petites agglomérations ont été exterminés, massacrés, jusqu’au dernier des bébés, jusqu’à la dernière des grands mères, depuis début 1996 et au début de l’an 2000, cela ne s’est pas encore arrêté. A certains «faux barrages», on ne se contente pas de racketter, les passagers des voitures et des autobus sont systématiquement tués, et toujours les jeunes qui ont fait ou font leur service militaire obligatoire - toute une classe d’âge menacée -.

Aucune des allégations superficielles avec les quelles on peut essayer de se rassurer n’est pertinente: ce n’est pas «traditionnel», la vengeance coutumière était toujours ajustée et n’impliquait pas les faibles ; ce n’est pas la résurgence de conflits oubliés, victimes et tueurs sont parfois des proches ; ce n’est pas la fureur du combat, ces actes sont préparés et organisés ; ce n’est pas démonstration de puissance comme en fait la mafia ou tel accapareur de territoire, il peut y avoir des intérêts en jeu, mais ce n’est pas systématique[11].

Des indices apparaissent à travers les récits des survivants tels qu’ils sont repris par la presse (seule source disponible actuellement), les actes sont exécutés «à froid», après avoir été préparés sous les ordres d’un chef et souvent (ou toujours ?) sous la couverture d’une «Fetwa» ; le mode opératoire habituel est l’égorgement, le sang largement répandu ; les victimes sont parfois torturées avant, souvent décapitées ou mutilées après. Les biens sont parfois pris ou brûlés ; des femmes sont souvent enlevées ; les traces du carnage ne sont pas dissimulées, exhibées plutôt ; tout est fait sous les yeux des futures victimes.

Terreur, bien sur, sur les victimes potentielles, qui fuient vers des lieux moins exposés, perdant de ce fait, leur lieu de vie et leurs moyens de vivre, ce qui peut avoir comme intérêt pour le groupe auteur de dégager son territoire. Mais terreur contre-productive, puisque ces actes ont suscité les réactions d’auto-défense des «patriotes» (en particulier sur le thème de la défense de l’honneur des familles) et une coopération entre les menacés et les forces de l’ordre, tandis que l’horreur suscitée partout a privé les groupes responsables de certains soutiens internationaux et a provoqué leur condamnation religieuse par certains Ulémas. Il semble donc difficile de faire entrer cette catégorie spécifique d’actes dans la notion de guérilla ou même de terrorisme, dans la mesure où l’un et l’autre, signifient une violence organisée dans le but de prendre un pouvoir, donc une certaine rationalité politique, même déviée et auto-alimentée en cas de non réussite prolongée ou de perte du soutien de la population initialement impliquée.

Dans les cas que nous venons d’évoquer - ils ne constituent qu’une partie de la violence dite «islamiste» récente ou actuelle en Algérie - il semble que les actes échappent au projet qui est censé leur donner un sens, aussi bien qu’aux forces sociales en compétition autour des enjeux nationaux, pour prendre une signification rituelle qui exprime et renforce la constitution, au sein de la mouvance islamiste mais en se différenciant, d’une ou de secte(s).

Les spécialistes de sciences sociales sont souvent désarmés pour expliquer les conditions d’apparition des sectes dans les sociétés contemporaines, y compris les plus ordonnées et les plus opulentes. ils sont plus facilement d’accord sur les caractéristiques de leur mode de fonctionnement : fermeture, séparation radicale des adeptes par rapport à leur milieu antérieur, ritualisation permanente de toute la vie quotidienne aboutissant à une dissolution de l’individu dans le groupe, soumission absolue au chef. Sur l’imaginaire collectif (attente de l’apocalypse, épouvante à l’égard de l’impureté, espoir d’être les seuls sauvés) qui entraîne certaines à la violence destructrice contre leurs membres ou la société extérieure, le constat est net, mais l’explication de la diffusion de telles représentations à travers des univers culturels séparés les uns des autres manque.

La montée «islamiste» a comporté une séparation d’une partie de la société algérienne, par rapport à la diversité précédente de celle-ci, autour d’une lecture fondamentaliste et rigoriste de la tradition musulmane, lecture inspirée par les mouvements antérieurement constitués dans divers pays musulmans mais qui permettait de contester différents aspects de l’Etat algérien réellement existant. Cette dissimilation était centrée en particulier contre l’interventionnisme de l’Etat et tout ce qui pouvait être interprété, à tort ou à raison, comme conséquence d’une influence de l’Occident et de l’ancienne puissance coloniale en particulier.

Il est possible que, au sein de cette mouvance, certains groupes fermés sur eux-mêmes aient développé, dans une ambiance sectaire liée à l’exclusivisme de leurs relations externes, une vision des autres Algériens comme une sorte d’«ethnie» caractérisée par des mœurs et une morale différentes - ce qui pouvait les pousser à des pseudo «violences ethniques» contre eux - voire comme une véritable incarnation de la «saleté» du mélange (réactivant ainsi un imaginaire endogamique) et du Mal dont toutes les sectes à travers le monde croient devoir se préserver. Dans des cas extrêmes, cela peut les avoir poussé à exterminer non pas «les autres» tels qu’ils étaient reconnus comme tels auparavant, mais leurs semblables et même leurs proches - au nom de cette nouvelle différence produite par leur propre différenciation. A se conduire comme les membres de la secte Aoum au Japon ou les patriotes- chrétiens américains ou divers néo-nazis et néo-racistes.

Toujours est-il que certains groupes armés se réclamant d’une vision fondamentaliste et intégriste de l’Islam - qui est active, sous des dénominations différentes et en relation avec les conditions historiques propres à chaque milieu, en de nombreux lieux du monde musulman - ne se sont pas limités à une subversion armée du pouvoir politique en place, mais ont pratiqué une violence absolue : ils ont cherché à exterminer des groupes ou des catégories entières, non seulement pour se faire connaître, comme c’est l’intention de tout groupe «terroriste», mais en marquant, par une sorte de rituel renversé, qu’ils voulaient exclure leurs victimes de l’humanité. Assimilées au bélier qu’on égorge pour le sacrifier le jour de l’Aïd, marquées comme non sauvées puisque l’ange ne leur a pas substitué un animal, exclues de l’inhumation rituelle quand le corps a été dissimulé, et même de la résurrection selon les croyances populaires quand il a été mutilé, les sacrifiés sont symboliquement marqués comme non musulmans et non hommes[12].

Même Si la question demeure de comprendre comment des hommes ont pu exécuter de tels actes, il est clair qu’il ne s’agit pas de «sauvagerie» ou de pulsions incontrôlées, mais de cérémonies délibérées, mises en scène pour produire et imposer des signes, et pas «seulement» de la terreur. C’est en ce sens qu’il est pertinent de dissocier ces actes-là des autres pratiques des groupes armés subversifs, pour les analyser à la lumière de ce qu’on peut savoir de certaines sectes modernes issues de contextes civilisationnels différents, et aussi des germes idéologiques des exterminations totalitaires planifiées. Mais il faut reconnaître que la connaissance des causes de la propagation de telles pathologies sociales reste faible, et encore plus celle de leur prolifération actuelle - en particulier du rôle qu’y joue la mondialisation des communications.

La guérison ?

A quoi bon tenter d’analyser le phénomène, si ce n’est pour fonder une réflexion, une démarche intégrée à la culture à qui pourrait inspirer les conduites, sinon le politique ?[13]. L’Algérie a voté largement pour l’apaisement, le wi’am, et ressent le besoin de paix. Les modalités de règlement politique relèvent du politique, mais la guérison sociale ne peut venir que de la société et de la production culturelle dont elle sera capable, non seulement pour réparer les déchirures, mais pour traiter le mal et prévenir les rechutes. Sociologues, anthropologues et psychologues ont la responsabilité de participer à cette recherche.

Il faut clarifier, aider à écarter les attitudes paresseuses et les reprises inconscientes de jugements exogènes. Il faut apprendre à reconnaître dans les événements la part de cette modernité particulière que comporte la mondialisation, les effets de la mise en réseau mondial de groupes sécrétés par les tensions internes, apporter aussi l’expérience de la façon dont d’autres pays sont sortis de situations de violence paroxystique.

Une première leçon se dégage de ce qui s’est passé ailleurs: l’apaisement est un processus long et difficile qui ne concerne pas seulement le couple bourreau - victime, mais la société tout entière dont ils ont fait partie et qui poursuit son existence : il n’implique pas que le politique, mais toute la représentation du vivre ensemble, la culture. C’est pourquoi les actes (ceux du pouvoir politique et les initiatives des différents groupes organisés ou spontanés) prennent nécessairement une valence démonstrative, éducative, pédagogique et «morale».

On sait comment l’Afrique du Sud a tenté d’exorciser l’apartheid en faisant témoigner les victimes devant les responsables de leurs souffrances dans les sessions de la commission «Justice et Vérité» et combien ces séances ont été bouleversantes mais fondatrices. On sait que les exhumations et les ouvertures de fosses communes, si pénibles qu’elles soient pour tous, ont été nécessaires au Rwanda, en Bosnie ou au Kossovo, de même que les expositions des restes des actes des Khmers rouges au Cambodge. On connaît le rôle formateur du procès de Nuremberg et de la démonstration des crimes nazis pour la refondation de l’Allemagne et l’émergence de l’idée européenne, comme pour l’éducation des opinions publiques à travers le monde[14].

Le refoulement de l’histoire est malsain pour l’inconscient collectif et c’est   le rôle de la Justice de faire connaître publiquement ce qui s’est passé, en condamnant explicitement, au nom de la collectivité nationale, tout ce qui doit l’être - même si une décision politique d’allégement des peines ou d’effacement des responsabilités peut intervenir dans l’intérêt de la même collectivité, une fois les faits connus. C’est la Nation, personne morale, qui se manifeste ainsi comme responsable de ses composantes : si elle se tait, elle laisse la place aux petits groupes directement concernés et, dans une société dont les traditions véhiculent des souvenirs de l’ancienne «segmentarité», au désir de vengeance[15]. De plus, quand il s’agit de la violence absolue, donc de «crimes contre l'Humanité», la Nation ne peut se dispenser d’intervenir en tant que membre de la communauté humaine.

L’opinion publique algérienne actuelle semble attachée à une certaine retenue, comme une pudeur, dans l’évocation des actes de violence absolue qui ont porté la honte sur le pays. Outre la prudence des individus, cela peut signifier le souci de ne pas impliquer des gens avec lesquels on vit en voisinage, et la gêne d’entendre la religion à laquelle on participe évoquée par les auteurs mêmes des actes réprouvés. Ce trouble participe du repli sur les plus petits groupes d’appartenance, qui est condition de survie dans les périodes de danger extrême. Or, c’est de rénovation des liens sociaux que l’Algérie a besoin, et de refondation de la société.

Le pardon est un acte personnel, de la victime ou de ses proches, qui ne peut intervenir qu’après l'aboutissement du «travail de deuil» et l’aveu du crime par celui qui l’a commis. Il est l’opposé de l’oubli. Autrefois, les procédures traditionnelles de versement du «prix du sang» pour interrompre les chaînes de vengeance étaient parfaitement explicites et publiques. Aujourd’hui, et s’agissant d’actes organisés qui ont visé la collectivité à travers la personne des victimes, l’Etat a la responsabilité d’établir les faits, de les porter à la connaissance du public et de permettre le travail de deuil en faisant connaître, aux proches des victimes connues des groupes armés subversifs comme à ceux des «disparus» quels qu’ils soient, le sort de ceux qui leur manquent. Dans une société qui attache tant d’importance au souvenir des morts, à la participation sociale aux enterrements et aux visites, des femmes surtout, au cimetière, cette responsabilité est évidente, et lourde de tâches à accomplir, recueil de témoignages, exhumations, cérémonies, plaques commémoratives...

La demande de «statut» exprimée par les victimes à travers les associations, même si sa forme n’est pas accessible immédiatement à tous, comporte, outre l’évident besoin d’une prise on charge matérielle adaptée, cette exigence. Elle est centrale, dans la mesure où une des caractéristiques de la violence est que ce sont les victimes qui ont honte de leur impuissance, «impuissance à faire respecter son corps, son territoire, sa pensée... L’impuissance et la honte sont reliées entre elles par le biais du déni de la personne en tant qu’individu, ou du déni de la communauté comme entité. La victime retrouve le respect d’elle-même, lorsque la justice met un nom sur sa souffrance et punit son bourreau... Ils ont besoin de savoir de façon publique qu’ils existent et qu’ils ne sont pas coupables»[16].

Mais le besoin et le devoir de savoir ne concernent pas que les proches des victimes, Celles-ci faisaient partie d’un groupe de solidarité plus large, la Nation, qui était d’ailleurs visé on tant que tel, et c’est ce groupe qui doit démontrer qu’il s’est senti touché par les atteintes portées à chacun de ses membres. D’abord on organisant la solidarité pour chacun (e), complètement et à long terme. Ensuite en tirant de ce passé douloureux une leçon de prévention des inégalités traumatisantes et des exclusions. Enfin en produisant un enseignement explicite sur cette fraction de l’histoire et les conditions historiques, internes et internationales, qui ont provoqué cette fracture. L’Etat a son rôle à jouer dans cette situation, mais aussi tous les participants à la connaissance de soi, les porteurs d’une connaissance sur la société entre autres, pour un travail de refondation[17].

La violence n’est pas une fatalité indifférenciée qui tomberait au hasard ou en héritage de leurs origines sur les peuples. C’est un phénomène historique, moderne dans les sociétés modernes ou en voie de modernisation accélérée, même quand ses formes paraissent emprunter aux traditions. Maladie sociale, elle nécessite un diagnostic correct, un traitement d’actualité, une convalescence et une rééducation organisées. Les sciences sociales algériennes, en relation avec celles des pays qui en connaissent des phénomènes comparables et sur la base d’un approfondissement théorique comme d’une méthodologie renouvelée, pourront-elles participer à cette cure, et comment ?


Notes

[1]- Rien que dans le champ français, on remarque l’édition des deux séminaires au Collège de France de Françoise Héritier, «De la violence».- Paris, Ed. Odile Jacob (Opus), 1996 et 1999 ; des numéros spéciaux de revue: «Actes de la Recherche en Sciences Sociales».- l997 ; «Sciences Humaines».-1998 ; «Cahiers d’Etudes Africaines».-1998 ; de nombreuses contributions de psychologues et de psychanalystes, dont le numéro «Penser l’Algérie» des cahiers «Intersignes».- Paris, 1997 ; le chapitre «Violence symbolique et luttes politiques» dans les «Méditations pascaliennes» de Pierre BOURDIEU.- Paris, Seuil, l 997.

[2]- Par exemple: «Les violences en Algérie».- Paris, Ed. Odile Jacob (Opus), 1998; ou «La parole aux Algériens, violence et politique en Algérie».- Revue Confluences.- n° 25, 1998.

[3]- Selon Norbert ELIAS.

[4]- Vue par Francis FUKUYAMA.- La fin de l’Histoire et le dernier homme.- Paris, Flammarion,1992.

[5]- HOFFMAN, Bruce.- La mécanique terroriste.- Paris, Calmann-Levy, 1999. L’auteur, qui travaille à la Rand Corporation, met en œuvre de nombreuses informations, en particulier sur ce qu’il nomme «le terrorisme religieux» et les sectes, aux USA et à travers le monde. Voir aussi BARBER, Benjamin, R..- Djihad versus Mc World, Mondialisation et intégrisme contre la démocratie.- Paris, Desclée de Brouwer, 1996 et LABEVIERE, Richard.- Les dollars de la terreur.- Paris, Grasset, 1999.

[6]- BRAECKMAN, Colette.- Terreur Africaine, Burundi, Rwanda, Zaïre. Les racines de la violence.- Paris, Fayard, 1996 et le numéro 150-152 des Cahiers d’Etudes Africaines.

Disciplines et déchirures, les formes de la violence, qui présente d’ailleurs un article de MOUSSAOUI Abderrahmane.- La violence en Algérie, Des crimes et des châtiments.

[7]- Voir HOFFMAN, Bruce.- Op. cité.

[8]- Comme le montre en particulier Georges BALANDIER

[9]- FANON, Frantz.- Les Damnés de la terre.- Paris, Maspéro, 1961, Réédition, Alger, ENAG, 1987.

[10]- CHALIAND, Gérard.- Stratégies de la guérilla.- Paris, Payot, 1994 et Les stratégies du terrorisme.- Paris, Desclée de Brouwer, 1999.

[11]- Je reprends ici en partie la communication que j’ai présentée au colloque organisé par le CRASC à Timimoun (22-24 novembre 1999), «Quel avenir pour l'Anthropologie en Algérie ?» sous le titre «La violence, objet pour l'anthropologie ?» ( à paraître).

[12]- TAZI, Nadia.- Le désert perpétuel .- In Intersignes, n°11-12, 1998.

[13]- Ces points sont développés dans la communication que j’avais présentée sous le titre «Se guérir de la violence» en 1997, au colloque international organisé par l’Observatoire National des Droits de l’Homme «Formes Contemporaines de violence et culture de la paix».- Alger, 20-22 Septembre 1997. Les Actes de ce colloque ont été publiés par l’ONDH, Alger.

[14]- Les souvenirs de Germaine TILLION, qui portent à la fois sur l’Aurès des années trente et sur les camps de concentration nazis rappellent une nouvelle fois la nécessité de tirer la leçon du passé. Voir Germaine TILLION.- Il était une fois l’ethnographie.- Paris, Seuil, 2000, et le numéro spécial de la revue Esprit.- Les vies de Germaine Tillion.- février 2000.

[15]- BENNOUNE, Mahfoud.- Esquisse d’une anthropologie de l’Algérie politique.- Alger, Marinoor, 1998.
        MEDHAR, Slimane.- La violence sociale en Algérie.- Alger, Thala Editions, 1997 et L'échec des systèmes politiques en Algérie.- Ibid et Chihab, 1999.

[16]- HERITIER, Françoise.- De la Violence Il .- p. 341.

[17]- Au sens de GUILLEBAUD, Jean-Claude.- La refondation du monde.- Paris, Seuil, 1999.

 

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