La violence. Les morts et les vivants*

Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.17-22 | Texte intégral


Faouzi ADEL


Les morts sont morts. Définitivement morts. Même si la promesse du paradis offre l’illusion de l’éternité. Mais les vivants sont-ils vraiment vivants ?

Peut-on appeler vie cette interminable descente aux enfers ? Vivre la belle affaire. Il y a longtemps que ce mot ne veut plus rien dire. La mort anarchique et désordonnée qui s’est abattue sur nous a brouillé les frontières et rendu inutile toute planification de l’avenir.

Nous sommes dans l’attente résignée de ce qui doit advenir comme une fatalité. La mort qui occupe dans toute culture une place privilégiée parce qu’elle rappelle aux vivants que leur vie n’a de sens que parce qu’elle a un terme, est devenue, aujourd’hui une mort absurde, qu’aucun discours ne peut justifier. Des morts sans cadavres, des morts en menus morceaux, des morts vidés, démembrés, des morts déshumanisés.

Au plus loin que remonte la civilisation humaine, on ne retrouve une telle violence destructrice. Même du temps des aztèques, la mort sacrificielle qui ôtait la vie, en un seul geste (et non par acharnement), avait pour objectif d’aspirer l’énergie et la puissance (symbolisées par le sang) de celui qui acceptait d’être sacrifié, au profit de la communauté.

La mort que donnent les hordes sauvages intégristes est obtenue par acharnement sur des êtres, sur des corps. Un acharnement qui continue même après la vie. Comme si le fait d’ôter la vie mettait un terme au cycle de la vie.

Cette transgression, ce sacrilège commis à l’égard de l’identité physique des êtres provoquent un trouble profond dans les consciences. Comment ne pas y voir le signe de la perte de l’unité et de l’intégrité du corps social lui-même ? Que des formations politiques puissent se déchirer pour le pouvoir passe encore ! La symbolique de la démocratie fait son chemin dans les consciences. Mais que des êtres proches (un père, un fils, un oncle...), vous ôtent la vie, c’est là un fait monstrueux que l’affiliation politique ou religieuse ne peut plus expliquer.

Voilà qui nous ramène à l’évidence : la famille mythifiée n’est plus. La violence des faits la réduit à une réalité dérisoire, incapable de présenter une quelconque protection ou un refuge affectif à ses membres.

C’est pourquoi, nous avons le sentiment de vivre l’apocalypse. Tout s’effondre en même temps: nos rêves, nos espoirs, mais aussi le sol qui est sous nos pieds et qui n’arrête pas de se dérober à notre désir de paix et de stabilité.

Nous ne cessons de faire le deuil de tout : de notre harmonie familiale, de notre prospérité économique, de notre passé révolutionnaire, de notre équipe de football, de nos relations avec le voisin, etc.

A force de faire le deuil, nous portons l’apocalypse en nous. La mort n’est plus un événement extérieur, elle est en nous.

L’image est restée gravée dans mon esprit, de cet enfant de Bentalha qui, pour échapper à ses bourreaux s’est maculé le visage du sang des victimes puis s’est allongé auprès d’elles. Faire le mort pour vivre, quel renversement extraordinaire de la symbolique révolutionnaire qui ne voit dans la mort que le sacrifice suprême. Ici le sang n’est pas donné en sacrifice, il est matière à déguisement pour des morts-vivants.

Mais en vérité, pourquoi se sacrifier, pour qui se sacrifier ? Trente ans d’histoire mensongère et de discours creux ont définitivement disqualifié le martyr et son équivalent vivant, le moudjahid. Les patriotes, ces reliques sorties de la boîte à pandore, sont doublement courageux parce qu’ils remettent en jeu, une vie qui n’a plus de sens et parce qu’'ils nous rejouent une épopée qu’ils croient glorieuse et qui devient tragi-comique par les temps présents.

Lorsqu’en 1990, des tombes de martyrs sont profanées, un peu partout, à travers l’Algérie, la stupeur est presque totale. Comment a-t-on pu oser ? N’y a-t-il plus rien de sacré ? Les morts ne sont-ils plus notre mémoire ? Les profanateurs semblent nous dire : ces morts là que vous glorifiez ne sont pas nos morts. Nous voulons nos propres morts, ceux qui par leur sacrifice nous mènent sur la voie de l’Etat islamique et par là même sur le chemin de Dieu.

Pour tenter de comprendre l’incroyable déchaînement de violence, à partir de 1993, il nous faut expliquer en quoi il est différent de ce qui l’a précédé et pourquoi il mérite un traitement différent.

On ne peut nier qu’à partir des années 80, une violence anti-institutionnelle commence à émerger. Elle s’impose avec fracas grâce au fait berbère, mais elle se manifeste aussi au plan social, syndical, politique (événements d’Oran, de Constantine, grève de Rouiba...). Il ne s’agit pas seulement de contestations canalisées dans des structures politiques mais de «désordres» auxquels une grande partie de la jeunesse participe avec jouissance.

Le qualificatif d’émeutes urbaines est insuffisant pour rendre compte de ce phénomène. F. Colonna a trouvé le mot juste, pour désigner cette énergie: «c’est le hul, à la fois agitation, désordre mais aussi sens de la fête et du dépassement des limites, jouissance du désordre donc »[1].

Tous ceux qui s’aventurent à Constantine sur l’autoroute qui mène vers le stade les jours de match en savent quelque chose. Un klaxon, un geste nerveux, une moquerie, suffisent à déclencher le hul des meutes de supporters (surtout ceux du CSC).

A un niveau plus intime, on peut penser que le succès phénoménal des groupes Aïssaouas, à Constantine, illustre un besoin répandu dans les couches les plus populaires de s’abandonner dans des mouvements de transe interminables, pour libérer cette énergie comprimée.

Cette remarque est importante parce qu’elle permet de mettre en doute l’idée que tout mouvement social n’a de sens que par rapport à une opposition frontale entre le pouvoir et le reste de la société. Il y a des résistances, des humeurs, des révoltes qui prennent leur source dans des rapports de domination plus personnalisés (le rapport familial en est un), et qui ne peuvent s’exprimer que dans des rassemblements collectifs.

Il serait absurde de nier que toute cette énergie a profité au courant islamiste. Au fur et à mesure que le projet politique du FIS se précise (les années 90), la volonté d’interpréter ces désordres dans le sens d’une opposition au régime est évidente.

Et comme par un effet de retour, les forces potentielles de désordre (les jeunes en particulier) se croient elles-mêmes porteuses d’un élan révolutionnaire, faisant sien le regard que les autres portent sur elles.

On ne peut pas ignorer que les stades, en cette période, étaient les endroits les plus redoutés des hommes du pouvoir parce que, la conjoncture aidant, les slogans du FIS y étaient dominants (Abassi Raïssouna - Belhadj Cheïkhonna). Mais il serait partiellement erroné de les interpréter comme l’indice d’une appartenance politique incontestable.

On peut y voir aussi une technique de mobilisation pour des troupes habituées à se retrouver en ces lieux, pour d’autres causes que celle de la politique. Ce qui est important à souligner, c’est que le désordre prend sens, à partir du moment où il devient « désobéissance » civile ; c’est-à-dire mouvement volontairement organisé pour capter l’esprit rebelle du « peuple » au profit du FIS.

Occuper les places publiques, réglementer la circulation, se vêtir de manière ostensiblement politique, ce n’est pas seulement faire «grève» ou bien «désobéir». C’est d'abord s’approprier un espace en y imposant un mode de vie «populaire», qui a jeté le trouble chez tous ceux qui étaient habitués, à un usage «civilisé» de la cité. Y voir des gens véritablement camper, avec tout ce que cela suppose comme promiscuité, bruit, odeurs, liés à une organisation quotidienne des taches domestiques (manger, prier dormir...) est un spectacle apocalyptique qui fait songer au mot fameux de régression.

La grève a été un coup de force dont la portée politique a été beaucoup moindre que la portée symbolique. Elle a permis de montrer les possibilités d’une vie à l’islamique, enflammant ainsi l’imaginaire d’un grand nombre et terrorisant le reste de la société.

Durant toute cette période, les avancées du FIS se sont appuyées en grande partie sur des actions symboliques, depuis le fameux coup du laser au stade du           5 Juillet, transformant une prouesse technique, en geste miraculeux, jusqu’à la fameuse Djeddi «il faut que les Algériens se préparent à changer leurs habitudes alimentaires et vestimentaires».

D’une certaine façon ces actions ont fait des dégâts considérables, dans les consciences, même s’ils sont imperceptibles au premier degré. C’est le doute sur l’esprit donnant aux plus enracinés d'entre nous, le sentiment d’être déjà dans l’exil.

Cette violence là, qui nous installent dans un ailleurs mythique, prépare une violence plus instituée et plus légitime, dans la mesure où elle est fondée sur le texte sacré.

Le FIS est un état en gestation. Il veut se donner les moyens de contrer la machine de guerre d’un Etat structuré, en usant (et abusant) du pouvoir d’interpréter le Coran à sa guise et selon ses intérêts. Dans cette perspective, la Fetwa a été une arme de guerre redoutable. Elle a permis au FIS de s’offrir le monopole de dire le licite et surtout l’illicite (layadjouz), élargissant ainsi le champ de l’interdit. On assiste à la mise en place de tribunaux de l’ordre moral qui ne se contentent pas de régir les comportements les plus ordinaires, mais condamnent aussi les écarts.

Le résultat est une immense culpabilisation de la société. Tout un chacun se pose la question du moment: suis-je un bon musulman ? Pour y répondre, ceux qui doutent ne s'adressent plus à l’émission culte du vendredi (...), mais s’adressent à l’imam du quartier dont la proximité sociale et politique est une garantie de la validité du jugement. C’est ainsi que tout un chacun, sans qualification particulière, était susceptible de faire la police des mœurs.

Ce pouvoir sur la société était immense parce qu’il s’appuyait sur des mécanismes qui n’étaient pas encore ceux de la violence physique. Certes, des actes de violence, entraînant la mort, avaient lieu (femme veuve dont la maison et l’enfant furent brûlés à Ouargla), mais ils étaient limités et n’étaient pas franchement revendiqués par la direction islamiste. Ce n’est qu’après l’arrêt du processus électoral que la violence physique était assumée comme un moyen au service d’une cause politique.

La mort, le djihad et le paradis

Les propos qui ont précédé, avaient pour objectif de dévoiler le fil ténu mais solide qui existe entre la violence symbolique et la violence physique.

Pour les islamistes, seul le projet politique oblige, de façon tactique, à déconsidérer la violence physique. Mais en réalité, elle fait partie d’une équation terrible qui associe le djihad, la mort (la mort des autres et le sacrifice de soi) et le paradis. Dans cette logique, la mort violente n’est pas une destruction, c’est un acte positif qui purifié celui qui l’accomplit et le rapproche de son créateur en le faisant accéder au paradis.

La notion de martyr a certes une vague signification spirituelle, elle est surtout une condition future, dont on peut déjà mesurer les profits. On peut dire qu’il y a une véritable arithmétique des bonnes actions (el hassanates) ou l’étude du parcours, le plus rapide, pour être un bon musulman

La mort ou le sacrifice de soi constitue l’étape ultime de ce parcours. Pour des esprits aussi peu éclairés que ceux qui ont constitué le plus gros des troupes du FIS et même de son encadrement, et qui sont «entrés» au FIS, comme on entre en religion, la notion de militantisme n’a de sens que parce qu’elle permet de gommer, de façon magique, sa condition antérieure (ses pêchés), et d’accéder à une nouvelle condition.

Dans cette perspective, le martyr est très valorisé non pas tant parce qu’il constitue un sacrifice que parce qu’il autorise de rêver aux délices de l’au-delà. Il suffit de se rappeler qu’à la veille de chaque mobilisation importante, les militants étaient priés de ramener avec eux leur linceul blanc. Il y a donc une proximité intime, entretenue avec la mort. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle mort. Il s’agit de celle qui vous fait gagner le paradis.

Faute d’un savoir religieux, fondé sur un apprentissage traditionnel et une expérience spirituelle, les nouveaux émules du FIS attendent de leur engagement une récompense immédiate que résume parfaitement le paradigme du butin de guerre. Le Djihad serait une partie de plaisir, où il ferait bon tuer, violer les filles, mais aussi manger, boire, dormir, se vêtir, en dépouillant les autres (les mécréants) de leurs biens.

La récompense suprême étant le paradis, compris non pas dans le sens d’une élévation spirituelle, d’une élection au monde des purs mais comme le repos du guerrier. Morts pour Dieu certes, mais bien vivants dans ce lieu de plaisirs que beaucoup de commentateurs évoquent en termes très réalistes.

Dans cet engrenage infernal (l’enfer, c’est pour les autres), la haine devient un ingrédient idéologique, dont on pourrait presque se passer si les objectifs politiques n’étaient pas là pour rappeler que l’autre face cachée du FIS est la conquête du pouvoir terrestre.

Mais comment peut-on haïr de façon graduelle et selon une hiérarchie apparemment bien étudiée : les policiers, les serviteurs de 1’Etat, les intellectuels, les journalistes, les femmes dévoilées, les écoliers, etc. ? Seule la volonté d’obéir aveuglément à une chefferie qui a quelque chose de céleste et qui vous élève en même temps qu’elle, permet d’annihiler toutes les résistances.

La Logique régressive de la secte

Il n’est pas dans notre propos d’analyser les événements qui ont abouti à la dissolution du FIS et à sa déchéance en tant qu’organisation politique. Tout cela est connu. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont l’organisation a dégénéré en sectes.

Nous savons que les groupes armés existaient avant même que le FIS n’émerge. Avec l’éloignement de la perspective de la prise du pouvoir par la voie légale, ces groupes ont vu leurs effectifs renforcés par les élus du FIS. On imagine l’immense frustration de tous ceux qui s’apprêtaient à récolter les fruits de leur engagement. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir qui s’est senti plus frustré que d’autres pour sauter le pas vers l’inconnu et accepter une vie faite de privations et de clandestinité. Il serait intéressant de reprendre la liste des élus du FIS pour voir si la position sociale (et en particulier le niveau d’instruction) a été discriminante dans le projet de rejoindre les groupes armés.

Pour répondre à la question qui taraude Fanny Colonna (et à laquelle elle ne répond pas), il faut d’abord reconnaître que cette violence là (disons pour faire vite, celle qui vient après 1993) est qualitativement différente.

L’hypothèse que nous allons soutenir, c’est qu’elle n’accompagne plus un projet politique cohérent unanimement partagé (en dehors des slogans de l’Etat islamique), elle devient le moyen à partir duquel des groupes s’individualisent et entrent en concurrence pour acquérir et défendre une identité territoriale, une identité de bande et un butin de guerre. Le GIA est une nébuleuse qui a enfanté autant de bandes que de chefs militaires. Il est vrai que le passé «afghan», la proximité avec les chefs historiques ou la densité du réseau qu’ils contrôlent sont des principes de hiérarchisation mais l’allégeance des uns aux autres est souvent tactique et l’équilibre souvent rompu au profit de chefs plus ambitieux qui «fabriquent» des traîtres selon l’intérêt du moment et le rapport de forces qui prédomine. Non pas que l’argument politique soit absent mais ce n’est qu’un artifice dans la guerre que se livrent les groupes armés entre eux.

La guerre en tous lieux et contre tous :

en l’état…Constantine, juin 99........................................................................................................
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Notes

* L’auteur étant décédé avant d’achever cet article, le Comité de rédaction a jugé utile de le publier en l’état.

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